Le Chien du jardinier
Traduction par Jean-Joseph-Stanislas-Albert Damas-Hinard.
Théâtre de Lope de VegaCharpentiertome 1 (p. 101-128).
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JOURNÉE DEUXIÈME.



Scène I.

Une place publique.


Entrent LE COMTE FRÉDÉRIC et LÉONIDO.
Frédéric.

Eh bien ! tu l’as vue passer ?

Léonido.

Oui, elle est entrée dans l’église en embellissant tout sous ses pas comme la lumière du jour embellit la campagne lorsqu’elle commence à l’éclairer. Mais j’ai idée qu’elle n’y restera pas longtemps. Je connais le prêtre, et je sais qu’il est expéditif.

Frédéric.

Ah ! si je pouvais lui parler !

Léonido.

Comme vous êtes son cousin, vous pouvez l’accompagner. C’est votre droit, et même je dirai votre devoir.

Frédéric.

Mes vues de mariage rendent ma parenté un peu suspecte. — Avant de l’aimer je n’avais jamais connu la crainte. Il en est toujours ainsi. Tant qu’on n’a pas de prétentions sérieuses, on visite librement une femme, qu’on soit son parent ou son ami ; mais si l’on vient à l’aimer, la timidité s’empare de vous, on s’éloigne et l’on n’ose plus lui parler. C’est ce qui m’est arrivé avec ma cousine ; et je suis presque fâché de l’aimer, parce qu’il ne m’est plus permis de la voir avec la même liberté qu’auparavant.


Entrent LE MARQUIS RICARDO et CÉLIO.
Célio.

Oui, monseigneur, je vous le répète, elle est sortie à pied avec quelques-uns de ses gens.

Ricardo.

La comtesse aura voulu se montrer, et comme l’église est à deux pas de chez elle…

Célio.

N’avez-vous pas vu, comme disait un poète, le soleil, à son lever, envelopper et faire disparaître dans ses rayons resplendissants les brillantes étoiles du taureau, au milieu de vapeurs de pourpre et d’or ? Eh bien ! telle a paru la comtesse de Belflor, si ce n’est qu’au lieu d’un seul soleil ses yeux nous en faisaient voir deux à la fois.

Ricardo.

La comparaison est parfaite… d’autant mieux que le soleil, dans sa marche journalière, va parcourant divers signes, qui sont les prétendants. — Tiens, voilà Frédéric qui attend aussi la venue de l’astre.

Célio.

Lequel de vous deux sera le taureau ?

Ricardo.

Mais lui, car sa parenté le rapproche d’elle. Moi je ne viens qu’après, et je serai, j’espère, le lion.

Frédéric.

N’est-ce pas Ricardo ?

Léonido.

C’est lui-même.

Frédéric.

J’aurais été bien étonné qu’il eût manqué cette occasion.

Léonido.

Le marquis est resplendissant.

Frédéric.

Ma foi ! bien observé. On dirait que tu es jaloux.

Léonido.

Est-ce que vous l’êtes, vous, monseigneur ?

Frédéric.

Mais tu le vantes si fort, que je pourrais le devenir.

Léonido.

Si la comtesse n’aime personne, de quoi pouvez-vous avoir de la jalousie ?

Frédéric.

De ce qu’elle pourrait l’aimer. Elle est femme.

Léonido.

Oui ! mais si vaine, si hautaine, si dédaigneuse, que cela doit vous rassurer.

Frédéric.

L’orgueil sied à la beauté.

Léonido.

L’orgueil n’embellit pas.

Célio, au marquis.

Monseigneur, voilà la comtesse qui sort.

Ricardo.

Eh bien ! c’est pour moi le jour qui se lève.

Célio.

Vous voudriez lui parler ?

Ricardo.

Oui, pourvu que mon rival le permette.


Entrent LA COMTESSE, OCTAVIO, THÉODORE, FABIO, et, derrière, MARCELLE, DOROTHÉE, ANARDA.
Frédéric, à la Comtesse.

Je vous attendais pour avoir le bonheur de vous voir.

La Comtesse.

Je suis charmée, comte, de vous avoir rencontré.

Ricardo, à la Comtesse.

Je viens aussi, madame, avec le désir de vous offrir mon bras et mes hommages…

La Comtesse.

Je suis trop flattée, marquis ; agréez mes remerciements.

Ricardo.

Je devais cela à votre seigneurie.

Frédéric, à Léonido.

L’accueil qu’on me fait n’est pas, ce me semble, encourageant.

Léonido.

Ne lui laissez pas voir votre ennui.

Frédéric.

Hélas ! mon cher Léonido, il est bien naturel que celui qui ne se voit pas reçu avec plaisir, se trouble et garde le silence.



Scène II.

La chambre de Théodore.


Entre THÉODORE.
Théodore.

Nouveau désir qui me tourmentes, laisse-moi le repos que tu m’enlèves ; — car c’est à moi trop de folie et trop d’audace de t’écouter. — Cependant lorsqu’on a devant les yeux un noble but, l’audace n’est pas de l’imprudence, mais si le bien auquel j’aspire est infini, sur quoi peut se fonder mon espoir insensé ? Ce que j’ai vu, ce qu’on m’a dit, ne sont-ce pas de bien faibles bases pour ces palais enchantés que bâtit dans les airs mon imagination ? Non, ce n’est pas la faute de mes désirs si l’amour les élève si haut que j’en suis effrayé ; c’est que, hélas ! moi-même suis placé trop bas. — Il n’importe ! perdons-nous, s’il le faut, en suivant une pensée si douce et si charmante. Et d’ailleurs ce n’est pas se perdre que de succomber dans une entreprise aussi belle. Moi je me féliciterais de mon malheur, comme d’autres se félicitent du bonheur le plus longtemps souhaité ; car mon malheur serait si glorieux qu’il pourrait rendre le bonheur même jaloux[1].


Entre TRISTAN.
Tristan.

Au milieu de vos graves méditations, pourriez-vous recevoir un billet de Marcelle, qui se console avec vous de sa captivité ? Le voici, et je vous l’apporte gratis, parce qu’on n’aime pas à voir ceux dont on n’a pas besoin. À la cour, monseigneur, quand un homme se trouve en bonne position, il est accablé de visites et de sollicitations de toute espèce ; mais la fortune vient-elle à lui tourner le dos, aussitôt chacun l’abandonne comme un pestiféré. — Seriez-vous d’avis que je passasse au vinaigre le billet de Marcelle, crainte de contagion ?

Théodore.

Toi et le billet, vous m’ennuyez également. Donne-le. — Il n’a pas besoin d’être passé au vinaigre ayant passé par tes mains[2]. (Il lit.) « À mon époux Théodore. » — (Parlant.) Mon époux ! que cela est ridicule !

Tristan.

Oui, monseigneur, fort ridicule.

Théodore.

Demande donc à ma destinée, si de la hauteur où elle s’est élevée elle aperçoit une humble violette.

Tristan.

