Le Choix d’Agnès

Album universel (Album universel, édition du 11 août 1906p. 1-13).

Album Universel
Monde Illustré.
Nouvelle publiée dans l’édition du
11 août 1906



LE CHOIX D’AGNÈS
NOUVELLE CANADIENNE INÉDITE


par L. D’Ornano


C’ÉTAIT par une belle après-midi d’août, tiède comme une journée de printemps. De son hamac, à demi cachée par la vigne vierge de la véranda, rêveuse, Mlle  Agnès Duprat regardait le vol des hirondelles, et, sur la rivière calme, les embardées des yoles du voisinage.

Depuis une semaine qu’elle était arrivée à Beauséjour, après une longue vacance passée aux bains de mer, pour la première fois, la jeune fille se livrait à une solitaire contemplation des lieux qu’elle aimait.

Beauséjour, résidence d’été du banquier Onésime Duprat, portait on ne peut mieux le nom que lui avait donné son propriétaire. La maison, sise au bord de l’eau sur la rive droite de la rivière Jésus, à quelques arpents en amont du pont de Ste-Rose, tenait de la villa et du château. Un parc superbe l’abritait du côté du nord.

La quiétude de cette riante campagne, succédant à l’animation d’une plage fashionable, était un lénitif au moral romanesque de Mlle  Duprat, qui, lorsque nous la présentons au lecteur, évoquait le passé, s’efforçait de pénétrer l’avenir. Avenir qu’elle pouvait contribuer à rendre brillant, étant données son enviable position sociale, et sa qualité de fille unique élevée à l’américaine.

Orpheline de mère dès l’âge de raison, la brune et jolie montréalaise se rappelait comme de la veille sa sortie du couvent, son installation définitive sous le toit paternel.

De suite, et avec tact, elle avait assumé le rôle ingrat de maîtresse de maison, qui lui revenait ; tellement absorbée par ses nouveaux devoirs, que près de deux ans s’étaient écoulés sans qu’elle y prît garde.

Ses débuts dans le monde, sous l’égide de sa tante Victoire, maman gâteau d’une ribambelle de charmantes cousines et d’aimables cousins, dataient du dernier hiver. Déjà cet événement lui paraissait très ancien.

Des soirées dansantes, des « euchre parties », des fêtes de charité, auxquelles son père l’avait conduite, Agnès Duprat conservait un souvenir plutôt flou, conséquence de l’indifférence qui, sous les torchères électriques, l’avait parfois fait bâiller d’ennui à l’abri de son éventail.

Car, sans être ennemie des mondanités, la riche héritière de Beauséjour leur préférait la vie paisible de famille, les horizons champêtres.

Rien, sous un ciel lumineux, ne lui plaisait autant que de se recueillir devant la nature assoupie. Aussi, des heures durant contemplait-elle le splendide panorama qu’elle trouvait à Ste-Rose, sa villégiature de prédilection. Chaque bruit, chaque couleur du paysage, lui procurait alors des sensations qu’elle savourait en dilettante.

Lorsque nous la voyons, grisée par les senteurs capiteuses de la fenaison, elle écoutait murmurer la brise dans les peupliers de la berge ; cependant que la mélopée d’un goglu montait à l’orée du bois ; et que, la basse profonde d’un wawaron, se chauffant au soleil parmi les nénuphars, l’apeurait un peu.

Bruits sauvages, si l’on veut, que l’orpheline aimait, et qu’elle qualifiait d’orchestre Sylvestre, parce qu’ils lui donnaient d’agréables petits frissons.

On l’a compris, Mlle Duprat avait l’âme assez artiste pour harmoniser à son goût la symphonie rustique qui berçait ses désirs, et aussi ses chagrins. Quand nous disons chagrins nous n’exagérons pas, le genre de vie que s’était créé cette jeune personne, contre le gré de son père, il est vrai, la rendant malheureuse.

