Le Chevalier de Chasot

Le Chevalier de Chasot
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 350-393).
LE CHEVALIER
DE CHASOT

Mémoires et Souvenirs du chevalier de Chasot, recueillis et publiés par M. Kurd de Schloezer; Berlin, Wilhelm Hertz, 1858.



A Berlin, dans l’un des appartemens du château royal, figure un portrait qu’il est impossible de ne pas remarquer en passant. La toile, peinte par Antoine Pesne, représente un jeune officier aux gardes en costume de bal. Sous le domino rose aux plis flottans apparaît l’élégant uniforme des dragons de Baireuth avec la croix émaillée de bleu de l’ordre pour le mérite, que le personnage en question porte attachée au cou par le ruban noir à liséré blanc. La main droite tient négligemment un masque de satin, et la tête est couverte d’un léger tricorne à ganse d’argent. Quant à la physionomie, rien de plus fier, de plus vainqueur : un aplomb à tout braver, l’intrépide assurance d’une âme jeune et superbe dans un corps dispos et bien tourné, quelque chose de hautain, de provocant, d’aventureux, qui trahit le soldat de fortune et l’homme de guerre. — Ce paladin et ce masque, c’est le chevalier François Egmont de Chasot, né à Caen le 18 février 1716, élevé au collège des jésuites de Rouen, puis incorporé aux cadets gentilshommes, et qui, après une existence des plus romanesques, après avoir abandonné le service du roi de France pour s’enrôler sous les drapeaux de Frédéric, dont il fut le compagnon d’armes et l’ami, finit à quatre-vingt-un ans (24 août 1797) par mourir à Lubeck commandant de place, lieutenant-général, chargé de titres et d’honneurs récoltés par toute l’Europe. Les résidences des souverains du Nord sont peuplées de ces figures avec lesquelles le visiteur français aime à se retrouver en pays de connaissance. Je sais parfaitement tout ce qu’on pourrait dire sur la manière au moins étrange dont ce monde-là entendait le patriotisme, mais il faut voir aussi que chez la plupart de ces chevaliers normands ou bourguignons l’esprit du moyen âge survivait, et qu’on serait mal venu de les vouloir juger d’après les notions de la morale actuelle. A mesure qu’on s’éloigne du moyen âge, le nombre de ces héroïques aventuriers diminue; s’ils figurent encore par centaines dans la guerre de trente ans, la guerre de sept ans n’en a que quelques-uns à nous montrer, et au milieu d’eux brille le chevalier de Chasot. Retiré à Lubeck sur ses vieux jours, par suite d’une brouille avec son royal ami, Chasot entreprit d’écrire des mémoires qui, tout incomplets qu’ils fussent restés de son vivant, et en dépit d’altérations causées par la regrettable négligence des divers héritiers qui se les sont transmis, n’en conservent pas moins un intérêt réel pour les amateurs de curiosités historiques. Un archiviste intelligent et qui d’ordinaire a la main heureuse, M. Kurd de Schloezer, vient de remettre en lumière ces fragmens épars et tronqués, qui encore, pour n’être pas une simple découverte de savant, pour valoir quelque chose aux yeux du public, auraient besoin d’être étendus, complétés et reliés entre eux à l’aide de documens recueillis dans les diverses correspondances de l’époque, et surtout dans les souvenirs de famille. Quelqu’un qui de la sorte écrirait la monographie du chevalier de Chasot arriverait peut-être à produire un travail qui, même après l’ouvrage de M. Carlyle, pourrait ajouter quelques pages piquantes à l’histoire de Frédéric et de son temps. Comme prince et comme général d’armée, Frédéric est une de ces figures de premier plan qui ne souffrent pas de voisinage : avec lui, vous pouvez contempler le roi sans songer à ses ministres, le capitaine sans vous informer de ses lieutenans; mais si vous changez le lieu de la scène, si de son existence politique et militaire vous passez à la vie privée du monarque, des conditions toutes contraires se présentent. Ici le tableau succède au portrait, et c’est au milieu du groupe de ses amis qu’il faut voir cet homme pour se rendre compte de son caractère et de son activité.

Que Chasot appartînt à ce groupe, qu’il en fut un des membres les plus importans, les lettres de Voltaire nous le disent assez, et cependant Voltaire ne l’aimait pas. A Rheinsberg, Chasot faisait la pluie et le beau temps; nous l’y trouvons installé en 1740, sans trop savoir comment il y est arrivé. Tout ce qu’il raconte, c’est qu’à l’âge de dix-huit ans, servant à l’armée du Rhin en qualité de lieutenant sous les drapeaux du maréchal de Berwick, il lui arriva de dégainer avec un jeune Parisien à talons rouges, auquel il jugea convenable de donner une leçon. « Je n’ai jamais été querelleur, et je suis ressorti d’une école de six cents cadets, où il y avait chaque semaine quelques tués ou blessés, sans avoir eu la moindre mauvaise affaire; cependant je ne pus échapper à la mauvaise humeur des Parisiens ferrailleurs, ni soutenir plus longtemps les airs d’arrogance d’un fat à talons rouges, parent éloigné du duc de Boufflers. Il fallut donc se battre encore et laisser mon dangereux adversaire étendu sur la place. » Ce n’est pas le seul duel qui devait venir à la traverse de la carrière de Chasot, et le cas devait se renouveler plus tard, on le verra, sous de non moins fâcheux auspices. Cette fois le malheur voulut que le petit-maître laissé pour mort sur le terrain fût le propre cousin du duc de Boufflers, pair de France et propriétaire du régiment de Bourbonnais, où servait Chasot; il fallait déguerpir au plus vite ou risquer d’être fusillé. Chasot, sans même penser à prendre avec lui ses chevaux, passa au camp du prince Eugène. L’accueil qu’il reçut des officiers impériaux fut des meilleurs : tous connaissaient sa bravoure et la parfaite loyauté qu’il avait montrée dans la funeste rencontre dont les suites le condamnaient à l’exil, non à la trahison. Le prince Eugène comprit du moins ainsi la chose, et Chasot, libre de ses mouvemens, n’eut dès lors rien de plus pressé que de se faire présenter au prince royal de Prusse, qui campait sur le Rhin. « En jour, le prince Frédéric dit à M. de Brender : Si vous avez le temps demain, amenez-moi ce jeune Français. Le lendemain, mon mentor m’ayant fait seller un de ses chevaux, je l’accompagnai chez le prince, qui nous reçut dans sa tente, derrière laquelle il avait fait creuser à trois ou quatre pieds de profondeur une grande salle à manger. Son altesse royale, après deux heures d’entretien et après m’avoir fait cent questions, nous congédia, et m’ordonna en la quittant de revenir souvent la voir. » Quelques jours après, Chasot dînait avec le prince dans cette même salle à manger, lorsqu’un trompette du commandant en chef de l’armée française lui ramena ses trois chevaux, qu’on lui renvoyait galamment. Était-ce assez de courtoisie pour un transfuge? On l’eût assurément fait fusiller de la meilleure grâce du monde; mais lui confisquer ses chevaux, quelle vilenie! On aura beau médire de ce temps, c’était le siècle du savoir-vivre par excellence. Partout mêmes traditions de politesse, même grand air. a Le prince Eugène, qui était présent et de bonne humeur, dit : Il faut vendre ces chevaux-là qui ne parlent pas l’allemand. Aussitôt le prince de Lichtenstein mit un prix à mes chevaux, qui furent vendus sur place trois fois plus qu’ils ne valaient. Le prince d’Orange, qui était de ce repas, me dit un peu bas : Monsieur, il n’y a rien de tel que de vendre ses chevaux à des gens qui ont bien dîné! » Après cette visite, Chasot se trouva plus riche qu’il n’avait jamais été. Chaque jour, le prince royal lui envoyait un palefrenier avec un cheval de main pour se rendre chez lui et l’accompagner dans ses courses. La sympathie, on le voit, existait déjà de part et d’autre; le temps et les circonstances allaient se charger du reste.


I.

Au printemps de l’année 1735, on se préparait des deux côtés du Rhin à une nouvelle campagne. L’armée française, sous le commandement supérieur du maréchal de Coigny, avait son quartier-général à Spire. Au mois de juin, le prince Eugène rejoignit les troupes impériales et s’établit à Heidelberg. Néanmoins les premiers mois s’écoulèrent sans engagemens sérieux, et ce ne fut guère que vers le milieu d’août que le commandant en chef de l’armée impériale fit mine de se vouloir mettre en mouvement pour le combat.

Cependant le prince Frédéric, installé à Ruppin, suivait de là tout ce qui se passait sur le Rhin, avec quel intérêt fiévreux, on le devine. Frédéric guettait de l’œil les événemens, espérant, au premier coup de canon, obtenir le congé de son père pour voler en personne dans les rangs de l’armée impériale, où le prince Léopold de Dessau s’était déjà porté! « A la fin des fins, écrit-il à sa sœur la margrave de Baireuth à la date du 3 juillet, le roi m’a accordé la permission de faire la campagne. Je compte de partir entre ci et quinze jours. » Toutefois sur ces entrefaites Frédéric-Guillaume changea d’avis, se refusant à croire, en dépit des mille bruits qu’on répandait, que rien de sérieux fût au moment de se passer sur le Rhin, et trouvant qu’il ne convenait pas à un prince royal de Prusse d’assister l’arme au bras à l’inaction forcée des impériaux. Pour le dédommager tant bien que mal de cette campagne manquée, le roi proposa à son fils un voyage d’agrément à travers la Prusse. Frédéric, auquel ce plan souriait peu, l’accepta cependant à la condition de s’adjoindre, en qualité de compagnon de route, le chevalier de Chasot, dont l’esprit, la vivacité, l’humeur aventureuse et fantasque, avaient charmé naguère les longs mois d’hiver passés en garnison à Ruppin. Le but de ce voyage, qui ne devait pas se prolonger au-delà de cinq ou six semaines, était d’inspecter les régimens, d’étudier sur les lieux l’administration et de se rendre compte des réformes devenues nécessaires pour couper court à un état de choses de jour en jour plus déplorable. Le prince s’acquitta de cette mission avec un zèle et une intelligence qui remplirent de joie le cœur de son père, lequel approuva toutes les mesures prises par Frédéric et l’assura « du parfait contentement que cette application et ces lumières lui causaient. » Il paraît même qu’à dater de cette époque de meilleurs rapports s’établirent entre Frédéric-Guillaume et son fils, et qu’on entendit beaucoup moins parler de ces déplorables querelles domestiques qui avaient si cruellement assombri les années de jeunesse du prince royal. Revenu à des sentimens tout paternels, le roi semblait désormais se faire un plaisir de rendre hommage aux saisissantes facultés de son fils, et à mesure que le vieux maître, courbé sur sa canne, s’acheminait en maugréant vers sa fin, les intimes confidens de son petit cercle l’entendaient grommeler volontiers entre ses dents qu’on ne savait pus tout ce qu’il y avait dans Frédéric. A cet heureux changement dans les manières de Frédéric-Guillaume envers son fils vinrent bientôt se joindre d’autres favorables circonstances, qui projetèrent sur les années suivantes du jeune prince un bien-être, un calme jusqu’alors ignorés, et qu’il ne devait ultérieurement plus retrouver.

A trois milles environ de Neu-Ruppin s’élève, au sein d’une nature pittoresque, la jolie petite ville de Rheinsberg, célèbre, ainsi que tant d’autres cités de la Marche, par l’hospitalité que, lors de la révocation de l’édit de Nantes, elle offrit à des colonies d’émigrés français, dont quelques-uns s’y établirent définitivement. Sur les bords du beau lac si délicieusement entouré de riches collines boisées, on voyait à cette époque les ruines d’un vieux burg appelé Klingenberg. Combien de fois, pendant qu’il avait son quartier à Ruppin, le prince Frédéric s’était plu à diriger ses promenades à cheval du côté de cet aimable Rheinsberg ! Le site et les environs le charmaient tous les jours davantage et possédaient le secret de le distraire des occupations uniformes et des monotones plaisirs de la vie de garnison, si bien que l’idée lui vint d’y installer sa demeure. Frédéric-Guillaume accéda pleinement à ce vœu, et quelques mois après le mariage de son fils avec la princesse Elisabeth de Brunswick-Bevern, le domaine de Rheinsberg, acquis à beaux deniers comptans par les ordres du roi, fut retourné de fond en comble et reconstruit de nouveau sous la direction du baron de Knobelsdorff, vieux reître qui avait déposé le harnais militaire pour se vouer entièrement à l’architecture et à la peinture. Tout cela fit qu’aux premiers jours de l’été de 1736 le château se trouvait en état d’être habité, et qu’au mois d’août le prince et la princesse vinrent y fixer leur résidence et s’y installer avec leur cour et leur chapelle, dont le célèbre maestro Graun dirigeait la musique. Le 4 septembre, le roi et la reine de Prusse voulurent consacrer par leur présence l’inauguration du château. Pendant trois jours, les chasses, les concerts et les feux d’artifice se succédèrent sans interruption; puis, leurs majestés étant retournées à Potsdam, Frédéric et sa femme restèrent les seuls maîtres de ces aimables lieux, dont ils allaient enfin librement goûter les charmes en compagnie de quelques amis délicats et raffinés.

Dès l’origine, on trouve le chevalier de Chasot installé à Rheinsberg en qualité de boute-en-train, dirigeant toutes les entreprises, qu’il s’agisse d’un bal ou d’une chasse à courre, d’un spectacle ou d’une mascarade, et se mêlant aux plaisirs du prince, qui la plupart du temps l’associe à ses travaux, et ne perd pas une occasion de raconter à ses correspondans ordinaires le détail des faits et gestes du joyeux chevalier. La chronique de cette petite cour de Rheinsberg ne se retrouve plus guère aujourd’hui que par bribes, et comme disséminée à travers les mille correspondances du temps. C’est en vérité grand dommage, car il y avait là des élémens à foison. Que d’aimables riens et de piquantes anecdotes se sont ainsi perdus faute d’un Dangeau pour les enregistrer! Tant de physionomies diverses allant et venant, tant de caractères plus ou moins originaux offraient à l’œil de l’observateur de curieuses particularités ! Ajoutez des distractions continuelles, bals, concerts, spectacles de société, qui faisaient s’entrechoquer tous ces amours-propres. «Nous nous divertissons de rien, écrit Frédéric à sa sœur de Baireuth (février 1737), et n’avons aucun soin des choses de la vie qui la rendent désagréable et qui jettent du dégoût sur les plaisirs : nous faisons la tragédie et la comédie; nous avons bal, mascarade et musique à toute sauce. Voilà un abrégé de nos amusemens. » Mais les représentations théâtrales font surtout la grande occupation de cette cour. Dès qu’il s’agit de mise en scène et de rôles à distribuer, le prince de Prusse est tout zèle et tout flammes. Les soirs où chôment le spectacle et le bal, il y a d’ordinaire concert : la chapelle du prince, composée des meilleurs artistes du temps, se réunit, et les quelques élus admis par invitation spéciale goûtent, entre autres jouissances, l’ineffable bonheur d’entendre Frédéric exécuter sur la flûte traversière tantôt un air de sa composition, tantôt divers morceaux de Quantz, de Hasse ou de Graun.

Si les séances musicales n’ont guère lieu qu’en très petit comité, en revanche au dîner figurent sans restriction et toute la cour et tous les hôtes du théâtre. «Nous avons assez nombreuse compagnie ici, écrit Frédéric à sa sœur pendant l’hiver de 1737. Quand nous sommes rassemblés, notre table est ordinairement de vingt-deux à vingt-quatre couverts. Brandt, M. Kannenberg avec son épouse, Keyserling, le jeune Grumbkow, un certain capitaine Kalnein, quelques officiers de mon régiment, Chasot et Jordan composent notre société. » Après le dîner, le prince et la princesse se retiraient dans leurs appartemens pour le reste de la journée. Vers six heures, on se réunissait de nouveau au cercle de la princesse, mais seulement les personnes invitées; les autres se rassemblaient chez la grande-maîtresse, qui tenait salon, et là, quand le temps était favorable, on combinait quelque joyeuse promenade en gondole.

