H.-L. Delloye (IVp. 93-110).

XXIV.

La maison pâle.

Le temps de vouloir est passé pour vous !
(Le comte de Carmagnole, acte V.)

Au temps où se passe cette histoire, il existait encore, près de la barrière d’Enfer, une singulière maison de laquelle il reste à peine aujourd’hui vestige, depuis que son emplacement s’est vu occupé par une brasserie considérable…

Isolée des autres habitations de ce boulevard désert par trois grandes cours qui remplissaient l’office de chantiers, elle offrait d’abord à l’œil, dans son enfoncement obscur, une façade lézardée en vingt endroits et dont les persiennes à demi brisées n’avaient jamais été vues ouvertes par qui ce fût.

Sur les murs extérieurs, les herbes parasites, le gramen et les coquelicots, se faisaient jour glorieusement pendant l’été ; mais l’hiver venu, les plantes, moins serrées, laissaient voir d’énormes piquans de fer sur lesquels le plus hardi voleur eût frémi de s’appuyer.

Une allée droite et raide conduisait à la maison, que l’on pouvait apercevoir à travers sa grille… Cette grille conservait encore deux chiffres d’honneur entrelacés, comme il s’en rencontre à beaucoup de ces clôtures à jour façonnées au siècle de Louis XIV. Celle-ci était en outre flanquée de deux pavillons, fermés comme deux donjons féodaux et qui ne laissaient apercevoir que des fenêtres étroitement oblongues en guise de meurtrières. Vous eussiez cru voir l’entrée d’un vrai château-fort.

Les murs de la maison étonnaient surtout par une sorte de pâleur mate qui, lorsque la lune tombait d’aplomb sur eux, leur donnait l’air d’une tombe…

Les pavillons, la façade, tout, jusqu’au pavé crayeux de cette cour, conservait cette teinte étrange ; ce qui faisait que dans le quartier on nommait cette maison la maison pâle.

Le propriétaire actuel de ce lieu avait jugé convenable d’établir au pied même de son perron un chenil de pierres massives, d’où quatre grands chiens loups, tels que les peint si admirablement Fielding, pouvaient s’élancer au premier bruit qui aurait interrompu le silence de la maison.

Car pour l’ordinaire elle était plongée dans un effrayant silence, cette maison, vis-à-vis de laquelle le cœur se serrait comme par instinct… Il semblait en vérité que ses murs recélassent quelque mystère impénétrable, quelque drame intime, soigneux d’amasser l’ombre autour de lui. Il n’y avait aucun portier près la grille, pas même seulement une misérable cloche que la main du passant pût agiter en cas de besoin. L’œil du maître y devait être aussi attentif, aussi éveillé que celui des quatre dogues, car, en cas de visite, indépendamment de la barre qu’avait la grille, il fallait détacher une énorme chaîne de fer pendant à deux bornes intérieures de la cour. Quant à la cuisine, comme elle était souterraine, il était difficile qu’on y entendît le moindre bruit ; et pourtant, à certaines heures, les sons d’une voix tristement cadencée s’y frayaient passage par le soupirail, sans que pour les voisins il pût en résulter un sens précis.

À d’autres instans, et principalement lorsque la nuit étendait son crêpe sur ces murailles, la flamme extravagante qui se faisait jour à travers les persiennes ébréchées d’une chambre du milieu semblait vomir aussi quelques paroles inintelligibles… On eût dit que ces échelons de bois, dont le loquet demeurait toujours fermé, abritaient à l’intérieur quelque conjuration cabalistique… Tantôt la flamme y paraissait bleue comme celle du punch, tantôt elle dardait au dehors des jets rougeâtres… Rien n’était distinct ni reconnaissable dans cette espèce d’incendie, mais on y voyait sautiller pourtant une forme noire empressée à l’exciter ou à l’abattre, ombre travailleuse qui tenait souvent un pan de rideau entr’ouvert et le rabaissait ensuite sur elle pour tout faire rentrer dans la nuit. De fortes odeurs, émanées enfin de cette chambre, donnaient lieu de croire à quelques expériences chimiques tentées sans doute par son curieux propriétaire…

Une fois par semaine, deux ou trois personnes ébranlaient de leurs pas le vaste péristyle, dont presque tout le carrelage était déchaussé… Insensiblement d’autres arrivaient, et le nombre exigé pour la réunion une fois atteint, ils se rassemblaient tous dans la plus sourde pièce de cette bastille… Partout le quartier d’Enfer il n’était venu encore à l’idée de personne de les croire faux-monnayeurs, et pourtant ils en avaient bien l’allure.

