H.-L. Delloye (1p. 113-128).

X.

Le Mapou.

En ce pays-ci, chacun se hâte de vivre ; les nerfs facilement excités portent au plaisir ; on se dépêche de faire ses affaires : ils ont tous l’air de marchands dans une foire. Il n’y a en réalité ni nobles, ni bourgeois, ni rentiers, ni beaux esprits.
(Collection des Mémoires sur les colonies, etc., par V.-P. Malouet, ancien administrateur des colonies et de la marine. (An 10.)

De quoi ai-je donc peur ? De moi ? Il n’y a ici que moi.
(Richard III, acte V, scène III.)


On poussa le cavagnol assez avant dans la soirée ; il s’y perdit même de grosses sommes.

— Savez-vous, monsieur de Vannes, disait le conseiller du Port-au-Prince à un jeune homme de manières élégantes, que vous nous renversez comme la faux abat l’épi ? Vous jouez avec un bonheur !…

— Qui n’a droit, je pense, d’étonner personne, reprit aigrement M. de Vannes.

— Je n’ai point voulu vous offenser, monsieur ; je dis seulement que vous avez du bonheur.

— Et voilà ce qui vous trompe, monsieur le conseiller, interrompit un autre personnage portant l’uniforme râpé de colonel de cavalerie ; de Vannes n’est pas plus heureux que moi ; la protection de messieurs de la colonie ne nous caresse pas ici… n’est-ce pas, de Vannes ?

Le joueur inclina le front en signe d’assentiment.

— En vérité, reprit l’ex-militaire, il n’est sorte de tracasserie qu’on ne nous suscite. Ne vont-ils pas jusqu’à dire que j’ai été remercié en France et que j’eusse été cassé, à la tête de ma compagnie, sans mon prompt départ.

— Vous jouez gros jeu, M. de Vannes.

— C’est une maudite habitude, mon cher conseiller. J’ai perdu, en revanche, tout l’automne dernier, et je me suis vu sur le point de me faire économe de sucrerie…

— Par la sambleu ! de Vannes, reprit un planteur de la Petite-Rivière, tu aurais fait bonne figure à pied ou à cheval autour des cases ; il faut pour cela un tempérament robuste, et je te crois plus propre à réussir au cavagnol ou au biribi que dans l’inspection des jardins et des caféiêres, comme Platon que voici…

— Que veux-tu, mon cher, depuis qu’il y a un tas de roturiers qui sont venus faire à Saint-Domingue le rôle de gentilshommes, la vraie noblesse agonise…

— Ne m’en parle pas ; tu as raison, il nous pleut ici des intrigans qui font le rôle de gens d’affaires dans les villes et dans les plaines, ce sont les moteurs d’une foule de mauvais procès. M. le conseiller peut d’ailleurs ici l’avouer, un dixième des revenus de la colonie est absorbé en frais de justice. Il faut être huissier ou greffier pour briller ici…

— Cependant, monsieur, il y a plus de quatre mille soldats à entretenir, des officiers de guerre, des…

— Vous ne parlez pas des mulâtresses, messieurs, interrompit un ex-financier bossu de sa personne, qui vint s’épater au milieu de cette conversation ; les mulâtresses, bon Dieu ! voilà notre véritable ruine. Depuis 1700 surtout, c’est un luxe qui ne connaît pas de bornes.

— Monsieur le financier parle d’elles en homme expert, interrompit le lieutenant de vaisseau ; il devrait seulement, pour mettre au courant des passagers dans la colonie comme moi, m’inviter à souper dans sa petite maison de la Croix-des-Bouquets, dont on raconte des merveilles, car M. Gachard a inauguré ici la petite maison… continua-t-il en se frottant les mains.