De s’éprendre aussi complètement de la nature, creuset magique où le concret et l’abstrait se fondent pour déconcerter le penseur, la jeune fille, quoique foncièrement bonne, et malgré une éducation très chrétienne, sacrifiait plus que de raison au pessimisme. Ayant analysé quelques-uns des travers de l’humanité, elle s’était hâtée de les généraliser. D’où son aversion secrète pour le commerce des gens qui fréquentaient les salons de son père.

Celui-ci, en homme avisé, s’inquiétait du penchant trop prononcé de sa fille pour la solitude. Et, comme il aimait son Agnès jusqu’à l’adoration, parce qu’elle lui rappelait sa défunte femme, ainsi qu’il l’avait connue à l’époque lointaine de ses fiançailles, il eut tenté l’impossible pour rendre son enfant heureuse, pour l’arracher à son isolement volontaire.

Pendant la belle saison, Beauséjour était donc envahi par les invités du banquier, qui, généreux et bon vivant, s’efforçait de retenir chez lui des familles entières.

Même, en père affectueux, il avait délicatement donné à entendre à Mlle  Agnès, qu’il projetait de l’établir. Elle était riche pour deux, à l’occasion cela pourrait aplanir des difficultés, et, avait-il insinué, puisque plusieurs jeunes hommes comme il faut la courtisaient, que ne faisait-elle son choix ? Que ne laissait-elle parler son cœur ? Il serait si content de finir ses jours auprès des enfants de son enfant bien aimée !…

Mlle  Duprat avait évité de répondre, ne se sentant nullement attirée vers aucun des beaux messieurs si adroitement présentés.

Précisément, elle en était à éplucher les qualités et les défauts de ses soi-disant amoureux, lorsque, soudain, un vacarme assourdissant la fit sursauter dans son hamac.

Strident, un long coup de sifflet lancé par l’express de deux heures, venait de retentir, que des échos répétaient dans les îles d’en face.

Le pont du chemin de fer Pacifique Canadien n’avait pas cessé de vibrer, jusqu’en ses assises ; un noir panache de fumée n’avait pas achevé de dérouler ses spirales sur Beauséjour, qu’un groupe de joyeux visiteurs saluaient M. Duprat et sa fille.

Tante Victoire, son mari, leurs enfants, quelques amis, d’aucuns prétendant à la main d’Agnès, parlaient tous à la fois, brodant sur le thème banal de la beauté du site, de la clémence du ciel, où un cumulus frangé d’or demeurait immobile.

Bientôt, tout ce monde, amateur de plein air, se dispersait dans les jardins, ou canotait. Monsieur Delphis Latulipe, courtier opulent, un des intimes de M. Duprat, voulant faire plaisir à ses filles : ces demoiselles, leur amie Agnès, et, le dit M. Latulipe, s’embarquaient dans une chaloupe. Il s’agissait de se rendre compte des allées et des venues d’un « habitant », qui, de l’eau jusqu’aux genoux, se promenait parmi les joncs de l’anse au Chat.


Le père Michel jetait dans une épuissette les grenouilles-taureaux qu’il empoignait.

Ce qu’il faisait, le père Michel, dont on reconnaissait maintenant l’immense chapeau couleur amadou ? Eh bien ! il cueillait flegmatiquement les basses de l’orchestre cher à Mlle  Duprat ; il jetait dans une épuisette les grenouilles-taureaux qu’il empoignait sans pitié. Et les batraciens de coasser formidablement, tandis que les jeunes filles, sauf une, (on devine laquelle), riaient follement, sans souci des convenances.

Près de l’embarcadère étaient restés MM. Philidor Blanché et Anatole Fortin, deux rivaux, également disposés à posséder Beauséjour, par contrat dotal s’entend. Pendant que ces « gentlemen » causaient amicalement, bien qu’ils se détestassent, les occupants de la chaloupe revenaient de leur courte expédition.

Assise à l’avant de l’embarcation, Mlle  Duprat pensait aux deux citadins qu’elle apercevait nonchalamment accoudés au garde-fou du petit quai. À côté d’elle, ses amies cueillaient des fleurs de nénuphars ; essoufflé, leur père ramait, continuant de mâchonner un cigare éteint.