Mon Dieu ! quelque élevé que vous soyez, lisez tout de même, je vous en prie, d’autant qu’il ne faut pas dédaigner le vin parce qu’il y a des moucherons ; et puis vous devriez vous rappeler qu’il fut un temps — qui n’est pas éloigné, où cette humble violette était à vos yeux un cèdre du Liban.

Théodore.

Mon cher Tristan, mes regards désormais ne peuvent plus guère se détacher du soleil vers lequel ils sont fixés ; et je suis d’elle à une telle distance, que je m’étonne de l’apercevoir encore.

Tristan.

Vous maintenez bien votre dignité… Mais que ferons-nous du billet ?

Théodore.

Le voilà.

Tristan.

Vous le déchirez ?

Théodore.

Sans doute.

Tristan.

Et pourquoi ?

Théodore.

Pour que la réponse soit plus tôt faite.

Tristan.

C’est aussi par trop rigoureux.

Théodore.

C’est que, vois-tu, je ne suis plus le même.

Tristan.

En effet, messieurs les amants, vous êtes les apothicaires de l’amour. Papiers, ordonnances, billets doux, se suivent enfilés à la même aiguille. Récipé des soupçons jaloux, ou bien de fleurs de violettes ; — récipé des orgueilleux dédains ou bien de sirop de pavot ; — récipé une absence en guise d’emplâtre sur la poitrine, alors que vous auriez dû rester à la ville ; — récipé de matrimonium, ou une purgation de trente jours consécutifs avec de l’antimoine ; — récipé dans les boutiques des bijoux, des étoffes, des diamants, pour en faire des applications confortatives de l’amour. — Et après qu’une année durant tous les papiers ont été bien réunis, bien arrangés, le jour du payement arrive enfin, le malade est mort ou guéri, et l’on règle le compte en mettant au rebut tous les chiffons inutiles. Mais vous, vous avez eu tort de déchirer le mémoire de Marcelle sans en savoir le contenu[3].

Théodore.

Tu bois quelquefois, mon cher Tristan, et je crois que tu as bu aujourd’hui.

Tristan.

Et moi je croîs que non le vin, mais l’ambition vous a monté à la tête.

Théodore.

Tristan, chaque homme a dans sa vie un moment de bonne chance, et ceux qui ne savent pas en profiter sont des imbéciles, et, qui pis est, des imbéciles malheureux. Pour moi, ou je mourrai dans l’entreprise, ou je serai comte de Belflor.

Tristan.

Monseigneur, il existait un certain duc nommé César qui avait pour devise : « Ou César ou rien. » Après bien des succès le sort lui devint contraire, et alors un de ses ennemis écrivit sur son blason : « Tu voulais être César ou rien, et tu as été à la fois l’un et l’autre ; car tu es César et tu n’es rien. »

Théodore.

Malgré tes conseils, Tristan, je n’en poursuivrai pas moins mon entreprise ; et ensuite que la fortune fasse de moi ce qu’elle voudra.

Ils sortent.



Scène III.

Une salle chez la Comtesse.


Entrent MARCELLE et DOROTHÉE.
Dorothée.

Croyez-moi, Marcelle, s’il est une de vos compagnes qui soit sensible à vos peines, c’est moi.

Marcelle.

Dans la prison où l’on m’a renfermée, vous m’avez montré tant d’affection et vous avez été si bonne pour moi, que, je puis vous l’assurer, vous n’aurez pas à l’avenir d’amie qui vous soit plus dévouée que moi. Anarda s’imagine, sans doute, que j’ignore sa liaison avec Fabio, et c’est pour cela qu’elle a eu la perfidie de raconter mes affaires à la comtesse.


Entrent THÉODORE et FABIO.
Dorothée.

Voici Théodore.

Marcelle.

Ah ! mon ami…

Théodore.

Un moment, Marcelle.

Marcelle.

Quoi, mon ami, vous voulez, lorsque j’ai le bonheur de vous revoir…

Théodore.

Prenez garde à ce que vous faites et à ce que vous dites. Les tapisseries ont parlé plus d’une fois, et si elles représentent des figures c’est pour nous rappeler que derrière peut se cacher quelque indiscret. Si un jour un muet, voyant qu’on allait égorger son père, a pu recouvrer soudain la parole, il faut craindre aussi de voir parler les figures peintes.

Marcelle.

Ayez-vous lu ma lettre ?

Théodore.

Je l’ai déchirée sans la lire. J’ai reçu une telle leçon, que j’aurais déchiré et jeté mon amour au vent si cela m’eût été possible.

Marcelle.

Ne sont-ce pas là les fragments de ma lettre ?

Théodore.

Oui.

Marcelle.

Et, dites-vous, vous ne tenez pas davantage à mon amour ?

Théodore.

Eh ! cela ne vaut-il pas mieux que de nous voir exposés à chaque instant aux plus grands dangers ? Si vous êtes de mon avis, nous laisserons là nos projets pour vivre au moins tranquilles.

Marcelle.

Que dites-vous là ?

Théodore.

Que je suis décidé à ne plus donner à la comtesse de sujets de plaintes.

Marcelle.

Ah ! toute votre conduite m’annonçait depuis long-temps ce que vous m’apprenez.

Théodore.

Adieu, Marcelle. Mais s’il ne doit plus y avoir d’amour entre nous, l’amitié seule peut encore subsister.

Marcelle.

Quoi ! Théodore, c’est vous qui me parlez ainsi ?

Théodore.

Que voulez-vous ? j’aime le repos… et puis je ne veux pas manquer de nouveau à une maison à laquelle je dois tout.

Marcelle.

De grâce, écoutez.

Théodore.

Je n’en ai pas le temps.

Marcelle.

Comment ! c’est ainsi que vous me traitez !

Théodore.

Je m’éloigne pour ne pas entendre vos reproches.

Il sort.
Marcelle.

Ah ! mon cher Tristan !

Tristan.

Que voulez-vous ?

Marcelle.

Qu’est-ce donc, je te prie ?

Tristan.

De l’inconstance. Mon maître est changeant… comme une femme.

Marcelle.

Crois-tu donc que toutes les femmes soient inconstantes ?

Tristan.

À peu près comme celles qui sont tout sucre et tout miel.

Marcelle.

Tu diras de ma part à ton maître…

Tristan.

Je ne puis rien lui dire. — Je suis la poignée de cette épée, le cachet de cette lettre, le manteau de ce voyageur, l’ombre de ce corps, la queue de cette comète, l’étui de ce chapeau, l’ongle de ce doigt, et ce n’est qu’en me coupant que l’on peut me séparer de lui.

Il sort.
Marcelle.

Que pensez-vous de cela, Dorothée ?

Dorothée.

Je n’ose vous en exprimer mon avis.

Marcelle.

Eh bien, je parlerai.

Dorothée.

Non pas, moi.

Marcelle.

Si bien, moi.

Dorothée.

Prenez garde, Marcelle ; rappelez-vous ce qu’il disait des tapisseries.

Marcelle.