Le personnage retranché dans cette maison ne se trouvait pas lui-même exempt de toute ressemblance avec la couleur de sa façade, car il n’était pas besoin des rayons de la lune pour que la seule pâleur de ses traits en fît un fantôme. Maigre, bilieux, plein d’empire et de lenteur souveraine dans ses moindres mouvemens, il se promenait la plupart du temps dans sa cour ; les bras croisés, interrogeant de l’œil quelques plantes étiolées des tropiques, qu’il s’obstinait à y vouloir faire fleurir. À son air rêveur et profondément absorbé, vous l’eussiez pris d’abord pour un savant ou pour un chercheur de la pierre philosophale… Sa tête était nouvellement rasée, et la lueur du moindre flambeau s’y mirait comme sur l’onde d’un lac… Il aimait peu à parler et répondait à peine aux questions qu’on lui adressait. Souvent encore, c’était moins son pas, dont le bruit était imperceptible, que la fumée légère de son cigare en papier qui trahissait sa présence dans les allées du maigre jardin où il avait coutume de se promener… Quand on l’apercevait, on éprouvait devant lui une sorte d’effroi, commandé par son sourire dur et méprisant. Il tenait habituellement à la main un chapelet à grains d’argent et d’ivoire ; sur ces grains, il marmottait à voix basse des oremus.

La seule personne qui le servît avait pour nom Josépha. C’était une vieille Espagnole, revèche, assez semblable à la dame Léonarde de Gil-Blas ; elle était énorme d’embonpoint et taillée en boule comme un oranger des Tuileries ; elle raclait de la guitare et chantait des ballades dans sa cuisine ; mais, ce qui n’était pas moins curieux, c’est qu’elle persistait à croire qu’elle était née pour être grande dame et qu’elle ne parlait jamais aux gens de la rue…

Nous croyons avoir suffisamment expliqué, par le seul aspect de cette maison, l’invincible répugnance avec laquelle une femme y serait entrée… Ce fut pourtant là que Tio-Blas conduisit Mme de Langey, car cet homme c’était lui, et cette maison la sienne.

Seulement Tio-Blas n’y était pas connu sous ce nom, mais sous celui du comte de Cerda.

L’hidalgo, on le voit, avait repris enfin le dessus, Tio-Blas ne se souciant plus d’être bandit.

Aussi ces quelques hommes qui venaient le visiter à des heures nocturnes recherchaient-ils sa maison pour un autre but.

À cette époque, les intrigues révolutionnaires ourdies par les hommes de couleur contre Saint-Domingue avaient pour objet de combattre le parti des colons résidant en France ; parti jaloux à bon droit de ses prérogatives et dont l’hôtel Massiac devint plus tard le centre de ralliement. Dans ces premiers élémens de destruction imminente venaient se fondre les intrigues contre-révolutionnaires de l’Espagne et les intérêts mercantiles de l’Angleterre. L’une et l’autre de ces puissances avaient promis de fournir des armes, des munitions et des approvisionnemens. Les Espagnols, ainsi que le gouvernement de France, désiraient la contre-révolution ; l’Angleterre voulait y ajouter la ruine du gouvernement français. Les agitations de la colonie de Saint-Domingue fermentaient déjà, et les négrophiles ne pouvaient voir avec indifférence ces hardis symptômes.

Le comte de Cerda, que la misère arrachait à son apathie habituelle, comprit tout de suite le rôle qu’il pouvait jouer dans ce drame qui devait ruiner la plus admirable possession française. Irrité contre son pays, il jura de s’en venger et de ne rentrer qu’en maître sur ce sol, dont pour ainsi dire on avait tari devant lui les veines d’or. La fermeture des mines de la colonie, les mépris de l’évêque son parent, son emprisonnement et plus que tout cela les maux inouïs que son amour lui avait fait souffrir sur ce sol maudit, concouraient à affermir chez lui une épouvantable résolution, celle de se mêler ténébreusement aux conspirateurs de France, aux hommes de couleur, pour fomenter la ruine de son pays. Il avait toujours rêvé la supériorité féodale dans un château ceint de tours, les richesses d’Ovando et la future soumission de Mme de Langey, en ces lieux mêmes où elle l’avait vu ramper !