— Ce me sera grand honneur, si M. le lieutenant veut la visiter. Je ne vous offre pas de vous y faire servir par mes trois cents nègres… Cependant, si vous voulez…

— On sait votre luxe, monsieur. À Paris vous meniez grand train. Je suis d’autant plus ravi de vous retrouver que voici une traite à laquelle, je n’en doute pas, vous ferez honneur. Elle est de la maison Malthus de Bordeaux. Elle date de votre dernier bilan…

— Et je serais un ingrat de ne pas l’acquitter ! Comment donc ! une faillite d’un million donne un produit net de deux cent cinquante mille livres ; c’est la règle. Mon dernier malheur, ainsi partagé entre mes trois associés, m’a enrichi… Il m’est facile…

— Papa Gachard, interrompit M. de Vannes, je n’oublierai pas que vous m’avez aidé, à mon arrivée dans la colonie, à distinguer les vrais sentiers qui conduisent au temple de la Fortune ; vous m’avez soutenu de vos capitaux et de votre crédit, je suis reconnaissant, et je m’invite à souper dans votre petite maison, après demain…

— J’en veux être aussi, reprit à voix basse le conseiller, mais à la condition que l’on jouera un jeu modéré, messieurs. La dernière semaine j’y ai perdu six nègres contre M. l’intendant…

— Bah ! c’est une misère !… nous nous en tiendrons cette fois, avec M. le lieutenant que voici, à deux balles de café pour ouvrir le jeu.

— Je ne prends jamais mon café sans sucre, messieurs, dit M. de Vannes avec un sourire dédaigneux ; monsieur le lieutenant, aux balles de café ajoutons, s’il vous plaît, des balles de sucre…

— Tout ce que vous voudrez ; j’arrive de la Jamaïque, et ma cargaison est assez belle.

— Vous prit-il envie, monsieur le conseiller, d’assister à la procession de la partie espagnole ? L’on m’a vu, moi qui vous parle, à Santo-Domingo, un cierge en main : il est vrai que l’évêque don Fernando del Portillo officiait et nous donnait ensuite à dîner.

— Et que vous aimez fort, nous a-t-on dit, une certaine Thécla, maîtresse du café del Sol, qui fait le chocolat comme un ange.

— À propos, dit M. de Vannes, voici une pacotille de vers charmans, de M. Dorat, qui m’arrivent en droite ligne de France. Les plus belles manchettes sont toujours de chez Mme  Leleu, les plus charmantes boîtes de chez Ravechel. Mes frères m’en écrivent long sur l’Opéra de Paris. Par exemple, dans Acis et Galathée, la caverne de Polyphème était à faire compassion ; le char est resté une mortelle minute de trop sur le théâtre. Conçoit-on la reprise de cet opéra de Lulli ? Du reste, à Longchamps de la pluie et peu de carrosses. La petite baronne d’Hormès m’écrit que le président Bailli l’a versée ! L’état d’un président est de siéger sur des fleurs de lis et non sur le trône d’un cocher. Voilà ce que c’est que la manie de conduire !

— Et les spectacles de Choisy ?

— Charmans. Mlle  Clairon y a été vue près de la marquise de Sabran et de Mme de Makau. Mme  de Montesson compte riposter par ceux de Bagnolet.

— Que dit-on de nous là-bas ?

— Que nous sommes impardonnables de n’avoir encore établi que deux spectacles dans la colonie ! Rebel et Francœur nous mandent qu’ils tiennent à notre disposition plusieurs déesses du grand Opéra…

— On ne t’envoie rien de France ?

— Si fait, le Journal des modes, par Léonard. Ces dames y verront des pouffes et des fontanges adorables.