Dans ma fureur jalouse, je ne crains rien, je brave tout. Si je ne connaissais l’orgueil de la comtesse, je dirais que Théodore a conçu des espérances ; et, en effet, n’avez-vous pas remarqué qu’il est sans cesse auprès d’elle depuis quelques jours ? Croyez-vous que ce soit sans motif ?

Dorothée.

Taisez-vous, la colère vous égare.

Marcelle.

N’importe, je me vengerai. Tous deux se jouent de ma douleur, mais je n’ignore pas les moyens de les affliger, moi aussi.


Entre FABIO.
Fabio.

Le secrétaire est-il là ?

Marcelle.

Vous voulez vous moquer de moi ?

Fabio.

Mon Dieu non ! Je le cherche, parce que madame la comtesse m’a ordonné de l’appeler.

Marcelle.

Qu’il en soit ou non comme vous dites, demandez à Dorothée de quelle façon je viens de le traiter. Je soutenais que notre brillant secrétaire n’est qu’un ennuyeux et un fat.

Fabio.

Oh ! vous ne me donnerez pas le change. — On sait vos secrets… et, sans doute, vous êtes d’accord.

Marcelle.

Nous d’accord ! Vous êtes bon !

Fabio.

Vous avez beau dire, vous ne réussirez pas à m’abuser.

Marcelle.

Autrefois, je l’avoue, j’ai pu m’amuser des folies que me débitait Théodore ; mais aujourd’hui j’en aime un autre… un autre qui vous ressemble beaucoup.

Fabio.

À moi ?

Marcelle.

Certainement. Est-ce que vous ne ressemblez pas à vous ?

Fabio.

Quoi ! Marcelle, c’est bien à moi que vous parlez ainsi ?

Marcelle.

À vous-même. Si je ne vous parle pas franchement, si vos regards ne me charment pas, si je ne vous trouve pas l’homme le plus aimable du monde, et si tout mon cœur n’est pas à vous, puissé-je mourir du plus grand des chagrins ! puissé-je voir mon amour n’être payé que de mépris !

Fabio.

S’il en est ainsi, vous ne mourrez pas. Si vous m’aimez, je veux que vous viviez. Mais, au moins, que ce ne soit pas un piège ; quel avantage auriez-vous à me tromper ?

Dorothée, bas, à Fabio.

Courage, Fabio ; profitez de l’occasion. Il faut aujourd’hui que Marcelle vous aime. Elle y est forcée.

Fabio.

Je crains que cela ne soit pas vrai, puisqu’elle n’est pas libre.

Dorothée.

Théodore a d’autres vues. Il s’est tourné d’un autre côté.

Fabio.

Je vais le chercher pour remplir ma commission. (À Marcelle.) Avouez seulement que je suis votre pis-aller, et que votre amour est un peu comme ces lettres à double adresse, que l’on remet à Fabio, en l’absence de Théodore. Mais, vanité à part, je me trouve encore trop heureux. Nous en parlerons plus à loisir, et de toute façon comptez sur moi.

Il sort.
Dorothée.

Qu’avez-vous fait ?

Marcelle.

Je ne sais… Je suis dans un tel état d’exaspération, que je ne me connais plus. Anarda n’aime-t-elle pas Fabio ?

Dorothée.

Sans doute.

Marcelle.

Eh bien, je me vengerai de tous deux à la fois. Si l’amour est le dieu de la jalousie, il est aussi le dieu de la vengeance.


Entrent LA COMTESSE et ANARDA.
La Comtesse.

Ce n’est pas votre faute ; n’en parlons plus.

Anarda.

L’indulgence avec laquelle vous m’excusez ajoute à mon repentir. — Voilà Marcelle, madame, qui cause avec Dorothée.

La Comtesse.

Je ne pouvais faire en ce moment une rencontre qui me fût plus désagréable. — Rentrez, mesdemoiselles.

Marcelle, bas, à Dorothée.

Allons-nous-en, Dorothée. — Eh bien, que vous disais-je ? Ou elle me soupçonne, ou elle est jalouse de moi.

Marcelle et Dorothée sortent.
Anarda.

Puis-je vous parler ?

La Comtesse.

Je vous écoute.

Anarda.

Les deux seigneurs qui viennent de sortir sont épris pour vous du plus vif amour, et vous, madame, vous ne leur montrez qu’un dédain qui passe tout ce qu’on lit dans les histoires. Prenez garde ; il arrive souvent qu’un dédain semblable…

La Comtesse.

Pas de sermon, je vous prie.

Anarda.

Mais enfin, avec qui votre seigneurie pense-t-elle se marier ? Le marquis Ricardo par sa libéralité et sa bonne mine n’égale-t-il pas, à tout le moins, les premiers seigneurs de la cour ? et la femme la plus distinguée ne pourrait-elle pas être fière de donner son cœur et sa main à votre cousin Frédéric ? Pourquoi les avoir congédiés avec tant de mépris ?

La Comtesse.

Parce que l’un est un étourdi, l’autre un sot, et vous qui ne savez pas m’entendre, plus sotte et plus étourdie que tous les deux. Je ne les aime point parce que j’aime ; et j’aime parce que je n’ai pas d’espoir.

Anarda.

Ô ciel ! qu’entends-je ? Vous, de l’amour ?

La Comtesse.

Ne suis-je pas femme ?

Anarda.

Oui, mais aussi froide que la glace qui ne cède pas même aux rayons du soleil.

La Comtesse.

Eh bien, cette froideur que tu m’attribues, elle est tombée aux pieds d’un homme d’une condition inférieure.

Anarda.

Et… quel est cet homme ?

La Comtesse.

Je ne puis pas te le nommer. Le respect que je me dois à moi-même m’empêche de prononcer son nom. Sache seulement que cet amour serait capable de me dégrader.

Anarda.

Dans l’antiquité, madame, il y avait bien d’autres mésalliances, à commencer par celles de Pasiphaé, de Sémiramis, et d’autres dames que je veux bien ne pas nommer. Vous, madame, vous aimez un galant homme, et quelle que soit sa condition, je trouve cela fort excusable[4].

La Comtesse.

Celle qui aime peut haïr si elle veut. C’est là le mieux. Je ne veux plus aimer.

Anarda.

Le pourrez-vous ?

La Comtesse.

Sans doute. J’ai aimé quand j’ai voulu ; quand je ne voudrai plus aimer ce sera fini. — Mais qui chante là ?

Anarda.

C’est Fabio et Clara.

La Comtesse.

Voyons si leur chant dissipera ma mélancolie.

Anarda.

L’amour se plaît aux sons de la musique. Écoutez.

Voix du dehors.

Hélas ! il n’est pas facile
De haïr quand on aime,
Et quand on ne veut plus aimer
Il est malaisé de haïr.

Anarda.

Voilà une chanson qui n’est pas de votre avis.

La Comtesse.

Je la ferai mentir. Mais je me connais mieux que vous, et je sais qu’il sera en mon pouvoir de haïr, comme il est en mon pouvoir d’aimer.

Anarda.

