Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTroisième partie : livres vii, viii (p. 121-125).

VII.

Le Chien qui porte à ſon cou le diſné de ſon Maiſtre.

Nous n’avons pas les yeux à l’épreuve des belles,
Ny les mains à celle de l’or :
Peu de gens gardent un treſor

Avec des ſoins aſſez fidelles.
Certain Chien qui portoit la pitance au logis,
S’eſtoit fait un collier du diſné de ſon maître.
Il eſtoit temperant plus qu’il n’eût voulu l’eſtre,
Quand il voyoit un mets exquis :
Mais enfin il l’eſtoit & tous tant que nous ſommes
Nous nous laiſſons tenter à l’approche des biens.
Choſe eſtrange ! on apprend la temperance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-cy donc eſtant de la ſorte atourné,
Un maſtin paſſe, & veut luy prendre le diſné.

Il n’en eut pas toute la joye
Qu’il eſperoit d’abord : Le Chien mit bas la proye,
Pour la défendre mieux, n’en eſtant plus chargé.
Grand combat : D’autres Chiens arrivent.
Ils eſtoient de ceux-là qui vivent
Sur le public, en craignant peu les coups.
Noſtre Chien ſe voyant trop foible contre eux tous,
Et que la chair couroit un danger manifeſte,
Voulut avoir ſa part ; Et luy ſage : il leur dit :
Point de courroux, Meſſieurs, mon lopin me ſuffit :
Faites voſtre profit du reſte.
A ces mots le premier il vous happe un morceau.

Et chacun de tirer, le maſtin, la canaille ;
A qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille ;
Chacun d’eux eut part du gaſteau.
Je crois voir en cecy l’image d’une Ville,
Où l’on met les deniers à la mercy des gens.
Echevins, Prevoſt des Marchands,
Tout fait ſa main : le plus habile
Donne aux autres l’exemple ; Et c’eſt un paſſe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de piſtoles.
Si quelque ſcrupuleux par des raiſons frivoles
Veut défendre l’argent, & dit le moindre mot ;

On luy fait voir qu’il eſt un ſot.
Il n’a pas de peine à ſe rendre :
C’eſt bien-toſt le premier à prendre.