Au récit de ces nouvelles, que celui qui parlait eut soin de faire sonner haut, afin que les dames de la compagnie l’entendissent, Mme  de Langey retourna la tête nonchalamment. Le journal venu de France fut bientôt dans toutes les mains ; il contenait au reste de merveilleux détails sur la dernière ambassade de M. le duc de Richelieu à Vienne. Le récit de cette pompe, consistant en soixante-neuf beaux carrosses à six chevaux, et six autres de la plus grande richesse, avec des chevaux bai brun couverts de plaques d’argent doré et de points d’Espagne ; six coureurs habillés de velours rouge, entièrement galonnés d’argent ; douze heiduques tenant en main des masses d’argent ; douze pages à cheval, avec le gouverneur des pages, le sous-gouverneur, l’écuyer, les sous-écuyers, six suisses et vingt-six palefreniers tant à cheval que tenant des chevaux en main, donna furieusement à penser à Mme  de Langey, éprise avant tout de la vanité des équipages et du luxe des livrées. Quelques autres détails relatifs à la vie de cour, qu’elle trouva dans cette feuille venue de France, réveillèrent bientôt en elle d’autres bouffées d’amour-propre ; elle se dit sans doute qu’il ne tiendrait qu’à elle de voir un jour toutes ces choses. Penchée comme une sultane souveraine au milieu de ce harem d’esclaves nouveaux, elle éprouva d’abord quelque peine à le trouver si restreint. En effet, soit que le bruit de son arrivée dans la colonie ne fût pas encore répandu, soit que certaines susceptibilités aristocratiques attendissent de plus amples informations pour la visiter, le premier aspect de son salon lui parut triste. Mme  l’intendante, la baronne d’Esparbac, personne d’un âge assez mûr, n’était guère faite pour épouser son intimité : c’était une femme qui s’évanouissait à la première sonate attaquée sur un clavecin, et Mme  de Langey raffolait de la musique. Par-dessus le marché, l’intendante ne pouvait souffrir aucune odeur, et Mme  de Langey était trop à la mode pour n’en point avoir sur elle à entêter la colonie. L’intendante avait des spasmes en voiture, et le goût des chevaux avait pris tellement à Mme  de Langey qu’elle en était devenue une véritable amazone. Le premier visage de femme que la marquise rencontra dans Saint-Marc fut celui de Mme  l’intendante, enfouie dans une berline basse, sur laquelle deux grands laquais jetaient leurs bras à la nage. Cette vieille figure avait l’air de la narguer en lui prédisant l’avenir le plus ennuyeux dans la colonie. De temps à autre l’intendante levait les yeux de dessus ses cartes pour jeter à la marquise un de ces regards scrutateurs de vieille femme qui sondent toute une vie… Les autres personnes rassemblées autour des tables de jeu s’en éloignaient à leur tour par intervalles, afin de venir balbutier de froids complimens aux bords de la chinntaMme  de Langey était étendue plutôt qu’assise. Parmi ces officiers du Port-au-Prince, il y en avait sans doute de fort dignes en tout point de toucher la nouvelle reine, si l’âme de cette femme, ainsi exposée aux hommages de tous, n’eût jeté d’avance l’homme assez hardi pour l’interroger dans une suite de perplexités cruelles.

Au milieu de ce monde rassemblé ainsi à l’aventure, Mme  de Langey conservait un air ennuyé. Était-ce l’influence de sa robe de veuve, ou bien venait-elle d’aborder intérieurement une question chagrine ? Ce qu’il y a de certain, c’est que sa coquetterie excessive s’affligeait déjà d’avoir quitté la Guadeloupe pour Saint-Domingue. À la Guadeloupe, elle était admirée, fêtée partout ; à Saint-Domingue, et malgré l’hospitalité créole, le noble domaine sur lequel elle posait le pied lui susciterait sans doute beaucoup d’envieux ; les méchantes langues s’attaqueraient à une femme sans mari, sans protecteur, sans mère ! Maîtresse d’elle-même et de sa conduite, elle tremblait. Oui, c’était bien un sentiment de crainte qui amenait un pli à ce beau front. Parmi ces êtres si cruellement positifs réunis autour d’elle, vicieux ou froids, libertins ou enchaînés à leurs affaires, Mme  de Langey avait compris bien vite qu’il n’y en avait pas un non-seulement assez fort pour le rendre un jour le dépositaire de ses secrets et de sa destinée, mais aussi qu’il n’en existait aucun dont le charme l’attirât. L’empire qu’elle gardait sur elle lui fit juger d’un seul coup cette jeunesse déjà vieille, ridée par la mollesse et le plaisir, imbue de la funeste oisiveté des garnisons, ou déjà perdue aux souffles contagieux des vents de France, usée de dettes, et n’ayant plus même de patrie. Dans ces quelques hommes qui étaient venus s’abattre ainsi chez elle dès l’abord, comme autant d’oiseaux de proie, elle découvrit sans peine des aventuriers, des intrigans, des ennemis. Tous ces masques, recouverts de je ne sais quel vernis d’élégance et de politesse, la main de Mme  de Langey les souleva impitoyablement.