Fréquemment, Mlle  Alphonsine Latulipe se retournait du côté du blond M. Philidor Blanché, sans chercher le moins du monde à voiler l’éclat révélateur de son regard. Il n’en fallut pas davantage pour que Mlle  Duprat comprît le roman qu’ébauchait l’aînée des Latulipe. Certes, elles n’en était pas jalouse.

Comme un enfant s’appliquant à éventrer des chevaux de carton, pour savoir ce qu’ils ont dans le corps, froidement, la sceptique jeune fille analysait l’état d’âme des coureurs de dot qu’elle connaissait. À ce jeu de femme riche, belle, désirée, elle s’arrêtait à peine aux particularités du physique.

Philidor Blanché : un blasé de trente ans, se répétait-elle, sur le compte de qui maints cancans étaient trop bien formulés pour qu’ils fussent sans fondement. Pour lui, une femme était sans doute une poupée, qu’on habille à sa guise, qu’on manipule à volonté… En vérité, il était gentil le monsieur !…

Anatole Fortin : nouvellement inscrit au barreau de Montréal, pouvait bien être du même acabit… Tous identiquement trempés ces hommes !

Et François Varennes, et Pierre Larouche ? Une table de poker les captivait peut-être dans un club enfumé ? Voilà des particuliers, si j’en crois les on-dit, réfléchissait la belle Agnès, qui écorneraient vite un enviable héritage.

Non, mille fois non, qu’ils aillent leur chemin, concluait notre héroïne, résolue à n’être la dupe de personne.

La chaloupe abordait, galants, les deux rivaux s’empressèrent auprès des jeunes filles. Presque aussitôt une partie de tennis fut organisée, à laquelle prirent part les invités. M. Fortin que Mlle  Duprat avait choisi comme partenaire, se livrait à des prodiges d’ingéniosité pour lui plaire, au grand dépit de M. Blanché, qu’accaparait l’entreprenante Alphonsine Latulipe. Résigné le prétendant malchanceux dut subir les agaceries passionnées de sa compagne de jeu.

Comme le soleil se couchait dans la direction des Laurentides, le souper fut servi sur la pelouse, devant la villa. De temps en temps, le menu, vraiment bien choisi, appelait les compliments des convives ; ils les débitaient brièvement, par politesse de convention, évitant soigneusement toute conversation.

Vint l’heure du départ, les visiteurs s’acheminèrent à pied vers la gare, proche à en dédaigner les autos que M. Onésime Duprat mettait à leur disposition. Là, une foule consternée attira l’attention des hôtes de Beauséjour. Informations prises, on sut qu’un « tramp » gisait blessé par un train de marchandises, près d’une pile de traverses, à deux pas de la voie de garage.

Immédiatement, conjectures et réflexions de s’entrecroiser sur place. Silencieuse, Mlle  Duprat les écoutait, s’intéressant surtout au dire des hommes, qu’elle étudiait en toutes circonstances.

Tante Victoire, M. Latulipe, M. Philidor Planché, et, cela va de soi, Mlle  Alphonsine Latulipe, non seulement ne plaignaient guère le chemineau mis à mal, mais, même, désiraient un pareil sort à tous ses semblables. Par contre, le père d’Agnès et M. Fortin s’apitoyaient, compatissaient à la douleur du malheureux. Ce faisant, l’avocat conquit l’estime de Mlle  Duprat, dont le bon cœur se révoltait d’entendre les propos égoïstes, inhumains, de quelques-uns de ses riches amis.

Sur une remarque bienveillante du banquier, M. Fortin fit placer le chemineau dans l’express, qui, au son d’une assourdissante cloche, stoppait cinq minutes à Ste-Rose ; assurant, en outre, qu’il enverrait le blessé à l’hôpital Notre-Dame, de Montréal.