Cependant ces aimables passe-temps où se laissaient absorber les esprits superficiels n’étaient point l’unique préoccupation de tout le monde au château de Rheinsberg, et parmi les intimes du prince il s’en trouvait plusieurs que de sérieux desseins animaient en secret. C’est ici le cas de dire un mot d’une association restée assez mystérieuse, et dont le but semblait être, en même temps que l’étude approfondie des sciences militaires et de la discipline, une sorte d’émulation morale pour réaliser le type du parfait soldat. C’est à la France que cette fois encore on emprunte son modèle, et la devise de l’ordre, « sans peur et sans reproche, » nous indique suffisamment l’idéal qu’on se propose. Il y a douze chevaliers, reconnaissant pour grand-maître Fouqué, de qui chacun reçoit l’accolade, sans en excepter le royal fondateur. Parmi les autres membres de l’association, on cite les princes Guillaume et Henri de Prusse, frères de Frédéric, le duc Guillaume de Brunswick-Bevern, Keyserling, enfin Chasot, qui, bien que n’exerçant dans cet état-major du prince aucun emploi défini, donne à son entourage, si l’on en croit un des intimes du cercle de Rheinsberg, le baron Bielferd, une grande idée de ses talens militaires. « Chasot a, si je ne me trompe, beaucoup de dispositions à devenir un jour un général habile, si jamais il est employé dans le militaire, comme je le suppose. » Tous les chevaliers, en entrant dans l’ordre, prennent un nom de guerre : Frédéric s’appelle le constant, Fouqué le chaste ; celui-ci s’intitule le sobre, celui-Là le gaillard, et les lettres qu’on s’adresse mutuellement portent l’empreinte d’une bague qui sert de signe de reconnaissance, et sur laquelle sont gravés ces mots : « vivent les sans-quartier! » On marchait ainsi à son but sans rien dire en étudiant l’art et l’histoire de la guerre, en traitant à fond les questions les plus importantes de tactique militaire et de stratégie, en cherchant à se rendre un compte exact et précis des campagnes et des opérations des grands généraux de l’antiquité et des temps modernes. On travaillait de concert en vue de l’avenir, on se mettait en mesure d’aborder dignement l’ère nouvelle que chacun pressentait grosse d’événemens, et qui en effet s’approchait à grandes journées. Depuis le commencement de 1740, l’état de santé du roi devenait de plus en plus critique. Dès le mois de février, Frédéric, alors à Berlin, écrivait à sa sœur de Baireuth : « Selon toutes les apparences, vous ne reverrez jamais le roi. Pour à présent, sa fièvre est si véhémente qu’il ne peut guère parler et que nous avons tout lieu de craindre une inflammation de bas-ventre. » Trois semaines plus tard, il écrivait encore : « Comme le roi se trouve beaucoup plus mal que par le passé, j’ai cru de mon devoir de vous en avertir. Ne vous faites plus d’espérance de sa guérison, car il a l’inflammation dans les poumons, et il est impossible qu’il en réchappe. »

Vers la fin d’avril, le roi se rendit à Potsdam dans l’espoir qu’un air plus salutaire relèverait quelque peu sa santé; mais là son état ne fit que s’aggraver, à ce point que, sentant sa mort prochaine, il jugea que le moment était venu de mettre au courant des affaires générales du royaume son fils le prince Frédéric, qui sur ces entrefaites s’était rendu à Neu-Ruppin. Un membre du cabinet et deux ministres d’état lui furent dépêchés à cet effet. Frédéric, qui touchait alors à sa vingt-neuvième année, était au niveau du rôle qui l’attendait; le fardeau des affaires n’avait rien qui pût alarmer un esprit tel que le sien. « Vous pouvez bien juger, écrit-il à Suhm, un de ses fidèles amis, que je suis assez tracassé dans la situation où je me trouve. On me laisse peu de repos, mais l’intérieur est tranquille, et je puis vous assurer que je n’ai jamais été plus philosophe qu’en cette occasion-ci. Je regarde avec des yeux d’indifférence tout ce qui m’attend, sans désirer la fortune ni la craindre, plein de compassion pour ceux qui souffrent, d’estime pour les honnêtes gens et de tendresse pour mes amis. »

Le 18 mai 1740, Frédéric est encore à Ruppin, et nous le retrouvons le lendemain au milieu de la petite cour de Rheinsberg; mais déjà les beaux jours de cette résidence tiraient à leur fin. Dans la nuit du 26 au 27 mai, un courrier arrive en toute hâte de Potsdam, apportant la nouvelle que le roi est au plus mal. Immédiatement les préparatifs de départ sont commandés. Chasot prend les devans, et Frédéric, laissant à Rheinsberg la princesse royale, arrive à Potsdam le même jour. Le prince trouva son illustre père dans un état qui ne laissait plus aucun espoir. Les quelques journées qui restaient au père et au fils pour leurs suprêmes entrevues furent pleines d’émotion; la tendresse avec laquelle le roi l’accueillit, l’affectueuse confiance qu’il lui témoigna, prouvèrent à Frédéric qu’il ne restait plus trace d’anciens ressentimens dans le cœur du vieillard moribond. Avant de quitter ce monde, Frédéric-Guillaume voulut exposer longuement à l’héritier de sa puissance la situation de la Prusse vis-à-vis des divers états de l’Europe. L’histoire doit à M. de Podewils, alors ministre, quelques précieux renseignemens sur cette conversation, dont il lut l’unique témoin. Selon l’idée fixe de Frédéric-Guillaume dictant au lit de mort ses dernières recommandations, il y a deux points fondamentaux sur lesquels il importe qu’un roi de Prusse ait constamment l’œil attaché : l’agrandissement de sa maison et le bonheur de ses sujets ; tout dépend d’une pareille règle de conduite, pourvu que l’on se garde en outre des alliances capables de servir un intérêt étranger. Après avoir d’une voix ferme et calme développé ces principes de politique nationale, le roi éleva sa pensée vers Dieu et termina en s’écriant : « Je meurs satisfait, car je connais maintenant la valeur de celui que j’ai pour successeur. » Trois jours plus tard, le 31 mai 1740, Frédéric-Guillaume rendit l’âme.

Cinq mois se sont écoulés depuis la mort de Frédéric-Guillaume, et le jeune roi, qu’un zèle trop ardent aux affaires a rendu malade à son tour, habite de nouveau Rheinsberg, où il vient se délasser des premières fatigues et des premiers soucis du trône et tâcher de se guérir par le changement d’air d’une fièvre qui le travaille obstinément depuis plusieurs semaines. Bientôt la résidence s’anime d’une vie active, le va-et-vient continuel des visites recommence, et voilà les beaux jours du passé qui semblent renaître. Déjà Frédéric s’apprête à reprendre le cours de ses chères études, si souvent interrompues en ces derniers temps par les voyages forcés et les exigences de la politique ; déjà les représentations théâtrales sont remises en question. On parle de monter la Mort de César, et il ne s’agit de rien moins que de fonder à Berlin une scène française, laquelle doit s’ouvrir au mois de juin de l’année suivante sous la direction de l’acteur La Noue, chargé par Voltaire au nom de sa majesté prussienne d’engager une troupe assez complète pour jouer la comédie et la tragédie, — lorsque tout à coup un événement inattendu renvoie tous ces projets au second plan.

Le 20 octobre, l’empereur Charles VI était mort en son château de la Favorite à la suite d’un léger malaise qu’il avait ressenti à la chasse quelques jours auparavant. Au moment où cette nouvelle parvint à Rheinsberg, Frédéric tenait le lit dans un accès de fièvre si violent que l’adjudant-général Finckenstein crut devoir attendre pour lui communiquer la dépêche que la crise eût un peu cédé. À l’annonce de cet événement, Frédéric ne témoigna pas la moindre émotion ; il se contenta de sauter à bas de son lit et d’ordonner à son secrétaire intime de mander sur-le-champ à Rheinsberg le feld-maréchal comte de Schwerin et M. de Podewils, ministre de cabinet. Puis il écrivit tranquillement à Voltaire : « Mon cher Voltaire, l’événement le moins prévu du monde m’empêche pour cette fois d’ouvrir mon âme à la vôtre comme d’ordinaire et de bavarder comme je le voudrais : l’empereur est mort. Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques, et je crois qu’il s’agira au mois de juin prochain plutôt de poudre à canon, de soldats, de tranchées, que d’actrices, de ballet et de théâtre… Je vais faire passer ma fièvre, car j’ai besoin de ma machine, et il en faut tirer à présent tout le parti possible. » Sitôt l’arrivée de Schwerin et de Podewils, on tint conseil, et les conférences ayant duré cinq jours, pendant lesquels le roi ne parut pas une seule fois à la table de la reine, on se sépara, et les ministres retournèrent à Berlin sans que personne entrevît le résultat des délibérations. Frédéric cependant avait tout combiné d’avance en prévision de l’avenir, et ce qui devait se passer n’allait être que la réalisation de plans dès longtemps médités, témoin cette lettre que dès le 27 octobre il adressait à Algarotti : « Une bagatelle comme est la mort de l’empereur ne demande pas de grands mouvemens. Tout était prévu, tout était arrangé. Ainsi il ne s’agit que d’exécuter des desseins que j’ai roulés dès longtemps dans ma tête. »

De ces beaux desseins, le plus profondément enraciné, le plus vivace, c’était l’occupation immédiate de certaines provinces sur lesquelles, dans la pensée de Frédéric, la maison de Brandebourg avait les meilleurs droits à faire valoir. Le 23 décembre 1740, l’armée prussienne entre en Silésie, et treize mois après, à la fin de janvier 1742, le pays tout entier lui appartient. On raconte que lorsque le feu roi, dans un moment d’exaspération, s’avisa de vouloir condamner son coquin de fils à mort, le comte de Seckendorff, ministre d’Autriche à la cour de Berlin, remua ciel et terre pour sauver le jeune prince, dont l’intempérant monarque finit par lui accorder la grâce en grommelant ces paroles prophétiques : « Vous le voulez, soit; mais souvenez-vous bien de ce que je vous dis aujourd’hui : l’Autriche ne sait point quel serpent elle réchauffe là. » Et en effet mieux eût valu, pour la fortune des Habsbourg, que la sentence s’accomplît. A dater de ce jour, l’aigle de Prusse prend son vol et ne s’arrête plus. En vain les balles sifflent dans l’air, en vain les traits s’enfoncent dans ses robustes ailes : s’il tombe farouche et sanglant sur le sol, c’est pour se relever aussitôt, plus fier et plus menaçant dans la défaite que dans la victoire. Tandis que Frédéric s’agitait ainsi de corps et d’âme pour sa gloire et l’agrandissement de ses états, ses amis autour de lui ne s’endormaient pas, et le prince Léopold d’Anhalt-Dessau, comme le chevalier de Chasot, comme tous les autres, tâchaient de suffire à la besogne qu’on leur taillait. A la bataille de Mollwitz, la cavalerie ennemie ayant culbuté l’aile gauche de l’armée prussienne, Frédéric s’efforçait de rallier les fuyards, lorsque tout à coup lui et les quelques amis qui formaient en ce moment son état-major se virent investis par un groupe de cavaliers autrichiens. « Le roi, messieurs! où est le roi? « s’écriait déjà l’officier ennemi, croyant tenir son prisonnier. À ces mots, Chasot, entraîné par une inspiration soudaine, s’avance résolument : « Vous demandez le roi, dit-il, le voici! » La lutte s’engage acharnée, terrible, inégale, car l’intrépide chevalier voit à chaque seconde croître le nombre des assaillans. Il se bat comme un lion, et son courage n’est rien auprès de l’incroyable habileté qu’il déploie à parer les horions qui pleuvent sur sa tête. Encore s’il les évitait tous ! mais dans le nombre il suffit d’un qui porte, et celui-là, vigoureusement assené par une lourde latte de cuirassier, va le jeter à bas de sa monture, lorsque fort heureusement ses amis arrivent pour le tirer d’embarras. Deux minutes plus tard, et c’en était fait. On emporte Chasot tout sanglant; sa blessure est profonde, mais le roi est sauvé! Frédéric n’a que des transports de reconnaissance, des hymnes d’action de grâces pour cet héroïque compagnon, proposé pour le moment à l’admiration universelle de l’armée, et dont Voltaire se chargera plus tard de célébrer la gloire en vers détestables :

Il me souvient encor de ce jour mémorable
Où l’illustre Chasot, ce guerrier formidable,
Sauva par sa valeur le plus grand de nos rois.
O Prusse, élève un temple à ses fameux exploits!

On n’éleva point de temple à Chasot, mais on le fit chevalier de l’ordre pour le mérite, et on le nomma major du régiment des dragons de Baireuth. Chasot avait alors vingt-six ans, et son dévouement ne devait pas en rester là. Tout le monde connaît l’histoire de la seconde campagne de Silésie au commencement de l’année 1745. L’Autriche s’était liée, par le traité de Varsovie, avec l’Angleterre, la Hollande et la Saxe; les deux puissances maritimes avaient promis de fournir à Marie-Thérèse les subsides nécessaires à une vigoureuse reprise d’hostilités contre la Prusse. Grande fut donc alors la perplexité de Frédéric, qui, de quelque côté qu’il regardât, n’apercevait que des ennemis. La France, en dépit d’un bon vouloir énoncé mainte fois, semblait ne se pouvoir résoudre à attaquer l’Autriche, et à Saint-Pétersbourg un parti très nombreux, qui tirait ses inspirations de la cour de Vienne, se flattait d’amener avant peu l’impératrice Elisabeth à se déclarer ouvertement, elle aussi, contre la maison de Brandebourg. Le roi ne se faisait aucune illusion sur l’état des choses, et sentait qu’il n’avait à s’en remettre désormais qu’à ses propres forces. Un moment l’idée lui vint de s’adresser à Louis XV, pour lui demander son appui; mais lorsqu’il fallut envoyer la lettre, Frédéric hésita, son orgueil se raidit, et plutôt que de consentir à cette démarche, il aima mieux affronter seul la coalition. « La situation présente est aussi violente que désagréable, écrit-il de Neisse, le 19 avril 1745 à son ministre, M. de Podewils. Mon parti est tout pris. S’il s’agit de se battre, nous le ferons en désespérés. Enfin jamais crise n’a été plus grande que la mienne; il faut laisser au temps de débrouiller cette fusée, et au destin, s’il y en a un, à décider de l’événement. Le jeu que je joue est si considérable, qu’il est impossible d’en voir l’issue avec sang-froid. Faites quelques vœux pour le retour de mon heureuse étoile. » Et ailleurs, presque à la même date : « J’ai jeté le bonnet par-dessus les moulins; je me prépare à tous les événemens qui peuvent m’arriver. Que la fortune me soit contraire ou favorable, cela ne m’abaissera ni m’enorgueillira, et s’il faut périr, ce sera avec gloire et l’épée à la main ! » Le plan du roi était de se tenir tranquille en Silésie et d’y attendre les mouvemens de ses ennemis, résolu à se porter à leur rencontre avec toutes ses forces, et à provoquer une bataille décisive pour savoir qui, des Hohenzollern ou des Habsbourg, resterait à l’avenir maître de cette province. Toutes les mesures avaient habilement été prises pour amener dans la plaine les Autrichiens et les Saxons, et Frédéric voyait avec joie leurs marches se combiner au gré de sa tactique. On devait livrer bataille le 4 juin. La veille au soir, l’envoyé de Louis XV, M. Le marquis de Valori, se fait annoncer chez le roi pour lui donner la nouvelle de l’occupation de Tournay par l’armée française. Frédéric reçoit le marquis dans sa tente; puis, après avoir entendu son rapport : «Je vous en fais mon compliment, » dit-il, et il ajoute avec un accent dont la précision double l’autorité de ses paroles : « J’espère que demain j’aurai de bonnes nouvelles à mander au roi. Les ennemis sont où je les voulais, et je les attaque demain. »

Ainsi se leva cette glorieuse journée de Hohenfriedberg. Jamais on n’avait vu plus belle matinée de printemps. Après avoir dormi quelques heures enveloppé dans son manteau, Frédéric tint conseil un peu avant l’aurore; les généraux avaient à peine rejoint leurs divers postes, que déjà grondait la canonnade. L’affaire fut chaude, et malgré les avantages obtenus d’abord par le duc de Brunswick, l’ennemi, soutenu par de nombreux renforts, avait fini par maltraiter les bataillons prussiens de telle sorte qu’on pouvait les croire arrivés à ce degré d’exténuement où il devient facile de calculer combien de minutes va durer encore la résistance. Tout à coup les fanfares éclatent, le sol frémit sous les pieds des chevaux. Hourra! ce sont les dragons de Baireuth qui chargent comme la tempête; le sabre au poing, les voici qui accourent en formant deux colonnes : Schwerin commande l’une, à la tête de l’autre galopent le général Gessler, et près de lui Chasot, qui n’a garde de manquer une si belle fête. L’infanterie autrichienne est pourfendue et culbutée ; deux mille cinq cents prisonniers, plus de soixante drapeaux conquis, l’armée alliée regagnant éperdue les montagnes d’où la veille elle descendait dans l’entière sécurité de la victoire, tels furent les résultats de cette charge héroïque des dragons de Baireuth. Quelques heures après, Frédéric s’écriait en traçant le bulletin de la journée : « Action inouïe dans l’histoire, et dont le succès est dû aux généraux Gessler et Schmettau, au colonel Schwerin, et au brave major Chasot, dont la valeur et la conduite se sont fait connaître dans trois batailles également. » Ce fut le plus beau moment de la gloire et de la faveur du chevalier. A dater de ce jour, que Frédéric appelait le plus décisif de sa fortune, et auquel Chasot en présence de toute l’armée avait pris une part si active, le chevalier porta l’aigle de Prusse dans ses armes, et le roi s’apprêtait à le nommer colonel de son régiment de Baireuth, lorsqu’une fâcheuse affaire vint se mettre en travers de sa carrière et pour un temps du moins couper court à ses espérances.