Mme  de Langey n’était point femme à se laisser duper, elle pénétra bien vite cet abîme de corruption. L’adresse de M. de Vannes le joueur qui corrigeait la fortune, la stupidité du Crésus bossu, la vénalité du conseiller et l’active méchanceté de l’intendante, tout cela fut de cristal pour elle ; la froideur même de cette première soirée l’éclaira. Il y eut chez elle une joie secrète à condamner tout d’abord cette société ; elle échappait de la sorte à tout péril de séduction ; elle était sûre de ne point succomber, tant elle lui était supérieure par la trempe de sa nature. Pour Mme  de Langey, caractère habile et froid, il ne s’agissait pas d’une intrigue, mais d’une affaire ; son passe-temps n’était pas d’aimer, mais de s’arranger un amour ; or, il n’y avait là aucune composition possible. Assise à la galerie, elle observait ; mais son cœur ne battait pas.

Pour l’honneur de la colonie et des habitations voisines de celle de la Rose, il est juste aussi de déclarer que la répugnance de Mme  de Langey s’attaquait plutôt à quelques êtres isolés qu’aux véritables représentans de cette partie de l’île. Comme on voit le nègre esclave s’enorgueillir quelquefois en raison du rang que son maître occupe dans le monde, ainsi se pavanaient dans les salons de Mme  de Langey les agens subalternes du ministère français, fantômes épars de cette soirée. L’habitation de la Rose ayant appartenu de tout temps à M. de Boullogne, il avait paru de haute convenance à certains agitateurs en place de grossir le nombre des visiteurs chez Mme  de Langey. C’était peut-être la dispensatrice des faveurs ; par elle ils auraient l’oreille d’un contrôleur général en France. Tôt ou tard M. de Boullogne reviendrait visiter son habitation et sa châtelaine. Les hauts emplois de la métropole ne passaient pas pour être alors occupés par des gens désintéressés de tout trafic ; si quelque étranger avait pu même conserver des doutes à cet égard, les confidences naïves de ces fonctionnaires l’en eussent tiré. Ministres arbitraires, ils ignoraient Jusqu’à leurs ennemis et leurs fautes. Obstinés comme presque tous les gens de finance, ils formaient autour du gouverneur de la colonie une chaîne qui ne laissait arriver à lui aucune récrimination. La coupable idolâtrie de l’argent, plus que celle des honneurs, se dénotait chez eux par une soif d’échanges, de trafics sourds, honteux. L’erreur semblait être l’apanage de leur esprit. Humbles et rampans auprès des nobles, ils jouaient chez eux le rôle de charlatans politiques, cachant les blessures de la colonie sous la couche brillante de ses vices ; ce furent ces mêmes hommes qui tarirent la source la plus abondante des richesses de la France, ces mêmes hommes dont la négligence coupable livra Saint-Domingue au désastre et au pillage !

