Alphonse Lemerre (p. 45-61).

III

Une jeune vieille au milieu de véritables vieillards.


’est vous, Aimée ! crièrent du plus haut de leurs gosiers les deux Touffedelys, qui, dans leurs bergères capitonnées, ressemblaient à ces monstres à répétition que l’on plaçait autrefois sur un coussinet de soie piqué, aux deux côtés de la glace de la cheminée, et qui auraient sonné l’heure en même temps. Mon Dieu ! n’êtes-vous pas traversée, ma chère ?… reprirent-elles d’une seule haleine, toujours confondant leurs sonneries, virant toutes deux autour de mademoiselle Aimée, tenant leurs écrans et remuées d’un esprit de maîtresse de maison qui semblait, à leurs agitations, souffler en elles comme un Borée.

Du reste, tout le petit cercle s’était levé d’un mouvement unanime, comme s’il eût cédé à la pression du même ressort. C’était le ressort fort et doux de la sympathie, un acier bien fin qui ne s’était pas rouillé dans tous ces vieux cœurs.

— Ne vous dérangez donc pas, fit une voix fraîche du fond de la cape rabattue d’un mantelet, car la nouvelle arrivée était entrée dans le salon, comme elle était venue, n’ayant laissé dans le corridor que ses patins. Elle répondait plus aux mouvements qu’aux paroles de ses amies. Je ne suis pas mouillée, ajouta-t-elle, je suis venue si vite et le couvent est si près !

Et pour prouver ce qu’elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de la lampe, son épaule, où quelques gouttes d’eau perlaient sur la soie de son mantelet. Le mantelet était d’un violet sombre, l’épaule était ronde, et les gouttes d’eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe, sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une grosse touffe de scabieuses où fussent tombés les pleurs du soir.

— Ce n’est que les gouttes du larmier, fit judicieusement la grande observatrice, mademoiselle Sainte.

— Aimée, vous êtes une imprudente, ma Délicate-et-Blonde, se mit à rugir mademoiselle de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles de mademoiselle Aimée (c’était un essai ; l’entendrait-elle ?). La sœur de l’abbé tenait beaucoup à raconter son histoire au baron de Fierdrap, et elle la croyait compromise… Vous vous êtes exposée, continua-t-elle, à vous rendre malade ; car, en venant, si vous n’avez pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon amour !

Mais, pour toute réponse à cette tonnante observation, machiavéliquement bienveillante, la Délicate-et-Blonde avait détaché l’améthyste qui agrafait son mantelet autour de son cou, et, des plis de ce dessus reployé, sortit une grande personne, blonde, il est vrai, mais plus forte que délicate. Quand elle se retourna, après avoir jeté languissamment son mantelet au dos d’une chaise, et qu’elle vit mademoiselle de Percy, rouge, comme un homard dans son court-bouillon, et qui, de sa main faisait un cornet :

— Pardon, dit-elle, mademoiselle, car je crois que vous me parliez ; mais ce soir, je suis…

Dans sa touchante pudeur d’infirme, elle n’osa pas dire le mot qui exprimait son infirmité. Mais, montrant, d’un geste triste, son oreille et son front :

Madame est dans sa tour, au plus haut de sa tour, dit-elle en souriant, et je crains bien que, ce soir, elle n’en puisse descendre !

Mot poétique et enfantin qu’elle avait trouvé et qu’elle répétait les jours où sa surdité était complète. Elle avait une manière de les prononcer, qui faisait de ces mots : — Madame est dans sa tour, tout un poème de mélancolie !

— Ce qui veut dire qu’elle est sourde comme un pot, risqua l’abbé d’un ton sarcastique et cynique. Tu auras ton histoire, Fierdrap ! et ma sœur ne sera pas obligée d’avaler sa langue comme les sauvages… ce qui doit être un rude supplice, même pour les héroïnes de votre force, mademoiselle de Percy !

Pendant qu’il parlait, la cadette des Touffedelys avait pris, par ses coudes nus au-dessus de ses longues mitaines, mademoiselle Aimée, et l’avait doucement poussée dans sa bergère, tandis que mademoiselle Ursule, approchant un carreau, avait posé aimablement dessus les pieds de cette fille qui semblait si bien porter ce nom d’Aimée qu’ils lui donnaient tous, sans y ajouter d’autre nom.