Il y avait aux dragons de Baireuth un officier du même grade que Chasot, Polonais de naissance, et nommé Stanislas de Bronickowski. Cet homme, grand, beau, taillé en hercule, avec cela d’un tempérament impraticable, passait pour l’un des plus féroces duellistes de l’armée et professait en outre une souveraine répulsion à l’égard de tout ce qui portait un nom français. À ce seul titre, M. de Chasot lui déplaisait infiniment, et pour s’attirer la haine de ce farouche bourreau des crânes, le jeune chevalier n’aurait pas même eu besoin de tant se distinguer. Ici les actions d’éclat étaient un luxe véritablement inutile ; la qualité de gentilhomme français suffisait. Plusieurs fois, à propos d’affaires de service, on avait essayé d’escarmoucher, mais sans résultat, et c’était toujours partie remise, au grand mécontentement de Bronickowski, dont la sourde animosité ne désarmait pas. Cependant, comme en pareil cas il ne s’agit que de bien vouloir, l’occasion dépend toujours plus ou moins de celui qui la cherche, et notre homme finit par avoir sa rencontre. Laissons Chasot nous donner lui-même le détail de l’aventure dans un passage de ses mémoires.


« La paix ayant été signée à Dresde le 25 décembre, le régiment de Baireuth, dont le général Schwerin reprit alors le commandement, se mit en marche, et M. de Schwerin eut l’attention que l’escadron du major en question ne se trouvât jamais avec le mien dans le même village. Ce ne fut qu’à Pasewalk que ces mêmes escadrons ne purent éviter de se rencontrer et de passer la nuit. Le lendemain, il y eut un picnic en l’honneur des dames du régiment. Le major en question, étant de la garnison de Pasewalk, voulut aussi être du picnic, où il se comporta mal, ne nous entretenant que de ses prouesses, de l’ancienneté de sa famille, de sa force et de tous ceux que sa valeur avait envoyés dormir à l’autre monde, et finissant par insulter toute la compagnie l’un après l’autre, ce qu’il continua jusqu’à minuit. Il me fit l’honneur pendant toute cette fête de me qualifier de marquis français, et de me suivre pour m’inquiéter à toutes les places où je me retirais pour m’entretenir avec des personnes à qui j’avais à parler. Je crus m’en débarrasser en lui disant à l’oreille de se tranquilliser jusqu’au lendemain ; mais bientôt, le voyant s’adresser à M. de Schwverin et s’approcher très brusquement de lui, je le pris fortement par le bras pour le faire se ressouvenir du respect qu’il devait à son général, et que c’était à un autre qu’il avait affaire. »


Cependant toute la compagnie se retire : Chasot donne la main aux dames, et sitôt libre s’empresse de revenir à son major.


« Je rentrais pour lui faire compagnie, lorsqu’en me demandant si j’étais sorti pour commander mon cercueil, il me porta, à un pas de la porte que j’avais fermée, et sans me laisser le temps de me mettre en garde, un coup de sabre à la tête qui m’atteignit à la tempe droite, et fendit d’outre en outre mon chapeau, garni d’un point d’Espagne très fort en argent, ce qui diminua la force de ce coup mortel. Je tirai mon sabre, et bientôt le combat fut à mon avantage. Après avoir d’un coup de sabre emporté l’éguillette et parsemé la salle des lambeaux de son uniforme, je n’ambitionnais que la satisfaction de désarmer un homme plus grand et qui se croyait plus fort que moi. Je lui avais déjà fait faire le tour de la salle jusqu’auprès d’un fourneau, où je voulus lui arracher le sabre de la main ; mais le pied me glissa, et je reçus un coup de pointe dans le bras droit qui perça jusqu’à l’os. La douleur que j’en ressentis m’anima trop contre mon adversaire, auquel j’eus le malheur d’enlever le crâne d’un coup de sabre contre la porte où j’avais reçu ma première blessure, et où il tomba raide. »


Chasot écrivit au roi, ne lui demandant d’autre grâce que celle de faire examiner et juger son duel avec toute la sévérité possible, mais en même temps « suppliant sa majesté de se ressouvenir qu’elle seule avait donné lieu à cette malheureuse affaire. » Frédéric prit très mal la chose, et voulut absolument y voir une sorte de complot des officiers du régiment de Baireuth contre un militaire qu’il avait très souvent honoré de sa faveur. « On en veut aux étrangers, écrivait-il à cette occasion au général Schwerin, et c’est un parti-pris de leur rendre la vie impossible dans mon armée. Eh bien ! justement Bronickowski sera remplacé dans les rangs par un officier de sa nation, et j’entends que ces messieurs qui se mêlent de faire de l’opposition sachent une fois pour toutes que c’est moi qui suis le maître, et que je puis placer qui il me plaît ! » Traduit devant un conseil de guerre, Chasot fut acquitté à l’unanimité : mais le roi, intraitable jusqu’au bout, mit en marge de la sentence : « Un an de forteresse à Spandau. »

Chasot passa deux mois à soigner ses blessures tout en méditant sur l’instabilité des amitiés royales, et le printemps venu, il se mit en devoir d’obéir.


« J’arrivai le soir dans la ville de Spandau, où le régiment du prince de Prusse, frère du roi, était en garnison. J’y passai la nuit. Le lendemain, à dix heures avant midi, je montai dans ma voiture pour me rendre à la forteresse, éloignée de quatre cents pas de la ville. J’avais déjà passé un bout de la chaussée et me trouvais à quarante pas du premier pont-Ievis, lorsque j’aperçus une quantité de chevaux et entendis une voix qui criait à mon cocher d’arrêter. Cette voix était celle de son altesse royale le prince de Prusse, qui mit pied à terre, s’approcha de ma voiture, m’ordonna d’en descendre et de l’accompagner à la forteresse, où il voulait me livrer lui-même au commandant, nommé M. de Kleist. Celui-ci parut étonné de me voir arriver à côté du prince de Prusse à la tête d’une grande escorte, composée de princes, de généraux et de plusieurs ministres étrangers. Son altesse royale eut la bonté de me mener avec elle sur tout le rempart jusqu’au bel appartement qu’elle m’y avait destiné, et dont elle voulait bien elle-même me mettre en possession. Cet aimable et généreux prince me dit alors ce peu de mots, qui resteront toujours gravés dans ma mémoire et dans mon cœur : « Adieu, Chasot; gardez votre bonne humeur, je viendrai vous voir. Les honnêtes gens vous feront compagnie, et, comme la belle promenade sur le rempart vous donnera à tous de l’appétit, ma cuisine et ma cave en ville ne laisseront rien manquer à votre table, quelque nombreuse que soit votre compagnie. »


Au reste, le séjour dans la forteresse de Spandau, qui s’annonçait, comme on voit, sous les plus favorables auspices, ne devait point se prolonger au-delà de quelques semaines. Le roi, de retour à Potsdam d’une tournée qu’il venait de faire aux eaux de Pyrmont, ne tarda pas à se reprendre au souvenir de son ami captif. Soit revirement d’idée, soit qu’il eût d’avance résolu de s’en tenir à l’impression morale, il écrivait, en date du 17 juin, au général Schwerin : « Quoique je n’aie pas pour habitude de me départir des jugemens et arrêts prononcés par moi, et que bien au contraire j’entende qu’ils soient exécutés dans leur rigueur, j’ai néanmoins décidé, en considération de sa vaillance et de ses bons services, de relever le major Chasot, du régiment de Baireuth, du temps de forteresse qui lui reste à faire, et comme j’ai à lui parler, vous aurez à lui intimer l’ordre de se rendre ici à Potsdam, auprès de moi, pour rejoindre ensuite son régiment, quand je le jugerai convenable.» Quelques jours après, les deux amis se revoyaient. Frédéric essaya bien d’abord de froncer le sourcil et de parler d’un ton bourru; mais Chasot n’était point homme à se laisser déconcerter. Quand il eut exposé les faits tels qu’ils s’étaient passés, et prouvé qu’il avait agi sans reproche et seulement selon ce que l’honneur et les circonstances commandaient, force fut à son royal maître de s’humaniser et de finir la scène comme il n’aurait peut-être pas demandé mieux que de la commencer, en le pressant dans ses bras.


Tout était oublié. Frédéric, partant pour une inspection en Silésie, emmena Chasot dans son état-major. Pendant toute la durée du voyage, le chevalier vécut en intimité avec le prince Ferdinand, frère du roi, et le prince Ferdinand de Brunswick. Ce ne fut qu’au retour à Berlin, et après avoir passé quelques jours au château, qu’on lui permit de prendre congé pour rejoindre son régiment. Les dragons de Baireuth étaient alors casernes à Treptow, sur la frontière du Mecklembourg, et à quelques milles de la jolie résidence d’Alt-Strelitz, où le duc Adolphe-Frédéric III et son élégante compagne, la duchesse Sophie-Dorothée, tenaient leur cour. Chasot n’eut garde de négliger le précieux voisinage, et devint bientôt un des membres les plus assidus de l’aimable coterie. La duchesse, excellente musicienne, avait une chapelle fort renommée; le chevalier de son côté ne haïssait pas la musique, et savait même au besoin mettre à profit les leçons de flûte qu’il avait reçues de Frédéric. Tout cela faisait qu’on s’entendait à merveille et qu’on bénissait chaque jour le sort d’un si ingénieux rapprochement. Chasot dirigeait tout, menait tout; l’orchestre lui paraissant trop peu nombreux, il l’augmenta. Puis, s’étant aperçu qu’il n’y avait point de salle de concert dans le château, il en fit bâtir une, et la duchesse, émerveillée de voir un tel héros jouer si galamment de la flûte traversière, en perdait le boire et le manger. Quant au duc, il ne cessait de se l’écrier d’admiration, et cédant à l’entraînement général, Jean-Guillaume Hertel lui-même, le maître de chapelle de la cour, écrivait sa Théorie de la musique pour servir à l’usage de M. Le chevalier de Chasot.

C’était, on l’avouera, échapper galamment aux ennuis de la vie de garnison, qui du reste pour Chasot ne se prolongeait guère au-delà des mois d’automne. Sitôt le carnaval ouvert, le roi rappelait à la cour son favori, et Dieu sait quelle joie on avait alors à se retrouver entre gens de plaisir et de guerre, tous beaux esprits et bons vivans. L’Opéra de Berlin comptait à cette époque parmi les merveilles du genre ; Graun et Hasse y donnaient leurs chefs-d’œuvre, qui rencontraient là pour interprètes les plus illustres virtuoses de l’Italie : Salimbeni, Romani, Bruscolini, Porporino, la Venturini et la Masi. Chaque saison voyait au moins se produire deux opéras de Graun ; ainsi se succédèrent en quelques années (1744-1748) Artaxerce, Caton d’Utique, Alexandre et Porus, Lucius Papirius, Adrien en Syrie, Démophon, Caïus Fabricius et Cinna. Frédéric, en amateur expert, ne manquait pas une répétition; il réglait les mouvemens, mettait en scène et faisait manœuvrer le corps de ballet du bout de cette même canne à bec de corbin dont il se servait sur les champs de bataille. Quand la dernière épreuve avait eu lieu à la satisfaction générale, c’était encore lui, le roi, qui fixait le jour si impatiemment attendu de la représentation.

Ce jour-là, tout Berlin avait la fièvre. A cinq heures s’ouvrait le théâtre, à six commençait la symphonie d’introduction. Il fallait voir en ces solennités les lourds carrosses de gala s’ébranler des quatre points de l’horizon. Aux abords du théâtre, quel tumulte et quel remue-ménage! Peu à peu se remplissent les loges et les galeries de la vaste salle illuminée a giorno, à l’entrée du parterre sont apostés deux gardes du corps en habits rouges à broderies d’argent, et de chaque côté de la scène deux grenadiers de Potsdam se tiennent immobiles, l’arme au pied. L’un après l’autre apparaissent dans l’orchestre les divers membres de la chapelle, trente ou quarante exécutans environ, que va diriger le maestro Graun en personne; le voilà qui s’assied au clavecin, perruque en tête et manteau rouge sur l’épaule. Tout à coup la musique des gardes du corps et du régiment des gendarmes, installée dans les loges découvertes du troisième rang, sonne une fanfare : c’est la reine-mère et la reine qui entrent et prennent place avec tout un cortège d’altesses dans la grande loge du milieu. Les princes du sang occupent le parquet et se rangent autour du fauteuil du roi, dressé près de l’orchestre. Les portes s’ouvrent, clairons et timbales de saluer de nouveau : cette fois une émotion parcourt la salle; Frédéric marche droit à sa place, passe la salle en revue du bout de sa lorgnette, s’assied. L’ouverture commence.