Cela ne me semble pas au pouvoir des mortels.


Entre THÉODORE.
Théodore.

Madame, Fabio m’a appelé de votre part.

La Comtesse.

Il y a déjà un siècle que je vous attends.

Théodore.

Pardonnez-moi ce retard ; il est involontaire. Aussitôt qu’on m’a eu dit vos ordres, je suis accouru.

La Comtesse.

C’est bien. — Vous avez vu ces deux seigneurs qui me rendent des soins ?

Théodore.

Oui, madame.

La Comtesse.

Ils sont tous deux fort bien, n’est-ce pas ?

Théodore.

Oui, madame.

La Comtesse.

J’ai voulu vous consulter avant de me décider. Auquel des deux pensez-vous que je doive accorder ma main ?

Théodore.

Mon Dieu ! madame, quel conseil pourrais-je vous donner en une chose qui ne dépend que de votre goût ? — Le meilleur choix, à mon avis, est celui que vous ferez.

La Comtesse.

Vous reconnaissez bien mal, Théodore, l’honneur que je vous fais en vous consultant dans une semblable circonstance.

Théodore.

Mais, madame, n’avez-vous pas dans votre maison des gens dont l’avis serait meilleur à prendre que le mien ? Par exemple, Octavio, votre écuyer, par son âge, ses lumières, son expérience…

La Comtesse.

Je veux que le maître que je vous donnerai vous convienne et vous plaise. — Dites-moi, le marquis ne vous semble-t-il pas préférable à mon cousin ?

Théodore.

Oui, madame.

La Comtesse.

Eh bien, c’est le marquis que je choisis. Allez au plus tôt lui en porter la nouvelle[5].

Elle sort accompagnée d’Anarda.
Théodore.

Fut-il jamais un aussi grand malheur ? A-t-on jamais vu une résolution si prompte, un changement si soudain ? Voilà donc ce que sont devenus mes orgueilleux projets ! — J’ai osé prétendre à l’amour d’un ange, j’ai voulu m’élever jusqu’au ciel, et me voilà tombé dans l’abîme !… — Pourquoi la comtesse s’est-elle ainsi abusée sur ses vrais sentiments ?… Mais moi, pourquoi ai-je eu la faiblesse de croire à quelques paroles de douceur ? — L’amour ne peut pas exister entre personnes d’un rang inégal. — Mais qu’y a-t-il d’étonnant que ces beaux yeux m’aient séduit ? ils auraient séduit le plus sage. Ulysse lui-même n’eût pas su leur résister. — Ce qu’il y a de plus triste, c’est que je ne puis me plaindre que de moi-même. — Après tout, pourquoi me plaindrais-je ? qu’ai-je perdu ? Ne puis-je pas me figurer que j’ai eu un moment de délire, et que pendant ce délire j’ai rêvé, imaginé toutes ces folies ?… — Adieu, adieu, orgueilleuses et vaines pensées… Comte de Beldor, retournez, s’il vous plaît, la proue vers votre rivage accoutumé. Revenons modestement à Marcelle, elle doit me suffire, et laissons les grandes dames aux grands seigneurs. Orgueilleuses et vaincs pensées, dissipez-vous dans l’air où vous vous êtes formées ; et ne cherchons plus à nous élever trop haut, de peur de tomber une seconde fois.


Entre FABIO.
Fabio.

Eh bien, avez-vous parlé à la comtesse ?

Théodore.

Oui, je viens de lui parler, et je suis on ne peut plus content, parce que la comtesse se décide enfin à se marier. Elle hésitait entre ses deux adorateurs ; mais dans sa sagesse elle choisit le marquis.

Fabio.

Elle ne pouvait mieux choisir.

Théodore.

Elle m’a chargé de lui en porter la nouvelle, et l’on doit s’attendre à un riche présent ; mais comme je suis votre ami, Fabio, je vous abandonne ce message. Allez, allez vite.

Fabio.

Je ne doutais pas de votre amitié, et votre conduite actuelle me prouve bien que j’avais raison. Je voudrais pouvoir la reconnaître. Je pars, et je reviens bientôt vous remercier, et me réjouir avec vous de ce qui se passe. — Ma foi, vive le marquis ! il n’y avait que lui pour décider la comtesse.

Il sort.


Entre TRISTAN.
Tristan.

Je viens, tout troublé, vous chercher. Ce que l’on m’a dit est-il vrai ?

Théodore.

Oui, mon pauvre Tristan, si l’on l’a dit que j’étais cruellement désabusé.

Tristan.

J’avais bien vu les deux importuns établis chacun dans un fauteuil et tenant la dame entre deux feux, mais je ne savais pas qu’elle eût fait un choix.

Théodore.

Oui, Tristan, j’ai vu venir tout à l’heure cet héliotrope inconstant, cette mobile girouette, ce prodige d’instabilité, en un mot, cette femme, cette femme enchanteresse qui veut me perdre pour déshonorer sa victoire ; et elle m’a ordonné de lui dire lequel des deux je préférais, car elle ne voulait pas se marier sans avoir mon avis. Je suis demeuré étonné, confondu, ayant tellement perdu le sens, que je n’ai pas même eu la force de répondre des folies. Elle m’a dit enfin que son choix s’arrêtait sur le marquis, et c’est moi qu’elle a chargé de lui en porter la nouvelle.

Tristan.

Ainsi donc elle se marie ?

Théodore.

Avec le marquis Ricardo.

Tristan.

Que vous disais-je ?… Si je ne vous voyais pas dans un si triste état, si je ne craignais pas d’affliger un homme au désespoir, j’aurais beau jeu à vous railler, je vous demanderais ce qu’est devenu votre titre de comte.

Théodore.

Hélas ! Tristan, je me meurs.

Tristan.

À qui la faute ?

Théodore.

J’en conviens, j’ai cru trop facilement aux regards d’une femme.

Tristan.

Je vous l’avais bien dit cependant, il n’y a pas de vase de poison qui soit plus dangereux que les yeux de ces ingrates.

Théodore.

Je suis si honteux d’avoir été pris au piège, que j’ose à peine lever les miens. — Enfin, le grand moment est passé, et ce que j’ai de mieux à faire, c’est d’oublier mes espérances et mon amour.

Tristan.

Et de revenir repentant à Marcelle.

Théodore.

La voici ; la paix sera bientôt faite.


Entre MARCELLE.
Marcelle, à part.

Qu’il est pénible de feindre un amour qu’on ne sent pas ! qu’il est difficile de renoncer à un amour véritable !… Plus je m’efforce d’en détourner ma pensée, plus il revient obstiné à ma mémoire… — Mais il le faut, et mon honneur l’exige, je dois me venger d’un cruel abandon, et pour me guérir de mon ancien amour, je n’ai qu’un moyen, c’est d’aimer encore. Mais pourrai-je aimer lorsque mon premier amour vit encore dans mon cœur, et si c’est pour me venger, n’est-ce pas moi qui la première souffrirai de ma vengeance ? — Non, je me perdrais, et il vaut mieux attendre ; car plus d’une fois l’amour s’est rallumé au moment même où l’on croyait qu’il allait s’éteindre.