Ces illusions d’un cœur ulcéré avaient la chance à ses yeux de devenir enfin une réalité triomphante. Le comte de Cerda pourrait donc remettre le pied en vainqueur sur cette terre qui l’avait traité en vaincu ! Les gens de couleur, auxquels il ne rougit pas d’ouvrir sa porte, ne tardèrent pas à se rassembler chez lui comme dans un club dont sa haute prudence devait diriger les moindres délibérations. Au sourire haineux qui effleurait habituellement le coin de sa bouche, à l’âpre fierté de ses moindres mouvemens, aux paroles brèves et saccadées qu’il laissait tomber sur ces interlocuteurs, pas un qui n’eût cru voir parler et se mouvoir devant lui un portrait de Carreno ou de Velasquez… Les instructions qu’il leur donnait sur la position coloniale de l’Espagne eussent honoré la sagacité d’un ministre !

Il affichait au dehors la livrée de la misère ; et cependant, depuis quelques semaines il commençait à en sortir… Ce n’était pas lui d’abord qui payait le loyer de cette maison où il logeait depuis peu ; c’était son propriétaire lui-même, le joaillier Boehmer.

Cet homme, qui devait figurer plus tard si malheureusement dans l’éclatante affaire du collier, était devenu à la lettre l’adepte du comte. En quittant Saint-Domingue pour le pavé glissant de Paris, l’Espagnol avait compris que dans cette ville de charlatans un nom de noble sonnerait merveilleusement ; cependant, il faut le dire à sa gloire, il avait d’abord généreusement lutté contre cette profanation de toute noblesse. Peu à peu la misère prit le dessus, et il se résolut à se servir de son titre… Les comtes de Cagliostro et de Saint-Germain étaient à coup sûr de moins bonne famille que lui, mais ils savaient engluer leur monde par de belles paroles. À défaut de leur habit, Tio-Blas possédait leur éloquence ; il se servit de la sienne près du joaillier.

Un hasard singulier avait fait garder à l’Espagnol le cachet de ses armes, preuve unique de la noblesse héréditaire de sa maison, héroïque débris sauvé des pourchasses des officiers et des dragons jaunes de Saint-Domingue !… Pressé par le besoin, il le porta un jour chez Boehmer. Boehmer le confronta avec un plat magnifiquement ciselé qui provenait de la vente d’un ambassadeur d’Espagne, allié au sixième degré à la maison de Cerda. Cette découverte le mit bientôt en rapport avec l’Espagnol. Boehmer était un artiste d’imagination, et nul mieux que le comte de Cerda ne s’entendait à éveiller l’imagination des autres… La connaissance qu’il semblait avoir des pierreries et surtout des localités de Saint-Domingue éblouit Boehmer, qui ne tarda pas à se repaître avec délices des fables merveilleuses que l’Espagnol lui débita sur le Morne-Rouge. Là devaient dormir des trésors sans nombre, enfouis depuis les persécutions du gouvernement espagnol et le comblement des mines. L’Espagnol paraissait connaître la voie la plus sûre pour ces découvertes ; il s’occupait lui-même de chimie, et il en causa avec Boehmer. Boehmer l’écouta avidement et comme un homme qui, malgré sa richesse, rêve toujours la fortune. Peu à peu le comte le persuada, au point qu’il le fit entrer jusque dans ses idées de haine contre son pays ; le bouleversement étant, disait-il, le plus sûr moyen pour couvrir le projet de fortune qu’ils méditaient et qui devait leur profiter à tous deux.

Le joaillier n’avait pas encore été dupe ; il donna dans le piége avec une merveilleuse facilité. Pour assurer les desseins du comte de Cerda, il lui abandonna cette maison, il l’aida lui-même à y placer quelques fourneaux de chimie… Ces murs discrets ne devaient rien révéler de leurs mutuelles expériences. Boehmer habitait lui-même à l’autre extrémité de Paris ; lorsqu’il venait voir celui qu’il nommait son maître, c’était dans la nuit et pour lui apporter quelques subsides. L’Espagnol, on le pense bien, les mettait à part, résolu à profiter de l’argent de Boehmer pour partir au premier jour…

Mais, comme l’amour, la haine ne s’amuse-t-elle pas de mille projets et de mille détours ? Le mobile secret de tous les complots de l’Espagnol était l’asservissement résolu de Mme de Langey. Nous l’avons dit, chez cet homme la vengeance ne vieillissait pas ; elle était devenue indispensable à sa vie. Malgré l’opium auquel il avait recours, il ne pouvait oublier !… le remords était son hôte.