Un opéra de Graun était alors le fin régal des connaisseurs; mais le public, tout en professant une juste et profonde estime à l’endroit de ces élucubrations méritoires, réservait son enthousiasme pour d’autres divertissemens : la danse et le ballet par exemple, qu’il ne se lassait pas d’applaudir et de célébrer dans la personne de la Barbarina, leur plus illustre coryphée. Parmi ces reines de l’air et ces étoiles qui brillent un soir et disparaissent dans un nuage de gaze et de tarlatane, je doute qu’il y en ait eu dont la renommée ait fait plus de bruit. Si extraordinaires que soient les succès de ce genre auxquels ont assisté les générations nouvelles, il faut croire que rien de tout cela ne saurait se comparer à la prestigieuse puissance que vers l’an de grâce 1744 exerçait la Barbarina sur le public de Berlin, et certes dans cet immense applaudissement, dans cette acclamation unanime de la ville et de la cour, sa beauté, ses talens, son esprit entraient pour beaucoup; mais alors pourquoi l’aimable virtuose, qui n’en était plus à ses débuts, aurait-elle passé à Paris, à Londres, à Venise, je ne dirai point sans être remarquée, à Dieu ne plaise! mais sans y provoquer ces explosions de fanatisme? C’est qu’à Berlin seulement ces avantages se compliquaient de l’attrait irrésistible qui s’attache aux aventures romanesques, et qu’ici la ballerine était une héroïne. Il va sans dire que sa majesté le roi de Prusse avait travaillé de son mieux à lui créer cette position exceptionnelle : terrible impresario que le grand Frédéric, et qui vous menait tambour battant ses pensionnaires! Quatre hommes avec un caporal, et huit jours de casemate, c’était sa manière d’avoir raison des enrouemens et des foulures[1], et aussi facilement qu’il vous envoyait une cantatrice à Spandau, il eût mis le feu aux quatre coins de l’Europe pour avoir à Berlin la danseuse qui lui plaisait. Enlevons Hermione ! ce despote dilettante ne connaissait pas d’autre devise. Comme trait de mœurs, son histoire avec la Barbarina mérite d’être racontée.

En novembre 1743, le comte Cataneo, diplomate au service du roi de Prusse, avait engagé à Venise, au nom de son auguste maître, la belle et triomphante signora Barbarina Campanini. Déjà la nouvelle de la signature du contrat était parvenue à Potsdam, déjà chacun se faisait une fête de voir danser l’étoile au firmament du carnaval prochain, lorsque l’aimable bayadère, ayant subitement tourné la tête à lord Stuart de Mackenzie, un jeune et riche damoiseau qui ne parlait que de l’épouser, déclara au comte Cataneo qu’elle changeait d’avis et n’irait point à Berlin, mais à Londres. Le comte voulut d’abord mettre en avant la question de l’engagement; mais on lui répondit, en pirouettant sur la jambe gauche, qu’on était mariée avec lord Stuart, et que le contrat n’offrait rien de sérieux, n’ayant pas été paraphé de la main du caro sposo. Inutile de peindre l’embarras et les perplexités du négociateur. Le plénipotentiaire aux abois se mit en devoir d’en référer à son souverain, lequel, peu endurant de sa nature, entra dans une colère folle à l’idée d’avoir été bafoué par une ballerine. La réponse de Frédéric fut qu’il fallait réclamer immédiatement l’intervention de la république de Venise en cette affaire, et au besoin employer les mesures coercitives pour amener la signora à remplir son engagement. La sérénissime république déclina sa compétence et allégua pour excuse que le comte Cataneo, n’étant point accrédité en qualité d’envoyé de sa majesté prussienne, n’avait pu agir que comme personne privée. Alors on eut recours, sans réussir davantage, aux ministres de France et d’Espagne. Cependant le carnaval s’avançait, et Berlin continuait à ne pas voir venir sa danseuse; mais le roi n’était point homme à en démordre. Le comte Dohna, son ministre à Vienne, reçut l’ordre péremptoire de régler le différend avec M. de Contarini, envoyé de la république près la cour d’Autriche, et comme le sénat continuait à faire la sourde oreille, les autorités prussiennes s’empressèrent de saisir les équipages de l’ambassadeur vénitien Capello, qui, voulant se rendre à Londres par Hambourg, avait eu l’imprudence de s’aventurer sur les terres de Frédéric. L’attentat produisit au palais ducal l’effet qu’on en espérait, et peu de temps après M. de Contarini était en mesure d’annoncer au comte Dohna que le gouvernement de la république, afin de complaire aux légitimes vœux de sa majesté, venait de faire arrêter la signora Barbarina Campanini.

Restait maintenant à transférer la belle de Venise à Berlin et à la soustraire pendant toute la durée de l’expédition aux tentatives et coups de main du jeune lord, plus éperdûment épris de son idole depuis qu’on la lui enlevait pour le roi de Prusse. La chose était de conséquence, et le cabinet de Saint-Marc, s’éclairant en ce point si délicat des instructions du comte Dohna, n’eut garde de rien négliger pour mener à bien une œuvre si heureusement commencée. A la faveur des ombres de la nuit, ou, si l’on aime mieux, per amica silentia lunœ, la brillante signora, dûment accompagnée de sa respectable mère et d’une suivante, fut conduite sous bonne escorte hors de Venise. Puis, une berline de voyage hermétiquement close l’ayant transportée à Palmanuova, elle y trouva, en mettant le pied sur la frontière autrichienne, un ancien intendant du comte Dohna, nommé Mayer, et d’une résolution à toute épreuve. Cet honnête fonctionnaire exhiba aux yeux du commandant militaire vénitien les pleins pouvoirs qu’il tenait de son excellence l’ambassadeur Contarini, et l’aimable captive lui fut à l’instant remise, ainsi que la responsabilité ultérieure du voyage. Outre les mesures de sécurité auxquelles naturellement Mayer avait à pourvoir jour et nuit, le comte Dohna s’était fait un plaisir de lui tracer de sa propre main les instructions les plus précises au sujet des soins à prendre pour maintenir la demoiselle en belle humeur. Multiplier les complimens et les flatteries, ne rien épargner pour tromper les ennuis de la route, et célébrer sur tous les tons à la jolie voyageuse les beautés de la capitale, les pompes de la cour et la magnificence du grand monarque qui s’apprêtait à la recevoir, tel était le programme auquel maître Mayer se conforma de son mieux et sans trop d’encombre, du moins jusqu’à Goritz. Là, comme on relayait, notre honnête homme d’intendant vit tout à coup apparaître à ses yeux lord Stuart. Ménélas, en compagnie d’un nombreux domestique, arrivait pour délivrer Hélène. Cependant, avant d’en venir aux mains, le courtois chevalier offrit de payer à prix d’or la rançon de la captive; mais l’intendant fut incorruptible et répondit aux propositions du jeune seigneur britannique par une attitude de nature à justifier la confiance qu’on avait placée en lui. En face d’un si sublime désintéressement, lord Stuart comprit qu’il n’avait plus qu’à recourir aux grands moyens, et tandis que ses gens précipitaient le cocher à bas de son siège, il se mit à faire pleuvoir les coups de canne sur le dos de Mayer, Malheureusement pour sa seigneurie, la police était sur ses gardes. Aux premiers cris de la victime, la force armée accourut, et lord Stuart, conduit chez le commandant militaire, ne recouvra sa liberté qu’après avoir signé l’engagement de ne plus arrêter les diligences. Les rapports de Mayer au comte Dohna disent que la danseuse « reprit sa route, mais fort troublée par cet événement et se mourant presque d’amour et de chagrin. »

Le ministre de Prusse à Vienne avait à peine eu le temps d’être mis au courant de l’aventure, qu’un beau matin lord Stuart tombe chez lui, et réussit à l’émouvoir tellement au récit de sa flamme et de ses infortunes, qu’il en obtient un passeport pour Berlin, et, mieux encore, une lettre de recommandation pour l’un des ministres de Frédéric, M. de Podewils, à l’aide duquel notre amoureux espère bien arriver jusqu’au roi. Hélas ! jamais héros de roman n’eut plus mauvaise chance. Tandis qu’on se le renvoyait de chancellerie en chancellerie, tandis qu’il bridait le pavé des routes pour regagner les momens perdus, Barbarina débutait à Berlin aux applaudissemens frénétiques de toute la cour, et le roi, charmé par les talens et la beauté de la danseuse, et sans doute aussi piqué au jeu par tout ce qui venait de se passer dans l’avant-scène, s’inscrivait en tête de ses adorateurs. L’instant, on l’avouera, était bien choisi pour essayer d’attendrir Frédéric. Lord Stuart, avec cette imperturbable étourderie particulière aux amoureux, vint donner tête baissée dans la muraille, et s’y rompit le crâne. Dans ce jeune pair d’Angleterre réclamant à tous les échos sa maîtresse ou sa femme, le roi ne vit qu’une sorte de maniaque dont il fallait se débarrasser au plus vite. Bientôt, les plaintes de cet Orphée l’ennuyant outre mesure, il lui fit dire poliment que, s’il ne s’empressait de quitter Berlin dans. les vingt-quatre heures, on l’enverrait chercher son Eurydice, non point dans les enfers, mais au fin fond d’une casemate, et lord Stuart obéit en invoquant Erinnys. Quelques lettres qu’il écrivit de Hambourg à l’objet de ses feux furent interceptées par la police. Pensant qu’on dédaignait de lui répondre, le jeune lord s’en retourna dans son pays, entra au parlement et y devint l’un des adversaires les plus éloquens de la politique étrangère du roi de Prusse. Quant à la signora Barbarina, les succès, la fortune et la faveur d’un illustre monarque ne tardèrent pas à lui faire prendre Berlin en patience. Tout est bien qui finit bien, a dit le grand Shakspeare, et Danaé se console en bonne fille d’habiter sous les cieux les plus inclémens, pourvu que la pluie d’or en tombe.

Toute reine de théâtre a sa cour. L’hôtel de la Barbarina devint alors le rendez-vous d’une société d’élite; Frédéric y installa ses petits soupers, dont le comte Algarotti, le général de Rothenbourg et le chevalier de Chasot furent les commensaux habituels. Le spectacle terminé, on se réunissait là en cercle tout à fait privé, et, le vin de Champagne aidant, la nuit se prolongeait au milieu des libres propos et des éclats de rire. La Barbarina, phénomène très rare chez les danseuses, ne manquait pas d’un certain piquant dans l’esprit, et sa conversation n’avait rien de décourageant pour les admirateurs de ses charmes et de ses talens chorégraphiques; le roi aimait ses reparties presque à l’égal de ses œillades, et c’était un besoin pour lui de ne voir à la ronde que des cœurs tendrement épris pour la belle sultane. Chasot surtout possédait le privilège de provoquer sur ce point son malicieux persifflage, et peut-être, en ayant toujours à la bouche les prétendus succès de son ami, le monarque trop peu jaloux ne se trompait-il pas tant qu’il en avait l’air. Quant au chevalier, il se laissait berner le mieux du monde, et jamais on ne se prêta plus galamment à la plaisanterie. Le roi criblait de traits aigus le front de sa victime, qui supportait d’ailleurs son sort sans trop d’ennui. Longtemps après que la signora se fut retirée de la scène pour épouser le fils du chancelier Cocceji, la plaisanterie continuait encore; Frédéric, dans son Epitre sur la modération dans l’amour, s’égayait sur les bonnes fortunes du chevalier, et d’un ton moitié philosophique et moitié paterne s’efforçait de le prémunir contre les dangers et les écueils de la passion.

Ainsi pour l’heureux Chasot s’écoulaient les années dans la faveur et les divertissemens. Le carnaval le ramenait régulièrement à la cour, d’où il ne s’exilait guère qu’au printemps, pour aller rejoindre sa garnison, et en se promettant bien d’accourir de nouveau dès le premier prétexte. Un opéra, un concert, un ballet, le simple début d’une danseuse, tout lui était occasion de reparaître, et sans lui le directeur des plaisirs du roi, le fameux baron de Poellnitz lui-même, n’eût point voulu disposer le programme d’une fête. En 1750, la margrave de Baireuth et son époux étant venus faire visite à leur royal frère, tous les ducs, princes et dynastes relevant plus ou moins de la couronne de Prusse furent conviés. Comme il s’agissait de célébrer dignement la présence de si nobles botes, Frédéric ordonna d’immenses préparatifs dans ses résidences de Potsdam, de Charlottenbourg et de Berlin, et pour clore une série de festins, d’illuminations et de représentations théâtrales comme on n’en avait certes jamais vu au pays qu’arrose la Sprée, il imagina un carrousel dont la pompe rappela toutes les splendeurs du règne de Louis XIV. Chasot se plaît à retracer dans ses mémoires les diverses péripéties de cette solennité qui tint en émoi la plupart des cours d’Allemagne, et dont les détails nous initient au train de vie de cette époque.


« Le carrousel attira un nombre prodigieux d’étrangers de toutes les nations à Berlin. Bientôt les villes de Prague, Dresde, Leipzig, Nuremberg, Francfort et autres ne purent fournir la quantité suffisante de grosses perles et de pierreries pour les magnifiques habillemens des chevaliers, pour les harnais de leurs chevaux, couverts de housses brodées et pendantes jusqu’à terre. Pour mon costume, on m’avait envoyé secrètement de Dresde, par le premier danseur, nommé Pitro, une si grande quantité de diamans faux, qu’on aurait pu en garnir deux équipages complets. Ces diamans de toute beauté, montés en argent, appartenaient au roi de Pologne, et étaient destinés pour le théâtre. Le service qu’on me rendit en me prêtant ces pierreries m’épargna une grande dépense et la peine sans doute inutile d’en chercher partout ailleurs. Malgré cependant cette grande épargne, le compte des dépenses occasionnées par le carrousel, par un long séjour, avec beaucoup de chevaux, à Potsdam et à Berlin, pour les exercices ou les répétitions analogues à cette fête guerrière, se montait à onze mille et trois cents écus. L’on ne se trompe certainement pas beaucoup dans son calcul en faisant monter la dépense des chefs de quadrille, surtout celle du prince de Prusse et du prince Henri, à trente-sept et même quarante mille écus pour cette fête. »


À ces galas solennels dont s’occupait l’Europe succédaient les réunions privées, les petits cercles de musique intime. Sur ce champ de bataille comme sur les autres, le grand Frédéric aimait à vaincre. On sait quel habile, quel imperturbable dilettante c’était que ce puissant monarque, et combien il excellait dans l’art de jouer de la flûte traversière. Ce goût, qu’il n’abandonna du reste que fort tard, et lorsque ses doigts, raidis par l’âge et la maladie, se refusèrent à toute espèce d’évolution chromatique, — ce goût faisait alors ses délices. La flûte était devenue entre ses mains un terrible instrument de tyrannie. L’entendre, l’applaudir, ne suffisaient point : il fallait encore pouvoir faire sa partie, concerter. On n’était son aide de camp et son ami qu’à ce titre; aussi maréchaux, généraux, capitaines, et jusqu’aux simples lieutenans, tout le monde plus ou moins s’en escrimait, et pour enlever un arpège on n’eût point dans l’armée entière trouvé de plus vaillant officier que le colonel de Chasot. Au clavecin était assise l’abbesse de Quedlinbourg, cette aimable et spirituelle princesse Amélie, si cruellement martyrisée par son auguste frère. A côté de la gracieuse accompagnatrice, debout à son pupitre, se tenait le roi, grave, attentif, irréprochable en son maintien, et vis-à-vis de lui, jouant la seconde flûte, le prince héréditaire de Strélitz, virtuose, hélas! trop peccable, dont l’embouchure trahissait la bonne volonté, et qui ne manquait jamais de commettre aux mêmes endroits les mêmes écarts de mesure et d’intonation, ce qui faisait rouler à Frédéric des yeux d’aigle plumé, et causait dans l’auditoire un petit sourire à fleur de lèvres aussitôt comprimé. Comme habitué de ces concerts, et aussi comme exécutant, Chasot avait plus que tout autre qualité pour en parler, et les divers renseignemens qu’il donne à ce propos sur l’organisation générale de la musique du roi offrent un certain intérêt.