Abîmée dans la contemplation muette de cette société dont elle étudiait les figures, la marquise avait perdu ses airs de gaîté. Pendant que tout ce monde lui vantait déjà les plaisirs de l’île, elle en était à se demander à elle-même la raison de sa tristesse. Comme un malade qui goûte le breuvage qu’il s’est fait, elle trouvait la première de l’amertume au fond du vase. Si elle avait choisi Saint-Domingue pour sa résidence, tout en obéissant aux volontés de M. de Boullogne, c’était parce qu’elle cherchait l’étourdissement. Or, elle abordait, par un calme plat, cette colonie qu’on lui avait dépeinte sous les couleurs de la féerie et du plaisir. Son deuil lui interdisait la danse, la danse aux mille bras, qui l’eût emportée dès son arrivée au milieu de ses tourbillons joyeux ! Si du moins les fêtes, la musique l’eussent fait valoir aux yeux de tous avec le prestige de son attrayante langueur ! Le bal, qu’elle regrettait, le bal, cet ami qui ne manque jamais aux femmes ; le bal, qu’elle ne pouvait reprendre qu’au bout de cinq mois, eût fait ressortir la souplesse de sa taille et cette démarche de créole dont les Européennes sont jalouses ! Là se seraient endormies, aux balancemens de l’orchestre, je ne sais quelles tristesses inquiètes, pâles visions des nuits de Mme  de Langey ! Non, ce n’était pas ainsi que devait s’offrir à ses yeux cette seconde France, cette étourdissante contrée vers laquelle la jeune femme avait bien des fois tendu les bras ! Mme  de Langey s’adressait à cette terre comme à une amie secourable. Peut-être avait-elle conçu l’espoir d’y faire prendre le change à son ennui, à quelque chagrin intime, dévorant ! Elle n’était pas de ces femmes, nous l’avons dit, dont l’âme se réfléchit dans la franchise du regard ; une sérénité froide réglait ses mouvemens et sa démarche. Dans ses yeux seulement demeurait écrit, de façon profonde, immuable, le mépris qu’elle eût fait d’un homme assez lâche pour pâlir devant un péril ou s’en faire payer le prix. Tout lui semblait dû, à cette nature égoïste, jalouse, avant tout, d’être belle et de se l’entendre dire, admirablement créée pour entraîner et pour perdre, pour vivre d’elle seule et de son amour exclusif, insensible à toute autre adoration qu’à la sienne, condamnant la passion et n’autorisant que le calcul !

Appuyée contre le rebord du balcon à demi ouvert sur les jardins, Mme  de Langey causait alors familièrement avec Finette, armée d’un long éventail de plumes de paon pour écarter d’elle les moustiques. Pendant que les valets noirs faisaient circuler les ananas et les fruits glacés sur les plateaux, la marquise s’était fait apporter Maurice sur les nattes du balcon ; elle aimait à caresser ses cheveux, les plus blonds et les plus doux qu’une femme pût toucher. Égayé doucement par le chant des rossignols et des moqueurs perchés sur les arbres de la pelouse, le jardin de la grande case invitait à respirer le frais. La lune dardait ses rayons sur le parasol épais de figuiers qui ombrageait le perron ; sa balustrade de fer, entourée par un jasmin qui la côtoyait comme un feston, répandait le parfum d’une cassolette. Çà et là des bourdonnemens de mouches brillantes, quelques chants de colibris sautillant, comme des écrins mouvans, de fleur en fleur sur les plates-bandes du sol. Les vagues enchantemens de la lune donnaient à ce tableau une teinte magique de rêverie ; les rayons de l’astre, perçant la verdure condensée des arbres énormes et touffus de la pelouse, réalisaient une pluie d’argent sur ce tapis. À la senteur odorante des haies vives de la route se mêlèrent bientôt les aromates du citronnier et du bois de campêche, venant embaumer pour la nuit les appartemens dorés des cases. Au dehors, les négresses, assises en rond, chantaient d’une voix légère, ne s’interrompant que pour sucer des cannes à sucre, des bananes mûres ou quelque salaison dérobée. Le monbin, le cirouellier, le tamarinier et le pommier rose formaient, du haut de cette terrasse, un assemblage de panaches divers sur le terrain ; le rouge de la pomme d’acajou et le vert sombre du corrossol s’y confondaient avec le jaune terreux de la sapotille et le vert glauque du cachiment. Les arbres de haute stature s’y partageaient le sol en géans et jetaient leur ombre jusqu’aux ajoupas, près desquels dormaient les gazelles.

Mme  de Langey aspirait avec bonheur ces suaves parfums du soir pendant que les quadruples et les piastres tintaient bruyamment sur les tapis de ses tables de jeu et que cette ancienne demeure, fermée depuis longues années à toute réception étrangère, s’illuminait ainsi comme par magie. La marquise, loin de ce cercle affairé, interrogeait Finette sur les événemens de la journée. Le babil de la jolie mulâtresse paraissait sans doute une musique agréable à ses oreilles, car elle avait passé sa main royale autour de son cou et prenait plaisir à dérouler doucement ses cheveux de jais à demi contenus par le madras.

— Tu écoutais ce soir les récits de M. Printemps, Finette ?