Théodore.

Marcelle !

Marcelle.

Qui est-ce ?

Théodore.

C’est moi ; — vous m’oubliez donc tout à fait ?

Marcelle.

Oui, je vous oublie, et si bien, que je voudrais être hors de moi-même pour ne plus me souvenir de vous ; je m’efforce de ne plus penser à vous, et je ne fais constamment que me rappeler votre conduite. — Mais comment avez-vous osé me nommer ?… comment votre bouche a-t-elle osé répéter le nom de Marcelle ?

Théodore.

J’ai voulu éprouver votre constance. J’ai bientôt su à quoi m’en tenir : on dit que je suis déjà remplacé dans votre cœur.

Marcelle.

Théodore, jamais homme sage n’éprouva ni verre ni femme. Mais vous ne me ferez pas accroire que ce fût là votre intention. — Non, je vous connais, Théodore, et je sais les folles pensées qui vous ont égaré. — Eh bien, où en êtes-vous ?… vos projets réussissent-ils à votre gré ? ne vous coûtent-ils pas plus qu’ils ne valent ? Croyez-vous toujours qu’il n’y ait rien ici-bas de comparable à la comtesse ? Mais que vous est-il arrivé ? qu’avez-vous ? d’où vient votre trouble ?… Est-ce que le vent aurait changé ? Venez-vous à présent chercher votre égale, ou voulez-vous seulement vous jouer de sa crédulité ? — Ah ! Théodore, que je serais heureuse si vous rendiez enfin un peu d’espoir à mon amour !

Théodore.

Si vous voulez vous venger, Marcelle, libre à vous. Mais songez que l’amour doit être généreux ; ne vous montrez pas si sévère ; la vengeance est une lâcheté dans le vainqueur. Vous l’emportez, Marcelle ; s’il vous reste quelque affection pour un infortuné, pardonnez mon erreur. Je reviens à vous, non pas que d’un autre côté tout espoir me soit interdit, mais parce que ces changements ont réveillé en moi votre souvenir. Eh bien, que le souvenir de vos anciens sentiments se réveille aussi, puisque je proclame votre victoire.

Marcelle.

À Dieu ne plaise que je détruise ainsi les fondements de votre grandeur ! Servez, persistez, ne vous découragez pas, on vous accuserait de légèreté ; suivez, en un mot, le bonheur qui s’offre à vous, comme je veux suivre le bonheur qui s’offre à moi. Je ne saurais vous offenser en aimant Fabio, puisque vous m’avez abandonnée. Peut-être n’ai je point gagné au change : mais enfin c’est toujours beaucoup pour moi de venger mon injure… Adieu ; voilà un assez long entretien, et comme Fabio est presque mon époux, je ne voudrais pas qu’il nous vît ensemble.

Théodore.

Arrête-la, Tristan, arrête-la.

Tristan.

Écoutez, écoutez, mademoiselle. Si mon maître a cessé de vous aimer, il est prêt à recommencer ; et s’il a eu tort de vous quitter, il le répare en revenant à vous. — Écoutez-moi donc, mademoiselle.

Marcelle.

Que veux-tu, Tristan ?

Tristan.

Attendez un moment.


Entrent LA COMTESSE et ANARDA. Elles s’arrêtent à la porte.
La Comtesse.

Théodore et Marcelle ici ?

Anarda.

Vous paraissez fâchée de les voir ensemble.

La Comtesse.

Prends cette portière, et couvrons-nous… Mon amour se réveille avec ma jalousie.

Marcelle.

Au nom de Dieu, Tristan, laissez-moi.

Anarda.

Tristan cherche à les mettre d’accord. Ils doivent être brouillés.

La Comtesse, à part.

Ce coquin de valet me mettrait en colère[6].

Tristan.

L’éclair ne passe pas plus vite que n’a passé devant lui la froide beauté de celle qui l’adore. Maintenant il n’y pense plus ; il préfère votre grâce, vos attraits à tous ses trésors… Croyez-moi, cet amour a disparu comme une comète. — Écoutez, Théodore.

La Comtesse, à part.

Le drôle ne manque pas d’adresse.

Théodore.

Pourquoi m’appeler, Tristan ? N’a-t-elle pas dit qu’elle était engagée à Fabio, et qu’elle l’aimait ?

Tristan.

Bon ! voilà l’autre qui se fâche.

Théodore.

Ils feront mieux de se marier.

Tristan.

Vous aussi ! laissez-moi là toute rancune. Allons, venez, donnez-moi votre main, et faites la paix.

Théodore.

Vilain que tu es, tu me persuades.

Tristan.

Allons, mademoiselle, et vous ?… Pour l’amour de moi, donnez votre main.

Théodore.

Moi, je n’ai jamais dit à Marcelle que j’avais un autre amour. Et elle, ne me disait-elle pas tout à l’heure…

Tristan.

C’était une ruse pour vous punir de votre brusquerie.

Marcelle.

Non, ce n’est pas par ruse ; c’est bien vrai.

Tristan.

Allons, allons, folle que vous êtes, venez par ici ; vous avez tous deux perdu l’esprit.

Théodore.

J’ai prié d’abord ; mais à présent, vive Dieu ! je ne tiens plus à me réconcilier avec elle.

Marcelle.

Ni moi non plus, le ciel m’en est témoin.

Tristan.

Ne jurez pas.

Marcelle.

Malgré toute la colère que je lui montre, je sens que je me trouve mal.

Tristan.

Tenez-vous bien, et restez là.

La Comtesse, à part.

Comme le fripon est adroit !

Marcelle.

Laisse-moi, Tristan ; j’ai affaire.

Théodore.

Oui, laisse-la, Tristan.

Tristan.

Eh bien, qu’elle parte, je ne l’arrête plus.

Théodore.

Retiens-la.

Marcelle.

Je reste, mon ami.

Tristan.

Eh quoi ! je ne vous retiens plus ni l’un ni l’autre, et vous voilà.

Marcelle.

Ah ! mon ami, je ne puis m’éloigner de vous.

Théodore.

Ni moi, et vous me verrez désormais d’une constance inébranlable.

Marcelle.

Allons, méchant, embrassez-moi.

Théodore.

Avec bonheur, avec délices.

Tristan.

Puisque vous n’aviez pas besoin de moi, pourquoi me donner tant de mal ?

Anarda, bas à la Comtesse.

Vous prenez plaisir à les voir.

La Comtesse.

Oui, je suis bien aise de voir combien peu il faut se fier soit à un homme, soit à une femme.

Théodore.

Ah ! Marcelle, comme vous m’avez traité !

Tristan.

Enfin, vous voilà d’accord, le ciel en soit béni ! car pour un courtier comme moi, le plus grand déshonneur c’est de ne pouvoir conclure un marché.

Marcelle.

Si jamais je vous abandonne pour Fabio ou pour un autre, puissé-je mourir, mon ami, des chagrins que vous me donnez.