« Quelqu’un demande : En quoi consistait donc cette musique si vantée? Cette musique, où j’ai assisté, depuis l’année 1734, à Ruppin, où le roi avait son régiment comme prince royal, à Rheinsberg, où la princesse et toute la cour se trouvaient; enfin en campagne, dans la tente du roi, ensuite à Breslau et partout où sa majesté passait la nuit, — cette musique a toujours été composée des meilleurs musiciens de l’Europe. Le roi savait les règles de la composition et excellait sur la flûte traversière. Le matin, il composait lui-même sur le clavecin, pendant qu’on le frisait, tous les solos qu’il jouait ensuite en perfection sur la flûte. Ses concerts étaient tous de la composition du fameux Quantz, dont il avait été l’écolier... Le roi lui payait trente louis pour chaque concert, vingt louis pour un trio et dix louis pour un solo. Je lui ai vu payer quarante et même une fois deux cents louis pour une flûte avec des sons bien organisés que Quantz faisait lui-même. La main de cet homme était divine, et tous les Italiens sont convenus que jamais compositeur n’a surpassé, peut-être égalé Quantz, en fait de compositions instrumentales, surtout pour la flûte traversière. A Potsdam, le concert journalier se tenait dans un cabinet de vingt et un pieds de diamètre, un peu arrondi dans les angles, de seize pieds jusqu’à la corniche, le tout en boiserie, avec de beaux compartimens magnifiquement dorés, une très belle cheminée de marbre incarnat d’Egypte, et au milieu un superbe et très grand lustre de cristal. Ce concert consistait en un seul premier et un second violon (rarement le double), une basse de violon, un violoncelle, et pour clavecin un forte-piano de Silbermann, une flûte ou deux, quand le roi jouait des trios avec Quantz. Un ou deux castrati et de temps à autre une des meilleures chanteuses de l’Opéra recevaient ordre et une voiture du roi pour son voyage de Potsdam. L’on n’entendait dans ces concerts que des voix ou des flûtes; tous les autres instrumens n’étaient là que pour l’accompagnement. »


Dans cette vie de fête, les tribulations avaient cependant aussi leur part, et Chasot devait bientôt l’éprouver lui-même. « Chasot, ce Chasot que vous avez vu maudissant la destinée doit la bénir; il est major, et a un grand escadron qui lui vaut seize mille francs au moins par an : » voilà ce qu’en 1743 Voltaire écrivait à Mauvillon. Depuis cette époque, le brillant officier de fortune était devenu lieutenant-colonel, et Dieu sait quel chemin il avait fait dans la faveur du maître! Malheureusement Chasot était dépensier et prodigue à l’excès. Nous l’avons vu tout à l’heure dépenser dans une fête onze mille trois cents écus; son train ordinaire était sur ce pied-là. Beau joueur, galant compagnon, viveur superbe et raffiné, il aimait à jeter l’argent par les fenêtres. Et comme ce n’est pas avec les appointemens d’un lieutenant-colonel et douze ou quinze mille livres de rente, qu’il pouvait avoir en son particulier, qu’on subvient longtemps à de pareilles équipées, force fut bien dans les momens trop difficiles de recourir à la munificence du roi et d’implorer les beaux yeux de sa cassette. Frédéric était économe, point avare, et n’avait d’autre souci que d’accroître le nombre de ses soldats. Son armée, on peut le dire, faisait son unique dépense, son seul luxe; il mettait sa gloire à l’augmenter, à l’instruire, à la pomponner, et dès qu’il avait de côté la moindre épargne, il éprouvait une satisfaction d’amateur et de collectionneur à se donner un ou deux régimens de plus[2]. Les hommes pratiques (et le roi de Prusse l’était en dépit de Pégase) ont mieux à faire qu’à aider aux folies des dissipateurs. Comme ce géomètre qui disait d’une tragédie de Racine : « Qu’est-ce que cela prouve?» ils veulent, quand ils vident leurs poches, que cela leur serve à quelque chose. Or rien au monde n’est plus inutile que de payer les dettes d’un joueur; c’est le tonneau des Danaïdes, et les finances d’une monarchie y passeraient. À ces demandes d’argent incessamment répétées, Frédéric répondit d’abord d’assez bonne grâce, puis en rechignant, puis enfin il se dit que c’étaient quatre ou cinq régimens de grenadiers qu’il avait perdus à la bataille, et que, s’il n’y prenait garde, cette guerre du brelan et du lansquenet finirait par lui coûter plus cher que l’autre. A une grande manœuvre du mois de mai 1751, tous les amis de Chasot furent témoins de sa disgrâce. Le roi ne se contenta pas de lui tourner le dos, mais, lui cherchant querelle à propos de je ne sais quelle prétendue infraction, il l’apostropha d’une façon telle qu’après une pareille scène il devenait impossible au chevalier de rester au service. Plusieurs ont cru voir dans cette boutade du monarque l’effet d’une conversation récente où Chasot, sans doute mécontenté par quelque refus d’argent, aurait parlé de la lésinerie de Frédéric avec une très grande irrévérence, disant : « Je ne sais quel malheureux guignon poursuit le roi; mais ce guignon se reproduit dans tout ce que sa majesté entreprend ou ordonne. Toujours ses vues sont bonnes, ses plans sont sages, réfléchis et justes, et toujours le succès est nul ou très imparfait. Et pourquoi? Toujours pour la même cause, parce qu’il manque un louis à l’exécution! Un louis de plus, et tout irait à merveille! Son guignon veut que partout il retienne ce maudit louis, et tout se fait mal. » Quoi qu’il en soit, la brouille eut lieu; Chasot, fort désireux de faire un voyage en France,* mit en avant des raisons de santé, qui furent aussitôt accueillies, bien qu’au fond personne n’y crût. « Pour le major Chasot, écrit Voltaire à Mme Denis (14 novembre 1751), qui a dû vous rendre une lettre, il s’était emmaillotté la tête et avait feint une-grosse maladie pour avoir la permission d’aller à Paris. Il se porte bien celui-là, et si bien qu’il ne reviendra plus. Il avait pris son parti depuis longtemps. » Et quelques mois plus tard, toujours à la même personne : «Le roi me disait hier qu’il m’aurait donné une province pour m’avoir auprès de lui. Apparemment qu’il n’a pas promis de province au chevalier de Chasot[3]. Je suis très sûr qu’il ne reviendra point; il est fort mécontent, et il a d’ailleurs des affaires plus agréables. »

Cependant peu à peu le vide commençait à se faire autour du roi, et six mois s’étaient à peine écoulés que déjà s’éclaircissait à vue d’œil le groupe intime auquel Chasot avait appartenu. Les uns étaient morts de mort violente, les autres avaient fini par divorcer pour incompatibilité d’humeur : danse macabre s’il en fut, et qu’avait ouverte La Mettrie au sortir de ce joyeux souper chez lord Tyrconnel ! « Il est mort pour une plaisanterie, en mangeant tout un pâté de faisan; il était gai, bon diable, bon médecin et très mauvais auteur ! » L’oraison funèbre manque peut-être de cœur, mais elle est d’un grand roi qui n’en eut jamais à revendre, et gardait précieusement le peu de sensibilité qu’il avait pour s’apitoyer sur lui-même dans l’occasion. Quelques semaines plus tard mourut le général de Rothenbourg, un autre affilié à la petite coterie française, dont il était par son éducation, son esprit, et par son mariage avec la fille du marquis de Peschère. « Je ne vois que ma douleur, » écrit Frédéric à sa sœur de Baireuth, et l’affliction causée par cette perte se prolonge encore que déjà son fidèle secrétaire Darget lui demande son congé et part pour Paris, dans la ferme intention de ne plus revenir. Même histoire avec Algarotti, le confident éprouvé que rappelait la France, et que Frédéric ne devait aussi plus revoir. Ici prennent place également à tour de rôle les démêlés avec Voltaire, ainsi que l’ignoble procès du philosophe de Ferney avec le Juif Hirschel et sa scandaleuse querelle avec Maupertuis. « Si vous êtes curieux de nouvelles, je vous apprendrai que Voltaire s’est conduit comme un méchant fou, qu’il a attaqué cruellement Maupertuis, et qu’il a fait tant de friponneries que sans son esprit, qui me séduit encore, j’aurais en honneur été obligé de le mettre dehors[4]. » Tant de catastrophes et d’ennuis affectèrent vivement le roi; le moral s’assombrit, de revêche et d’acariâtre son humeur devint mélancolique.

Une seule âme pouvait encore à cette époque s’ouvrir à ses douleurs et tendrement y compatir, c’était cette aimable margrave de Baireuth. « Je roule dans ma tête le moyen de me sauver à Potsdam, où je suis plus à moi-même et où je puis être mélancolique sans que personne y ait à redire. » Et penser que ces paroles venaient à Frédéric en plein carnaval! Une autrefois la généreuse sympathie qu’on lui témoigne le pénètre si à fond que son cœur trouve pour remercier l’expression vraie et sincèrement émue: « Il est toujours bien doux pour moi de trouver dans votre compassion et dans votre sensibilité un soulagement que je ne puis espérer ici de presque personne. Je vous l’avoue, ma chère sœur, la plupart du monde, insensible ou indifférent, trouve l’amitié et ses regrets ridicules; cela oblige à des contraintes qui sont d’autant plus insupportables qu’on s’est fait quelques reproches à soi-même. J’étudie beaucoup, et cela me soulage réellement; mais lorsque mon esprit fait des retours sur les temps passés, alors les plaies du cœur se rouvrent, et je regrette inutilement les pertes que j’ai faites! » Heure mélancolique où les voix les plus aimées des anciens jours manquaient à l’appel : Suhm, Camas, Jordan, Keyserling, Manteuffel, combien s’en étaient allés pour ne plus reparaître! Des joyeux compagnons d’autrefois, des hôtes de Rheinsberg, deux seulement restaient encore, Knobelsdorff et Chasot. Et le roi, déjà fort mal depuis longtemps avec Knobelsdorff, allait voir sa brouille avec Chasot se changer en une rupture complète.

En quittant Berlin, le colonel aux dragons de Baireuth n’avait, quoi que Voltaire en dise, aucunement résolu d’abandonner le service prussien. Il se proposait tout simplement d’aller prendre l’air à Paris et revoir sa Normandie, se disant que pendant cette absence la mauvaise humeur de Frédéric aurait le temps de se dissiper, et qu’on n’en serait ensuite que meilleurs amis. Après quelques mois passés à Caen chez sa vieille mère, il revint à Paris, et ce fut là que l’idée le prit de rompre avec son ancien maître. Soit légèreté de caractère, soit lassitude ou rancune, il planta là le roi de Prusse, et avec si peu de façon que pour trouver le cas pendable il n’était en vérité pas besoin d’avoir l’humeur atrabilaire. Au lieu de s’adresser à Frédéric, dont il relevait après tout, ayant depuis vingt ans guerroyé à son service, Chasot estima plus convenable de régler directement la chose avec le roi de France. «Le roi de France crut pouvoir accorder lui-même la démission à un gentilhomme français qui avait servi avec honneur sa majesté prussienne. » On devine comment la nouvelle d’une pareille énormité fut reçue à Potsdam. Aux yeux de Frédéric, une telle violation du code militaire de ses états était un crime sans exemple. Son indignation ne se contenait pas. Les diverses pensions dont jouissait Chasot furent à l’instant supprimées, et le congé si incongrûment réclamé lui fut, par ordre exprès du roi, expédié sous forme de révocation. Là ne devait point s’en tenir la colère de Frédéric. Dans le manuscrit originaire de l’Histoire de mon temps, terminé par le roi en 1746, le nom de Chasot se trouvait cité à deux reprises : une fois à propos de l’escarmouche malheureuse de Marschendorf, où quatre-vingts hommes avaient péri, l’autre à l’occasion de la bataille de Hohenfriedberg et de cette fameuse charge des dragons de Baireuth, qui, comme on sait, décida du succès de la journée, a Un fait aussi rare, aussi glorieux, mérite d’être écrit en lettres d’or dans les fastes prussiens. Le général Schwerin, le major Chasot et beaucoup d’officiers s’y firent un nom immortel : » tel était le texte primitif, maintenu jusqu’en 1752. À cette époque, le roi raya de ce passage le nom de Chasot, trouvant sans doute qu’il y faisait longueur, et dans le remaniement général que Frédéric fit de son œuvre en 1775, cette omission fut observée. Quant à la rédaction du paragraphe concernant la malheureuse affaire de Marschendorf, inutile d’ajouter qu’elle n’a pas varié d’un seul mot, attendu qu’un grand monarque écrivant l’histoire de son temps se doit tout à la vérité, et que s’il est parfois permis de raturer d’un trait de plume les hauts faits de nos bons amis, il ne saurait jamais l’être de passer leurs erreurs sous silence.


II.

Nous sommes à Lubeck en l’an de grâce 1759 : le commandant militaire de la ville libre et impériale vient de mourir ; il s’agit de nommer son successeur, et de tous les pays voisins les candidats arrivent. À ce nom seul de Lubeck, quelles idées ne se réveillent pas de richesse et de grandeur commerciales ! On voit revivre la Venise teutonique avec ses comptoirs opulens, ses factoreries florissantes, ses colonies nombreuses que protège une flotte active, moitié marchande et moitié guerrière, capable, avec le double esprit qui l’anime, de nouer des relations sur tous les points du globe et de maintenir sa suprématie dans la Baltique. Plus de cinquante villes de la Mer du Nord saluaient dans Lubeck leur capitale ; là se tenait le conseil suprême, ce sénat de bourgeois non moins habiles à négocier avec les puissances étrangères qu’intrépides à commander le feu dans l’occasion, et dont Ænéas Silvius Piccolomini écrivait au XVe siècle « qu’ils avaient assez d’influence dans trois grands pays, la Suède, le Danemark et la Norvège, pour y pouvoir faire et défaire des rois ! » Au XVIIIe siècle, avons-nous besoin de le dire ? l’éclat de cette gloire s’était, hélas ! terriblement amoindri : de sa couronne anséatique, la ville impériale avait vu choir une perle après l’autre ; depuis 1669, Lubeck n’avait pas revu de congrès, et cependant la cité « sérénissime et impériale » brillait encore au premier rang parmi les villes d’Allemagne. À défaut de son importance politique évanouie, il lui restait le crédit que donnent les richesses ; sa bourse prospérait, son pavillon faisait partout bonne figure. D’ailleurs on y menait gaiement la vie. Après comme avant, Lubeck était le port par excellence pour passer d’Allemagne en Livonie, à Pétersbourg, en Danemark, en Suède. Les voyageurs qui affluaient là toute l’année ne demandaient pas mieux que de s’y attarder au milieu des vieux souvenirs de la métropole anséatique, qui, par ses monumens et ses églises, par son hôtel de ville, son arsenal, ses remparts, ses ponts, ses forteresses, montrait encore ce qu’elle avait pu être dans le passé. Un autre intérêt que vers cette période la ville de Lubeck offrait à l’observateur, c’était la physionomie originale de sa société, composée non point seulement, comme on pourrait croire, de riches négocians et de patriciens autochthones, mais aussi de ce qu’il y avait de plus élevé dans les diverses aristocraties du voisinage. Appartenir au magnifique chapitre de Lubeck était alors un honneur que recherchaient les plus illustres, et vous trouvez inscrits sur ce livre d’or tous les noms nobles du Holstein, du Slesvig, du Lauenbourg, du Mecklembourg, des états de Brunswick et de Westphalie. Depuis le XVIe siècle, nulle autre maison que celle des ducs de Holstein-Gottorp n’eut le privilège de fournir des évêques à la hanse. Ces évêques résidaient à Eutin, à deux pas de Lubeck, et tous les membres du chapitre avaient leurs hôtels dans la ville, où, profitant des loisirs respectifs de leurs charges de cour, ils venaient s’installer avec leur suite et faire grande chère. L’effectif de l’armée, infanterie et artillerie, s’élevait en 1759 à un millier d’hommes, dont le gouverneur de la ville, nommé par une commission du sénat, avait le commandement.