Le brave garçon fut récompensé de sa peine par une affectueuse poignée de main, toute de reconnaissance, que lui donna au départ sa partenaire de tantôt.

Comprenant la satisfaction qu’il procurerait à Mlle  Duprat en n’abandonnant pas le miséreux, dès le lendemain, par lettre, il lui fit part du mieux que prenait le patient.

La jeune fille admira tellement ce geste simple et magnanime, qu’attendrie, elle lut à son père les quelques lignes de l’avocat. De ce jour, Agnès Duprat témoigna une amitié croissante au jeune légiste.

À chacune de ses visites, elle renouvelait une cordiale invitation, le priant de les faire moins rares. Bref, laissant percer une affection chère au visiteur, parce qu’il était sincère et qu’il aimait passionnément la jeune fille.

De son côté, le financier manifestait de l’attachement pour le fils de son vieil ami Fortin, ne dissimulant pas qu’il serait enchanté d’avoir Anatole pour gendre.

Des mois se passèrent, M. Duprat et sa fille habitaient à Montréal leur hôtel de la rue Dorchester. Les soirées d’hiver battaient leur plein. Agnès Duprat gardait sa liberté. M. Fortin lui plaisait, elle n’en disconvenait pas, mais, il n’avait pas encore partie gagnée.

Une petite phrase, prononcée au sortir d’un spectacle, allait, cependant, rendre l’avocat Fortin le plus heureux des mortels. En cette circonstance, alors que lentement il mettait une riche sortie de bal sur les épaules de Mlle  Duprat, s’échangèrent ces paroles :

— Ainsi, Monsieur Fortin, disait la jeune fille, vous êtes toujours très occupé ?

— Toujours, ma chère demoiselle, avait répondu l’avocat. Vous ne sauriez vous imaginer combien de détails accablent un homme de bureau, soucieux d’agir avec esprit de suite.

— Oh ! je m’en doute bien un peu, continuait l’orpheline, et c’est pourquoi, en amie, je vous prie de prendre garde au surménage, à la neurasthénie qui guette tous les hommes d’affaires, selon l’avis de papa. Il vous faut vous distraire, M. Fortin, marcher, prendre de l’exercice.

— Je n’y manque pas, mademoiselle, et c’est du fond du cœur que je vous remercie de la sollicitude dont vous me comblez. Aujourd’hui même, j’ai arpenté avec satisfaction les vastes ateliers du Pacifique Canadien, à Hochelaga.

— La belle promenade, vraiment ! Je m’étonne de vous savoir engoué de machineries graisseuses, observait Mlle  Duprat, pendant qu’elle s’enveloppait dans les fourrures du traîneau qui l’attendait à la porte du théâtre. Sans doute quelqu’un à recommander par là ? Vous avez raison, mon ami, on n’est jamais trop bon, trop charitable. Serait-ce indiscret de vous demander si vous avez réussi ?

— Mais comment donc, mademoiselle ! Il n’y a pas de secret. L’homme que j’ai placé, vous l’avez entrevu. Néanmoins, vous ne reconnaîtriez pas en lui le chemineau ensanglanté de la gare de Ste-Rose. C’était le moins qu’après l’avoir fait souffrir, la compagnie du Pacifique Canadien lui donnât du travail.

— Vous avez fait cela, M. Fortin ? Mes compliments. Vous êtes un noble cœur, balbutiait émue la jeune fille.

Dès lors, le sort en fut jeté. La froideur taciturne d’Agnès Duprat se dissipa comme par enchantement. Vaincue par le plus noble des sentiments, elle aimait le bienfaiteur d’un misérable, elle aimait l’homme de son rêve : honnête, généreux, qui la comprendrait, qui la rendrait heureuse.

Quelques jours après la conversation ci-dessus rapportée, les journaux de Montréal, avec force compliments, annoncèrent que : l’élégante et richissime Mlle  Agnès Duprat était fiancée à M. Anatole Fortin, avocat de grand talent, et homme du monde accompli.

L. d’ORNANO.