Théodore.

Et moi qui reviens à vous plus épris, plus amoureux, — si jamais je vous oublie, je consens, pour ma punition, à vous voir dans les bras de Fabio.

Marcelle.

Voulez-vous réparer vos torts ?

Théodore.

Pour vous, près de vous, que ne ferais-je pas ?

Marcelle.

Dites que toutes les femmes sont laides.

Théodore.

Oui, près de vous. — Que voulez vous de plus ?

Marcelle.

Je ne suis pas sans jalousie, et puisque vous m’aimez, dites-moi, nous pouvons parler devant Tristan.

Tristan.

Ne vous gênez pas, serait-ce même pour dire du mal de moi.

Marcelle.

Eh bien, Théodore, dites que la comtesse est laide.

Théodore.

Désormais elle me paraîtra affreuse.

Marcelle.

Qu’elle est étourdie.

Théodore.

On ne peut plus.

Marcelle.

Prétentieuse.

Théodore.

À l’extrême.

La Comtesse, à part.

La conversation pourrait aller trop loin, et il vaut mieux que je l’arrête. Je suis sur des charbons ardents.

Anarda.

De grâce, madame, ne vous montrez pas.

Tristan.

Quand vous voudrez entendre arranger comme il faut la comtesse, sa beauté, ses manières, adressez-vous à moi.

La Comtesse, à part.

A-t-on jamais vu cette impudence ?

Tristan.

Premier point.

La Comtesse, à part.

Ce serait folie d’attendre le second.

Elle se montre.
Marcelle.

Ciel ! sauvons-nous. Adieu, Théodore.

Elle salue la Comtesse et sort.
Tristan.

La comtesse !

Théodore.

La comtesse !

La Comtesse.

Théodore ?

Théodore.

Permettez, madame…

Tristan.

Le tonnerre commence à gronder. N’attendons pas qu’il tombe.

Il sort.
La Comtesse.

Anarda, approchez une table. Théodore va écrire une lettre que je lui dicterai.

Anarda s’éloigne.
Théodore, à part.

Je tremble !… Nous a-t-elle entendus ?

La Comtesse, à part.

La jalousie a réveillé mon amour. Il aime Marcelle ! et moi il me dédaigne ! — Je suis leur jouet à tous deux.

Théodore, à part.

Elle murmure et se plaint. Ah ! pourquoi ai-je oublié ce que je disais : que dans les palais les tapisseries entendent et les murailles parlent ?

Anarda revient avec tout ce qu’il faut pour écrire.
Anarda.

Madame, voici une petite table et tout ce qui est nécessaire.

La Comtesse.

Approchez, Théodore, et prenez la plume.

Théodore.

Je suis perdu ! La moindre chose que j’aie à redouter, c’est qu’elle me chasse.

La Comtesse.

Écrivez.

Théodore.

Je vous écoute.

La Comtesse.

Vous n’êtes pas bien debout. (À Anarda.) Donne-lui un fauteuil.

Théodore.

Je suis à merveille.

La Comtesse.

Fais ce que je te dis.

Théodore.

Après les soupçons et la colère où je l’ai vue, tant d’honneurs me sont suspects, et j’ai tout à craindre. (Haut.) J’écoute, madame.

La Comtesse.

Écrivez.

Théodore.

Puisse cette croix détourner le malheur qui me menace[7] !

La Comtesse, dictant.

« Lorsqu’une dame de haut rang s’est déclarée à un homme qui est au dessous d’elle, il est impardonnable de parler encore à une autre. Mais celui qui n’a pas su apprécier sa fortune peut rester ce qu’il est… un sot. »

Théodore.

J’ai écrit. Est-ce tout ?

La Comtesse.

N’est-ce pas assez ? Pliez cette lettre.

Anarda, bas, à la Comtesse.

Que faites vous, madame ?

La Comtesse, bas, à Anarda.

Des folies que m’inspire l’amour.

Anarda.

Qui donc, madame, aimez-vous ?

La Comtesse.

Quoi ! sotte, ne le voyez-vous pas, tandis qu’il me semble que les pierres de mon palais me le reprochent ?

Théodore.

La lettre est pliée. Il ne manque que la suscription.

La Comtesse.

Pour vous ; et que Marcelle n’en sache rien. Peut-être en lisant cette lettre à loisir, parviendrez-vous à la comprendre.

Elle sort avec Anarda.
Théodore.

Quelle confusion est la mienne ! Que signifient ces retours et ces dédains ? quelle inégalité dans les accès de son amour !


Entre MARCELLE.
Marcelle.

Eh bien, mon ami, que vous a dit la comtesse ?… J’attendais en tremblant dans la pièce voisine.

Théodore.

Elle m’a dit qu’elle voulait vous marier avec Fabio ; et la lettre qu’elle m’a fait écrire, et que voilà, c’est pour envoyer chercher dans ses terres la somme qu’elle destine à votre dot.

Marcelle.

Que m’apprenez-vous ?

Théodore.

Tout ce que je souhaite, c’est que vous soyez heureuse. Je le désire bien vivement, et je regrette d’être obligé de renoncer à vous.

Marcelle.

Écoutez, Théodore…

Théodore.

Je ne puis plus rien entendre.

Il sort.
Marcelle.

Non. ce ne peut pas être là le motif de ce changement. La cause en est sans doute un nouvel espoir que cette folle lui aura donné. Elle s’amuse de lui comme d’un jouet qu’elle relève de terre avec une sorte de prédilection, et qu’elle y rejette ensuite avec dépit[8]. Ingrat Théodore ! dès que sa grandeur te daigne sourire, tu m’oublies : si elle t’aime, tu me laisses ; si elle t’abandonne, tu reviens à moi ! — Quel amour, hélas ! pourrait tenir contre une semblable conduite ?


Entrent LE MARQUIS et FABIO.
Ricardo.

Il m’est impossible, Fabio, d’attendre davantage, et je viens lui exprimer ma reconnaissance.

Fabio, à Marcelle.

Veuillez, s’il vous plaît, avertir la comtesse que le marquis est ici.

Marcelle, à part.

Cruelle jalousie, où veux-tu donc entraîner à présent mes folles pensées ?

Fabio.

Eh bien, vous n’y allez pas ?

Marcelle.

Si fait.

Fabio.

Vous lui annoncerez notre maître et son époux.

Marcelle sort.
Ricardo.

Vous reviendrez me voir demain, Fabio. Je vous donne mille écus et un cheval de la meilleure race.

Fabio.

Je ne puis que vous remercier de tant de bontés.

Ricardo.

Ce n’est que le commencement. Vous êtes le vassal et le serviteur que la comtesse estime le plus : j’entends que vous soyez mon ami.

Fabio.

Je me mets à vos pieds.

Ricardo.

Je ne pourrai jamais reconnaître tout ce que je vous dois.


Entre LA COMTESSE.
La Comtesse.

Vous ici, marquis !

Ricardo.