C’est ce qui faisait sans doute qu’à l’heure ordinaire de l’Angelus, il s’en allait chercher la Josépha et la faisait prier à ses côtés devant une croix de bois plantée par lui dans l’endroit le plus reculé de son jardin…

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La marquise entra dans cette maison comme on entre dans un sépulcre… Il y aurait eu folie pour elle à crier durant le trajet qu’elle fit en fiacre avec son singulier guide ; il l’avait dégagée pourtant de son mouchoir, mais il ne quittait jamais sa mancheta. Il fit ouvrir bientôt par Josépha un vaste et silencieux appartement, dont un lit à lourds rideaux de serge verte formait le principal meuble. Un crucifix ornait le dessus de la cheminée.

— Vous ne retrouverez point ici, madame, vos vases du Japon et vos paravens de laque ; mais quand le vaisseau a sombré, on est encore heureux de se rattacher à quelques planches. Voici d’ailleurs Josépha, qui vous fera oublier, je l’espère, le maître d’hôtel de M. de Boullogne !…

Josépha parut éblouie à la vue des dentelles et des pierreries de la créole ; mais son dédain ordinaire reprit le-dessus dès qu’elle vit que la malheureuse pleurait.

— Quelque comédienne… pensa la servante.

L’Espagnol reprit, sans faire attention à ses sanglots :

— Vous ne vous étonnerez pas non plus de certains bruits qui peuvent ébranler les solives de cette maison : vous voilà de ce jour sous ma garde… Vous voyez qu’on est armé… voici des pistolets dont j’examine l’amorce tous les soirs…

Mme de Langey ne répondit pas ; elle se leva et considéra machinalement une carte qui était fichée avec quelques mauvais clous sur la porte même…

— C’est une carte de Saint-Domingue reprit-il ; voulez-vous, marquise, que je vous montre l’endroit où se trouve la Rose ?

Elle voulut s’éloigner, il la retint ; et lui faisant suivre impitoyablement sur la carte les linéamens décrits par son doigt :

— Ceci, lui dit-il en montrant un petit point noir presque insaisissable à l’œil, c’est la Concha !…

— Grâce…… murmura-t-elle…… je suis en votre pouvoir, grâce !……

Il n’a pas demandé de grâce, lui ! Il est mort noblement… sans me prier… sans me conjurer… Oh ! ce n’était point un lâche !

Il la quitta brusquement pour s’enfuir dans le jardin… La créole demeura seule dans la demi-obscurité produite par la nuit tombante. Son regard inquiet eut bientôt fait l’examen de cette chambre ; elle frémit en revoyant cette carte où le doigt de l’Espagnol s’était promené un instant, comme eût fait le doigt de Dieu ! Dans une semblable situation, il lui devenait difficile de ne pas songer au seul être qui eût pu l’arracher à ce cercueil anticipé, à ce fils que peut-être elle ne devait plus revoir… Pour la première fois des larmes de mère vinrent baigner sa pâle joue ; sa consternation fut horrible en songeant que nul ne pourrait même soupçonner sa misère… Il n’y avait pas d’apparence que le chevalier lui-même se fût arraché à son accablement pour suivre cette voiture ; et d’ailleurs, une fois dans la tanière du tigre, quel vengeur serait assez hardi pour l’arracher à son ongle ? La perspective de la vie affreuse qu’elle allait mener donna pourtant à la créole un affreux courage, un courage qu’elle n’eût pas cru trouver elle-même au fond de son cœur : pressentant que tout moyen d’écrire lui serait refusé dans cette maison, elle prit une épingle et se piqua le bras gauche… Cela fait, elle détacha sa respectueuse[1], et sur ce ruban, presque aussi blanc que sa gorge, elle écrivit l’adresse de M. de Vannes et celle de la maison où elle se trouvait enfermée…

— Le ciel m’exaucera, pensa-t-elle, il me permettra de rencontrer un homme à qui je puisse remettre cette indication !

Confiante en cette pensée, la malheureuse femme prit en patience le joug terrible sous lequel cette main de fer la courbait… L’instinct que le comte avait prétendu surtout rabaisser en elle, c’était la fierté ; elle eut à endurer, dès ce jour, la compagnie humiliante de Josépha. Cette fille surveillait ses moindres mouvemens avec une rigueur scrupuleuse ; elle se plaisait à lui répéter continuellement qu’elle serait fort heureuse avec le comte de Cerda.

