H.-L. Delloye (IVp. 79-83).

XXII.

Enlèvement.

Hé bien ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre.
(Molière, le Mariage force, scène IV.)

Tout le monde était à peine sorti que la porte vitrée du couloir fut poussée violemment…

— Mes lettres ! s’écria Mme de Langey, mes lettres !…

Écrasé de ce qu’il venait d’entendre, Saint-Georges était retombé dans un fauteuil. Au bruit que fit Mme de Langey, il se retourna subitement… Il crut voir un spectre, tant la marquise était pâle… Elle avait écouté dans le cabinet les paroles du contrôleur général avec une horrible anxiété… Elle se précipita la clé à la main sur le secrétaire.

— Vide ! s’écria-t-elle tout d’un coup, en poussant un cri de désespoir…

— Vide ! reprit avec étonnement le chevalier.

— M’auriez-vous trompée, monsieur, lui dit-elle, ou bien vous aurait-on volé ce dépôt ? Qui a pu s’emparer de ces lettres, dont nul ne savait le prix ?

— Moi ! qui les ai portées ce matin même à M. de Boullogne, répondit d’une voix tonnante un homme basané, couvert d’orgueilleux haillons… Son regard effronté traduisait assez le mépris qu’il faisait de la marquise. Il entrait d’un air résolu et sardonique.

— Tio-Blas !… s’écria Saint-Georges, foudroyé lui-même par cette subite apparition…

— Tio-Blas !… murmura après le chevalier la tremblante marquise de Langey.

— Moi-même, continua-t-il en se drapant des plis d’un manteau percé de trous, pendant que cette femme, immobile de surprise, le contemplait de la tête aux pieds comme pour s’assurer que ce n’était pas son ombre… C’est dans le malheur et l’abandon, reprit-il, qu’on retrouve les vrais amis ! M. de Boullogne vous quitte, marquise, moi je vous prends… Vive Dieu !… J’ai plus de pitié de vous que ce M. de Vannes que l’on dit être votre amant ! Je ne laisserai pas la colombe tomber au filet de l’oiseleur ! Ma maison sera la vôtre, marquise de Langey ; ma maison, entendez-vous ? car j’ai une maison… J’ai le droit de vous l’offrir : ne m’avez-vous pas reçu autrefois ?…

À cette voix terrible qui lui rappelait tous ses dangers, la marquise sentit un frisson de glace courir par ses membres, elle n’osa pourtant pas se placer derrière Saint-Georges.

— Vous êtes étonnée de me voir ici, madame ? Je n’ai fait qu’y reprendre mon bien, l’autre soir ; ah ! je m’en confesse au chevalier. En tout il faut de l’ordre, voyez-vous, et depuis un grand siècle j’étais à la piste de vos lettres… Je ne savais pas que le ciel donnerait avant-hier au chevalier l’admirable distraction de laisser sa clé sur la table que voici… Je venais lui rendre visite, parce qu’il n’est pas fier et veut bien recevoir par fois les anciens amis ; quand j’ai vu ce joli bijou de clé qui se promenait innocemment, santa madre di Dios ! me suis-je dit en faisant à la Vierge une fervente invocation, faites, ma sainte mère, que je retrouve en ce lieu ce que je soupçonne y dormir ! Car, mon cher Saint-Georges, vous m’aviez trop prêché le pardon des injures, il y a une semaine, pour que je ne vous soupçonnasse pas un peu de vouloir vous venger en temps opportun… Je me défie toujours des belles actions, moi ; c’est ma nature… Il y avait mille livres à parier que M. le contrôleur général me recevrait muni de ces pièces de comptabilité. Oh ! il m’a donné audience avant toute la plèbe des solliciteurs, peu s’en est fallu qu’il ne me proposât un emploi !…

— Puis-je en croire mes yeux, Tio-Blas, s’écria Mme de Langey, quoi ! c’est vous, vous souillé déjà de tant de crimes, que je retrouve acharné à ma ruine !

— J’ai le malheur, moi, d’être constant… que voulez-vous ?

— Ainsi vous avouez que c’est vous qui m’avez perdue ? Prenez-y garde, Tio-Blas ! ces lettres vous accusent autant que moi…

— C’est ce qui m’importe peu… Il y aurait d’ailleurs prescription ; madame la marquise, notre crime à tous deux ne date-t-il pas de…

— Assez, assez ! reprit-elle en étendant son bras vers la bouche de l’Espagnol pour lui imposer silence. — Ne me tuez pas devant M. de Saint-Georges ! épargnez-moi !

— Pourquoi nous gêner devant le chevalier, madame ? ces lettres ne lui ont-elles pas appris nos affaires ? Il est au courant de notre commerce amoureux ! — Chevalier, continua-t-il en saluant Saint-Georges avec un impitoyable sang-froid, permettez qu’à cette heure je m’occupe seul du sort de Mme de Langey…

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda la créole avec angoisse, est-ce une raillerie ?… Prétendriez-vous employer avec moi la violence ?

— Pas le moins du monde, madame, nous sommes dans la maison du chevalier. Je vais vous donner le bras pour en sortir ; j’ai ma voiture qui vous conduira chez moi.

— Chez vous ! s’écria-t-elle d’une voix altérée par la frayeur, chez vous ! oh ! jamais ; j’aime mieux que l’on me fue ?

— On ne tue pas les femmes, marquise de Langey ! mais ce sont les femmes qui font tuer… vous le savez ! Votre main ! reprit-il avec une douceur affreusement ironique, votre main ! Partons.

Et Tio-Blas saisit la main de Mme de Langey. La malheureuse n’avait que trop compris l’impossibilité d’une résistance… elle se voyait à la merci de son bourreau.

— Mais c’est un abominable forfait ! dit-elle en jetant un coup d’œil de supplication au chevalier, qui regardait sans doute cette nouvelle scène comme trop au-dessous des pensées qui l’agitaient pour y intervenir comme acteur. Que ne prenez-vous l’une de ces épées, Tio-Blas ! que ne prenez-vous mon sang !

— Ce n’est pas votre sang que je veux, Caroline ; c’est votre vie, votre vie pour moi seul… votre vie comme je l’entends !

— Pitié ! s’écria Mme de Langey, qui croyait entendre son arrêt de mort.

— Assez de prières… partons !

— Je ne partirai pas, infâme ! répondit-elle en s’attachant à l’habit de Saint-Georges, je ne partirai pas. Chevalier, défendez-moi !

— L’air est vif ce soir, reprit tranquillement Tio-Blas ; voici un mouchoir que je vous prie de vous laisser mettre…

Et avec la promptitude du pêcheur qui jette un filet, il étouffa les cris de la marquise sous ce bâillon, la prit dans ses bras et l’emporta jusqu’à un fiacre, aux yeux du chevalier stupéfait.