Ne devais-je pas venir vous remercier du message que Fabio m’a apporté de votre part ? Quoi ! après tant de refus, vous daignez enfin me choisir pour votre époux, ou plutôt pour votre esclave ? Permettez-moi de vous rendre grâce à genoux d’un bien si grand que je crains d’en perdre la raison. — Ah ! si mon bonheur passe mon mérite, il passe également mes espérances.

La Comtesse.

Je cherche à vous répondre, et je ne puis. — Qui, moi, marquis, vraiment, je vous ai envoyé appeler ?

Ricardo.

Qu’est ceci, Fabio ?

Fabio.

Monseigneur, si je vous ai porté cette nouvelle, c’est que Théodore m’en a chargé de la part de madame.

La Comtesse.

Tout ceci, marquis, ce sera quelque maladresse de Théodore. Il m’a entendue vous vanter, vous préférer à Frédéric, qui est mon parent, et de plus, d’un rang et d’un mérite qui ne sont pas à dédaigner ; et sur cela il se sera imaginé que j’acceptais votre main. Veuillez, je vous prie, excuser ces étourdis.

Ricardo.

Vous l’exigez, il suffit ; mais qu’ils se félicitent l’un et l’autre de la protection que vous leur accordez. Adieu, madame ; je ne vous en suis pas moins reconnaissant de votre bienveillance à mon égard, et j’espère que ma constance triomphera un jour de vos refus.

Il sort.
La Comtesse.

Voilà pourtant, nigaud, comme vous avez failli me compromettre !

Fabio.

Ce n’est pas contre moi que votre seigneurie devrait se fâcher.

La Comtesse.

Appelez Théodore. (À part.) Cet ennuyeux marquis choisissait bien son temps… au moment où je meurs de jalousie !

Fabio, à part.

Adieu mon cheval et les mille écus !

Il sort.
La Comtesse.

Que me veux-tu donc, amour ? que me veux-tu ? N’avais-je pas oublié déjà Théodore ?… Non, je ne l’avais pas oublié, et ma froideur n’était qu’une apparence. — Ô jalousie ! combien tu es puissante sur le cœur des femmes ! c’est par toi qu’elles souffrent, c’est toi qui renverses toutes les barrières que peuvent garder notre vertu ! — J’aime un homme à qui les lois du monde m’interdisent de donner mon amour, parce que je ne puis l’épouser. Je l’aime, et ne pouvant l’épouser, ne risqué-je pas les plus grands périls ?


Entrent THÉODORE et FABIO.
Fabio.

Oui, mon cher, il voulait me tuer. Mais, à vous dire la vérité, ce que je regrette le plus, ce sont les mille écus.

Théodore.

Voulez-vous un bon conseil ?

Fabio.

Tout de suite.

Théodore.

Le comte Frédéric se désespère de ce mariage. Allez lui annoncer que tout est rompu, et je suis sûr qu’il vous donnera ce que vous avait promis le marquis.

Fabio.

J’y cours.

La Comtesse.

Il a bien fait de partir.

Théodore.

J’ai lu et relu votre lettre, madame, et après l’avoir bien méditée, je viens vous dire que ma timidité est la conséquence de mon respect, en avouant que je me suis conduit comme un sot, et que vos bontés auraient dû triompher de cette gêne. Permettez-moi donc de vous l’avouer, je vous aime, je vous aime, madame. — Pardonnez… pardonnez à mon trouble…

La Comtesse.

Je vous crois sans peine, Théodore. Comment pourriez-vous ne pas m’aimer ? Ne suis-je pas votre maîtresse, et de tous mes serviteurs n’êtes-vous pas celui auquel j’ai toujours témoigné le plus de confiance et de bonté ?

Théodore.

Je ne vous comprends pas, madame.

La Comtesse.

Mon langage est clair cependant ; et je vous prierai de ne jamais franchir cette limite. Ayez des prétentions plus raisonnables. D’une femme comme moi envers un homme comme vous, la plus légère faveur doit suffire au bonheur, à la gloire de toute une existence.

Théodore.

Je supplie votre seigneurie d’excuser ma franchise ; mais je suis forcé de vous le dire, cet esprit brillant que tout le monde admire en vous n’a pas toujours un éclat égal. Était-il bien, je vous le demande, de m’avoir donné de telles espérances, que, ne pouvant supporter le poids de mon bonheur, j’en ai été, vous le savez, malade près d’un mois ? Et puisque nous sommes sur ce point, si lorsque vous me croyez indifférent, soudain vous vous enflammez, et si quand vous me voyez épris vous devenez de glace, que ne me laissiez-vous tout entier à Marcelle ? Pardonnez, madame, mais ce serait le cas de rappeler le conte que l’on fait du chien du jardinier. Excitée par une sorte de jalousie, vous ne voulez pas que j’épouse Marcelle, et si je renonce à elle, vous me traitez de manière à m’ôter le jugement et à me faire croire que je m’éveille d’un vain songe. Eh bien, vous dirai-je, mangez ou laissez manger. Je ne puis me contenter de douteuses espérances, et si vous ne voulez pas vous décider, je recommence à aimer là où l’on m’aime.

La Comtesse.

Pour cela, non ; je vous avertis, Théodore, qu’il vous faut renoncer à Marcelle. Jetez les yeux sur une autre, mais pour celle-là je ne saurais le permettre.

Théodore.

Votre seigneurie ne saurait le permettre !… Mais pensez-vous donc, madame, si je l’aime et qu’elle m’aime, pouvoir diriger nos volontés ? Pensez-vous que, pour vous complaire, je puisse porter mon affection là où mon goût ne m’attire pas ? J’aime Marcelle ; de son côté, elle m’aime ; nous pouvons avouer un amour vertueux, et…

La Comtesse.

Insolent ! prenez garde que je ne vous châtie !

Elle lui donne un soufflet.
Théodore.

Que faites-vous, madame ?

La Comtesse.

Je vous traite comme vous le méritez.


Entrent FABIO et LE COMTE FRÉDÉRIC.
Fabio.

Un moment, monseigneur.

Frédéric.

Vous avez raison. Mais non, il vaut mieux entrer. Qu’est-ce donc, madame ?

La Comtesse.

Ce n’est rien. C’est un de ces ennuis que les maîtres ont souvent.

Frédéric.

Votre seigneurie peut-elle me recevoir ?

La Comtesse.

Oui, je voudrais vous parler.

Frédéric.

J’aurais voulu me présenter dans un moment plus favorable.

La Comtesse.

Ce n’est rien, et je suis charmée de vous voir. Voulez-vous me suivre ? Je veux vous confier mes projets relativement au marquis.

Elle sort.
Frédéric.

Fabio ?

Fabio.

Monseigneur ?

Frédéric.

Je soupçonne que cette colère cache un autre sentiment[9].

Fabio.

En vérité, je ne sais rien ; seulement je suis confondu de voir la comtesse traiter aussi mal quelqu’un de sa maison. Jusqu’à ce jour, cela ne lui était jamais arrivé.