M. le comte ne veut pas faire de vous une maîtresse… mais sa femme, reprenait-elle lorsqu’elle la voyait triste.

Josépha n’appartenait elle-même à l’Espagnol que depuis une quinzaine de jours ; elle ignorait entièrement son ancienne vie… Sous le prétexte de faire l’assidue près de la créole, elle augmentait pour elle les tortures de cette captivité. Ce fut alors que la marquise se ressouvint de Finette ; Finette, pauvre fille qui avait payé de sa vie la méprise sanglante de Tio-Blas.

— Si je refuse de l’épouser, j’aurai le même sort, se dit-elle.

La marquise n’avait pas tardé à devenir l’humble servante de Josépha. C’était à elle que la malicieuse duègne abandonnait le soin de sa chambre ; elle se vit obligée à balayer elle-même : il est vrai que quelques années plus tard, une femme, plus belle que la créole, une reine de France, devait recoudre elle-même ses bas au Temple !

Depuis son séjour dans cette maison, la haine irréconciliable de Cerda ne s’était portée envers elle à aucune extrémité violente, mais elle la sentait planer autour de sa tête comme les ailes du vautour. Cette haine se faisait jour par une infinité de précautions. Ainsi, la marquise ne pouvait se promener dans le jardin sans que les quatre dogues ne fussent lâchés ; elle n’ouvrait pas un livre sans que Josépha n’ôtât le couteau qui servait à couper les pages. Quand le comte lui adressait la parole, il avait l’air de poursuivre en lui-même le sens d’une vengeance logique ; il affectait de faire intervenir Saint-Domingue dans ses moindres récits. Osait-elle lui redemander son fils, il lui parlait du marquis de Langey son père ; entretenant ainsi dans l’âme de cette infortunée femme des souvenirs plus terribles encore que ceux de ce monde qu’elle avait perdu. Le froid noir qui tombe des voûtes d’un cachot, le mugissement d’une bête fauve ou le pas sonore d’un meurtrier eussent moins effrayé la créole que cette tranquillité sinistre de tous les quarts d’heure. Les fumées de l’opium faisaient de Cerda une sorte d’être énigmatique, mais toujours marqué de ce fatal pouvoir qui fait flamboyer le glaive aux mains de l’ange exterminateur.

Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis cette odieuse hospitalité, et la marquise n’avait même pu entrevoir une seule des figures qu’il recevait dans la partie basse de sa maison, lorsqu’un soir elle crut distinguer un homme à travers les persiennes éclairées de la chambre du milieu, qui servait de laboratoire. Ce n’était pas l’Espagnol, car il se tenait alors dans la cour, roulant entre ses doigts un papelito, dont la fumée onduleuse montait jusqu’à sa fenêtre… Mme de Langey avait soufflé sa lumière et se tenait collée contre une vitre, les yeux attachés sur son gardien…

Il grimpa bientôt dans le laboratoire, où la flamme était intense, et parut discourir vivement avec l’homme qui s’y trouvait. Par une illusion qui ne pouvait trouver sa source que dans une folle espérance, la marquise se persuada que cet homme était peut-être M. de Vannes ou son fils ; cependant la silhouette noire paraissait plus longue de taille. Les deux ombres se séparèrent bientôt Mme de Langey remarqua qu’en partant elles ne se saluaient point…… Curieuse de voir si elle ne se trompait pas, elle attendit que l’inconnu passât au-dessous de sa fenêtre pour l’appeler… les rayons de la lune lui firent alors reconnaître le joaillier Boehmer. Il avait travaillé pour la marquise, et parut surpris au delà de toute expression de la trouver en ce lieu.

— Tout entretien nous perdrait, lui dit-elle, prenez ceci et remettez-le à son adresse.

C’était le ruban ; le joaillier tendit son tricorne et le reçut… Il venait à peine de franchir la grille que le comte entra chez Mme de Langey, tenant à la main plusieurs papiers.

— Vous voilà riche, lui dit-il, comtesse de Cerda, car un honnête homme vient de me remettre une partie de sa fortune… Demain nous partirons pour Bordeaux, et de là nous cinglons vers Saint-Domingue…

Il dicta alors à la marquise de Langey les conditions de sa nouvelle vie… Elle devait le suivre, l’épouser, et le voir bientôt assis en maître avec elle à San-Yago, dont la révolte ne pouvait tarder. Son antique puissance allait renaître ; il jurait par la Vierge qu’il n’avait jamais haï que la marquise de Langey, mais qu’il protégerait la comtesse de Cerda.