C’était donc, ainsi que nous l’avons dit, ce gouverneur qu’il s’agissait de nommer. Le sénat élut sa commission, la commission vota, et qui elle choisit entre vingt, ce fut Chasot, le chevalier François Egmont de Chasot, gentilhomme normand, ancien colonel aux dragons de Baireuth, depuis le 20 juin 1754 devenu bourgeois de la ville libre de Lubeck, et comme tel inscrit sur les registres de l’état civil. Le fait est que Chasot n’y avait pas tenu. Rentré en France après un séjour de près d’un quart de siècle à l’étranger, il s’était dès le lendemain trouvé dépaysé dans sa patrie; esprit aventureux et cosmopolite, n’ayant pour le sol natal proprement dit rien de cette exaltation fiévreuse, de ce sublime enthousiasme qui furent le produit de la révolution française, il se demandait si là où sont les principes et les affections, là n’était point la vraie patrie, et si cette terre d’Allemagne qu’il avait noblement arrosée de son sang, où vivaient ses meilleurs amis, n’était pas pour le moins autant sa mère que cette terre de France où il ne connaissait plus personne. À cette question, la réponse fut qu’il se mourait d’ennui, que l’air de Paris ne lui convenait nullement, et qu’il fallait au plus tôt se remettre à courir le monde. Justement le duc de Mecklembourg venait de mourir (11 décembre 1752). Adolphe-Frédéric III avait pour femme cette charmante Sophie-Dorothée dont Chasot était l’ami, et qu’il visitait si assidûment, quelque dix ans auparavant, pour charmer les monotones solitudes de la vie de garnison. L’auguste veuve, s’étant retirée aux environs de Schwerin, n’eut garde d’oublier Chasot, qui se consola dans cette gracieuse et spirituelle compagnie du chagrin de ne pouvoir rentrer en Prusse, et ce fut alors que le chevalier, pour ne rien perdre de la douceur de cette intimité, songea à s’établir dans le pays.

Lubeck était à peu de distance. Chasot s’y choisit, non dans la ville, mais sur le penchant d’un coteau du voisinage, une agréable maison entourée d’un jardin qu’il appela Marly, et où, comme Cincinnatus, renonçant aux grandeurs de la terre, il s’occupait à tailler ses poiriers, lorsqu’on vint lui annoncer que le sénat l’avait fait dictateur. C’était du reste la merveille de Lubeck que ce Marly : au dehors, un verger, des promenades, des étangs poissonneux, des fleurs et des fruits en profusion; au dedans, une habitation commode, élégante, bien disposée, chaude en hiver, fraîche en été, beaucoup de livres dans la bibliothèque, beaucoup de vins vieux dans la cave, et la plus belle vue du monde. Un philosophe eût trouvé là son paradis, mais Chasot n’était qu’à moitié philosophe et pensait comme notre père Adam qu’il ne saurait y avoir de paradis sans la femme. Il rêvait donc la solitude à deux, mais une solitude honnête, légitime, et dont un homme de quarante-cinq ans qui se respecte ne puisse avoir jamais à rougir. Il faut bien le dire, Chasot approchait alors du demi-siècle, mais sans que rien chez lui trahît encore l’heure du déclin. Les gens de cette époque ne vieillissaient pas comme ceux de notre temps, et le costume entrait pour beaucoup dans cet avantage. Avec des soins, de l’élégance, et pourvu qu’il sût conserver sa taille, un coureur de Cythère risquait d’aller fort loin sans paraître trop écloppé. Qu’est-ce que la chute des cheveux quand la mode veut qu’on porte perruque? qui s’embarrasse d’une ride que le fard a le droit de masquer? Avoir bon pied, bon œil, c’était la grande et l’unique affaire; le reste ne regardait que le valet de chambre. Les très authentiques fredaines de certains sexagénaires illustres de l’époque ne peuvent même s’expliquer qu’à l’aide de cette espèce de transformation opérée par l’illusion et l’artifice, et c’est seulement du jour où la fiction de la perruque a cessé d’être respectée de tous, que l’âge a repris ses droits sur l’homme. A Dieu ne plaise que rien de ce que nous remarquons là puisse s’adresser à Chasot, resté jeune en dépit des années, et qui, leste et bien découplé, avec son air chevaleresque et sa séduction personnelle, se serait aisément passé au besoin des ressources dont la mode de son temps lui accordait le bénéfice!

Il y avait à Lubeck en ce moment un peintre italien chargé par le sénat de décorer la salle d’audience de l’hôtel de ville. Cet homme s’appelait Stefano Torelli, et rappelait, sinon par le talent, du moins par l’accent vigoureux de sa physionomie et l’âpreté de ses mœurs, le type de l’artiste florentin au XVIe siècle. S’étant pris de querelle à Rome avec un camerlingue, il lui planta son couteau dans le ventre, et dès lors, comme on pense, n’eut rien de mieux à faire que de s’expatrier. L’électeur Auguste III régnait en Saxe, Stefano vint à la cour de Dresde. Il y reçut l’accueil le plus favorable, tant de la part du prince, qui l’avait connu jadis en Italie, que de sa noblesse. Les commandes abondèrent, et en même temps les invitations de toute sorte, car cet artiste passait aux yeux de ce monde pour un gentilhomme déguisé, et, s’il en fallait croire le bruit qui courait, il n’existait point dans tout le saint-empire de plus grand seigneur que cet honnête étranger vivant de ses chefs-d’œuvre, et rachetant par les cruelles tribulations de l’exil la faiblesse qu’il avait eue d’assassiner un porporato. Stefano se rattachait à la lignée princière des Torelli, comtes de Guastalla et de Montechiarugolo, par des liens plus ou moins authentiques ; mais nul ne prit la peine de s’en informer. Il y avait d’ailleurs tant d’autres mystères dans l’existence de ce singulier personnage, qu’en vérité à tout ce qu’il disait ou laissait dire, on aimait mieux croire que d’aller voir.

Avec lui, au fond d’une petite maison du faubourg, habitait sa fille, une enfant de seize ou dix-sept ans, dont la mère était morte de bonne heure, et qu’une vieille parente élevait. Comme elle ne sortait que pour se rendre à la messe et fort embéguinée dans ses coiffes, peu de gens auraient pu dire si elle était jolie. Et d’ailleurs il n’eût point fait bon la rencontrer trop souvent sur son chemin, car le Torelli la guettait de près avec cette sollicitude incessante d’un Bartholo farouche, et qui porte à sa ceinture, en guise de trousseau de clés, un poignard teint du sang d’un camerlingue. Quelques rares amis du peintre, ceux que Stefano admettait dans son atelier, prétendaient avoir parfois saisi à travers la cloison les accens d’une voix ravissante ; or, comme il semblait difficile d’attribuer ce timbre juvénile et pur à la vieille dame chargée d’accompagner, il fallait bien conclure de là que Camille était musicienne. Quant à sa beauté. Dieu merci, rien n’y manquait, ni l’élégance de la taille, ni l’harmonie du visage, ni la suave et mélancolique expression du regard. Stefano ne se lassait pas de la peindre, et pour vivre entouré de cette image chérie, pour l’avoir en quelque sorte toujours sous les yeux, il multipliait ses portraits, mais seulement aux heures où sa porte était dûment fermée à tout venant. Qu’on se figure maintenant quel ennui ce dut être pour le père d’avoir à quitter Dresde et se rendre à Lubeck, où l’appelaient d’importans travaux, dont le patronage de l’électeur de Saxe lui valait la commande. Après bien des hésitations, il consentit cependant à se séparer de sa fille, en se promettant d’arranger les choses de manière à la faire venir avant peu.

Torelli, dès son arrivée à Lubeck, avait naturellement fait la connaissance de Chasot, lequel, en sa triple qualité de militaire, de dilettante et de vert galant, s’était tout de suite pris de sympathie pour cet artiste aventureux, pour cette espèce de luron aux mœurs abruptes. Un soir, le peintre et le chevalier dînaient ensemble chez le comte de Reventlow. Là se trouvaient réunis divers membres du chapitre et quelques-uns des plus notables représentans du patriciat lubeckois. On était à table et le banquet allait son train, lorsque, profitant entre deux services d’un intervalle de liberté, Torelli tire de sa poche sa tabatière et offre une prise à son voisin le baron de Flessen, grand amateur d’objets d’art, qui demande à examiner la boîte. La chose en valait la peine : c’était un cadeau de l’électeur de Saxe Auguste III, un chef-d’œuvre d’orfèvrerie, constellé de pierres précieuses, avec le portrait d’une jeune fille sur le couvercle. Le baron admire et se récrie; tout le monde demande à voir, et la tabatière de voyager. Chemin faisant, elle arrive ainsi jusqu’à Chasot. A la vue de cette miniature, le chevalier se tait et devient pensif; puis, après l’avoir un moment contemplée, il passe la boîte à son voisin et plus ne dit mot. Qui sait quel retour sur lui-même le vieux lion fit à cette heure, quels rêves, quelles espérances, quelles perplexités traversèrent son âme? N’importe, la passion a ses droits sur tous les âges, et, quand elle a sonné la charge, les vieux marchent comme les jeunes; très souvent même, ce sont les vieux qui courent le plus vite. Dès qu’on se fut levé de table, et tandis qu’on prenait le café, Chasot, saisissant Torelli par le bras, l’entraîne à l’écart dans un petit salon, et d’un ton passionnément ému s’informe s’il connaît l’original du portrait peint sur la tabatière. « Si je le connais? répond le peintre; belle question! c’est ma fille. — Votre fille, à vous! mais je ne savais pas que vous fussiez seulement marié. — Ce sont là mes affaires. — Et peut-être bien aussi les miennes, s’il vous plaît. — Que voulez-vous dire? — Qu’il m’a suffi de voir cette figure d’ange pour l’adorer, et que si vous ne consentez à m’avoir pour gendre, je jure de mourir garçon! — A Dieu ne plaise! il n’y aurait donc plus en ce monde de Chasot bataillant pour le roi de Prusse? — Ainsi vous dites oui? — Je ne dis pas non, et c’est tout ce qu’à présent je puis faire, car encore faut-il bien savoir là-dessus le sentiment de la petite. » La conversation en resta là, et les deux amis ne se séparèrent qu’après que Torelli eut promis à Chasot de faire immédiatement venir sa fille et d’écrire à Dresde le soir même à cette intention,

La Saxe entière n’était en ce moment qu’un vaste camp. Depuis le printemps de 1760, les corps d’armée de Frédéric et du maréchal Daun se tenaient en mutuelle observation. Les troupes manœuvraient sur toutes les routes, et le pavé des villes ne cessait d’être ébranlé par les lourds caissons d’artillerie. Voyager à travers de pareils obstacles et sous l’unique sauvegarde d’une vieille parente, ce n’était point, on en conviendra, chose commode pour une personne de l’âge et de la beauté de Mlle Camille Torelli. D’autre part, Chasot regardait sa montre, et sa montre lui disait qu’avec ses quarante-cinq ans il fallait aller vite en besogne, ou ne pas s’en mêler. L’idée lui vint alors de s’adresser directement à son ancien ami le roi de Prusse. Il écrivit donc à Frédéric, et, tout en l’informant de son prochain mariage, le pria d’accorder aide et protection à la jeune fille, et de faire qu’elle et sa gouvernante n’eussent à subir aucun affront en traversant le camp.

Grâce aux rigides préceptes qu’elle avait reçus de l’auteur de ses jours, l’aimable Camille ne savait que s’incliner et obéir. Sitôt qu’elle eut pris connaissance du message de son père, elle fit ses arrangemens de départ, et quatre jours après quitta Dresde, et se mit en route avec sa tante. Selon les instructions qu’on lui marquait, sa première étape fut au quartier-général du roi. Sur ces entrefaites, Frédéric, ayant reçu la lettre de Chasot, s’était gracieusement empressé de donner des ordres en conséquence. Il reçut la jolie visiteuse dans une cabane de paysan, debout, une main appuyée sur une table, et tenant de l’autre la missive de son ancien favori. Lorsque Camille entra, le roi fixa sur elle son regard d’épervier, puis, après l’avoir longtemps examinée avec complaisance, il lui demanda « si elle n’avait pas eu grand’peur de s’aventurer ainsi à travers le camp. » La jeune fille se contenta de répondre simplement : « Mon père me l’a ordonné, et je suis partie. » Cette candide soumission charma le roi, qui laissa voir aussitôt dans ses grands beaux yeux l’intérêt que lui inspirait la chère enfant. La conversation se prolongea quelque temps encore, lui de plus en plus bienveillant et paternel, elle de moins en moins effarouchée. Puis Frédéric l’exhorta fort à cacher soigneusement ses bijoux et surtout ce délicieux minois, qui, tout autant que l’or et les pierreries, était capable de tenter les bandes de pillards qui battaient le pays, et ne la congédia qu’après l’avoir dûment mise sous la protection d’un de ses officiers, chargé par lui de l’escorter avec un peloton de cavalerie jusqu’à l’extrême limite du camp. Quelques jours plus tard, Camille arrivait à Lubeck saine et sauve, et son père lui présentait Chasot. Soit que le chevalier fût, comme on dit, bien conservé, soit que l’éclat de son renom fît oublier la disproportion d’âge, on peut croire qu’il ne déplut point trop, car les choses s’arrangèrent tout de suite. Partie de Dresde aux derniers jours de juin, Camille Torelli épousait le 17 juillet le chevalier de Chasot, joyeux et triomphant d’avoir ainsi trouvé la châtelaine de sa jolie résidence de Marly.

Cette union, commencée en manière de roman, tourna au parfait ménage. Ainsi qu’il arrive souvent aux roués de son espèce, Chasot, qui n’avait jusqu’alors fréquenté que des comédiennes et des beautés faciles, se trouva fort étonné d’aimer pour la première fois de sa vie. C’était sans aucun doute s’y prendre un peu tard; mais dans ce cœur de gentilhomme et de soldat l’enthousiasme avait persisté, et l’adorable enfant fut courtisée avec toute la tendresse dont elle était digne. Elle aussi commençait à connaître l’amour, et l’initiation n’en avait pas moins de charmes, pour lui venir d’un époux beaucoup plus âgé, mais auquel l’expérience et le renom donnaient cette autorité protectrice où les belles âmes vraiment féminines aiment à s’abandonner. Du reste, pour Chasot, le crédit allait croissant. La situation qu’il occupait à Lubeck, ses relations avec les divers états du voisinage, faisaient de lui une sorte de puissance. Il n’en fallait pas davantage pour que Frédéric sentît revivre ses meilleures dispositions d’autrefois, et ne demandât qu’à se rapprocher d’un ancien ami qui lui pouvait être utile.

Depuis 1756, l’alarme avait repris. On était en pleine guerre de sept ans, au lendemain des journées de Prague, de Collin, de Rosbach, de Lutzen, de Zorndorf et de Kunersdorf. Pour tenir tête aux forces nombreuses que l’Europe envoyait contre lui de tous côtés, le roi de Prusse avait besoin de renouveler incessamment son armée. Or, à ces continuelles levées d’hommes le pays s’étant bientôt épuisé, on avait dû recourir à l’étranger; mais là des difficultés d’un autre genre se présentaient, grâce aux diplomates accrédités par les cours ennemies près les petits états où les officiers recruteurs de Frédéric avaient à manœuvrer. Ce fut dans ces circonstances difficiles que le roi se souvint de son ancien ami. « Il s’agirait, mande Frédéric à Chasot (28 novembre 1760), il s’agirait de me fournir trois ou quatre cents hommes que vous feriez enrôler dans vos cantons pour mon service. Je m’engagerais volontiers à faire payer pour ces gens, lorsqu’ils nous seraient délivrés, dix écus par tête. La délicatesse dans le choix de ces gens pour la tournure serait hors de saison et nullement nécessaire. Au cas que vous voulussiez me témoigner cette complaisance, je vous prierais de me l’écrire d’abord pour que je puisse vous envoyer sans délai un officier de ma part. » Le grand capitaine, comme on voit, n’y faisait point tant de façons: la délicatesse dans le choix de ces gens pour la tournure serait hors de saison. En effet, quand on songe à l’emploi qu’il leur destinait, à ces braves gens payés dix écus par tête, on ne voit pas quelle raison il aurait eue de se montrer difficile. Napoléon sur la fin ne faisait pas autrement. Ces mangeurs d’hommes ne cherchent qu’à grossir leur catalogue jusqu’au jour où la destinée vient les arrêter dans leurs conquêtes. Chasot ne pouvait en cette occasion que se montrer digne de la confiance qu’on lui témoignait; il recruta donc beaucoup d’hommes qu’il envoya se faire tuer pour le roi de Prusse. Suave mari magno, dit le poète; c’était l’opinion du chevalier, qui du haut de son promontoire écoutait mugir à ses pieds vents et marée, et se délectait pendant la bagarre à cueillir les doux fruits de l’hymen. Hier encore, à la suite de l’heureuse délivrance de la jeune princesse Frédéric-Guillaume, le vieux maréchal Wrangel s’écriait: « Il nous est arrivé une nouvelle recrue! » C’est juste ce qu’au printemps de 1761 Chasot écrivait à Frédéric, qui lui répondait à l’instant (8 avril), de son quartier-général de Meissen : « J’accepte volontiers, cher de Chasot, la recrue qui vous doit son être, et je serai parrain de l’enfant. Nous tuons les hommes tandis que vous en faites! » Et Chasot, tout fier de l’illustre compérage, de répliquer avec enthousiasme : « Si ce garçon me ressemble, sire, il n’aura pas une goutte de sang dans les veines qui ne soit à vous. » Cependant les événemens devaient bientôt interrompre ces douces joies de la famille. Jusqu’alors, la ville de Lubeck et son territoire avaient à peine ressenti le contre-coup de la guerre; mais l’année 1762 allait amener de nouvelles complications qui, en menaçant l’existence d’un pays qu’il avait reçu commission de défendre, ne pouvaient manquer de réveiller dans l’époux et le père tous les vieux instincts du soldat.