Frédéric.

Il me semble que son sang coule.

Ils sortent.
Théodore.

Si ce n’est pas de l’amour, comment donc, amour, faudra-t-il appeler de pareils emportements ? Et si c’est ainsi qu’aiment les grandes dames, je ne les tiens pas pour des femmes, mais pour de véritables furies. — Si votre grandeur vous défend des plaisirs qui sont égaux pour tous les rangs, pourquoi donc, cruelle, vous livrer à une telle fureur ? Pourquoi, sans pitié pour vous-même, vouloir tuer celui que vous aimez ? Main charmante, j’aurais voulu te couvrir de baisers, reconnaissant que j’étais d’un si doux châtiment. Cependant je ne m’attendais pas à le trouver si sévère, et si c’est pour me toucher que tu m’as frappé, toi seule as jamais trouvé du plaisir dans la jalousie.


Entre TRISTAN.
Tristan.

J’arrive toujours après l’événement… comme l’épée du poltron.

Théodore.

Ah ! mon pauvre Tristan !

Tristan.

Qu’est-ce donc, monseigneur ? Il me semble voir du sang sur votre mouchoir ?

Théodore.

Mon Dieu ! oui. C’est la jalousie qui veut faire entrer l’amour de cette manière.

Tristan.

Morbleu ! voilà une jalousie bien ridicule !

Théodore.

Ne t’en étonne pas. Elle est folle, et comme elle n’ose céder à son amour, de peur de se compromettre, elle s’est vengée sur moi des tourments que lui cause ma bonne mine.

Tristan.

Monsieur, que Juana ou Lucie, jalouses, me cherchent querelle, qu’elles déchirent à coups de griffes la collerette dont elles m’ont fait cadeau, qu’elles m’égratignent, qu’elles m’arrachent les cheveux pour savoir si je ne leur ai pas joué quelque tour de ma façon, à la bonne heure, il n’y a rien à dire, et l’on doit s’y attendre avec ces demoiselles. Mais qu’une grande dame se manque à elle-même à ce point, ma foi, je n’en reviens pas.

Théodore.

Que te dirai-je, Tristan ? j’en perds la tête. Tantôt elle m’adore, et tantôt elle me déteste. Elle ne veut pas que je sois à Marcelle, elle ne veut pas que je sois à elle ; et si je m’éloigne, aussitôt la voilà qui cherche un prétexte pour me rappeler. En vérité, c’est le chien du jardinier qui ne mange ni ne laisse manger, qui n’est ni dedans ni dehors.

Tristan.

On m’a raconté qu’un docteur, un savant professeur, avait une gouvernante et un laquais qui se disputaient sans cesse. Ils se disputaient en dînant, ils se disputaient en soupant ; pendant la nuit, ils l’empêchaient de dormir, et le jour, il lui était impossible d’étudier. Un beau matin, comme il faisait sa classe, il fut forcé de revenir chez lui à la hâte, et entrant dans sa chambre à l’improviste, que voit-il ? gouvernante et laquais dans un accord parfait. « Dieu soit loué ! leur dit-il, une fois au moins je vous trouve en paix. » C’est ainsi, j’imagine, que finiront toutes vos querelles.


Entre LA COMTESSE.
La Comtesse.

Théodore ?

Théodore.

Madame ?

Tristan, à part.

Elle est partout, comme un esprit follet.

La Comtesse.

Je venais savoir comment vous alliez.

Théodore.

Vous le voyez.

La Comtesse.

Êtes-vous bien ?

Théodore.

Fort bien.

La Comtesse.

Vous n’ajoutez pas : À votre service.

Théodore.

Non, madame, et je ne puis pas y être longtemps si vous me traitez ainsi.

La Comtesse.

Ah ! que vous me connaissez mal !

Théodore.

Si mal, en effet, que je ne puis pas même vous comprendre, je n’entends pas votre langage, et je sens vos coups. Si je ne vous aime pas vous vous fâchez, vous vous fâchez si je vous aime. Si je vous oublie vous m’écrivez, et si je me contiens je vous offense. Vous paraissez désirer que je vous entende, et si je vous entends je suis un sot. Madame, tuez-moi ou donnez-moi la vie ; mais mettez une fin à mes tourments.

La Comtesse.

Vous avez saigné ?

Théodore.

Sans doute.

La Comtesse.

Où est votre mouchoir ?

Théodore.

Le voilà.

La Comtesse.

Montrez-le.

Théodore.

Pourquoi ?

La Comtesse.

Je le veux[10]. Vous irez trouver Octavio, Théodore. Je viens de lui ordonner de vous compter de ma part deux mille écus.

Théodore.

Dans quel but ?

La Comtesse.

Pour acheter des mouchoirs.

Elle sort.
Théodore.

Eh bien, tu as vu ?

Tristan.

Ce sont des enchantements.

Théodore.

Elle me donne deux mille écus.

Tristan.

À ce compte, moi, je recevrais volontiers une douzaine de soufflets.

Théodore.

C’est, dit-elle, pour des mouchoirs, et elle a emporté le mien teint de sang.

Tristan.

Justement, c’est votre sang qu’elle vous paye[11].

Théodore.

Il paraît que le chien du jardinier caresse après avoir mordu.

Tristan.

Tout cela finira comme l’histoire de mon docteur.

Théodore.

Que le ciel t’entende !

  1. Ce morceau est dans l’original une sorte de dialogue où Théodore s’entretient avec sa pensée.
  2. Muestra que vendrá lavado,
    Si en tus manos ha venido.

  3. Ce couplet de Tristan est dans l’original un baragouin mêlé d’espagnol et de latin macaronique.
  4. Le texte est beaucoup plus précis :

    Si Pasife quiso un toro,
    Semiramis un cavallo,
    Y otras los monstruos que callo, etc, etc.

  5. Littéralement : « Allez lui demander l’étrenne de cette nouvelle. » L’usage était de faire des cadeaux aux porteurs d’une bonne nouvelle. Ces présents s’appelaient albricias. De là le mot albricias, changé en interjection a fini par signifier ces nouvelles elles-mêmes.
  6. La comtesse qualifie Tristan d'une manière beaucoup plus énergique. Elle le nomme Alcahuete.
  7. Allusion au vieil usage espagnol qui consistait à tracer au commencement d’une lettre l’image d’une croix : †.
  8. Littéralement : « Il me représente le seau d’une roue à pot, lequel se remplit lorsqu’il est en bas, et se vide quand il s’élève. »
  9. L’espagnol est charmant :

    .....Yo sospecho
    Que en estos disgustos ay
    Algunos gustos secretos
    .

  10. Mot à mot : « Parce que je veux (ou j’aimeà ce sang. » Le verbe querer a en espagnol une double signification, aimer et vouloir.
  11. Pagó la sangre y te ha hecho
    Doncella por las narices.

    Allusion au présent que l’on faisait à la mariée le lendemain des noces, et que les Allemands appellent le morgen blad. Cet usage avait probablement été introduit en Espagne par les Goths.