La créole était demeurée muette de surprise… Elle ne s’attendait pas sitôt à cet extrême parti, elle espérait toujours que l’Espagnol y renoncerait ou que le hasard viendrait la délivrer de sa tyrannie !… Quand elle le vit lui tendre cette main rougie de sang, elle fit un pas en arrière, tout en s’efforçant de paraître calme. Elle attendait cet ordre comme la sentence de l’exécuteur ; une fois prononcé, elle ne dit rien au bourreau…

Les rapports qui paraissaient exister entre Boehmer et Cerda lui firent croire aisément à la connivence du joaillier ; évidemment il ne remettrait pas le ruban, il craindrait que l’Espagnol ne fit retomber sur lui tout le poids de sa vengeance… Les préparatifs de ce départ si subit ne témoignaient que trop l’horrible impatience de Cerda. La marquise se sentit glacée de terreur en voyant une vaste berline remplie de ses objets les plus précieux, qu’il disposait lui-même tranquillement dans sa cour. L’Espagnol y avait placé plusieurs paquets d’armes ; il semblait qu’il se tînt prêt à soutenir un siège partout où il en serait besoin. La créole avait rallumé sa lampe et s’était jetée à genoux devant le crucifix de sa chambre, dans un trouble que rien ne peut rendre. Mme de Langey était encore magnifique de beauté… Qui l’eût vue en ce moment à genoux, pâle et résignée, levant vers le ciel ses yeux baignés de pleurs et cependant remplis de souveraine volonté, eût pensé à l’une de ces martyres admirables du Proccacio… Mme de Langey venait de se souvenir qu’elle était une fille noble ; c’était en fille noble qu’elle devait mourir… En parcourant les sinueux détours de cette caverne, elle était arrivée un jour jusqu’à la porte du laboratoire de l’Espagnol, qu’elle avait trouvée fermée… Appliquant son œil à cette serrure, elle ne tarda pas à reconnaître, cette fois, dans la chambre divers alambics, des récipiens, des fourneaux… Plusieurs flacons étaient épars sur la table ; l’un d’eux, un très-petit, frappa son attention par sa forme et par le soin avec lequel il se trouvait seul enchâssé dans un fourreau de galuchat noir… À force de tâtonnemens, elle parvint à l’extrémité du corridor qui menait au laboratoire. Par un singulier bonheur, elle crut entrevoir qu’on avait oublié d’en fermer la porte… Toute flamme y sommeillait, on y sentait seulement une forte odeur de charbon…

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Cette nuit-là même et pendant que l’Espagnol, aidé de Josépha, veillait dans la cour aux préparatifs de son voyage, il aperçut, au bout de la ruelle qui longeait les murs de son jardin, sept hommes en manteaux bleus, brodés d’un galon d’or, qui semblaient vouloir se diriger vers sa porte. Ils marchaient à tâtons et en s’appelant à voix basse, car la nuit était fort sombre… Arrivés devant la grille, ils firent une halte, et l’un d’eux, celui qui paraissait le guide, tourna bientôt les yeux du côté de l’Observatoire… La colonne de poussière qui ne tarda pas à s’élever de cette direction fit présumer à Cerda que c’étaient sans doute des cavaliers qui accouraient ; c’était, en effet, une compagnie du guet à cheval qui venait prêter main forte aux sept hommes. Peu soucieux de lutter contre de telles forces, l’Espagnol n’eut que le temps de se souvenir d’une issue secrète, par laquelle, après s’y être caché, il pouvait gagner les champs. Il courut à l’appartement de la marquise, mais il le trouva désert. Les agresseurs approchaient ; encore une minute, et il allait se trouver pris par ces hommes… En traversant le corridor, il vit son laboratoire ouvert, et dans les demi-ténèbres de ce lieu une forme blanche qui semblait reposer sur un fauteuil…

Il s’approcha… mais il recula en même temps. Le visage de la marquise était d’un bleu violet… on eût dit qu’elle venait d’être frappée de la foudre… ses doigts crispés tenaient la fiole au fourreau de galuchat noir.

— Empoisonnée ! s’écria-t-il en fuyant…

Au même instant, et presque sur les pas de Cerda, un homme se précipita dans le laboratoire… C’était à coup sûr le guide, car il avait devancé les autres, qui arrivaient à pas de loup et après avoir gravi les murs à l’aide d’une échelle. Il élevait dans sa main un ruban blanc.

Cet homme, c’éîait M. de Vannes, qu’avait prévenu Bœhmer. Il se jela sur ce corps en poussant un cri ; mais la marquise de Langey avait abordé ces terribles portes que l’on nomme l’Éternité !

  1. Large nœud qui ornait la poitrine des femmes du temps de Louis XVI.