— Imaginez donc, madame la marquise, qu’il sait toutes les batailles du maréchal de Saxe ! C’est à faire dresser les cheveux dessus la tête. Il a commencé par me demander le mariage, ce qui a failli me faire avaler de travers, parce qu’alors nous étions à table… Le mariage ! M. Printemps serait mon grand-père, madame ! c’est comme si quelque jour M. de Boullogne demandait à vous épouser !

La marquise, à ces paroles étourdiment prononcées, quitta subitement les cheveux de sa mulâtresse, la regarda fixement et lui enjoignit de se retirer. Finette, sans le savoir, avait fait vibrer au cœur de Mme  de Langey sa corde la plus tendue et la plus sensible. Étonnée du ton d’autorité que venait de prendre sa maîtresse vis-à-vis d’elle, elle se hâta d’emporter M. le marquis Maurice, auquel les embrassemens de Mme  l’intendante, survenue vers la fin de cette conversation, semblaient fort peu convenir…

— Qu’avez-vous, ma chère ? dit la baronne d’Esparbac à Mme  de Langey. Ne rejoignez-vous pas un peu notre compagnie ? Le jeu s’échauffe, je le sais, à un point tel que l’on s’apercevra peu de votre absence…

— Un instant de promenade dans les jardins me remettra, madame l’intendante. La fatigue de ce jour m’a paru grande, et si vous le voulez…

— Volontiers, moi je raffole de la promenade du soir. Mettez votre masque de gaze contre les moustiques, chère belle.

Les deux femmes, après avoir descendu le perron, foulèrent bientôt les gazons autour desquels gazouillaient plusieurs ruisseaux détournés comme autant de bras de l’Ester. Mme  de Langey réfléchissait encore aux mots inconsidérés de Finette elle se disait sans doute intérieurement qu’elle n’était qu’un enfant ; cette légèreté l’avait rejetée néanmoins dans un ordre d’idées inattendues. Un orage sourd courait dans ce cœur, agité déjà de tous les vents de l’ambition ; Finette, par un seul trait, y faisait germer la crainte du ridicule. L’imprudente enfant venait de contrarier ouvertement l’une des plus intimes espérances de la marquise, et le courage de Mme  de Langey en était presque abattu. En se retrouvant prés de la vieille baronne d’Esparbac, Mme  de Langey se sentit plus forte, elle marcha presque à l’aise. Le souffle de Finette venait d’ébranler sa volonté pour la première fois peut-être, comme il eût fait d’un château de cartes ; la présence de Mme  l’intendante la soutint, Mme  l’intendante n’ayant guère d’autres appuis à invoquer, dans cette première conversation avec la marquise, que les lieux communs, ces bons amis qui ne manquent jamais au besoin.

Profitant de la fraîcheur de la nuit pour reposer son teint hâlé par la route, Mme  de Langey avait dépassé les arbres de la pelouse ; bientôt elle se trouva dans une partie assez reculée des jardins, devant un mapou dont le tronc colossal eût pu faire un canot d’une seule pièce…

Creusées par le temps, les fissures nombreuses de cet arbre scintillaient alors à la lune… Ses bras noueux, s’élevant à une hauteur prodigieuse, ne portaient plus guère qu’un bouquet de feuilles rares ; au sommet des branches perchaient quelques oiseaux tristes et sans voix.

La marquise considérait encore le mapou se dessinant avec fierté sur le parc à l’angle des communs de la grande case, lorsque Mme  d’Esparbac s’écria :

— Voyez donc ! marquise, il y a un nom entaillé sur l’écorce de cet arbre.

Les deux femmes approchèrent et lurent ce nom : Tio-Blas.

— C’est un nom espagnol, murmura Mme  l’intendante.

— Remontons les degrés de la case, reprit vivement la marquise, l’air m’a saisie, et je ne me sens pas bien.

Tio-Blas ! répéta la marquise à voix basse et avec angoisse.

Lorsqu’elle reparut au salon, tout le monde fut frappé de sa pâleur. Elle eut cependant la force de les congédier tous avec un sourire, et M. Platon reçut d’elle l’ordre de l’accompagner dans la visite qu’elle devait faire aux cases le lendemain.