Le 5 janvier 1762, l’impératrice Elisabeth de Russie étant morte, le duc Charles-Pierre-Ulrich de Holstein-Gottorp prit la couronne sous le nom de Pierre III. On sait quel subit revirement produisit ce changement de règne, et comment le nouveau souverain, uniquement préoccupé d’abord de l’idée d’arracher au Danemark les états du Slesvig, n’eut rien de plus pressé que de se rapprocher du roi de Prusse, dont l’impératrice Elisabeth s’était toujours montrée l’adversaire acharnée, et de conclure avec lui un armistice qui presque aussitôt fut suivi d’un traité d’alliance offensive et défensive. En conséquence de ces dispositions, les troupes russes qui se trouvaient sur le territoire prussien reçurent dès le mois de mars l’ordre de suspendre les hostilités, et le maréchal Wolkonski, dont le corps d’armée occupait une partie de la Poméranie, eut à se rendre dans les états de Holstein, où le prince George-Louis de Holstein-Gottorp, oncle du jeune empereur, exerçait le commandement général.

De son côté, le Danemark se préparait vigoureusement à la lutte, et c’était encore un Français qui présidait là comme ministre de la guerre à la levée des troupes, à l’approvisionnement des forteresses, à l’augmentation et à l’armement de la flotte. Où les Français n’étaient-ils pas à cette heure? dans les conseils des rois et des nations, à la tête de leurs armées, de leurs écoles, soldats, marins, financiers, diplomates, philosophes, vous les retrouvez partout dans le monde, toujours prêts à donner au pays qui les appelle ou les accueille cette intrépide activité, cette puissance initiatrice, progressive et sociable, dont au début d’un autre siècle, quand un niveau de civilisation et de culture intellectuelle régnera égal à peu près sur toute l’Europe, on les verra s’en aller porter les trésors jusque chez les radjahs indiens. Avant d’organiser les armées de terre et de mer du roi de Danemark, le comte de Saint-Germain avait été ministre du roi de France, et c’était faute de pouvoir s’entendre avec Mme de Pompadour qu’il avait passé du service de Louis XV à celui de Frédéric V. Pour faire face aux énormes dépenses occasionnées par ce nouvel état de choses, le gouvernement danois dut partout lever des impôts extraordinaires, et bientôt même, cette mesure ne suffisant plus, on le vit dans la nécessité de s’adresser à l’opulente ville de Hambourg pour un emprunt d’un million d’écus. Le sénat toutefois fit la sourde oreille, et, comme les armées n’ont été inventées qu’à cette fin de procurer aux gouvernemens un moyen d’enlever par la force ce qu’on se refusait à leur donner de bonne grâce, dix mille hommes de vaillantes troupes apparurent le 16 juin devant la cité marchande, sous la conduite du prince Emile de Holstein-Augustenbourg, et soudain l’ouïe fut rendue par miracle aux sérénissimes banquiers, qui s’exécutèrent fort galamment.

On comprendra cependant qu’une telle situation eût de quoi semer l’alarme dans le voisinage; Lubeck n’était point rassurée, tant s’en faut. Sans doute les Danois n’avaient point encore visité la ville; mais le comte de Saint-Germain campait à peu de distance, et tout donnait à supposer que le besoin de couper les communications avec la Russie amènerait un jour ou l’autre l’occupation. Grande était donc la perplexité de l’aréopage lubeckois, ne voulant pour rien au monde se compromettre aux yeux du roi de Prusse, qu’il ne fallait pas avoir pour ennemi, et porté néanmoins à se concilier de son mieux les ménagemens du gouvernement danois et du comte de Saint-Germain.

Chasot avait son rôle tout tracé. Gouverneur militaire de la ville, il pourvut habilement à la défense, et tout en faisant ce que lui commandait son métier de soldat, il sut pourtant s’arranger de manière à éviter de la part de l’armée danoise une agression qui, en dépit de la plus héroïque résistance, n’aurait pu tourner qu’à la ruine entière de Lubeck. Le comte de Saint-Germain et lui se connaissaient de longue date. Entre Français, gens d’épée et de qualité, il y a toujours moyen de s’entendre; tous deux étaient du même monde et parlaient la même langue. Il y eut donc mutuel accord pour ajourner la collision. Notez qu’on était alors dans l’été de 1762, et que de bien graves événemens se préparaient à Pétersbourg. Le 9 juillet, l’empereur Pierre III, détrôné par son épouse Catherine, était conduit à la résidence de Krasnoe-Selo, où huit jours après il rendait l’âme. Dès lors, toute cause d’inimitié disparaissait entre la Russie et le Danemark, et la jeune souveraine, coupant court aux excentricités du défunt monarque, ordonnait à ses troupes d’évacuer sur-le-champ l’Allemagne. En même temps l’armée danoise quittait les plaines du Mecklembourg, et le comte de Saint-Germain n’était pas plus tôt de retour à Copenhague, qu’il faisait envoyer à Chasot, par le roi son maître, le titre de lieutenant-général. Impossible, on en conviendra, d’agir d’ennemi à ennemi avec une plus grande courtoisie. C’est pour le coup que Frédéric aurait eu raison de s’écrier :

Heureux Chasot, que la nature
Daigna partager de son mieux !

Tout au rebours de ces caractères malencontreux à qui tous les partis jettent la pierre, il n’entendait monter à ses oreilles que des actions de grâces, et c’était une rage d’avoir été sauvé par lui. Le sénat de Lubeck lui votait d’enthousiasme des remercîmens et des dotations, et le roi de Danemark le nommait lieutenant-général! Quelle admirable occasion de se faire peindre! Il en usa d’autant plus commodément, qu’il avait encore sous la main son beau-père; je dis encore, parce qu’à ce moment le vieux Torelli s’apprêtait à quitter l’Allemagne pour se rendre à Pétersbourg, où l’appelait l’impératrice Catherine, déjà occupée à recruter de par le monde cette phalange d’artistes, de poètes et de philosophes, qui faisait vers cette époque l’indispensable ornement des cours du Nord. Il n’importe : avant de s’éloigner, maître Stefano ne voulut rien oublier de ce qui pouvait recommander un jour son glorieux gendre aux yeux de la postérité. Il peignit Chasot dans tout l’éclat de sa chevalerie, le harnais sur la poitrine et l’épaule droite négligemment drapée d’un manteau de velours cramoisi; à ses côtés repose son casque, où semble s’appuyer sa main, d’un modelé et d’une blancheur aristocratiques qui se révèlent sous la transparence de ses riches manchettes de dentelle. Ses cheveux bouclés ont un œil de poudre, et son visage, un peu haut en couleur, où les traces de l’âge ne s’accusent que par le complet épanouissement de la virilité, son visage porte, à près de cinquante ans, je ne sais quelle expression d’audace et de martiale galanterie; on dirait même que sa bouche, légèrement entr’ouverte, sourit encore au souvenir des beaux jours de Rheinsberg, dont l’heureuse insouciance ne l’a du reste jamais abandonné. A son cou brille l’ordre pour le mérite, et à cet illustre signe, non moins qu’à la dragonne argent et sable de son épée, vous reconnaissez le soldat du grand Frédéric, le lieutenant-colonel au fameux régiment de Baireuth.

Cependant vingt-cinq ans environ, grande mortalis œvi spatium, s’étaient écoulés depuis que les deux anciens compagnons d’armes ne s’étaient revus. Que d’événemens arrivés pendant ce temps! Et dans l’entourage du roi que de changemens survenus! Combien d’aimables et spirituelles figures de connaissance qui peuplaient jadis ce petit salon de Potsdam, et qu’il fallait, hélas! s’attendre à ne plus retrouver qu’en peinture! « Une chose qui n’est presque arrivée qu’à moi est que j’ai perdu tous mes amis de cœur et mes anciennes connaissances ; ce sont des plaies dont le cœur saigne longtemps, que la philosophie apaise, mais que sa main ne saurait guérir. » Ainsi écrivait à la duchesse de Gotha le monarque sexagénaire autour de qui la mort frappait à coups redoublés. Son frère, le prince Auguste-Guillaume, sa chère sœur de Baireuth, d’Argens, Fouqué, la comtesse Camas qu’il appelle dans ses lettres ma bonne maman, partout des pertes douloureuses dont le souvenir assombrissait un présent que le triste cortège des infirmités commençait à rendre bien maussade! Il y en avait pourtant dans le nombre qu’on prenait sur un ton moins lugubre, celle du baron de Poellnitz, par exemple, qui lui faisait écrire à voltaire (13 août 1775) : « Le vieux Poellnitz est mort comme il a vécu, c’est-à-dire en friponnant encore la veille de son décès; personne ne le regrette que ses créanciers! » Autre affliction, bien cruellement ressentie : lui aussi, ce vieux grognon de Quantz était parti pour le grand voyage ! Lui aussi, le bourru compère, il était allé jouer de la flûte chez les ombres.

Pour charmer l’ennui de la route,
Quantz jouait de la flûte en passant l’Achéron;
— Ramez donc, dit-il à Caron;
Que faites-vous? — J’écoute!


Et Caron, avec tous les égards imaginables, l’avait déposé sur le sombre bord, lui le virtuose indispensable, la vie et l’âme des concerts du roi, qui jamais n’avait voulu entendre parler d’un autre accompagnateur. Cet honnête homme de Quanz trépassé, plus de musique en ce bas monde! Frédéric le Grand avait perdu le goût de la flûte, ses dents pouvaient choir maintenant, et ses mains trembler.

Qu’on pense quelle émotion dut être celle de ce roi chagrin et goutteux, quand on lui vint dire que Chasot demandait à le voir, Chasot, l’hôte des jours heureux, le commensal de Rheinsberg, le dernier survivant de cette héroïque table ronde ! Sans doute le chevalier avait plus d’un tort sur la conscience, et Frédéric, qui n’oubliait rien, sentit au premier aspect se réveiller d’anciennes rancunes; mais comment opposer de mauvais griefs à la joie si pure de l’heure présente? Frédéric n’était pas homme à bouder contre son cœur: il se dérida tout aussitôt à la vue de ce visage ami qui lui rappelait ses meilleurs temps. « Le bruit public vous a déjà sans doute appris avec quelle bonté et distinction je suis traité journellement de sa majesté prussienne, mon ancien, digne et gracieux maître; les bonnes intentions du sénat de Lubeck à son égard lui ont été exactement rendues, et je crois que Lubeck dans le besoin trouvera dans ce juste et sage monarque un protecteur dont nous pourrons nous glorifier. » On voit par ce passage d’une lettre adressée au sénateur Krohn (3 janvier 1780) que Chasot venant à Berlin y devait régler certaines questions pendantes entre sa majesté prussienne, son digne et gracieux maître, et la sérénissime république lubeckoise, sa troisième patrie, dont il embrassait les intérêts avec l’ardeur la plus méritoire, se faisant une sorte de point d’honneur de célébrer ses moindres avantages[5].

La mission du sénat n’était cependant ici que le prétexte. Chasot avait deux fils qu’il voulait absolument placer dans l’armée. Ce plan, dès longtemps caressé, l’ancien lieutenant-colonel aux dragons de Baireuth s’était vu forcé d’y renoncer lors de sa rupture avec Frédéric, et, faute de mieux, avait pris le parti de se retourner du côté du roi de France, qui tout de suite avait admis les deux jeunes gens en qualité de capitaines au Royal-Allemand. Singulières mœurs de ce temps, où pour les fils d’un gentilhomme français l’armée française pouvait n’être qu’un pis-aller, et où deux jeunes gens, brevetés par Louis XVI du titre de capitaines, regardaient comme un objet digne d’ambition l’exercice du même emploi sous les drapeaux prussiens! Que cette opinion fut celle de Frédéric, passe encore; aussi le vieux caporal agit-il en conséquence : «Si vos fils sont placés au service de France, je vous conseille de les y laisser, car vous n’ignorez pas qu’il est impossible de les agréger en arrivant ici comme capitaines de cavalerie dans mon armée! » Mais Chasot, profitant de la bonne intimité rétablie, revenait à la charge, sans trop avancer cependant, car Frédéric, toujours intraitable sur l’hiérarchie et la discipline, répondait aux sollicitations de plus en plus pressantes par des argumens d’une autorité décourageante. Aux lieu et place du chevalier, plus d’un se fût désisté; mais Chasot n’abandonnait point aisément son idée, et si depuis que ses deux fils étaient au monde, il avait nourri et dorloté celle-là, tout ce qu’il voyait et retrouvait à son retour à Berlin ne faisait que l’y attacher davantage. L’accueil si cordial du roi, l’empressement de ses vieux camarades, et jusqu’au spectacle de ces glorieux régimens dont il pouvait se dire en les saluant et quorum pars magna fui, que de sujets d’émotion et d’enthousiasme! Le passé revivait sous ses yeux; que serait-ce lorsque dans cette brave armée, à laquelle par tant de liens il tenait encore, figureraient deux jeunes officiers de son nom et de son sang! Décidément le roi ne pouvait lui refuser sa demande; s’entêter d’avantage, c’était vouloir payer de la plus noire ingratitude toute une vie de services et de dévouement. D’ailleurs, qu’à cela ne tînt, à ces règlemens si cruellement inexorables, on se résignerait à faire une concession, et de capitaines qu’on était, on accepterait au besoin de devenir simples lieutenans. Contre une pareille proposition, Frédéric n’avait rien à objecter, et comme il ne demandait en somme qu’à obliger son ami en sauvant les apparences, il se laissa le plus galamment du monde forcer la main, et signa les patentes de ces deux jeunes gens dont l’aîné avait et peine dix-neuf ans.

Chasot tenait enfin ce qu’il voulait, et s’en retourna à Lubeck le cœur plein de reconnaissance pour son ancien maître, qui, de son côté, bénissait le sort de lui avoir rendu son vieil Achate, de telle façon que tous les deux, en se quittant, furent fort étonnés de se retrouver après tant d’années d’absence et de rancune si fermement attachés l’un à l’autre. On prétend que lorsque notre mémoire s’affaiblit, c’est surtout à l’endroit des événemens de la veille, et que, devenue incapable de retenir le moindre fait nouveau, elle continue à planer à distance; la même chose doit pouvoir se dire de notre cœur, où, passé un certain âge, rien ne vit plus que ce qui survit. Pour Frédéric surtout, morose, attristé, cacochyme, ce retour aux heureux souvenirs d’autrefois avait été bien salutaire. « Le roi, écrivait Chasot de Potsdam (25 décembre 1780), le roi, qui ne s’est point mis à table depuis le 8, m’a fait appeler toutes les après-dînées et ne m’a congédié qu’à huit heures et demie pour se mettre au lit. » Bonnes et franches bavettes qu’on taillait à plein drap dans le passé : quand on en avait fini avec la bataille de Mollwitz, on passait à celle de Collin, puis par quelque agréable transition on arrivait aux belles années de Rheinsberg, et que sais-je? aux galantes médianoches de Berlin chez cette folle de Barbarina, dont la gracieuse image vous sourit encore aujourd’hui dans cette chambre du château royal, à côté du portrait de Chasot. Que d’heureux instans ainsi gagnés sur la goutte et le sombre ennui! Quatre ans plus tard (1er janvier 1784), le roi, envoyant à Chasot ses vœux de nouvel an : « J’espère, lui dit-il, que l’éloignement ne vous empêchera pas de venir me voir cette année, ce qui me fera plaisir. » Et il termine par ce trait d’une affectueuse mélancolie : « Si nous ne nous revoyons bientôt, nous ne nous reverrons jamais! »

Ils se revirent pourtant, et à peu de jours de là, car Chasot fit toute diligence pour arriver à Berlin le 24, jour anniversaire de la naissance du roi. Frédéric avait alors soixante-douze ans accomplis, et Chasot soixante-huit. Depuis que les deux amis ne s’étaient vus, les infirmités du roi avaient pris un caractère de plus en plus alarmant. On n’a qu’à consulter les lettres qu’il écrivait vers cette époque pour être édifié sur son état; une entre autres à d’Alembert nous en donne le bulletin détaillé : « A l’égard de ma santé, vous devez présumer naturellement que je me ressens des infirmités de l’âge. Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s’amusent aux dépens de mon existence et me préparent à quitter l’étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. » Chasot, tout au rebours, conservait la plus triomphante apparence, et sa constitution robuste et inaltérée lui permettait de prolonger sur le tard certaines joviales accoutumances. Aussi par ce côté ne tarda-t-il pas à déplaire. Fût-on trois fois l’ami d’un grand monarque, on doit se bien garder d’avoir l’estomac bon quand il l’a lui-même très mauvais, et Chasot ne se contentait pas de l’avoir bon, il l’avait généreux, commode, excellent, d’une puissance, d’une capacité presque insolentes pour Frédéric, fort adonné de sa personne au goût des plaisirs de la table, et désormais condamné à la plus odieuse abstinence, « Chasot est venu ici de Lubeck, écrit-il au prince Henri (2 février 1784; il ne parle que de mangeaille, de vins de Champagne, du Rhin, de Madère, de Hongrie, etc. » Un roi peut pardonner à son meilleur ami bien des lâchetés et des trahisons, mais il ne lui pardonnera jamais de se mieux porter que lui.

Pendant l’hiver de 1785 à 1786, les forces du roi allèrent toujours s’affaiblissant, et bientôt l’hydropisie se déclara. Une toux sèche, jointe à de violentes angoisses de poitrine, lui ôtait la nuit toute espèce de sommeil. Vinrent les manœuvres du printemps : pour la première fois, il n’y parut pas. Ainsi mai et juin s’écoulèrent dans le travail, les douleurs et les misères d’une organisation qui s’effondre. Vers les premiers jours de juillet, un rayon de mieux se laissant voir, l’envie le prit de faire une promenade sur son fidèle et intrépide cheval blanc : on sella Condé; c’était le 4 juillet 1786. Au bout de trois quarts d’heure, il fallut revenir, livide, épuisé, la sueur froide sur les tempes, et dans un état tel que ceux qui l’assistèrent à sa descente ne retrouvèrent plus en lui un malade, mais un moribond qui venait de courir sa dernière étape. Chaque après-midi, on le poussait dans son fauteuil roulant sur la terrasse de Sans-Souci, et là morne, pensif, enveloppé d’une loque militaire, il se chauffait longuement au soleil. Au milieu de cet affaissement général, son œil gardait pourtant encore toute sa lumière, — son grand œil bleu si vigilant, si mobile, si plein d’intelligence, d’électricité, de malice, — propre au commandement et au sarcasme, l’œil d’un général en chef et d’un philosophe dans le sens tout négatif que le XVIIIe siècle donne à ce mot. Sur cette dernière étincelle, la mort n’allait pas tarder à souffler. Le 16 août amena les signes précurseurs de la catastrophe. Dès le matin, lorsque le lieutenant-général de Rohdich, commandant de Potsdam, entra pour prendre le mot d’ordre, il trouva le roi sans mouvement, incapable d’articuler une parole. Toutefois, durant le jour, la conscience revint à l’illustre malade, et vers minuit sa langue parut se délier. Ce n’était qu’un court répit avant l’effort; quelques instans encore, et, le suprême accès se déclarant, Frédéric expirait vers trois heures.

Huit ans plus tôt, le philosophe de Sans-Souci, recevant la nouvelle de la mort de Voltaire, s’empressait de donner une larme pieuse à la mémoire de son ancien chambellan, et dictait à Darget, séance tenante, l’éloge qui fut lu à l’académie de Berlin le 26 novembre 1778. Chasot fit de même lorsqu’il apprit dans sa comfortable retraite de Lubeck la fin de son royal ami. Les premiers pleurs essuyés, l’idée à son tour le prit d’écrire non point, grâce à Dieu, des éloges académiques, mais d’honnêtes mémoires, où revivent tant bien que mal les personnages et les événemens de son temps; c’est à ce métier qu’il employa les onze années pendant lesquelles il lui fut donné de survivre à son gracieux maître, dont, soit dit en passant, il paraît préférer de beaucoup la langue à celle de Saint-Simon, travers d’ailleurs fort concevable chez un Français qui avait passé sa vie à guerroyer sous les drapeaux de la Prusse. Chasot, c’est le matador de ma jeunesse, disait jadis de lui Frédéric, et ce matador de sa jeunesse fut aussi le dernier des Romains, le dernier d’entre les héros de cette garde du corps philosophique dont le roi vécut entouré. Le conquérant de la Silésie en effet ne quittait un camp que pour entrer dans l’autre, et si volontiers on se le représente à la manœuvre, penché sur son grand cheval blanc, dont il tient les rênes de la main droite, tandis que dans les doigts de la gauche il porte à son nez les restes d’une prise dont il vient de renifler la moitié, — impossible de ne pas se le figurer en même temps au milieu de sa table ronde, allant et venant dans ce petit salon de Potsdam, où tant de beaux esprits accouraient de tous les coins du monde. Pour homme de lettres, il l’était d’enfance, et poète aussi, et musicien : resterait à se demander dans quelles conditions. « Vous croyez peut-être que le grand Frédéric aime la musique, disait un jour Sébastien Bach au compositeur Graun. Erreur, mon cher; il n’aime que la flûte, et si vous vous imaginiez qu’il aime la flûte, vous vous tromperiez encore, car il n’aime que sa flûte. » J’en pourrais dire autant de ses goûts littéraires et philosophiques, dans lesquels entraient pour beaucoup certaines satisfactions d’amour-propre qu’il se plaisait à se donner vis-à-vis de l’Europe. Une personne d’un rare esprit, la vieille Mme de Rocoules, qui fut sa gouvernante pendant sa première jeunesse, n’avait du reste rien négligé pour lui inculquer cette prédilection pour la langue française. « Vous verrez que mon petit prince sera un de nos plus grands auteurs,» s’écriait-elle un jour en montrant à Charles Duhan, autre Français de l’entourage pédagogique, je ne sais quelles mauvaises rimes échappées à l’inspiration du jeune lieutenant-colonel de seize ans. Voyez pourtant ce que sont les prophéties ! Tandis que l’excellente dame croyait entrevoir là un grand auteur, le propre père de Frédéric, ce praticien grognon et pédantesque qui ne connut jamais d’autres délices en ce monde que l’école de peloton, Frédéric-Guillaume grommelait amèrement en faisant allusion au double dilettantisme de son fils : «Voilà un joueur de flûte et un poète qui va me gâter toute ma besogne! » Les deux oracles se trompaient sans doute, mais surtout Frédéric-Guillaume, car si l’auteur de l’Epitre sur la modération dans l’amour, pas plus que l’auteur des Mémoires pour servir à l’Histoire de mon temps, ne fut et ne sera jamais, quoi qu’on fasse, ni un grand poète, ni un écrivain remarquable, force est bien aussi de reconnaître qu’en fait d’administration, de politique et de guerre, l’homme qui a ravi la Silésie à l’Autriche, lutté sept ans contre une coalition européenne, et fini après tant de combats et de vicissitudes par laisser en mourant un royaume de six millions d’âmes, un trésor de 70 millions de thalers, et une armée de deux cent trente mille soldats, cet homme-là n’a gâté la besogne de personne, pas même de son glorieux père.

Dans cette histoire un peu intime de Frédéric le Grand, de quelque côté que vous regardiez, sur les champs de bataille ou dans le petit cercle académique, vous trouverez Chasot. Il était, lui aussi, des deux camps. Un tableau de Cunningham, qui représente Frédéric revenant à cheval du champ de manœuvre, nous montre sur le second plan, confondue parmi les officiers d’ordonnance du roi, l’élégante et chevaleresque figure du brave major Chasot. Et ce héros des belles journées de Mollwitz et de Hohenfriedberg, ce personnage que vous avez partout rencontré où il y avait des coups d’épée à échanger, vous n’ouvrez pas un volume de correspondances du temps sans l’y voir faire belle mine au milieu des savans et gens de lettres dont il recherche la compagnie, quitte à les traiter parfois de pékins comme il lui arriva pour Voltaire[6]. C’est à cette bonne fortune que Chasot devra de ne pas mourir, à ce titre qu’il méritait d’avoir sa place dans cette histoire anecdotique, je dirai presque épistolaire, qui côtoie l’autre. Il eut entre tous l’amitié de Frédéric; là fut sa gloire et souvent aussi son tourment. « La Mettrie, dans ses préfaces, vante son extrême félicité d’être auprès d’un grand roi qui lui lit quelquefois ses vers, mais en secret il pleure avec moi. » Ainsi parle Voltaire, qui devait se connaître en semblables tribulations. Chasot eut à les subir comme tant d’autres, et s’il ne pleura pas, mainte fois il eut à quitter la place. Les potentats de l’espèce de Frédéric et de Napoléon exercent sur le génie et le talent une irrésistible attraction, par cela seul qu’ils savent les reconnaître, et que pour le génie comme pour le talent être reconnu par qui de droit est le premier besoin. Aussi les gens qui veulent de la considération et de la renommée n’ont-ils qu’à gagner dans le commerce de ces maîtres du monde; mais quel désappointement inénarrable les attend le jour où il leur arrive de se croire autorisés à compter sur un sentiment quelconque d’humanité de la part de ces sublimes protecteurs! Les héros comme Frédéric et Napoléon savent reconnaître le mérite, mais ils ne savent ni l’aimer ni l’admirer, car l’admirer, ce serait lui élever une sorte de trône auprès du leur, et jamais ils n’y consentiraient. De là ce refroidissement graduel des grands esprits qui les avaient d’abord fréquentés avec ardeur, de là les colériques soubresauts de Voltaire, l’exil volontaire de d’Alembert, et dans une sphère moins relevée, les transports indignés de la Mara et la mauvaise humeur de Chasot, qui lui aussi eut ses jours d’hypocondrie. « La place n’était pas tenable. » C’est ce qu’ils disaient tous : fuir cet horrible Sans-Souci comme la peste, ne plus entendre l’odieux roulement de ce fauteuil qu’on approche de la cheminée, ne plus avoir devant les yeux l’impatientante figure de ce caporal grognon et cacochyme! Et ils n’avaient pas plus tôt quitté Potsdam que le mal du pays les prenait, et qu’il leur fallait y revenir, car l’homme égoïste qui régnait là était au demeurant grand et fort, et s’il tyrannisait son monde et le persécutait par boutades, il possédait seul, entre tous les monarques de son époque, le secret de savoir reconnaître la valeur des gens.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. On sait comment il en agit avec la Mara. Voici en quels termes le Mercure de France de 1780 rend compte de cet acte, assez barbare par lui-même pour se pouvoir passer de l’appareil déclamatoire évidemment inspiré au journaliste par les besoins de la polémique du moment. « Mme Mara ne peut chanter, parce que Mme Mara est malade; le roi ordonne qu’elle chante, et en conséquence de cet ordre inique, des soldats viennent l’arracher de son lit de douleur où elle vient de recevoir les sacremens, la jettent dans une voiture qui ne sert qu’à transférer des condamnés au lieu du supplice, et la traînent ainsi jusqu’au théâtre. Là un officier avec ses six dragons la reçoit, et après l’avoir prise des mains du sous-officier de gendarmerie qui escortait la voiture, il l’accompagne jusqu’à sa loge, où il se poste en sentinelle pour voir par ses yeux que Sémiramis ne néglige aucun des soins de sa toilette. Se figure-t-on pareille barbarie : une jeune femme, sans égard pour ce qu’on doit à la pudeur de son sexe, à son orgueil d’artiste, exposée aux regards offensans d’un lieutenant de dragons! Mais ce n’est pas tout. Lorsqu’elle entre en scène, deux grenadiers se placent à ses côtés, et voilà les géans fameux de la garde de Potsdam, l’amour et le joujou de l’ambition du roi de Prusse, qui se mettent à surveiller les sons d’une cantatrice, toujours prêts à l’écraser de leurs baïonnettes au cas où elle ferait mine de vouloir se taire. Et tandis que de telles horreurs, dignes du moyen âge, se passent sur la scène, le docte et philosophique Berlin est assis tranquillement au parterre, et se réjouit de voir son sage roi causer et rire avec un prince du Nord qui le visite en ce moment. En vérité, tout cela semble incroyable, et nous-mêmes n’y ajoutons foi que parce que nous le tenons d’une source irrécusable. »
  2. Dans les occasions où la population de ses états ne fournissait pas au roi de quoi se passer cette fantaisie, il envoyait au dehors des officiers recruteurs. Chasot eut lui-même en 1750 une mission de ce genre auprès des ducs de Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz, et reçut à cet effet une somme de 90,000 thalers qu’il employa très utilement, s’il faut l’en croire.
  3. J’ai dit que Voltaire n’aimait point Chasot, et peut-être avait-il de bonnes raisons pour cela. Le chevalier, à ce qu’on raconte, s’emportait aisément dans la controverse, et poussa même un jour l’oubli des bienséances jusqu’à vouloir répondre avec sa canne à certaines épigrammes. « J’ai eu le malheur d’être traité par Chasot comme le curé de Mecklembourg. On a dit alors que votre majesté ne souffriroit plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n’ai pas proféré la moindre plainte contre Chasot. Je ne me plaindrai jamais de lui ni de quiconque a pu l’aigrir. » Voltaire, lettre à Frédéric, 1751.
  4. Correspondance avec la margrave de Baireuth, décembre 1751.
  5. « Avant-hier, en dînant avec sa majesté, j’ai eu une dispute avec le comte de Finckenstein, premier ministre d’état, qui prétend que les harengs fumés de Hollande sont les meilleurs, et moi je suis du sentiment que ceux fumés à Lubeck, surtout les petits, valent mieux. Il fut décidé de les comparer et goûter en même temps. Je supplie donc le sénat de m’aider à terminer cette affaire avec honneur et d’envoyer deux petites boîtes de ces deux sortes de harengs fumés, l’une au roi, l’autre à son excellence le comte de Finckenstein. Cette bagatelle, venant avec une aussi bonne occasion, ne peut être que très agréable et produira un très bon effet. » — Et ailleurs : » J’ai reçu, cher sénateur, les deux boîtes avec les bretlings qu’on a trouvés excellens, et pour lesquels sa majesté et le comte de Finckenstein m’ont chargé de faire à la bonne ville de Lubeck leurs remercîmens. »
  6. Voltaire, lettres à Mme Denis.