— Mais vous voulez donc que je m’en retourne, mes trop aimables ?… fit celle-ci en prenant sur ses pieds les mains de mademoiselle Ursule et en les gardant dans les siennes.

— Vous voilà tous debout ! Vous voilà tous en l’air parce que j’arrive ! Est-ce là me traiter en voisine et en amie !… Sont-ce là nos conventions ? Vous m’avez autorisée à venir sans cérémonie, en douillette et en pantoufles, travailler près de vous chaque soir, car voici le mois où je ne puis rester chez moi toute seule, quand la nuit est tombée…

Elle dit cela comme si l’on avait su ce qu’elle voulait dire ; et, de fait, les deux Touffedelys s’inclinèrent d’adhésion, comme ces magots chinois qui baissent la tête ou tirent la langue quand on les met en branle en s’en approchant… Seulement, elles s’arrêtèrent au premier de ces deux mouvements…

— Vraiment, je regretterai d’être venue, continua-t-elle, si je vois que je vous dérange, que j’interrompe ce que vous disiez… Avec une fille d’aussi peu de ressource que moi dans la causerie, il faut toujours, mes chères amies, faire comme si je n’y étais pas.

Mais il semblait précisément que ce ne fût pas si facile de faire ce qu’elle disait là d’une voix légère et résignée ! Ni dans cette partie indifférente du monde qui s’appelle le grand ou le beau monde, ni dans le petit monde de l’intimité, ni nulle part enfin dans la vie, cette femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait passer inaperçue. Et bien loin qu’on pût faire jamais, quand elle était là, comme si elle n’y était pas, on sentait, tant elle était charmante ! que, même là où elle n’était plus, elle semblait être encore et rester toujours !

Oui, elle était charmante, quoique, hélas ! aussi sans jeunesse ! Mais parmi tous ces vieillards plus ou moins chenus, sur ce fond de chevelures blanchies, étagées autour d’elle, elle ressortait bien et elle se détachait, comme une étoile d’or pâli sur un glacis d’argent, qui en aurait relevé l’or. De belle qu’elle avait été, elle n’était plus que charmante, car elle avait été d’une beauté célèbre dans sa province et même à Paris, quand elle y venait avec son oncle, le colonel Walter de Spens, vers 18…, et quand elle accaparait, en se montrant au bord d’une loge, toutes les lorgnettes d’une salle de spectacle. Aimée Isabelle de Spens, de l’illustre famille écossaise de ce nom, qui portait dans son écu le lion rampant du grand Macduff, était le dernier rejeton de cette race antique, venue en France sous Louis XI et dont les divers membres s’étaient établis, les uns en Guyenne et les autres en Normandie. Sortie des anciens comtes de Fife, cette branche de Spens qui, pour se distinguer des autres branches, ajoutait à son nom et à ses armes le nom et les armes de Lathallan, s’éteignait en la personne de la comtesse Aimée-Isabelle, qu’on appelait si simplement mademoiselle Aimée dans le salon des Touffedelys, et devait mourir sous les bandeaux blancs et noirs de la virginité et du veuvage, ces doubles bandelettes des grandes victimes ! Aimée de Spens avait perdu son fiancé au moment où, devenue pauvre par le fait de la spoliation révolutionnaire, elle cousait elle-même sa modeste robe de noces de ses mains féodales ; et même on ajoutait tout bas qu’elle avait fait de cette robe inachevée et inutile le suaire de son malheureux fiancé… Depuis ce temps-là, et il y avait longtemps, le monde intime au sein duquel elle vivait l’appelait souvent la Vierge-Veuve, et ce nom exprimait bien, dans ses deux nuances, sa destinée. Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre ressemblantes, le groupe de vieillards qui l’entourait et qui l’avait vue, en pleine jeunesse, donnera peut-être en parlant d’elle, dans cette histoire, une idée de sa beauté passée ; mais il paraît que cette beauté avait été surnaturelle.

Lorsque le vent de la poésie romantique soufflait dans la tête classique de l’abbé de Percy, qui était poète, mais qui tournait ses vers au tour en l’air de Jacques Delille, il disait, sans trop croire tomber dans le galimatias moderne :


Ce fut longtemps l’Astre du jour ;
Mais c’est l’Astre des nuits encore !


Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces deux vers, ils ne manquaient pas de justesse. En effet, Aimée, la belle Aimée, était une puissance métamorphosée, mais non détruite. Tout ce qui avait été splendide en elle autrefois, tout ce qui foudroyait les yeux et les cœurs, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais suavement invincible. Sidérale d’éclat, sa beauté, en mûrissant, s’était amortie. Comme les rayons de la lune, elle s’était veloutée…

L’abbé disait d’elle encore ce joli mot à la Fontenelle, pour exprimer le charme attachant de sa personne : « Autrefois, elle faisait des victimes ; à présent elle ne fait plus que des captifs. » Le foisonnant buisson de roses s’était éclairci, les fleurs avaient pâli et se dépouillaient, mais en se dépouillant, le parfum de tant de roses ne s’était pas évaporé. Elle était donc toujours Aimée… L’outre-mer de ses longs yeux de « fille des flots », qui distinguait, comme un signe de race, cette descendante des anciens rois de la mer, ainsi que les chroniques désignent les Normands, nos ancêtres, n’avait plus, il est vrai, la radieuse pureté de ce regard de Fée, ondé de bleu et de vert, comme les pierres marines et comme les étoiles, et où semblaient chanter, car les couleurs chantent au regard, la Sérénité et l’Espérance ! Mais la profondeur d’un sentiment blessé, qui teignait tout de noir dans l’âme d’Aimée, y versait une ombre sublime. Le gris et l’orangé, ces deux couleurs du soir, y descendaient et y jetaient je ne sais quels voiles comme il y en a sur les lacs de saphir de l’Écosse, sa primitive patrie. Moins heureuses que les montagnes qui ne connaissent pas leur bonheur et qui retiennent longtemps à leurs sommets les feux du soleil couchant et les caresses de la lumière, les femmes, elles, s’éteignent par la cime. Des deux blonds différents qui avaient, pendant tant d’années, joué et lutté dans les ondes d’une chevelure, « du poids de sa dot de comtesse », disait orgueilleusement le père d’Aimée de Spens avant sa ruine, le blond mat et morne l’emportait maintenant sur le blond étincelant et joyeux qui avait jadis poudré son front, si mollement rosé, de l’or agaçant de ses paillettes ; et c’est ainsi que, comme toujours, le feu, une fois de plus, mourait sous la cendre ! Si mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces nobles tempes qu’elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode alors comme aujourd’hui, on eût pu voir germer ces premières fleurs du cimetière, comme on dit des premiers cheveux blancs que le Temps, dans de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le diadème mortuaire qu’il tresse à nos têtes condamnées soit achevé ! Mais mademoiselle Aimée était blonde. Les cheveux blancs des blondes sont des cheveux bruns qui, peu à peu, viennent tacher, comme de terre, leurs boucles brillantes, dédorées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la racine de ses cheveux relevés, et l’âge de cette jeune vieille n’était pas seulement écrit dans ces sinistres meurtrissures…

Il l’était ailleurs. Il l’était partout. À la clarté de la lampe qui frappait obliquement sa joue, il était aisé d’apercevoir les ombres mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au jeu de la lumière, mais à la triste action de la vie, et qui commençaient à tomber dans les méplats de son visage, comme elles étaient déjà tombées dans le bleu de mer de ses yeux. La robe de soie gris de fer qu’elle portait et les longues mitaines noires qui montaient jusqu’à la saignée de son bras rond et vainement puissant, puisqu’il ne devait jamais étreindre ni un pauvre enfant ni un homme, ce bras dont la chair ressemblait de tissu, de nuance et de fermeté à la fleur de la jacinthe blanche, le bout de dentelle qu’elle avait jeté pour sortir à la hâte par-dessus son peigne, et qui, noué sous son menton, encadrait modestement l’ovale de ses traits ; tous ces simples détails, ajoutés au travail du temps, humanisaient, faisaient redevenir visage de femme cette céleste figure de Minerve, calme, sérieuse, olympienne, placide, en harmonie avec ce sein hardiment moulé, comme l’orbe d’une cuirasse de guerrière, où brûlait chastement, depuis plus de vingt ans, une pensée d’adoration perpétuelle ; et l’on sentait, en voyant ces premiers envahissements de l’âge et ces traces de la douleur que, si cette vierge, grandiose et pudique, avait toujours été la Sagesse, elle n’était pas pour cela déesse.

Elle n’était qu’une fille « montée en graine », disaient cyniquement les jeunes gentilshommes de la contrée, qui ont tous perdu, au contact des mœurs nouvelles, la galanterie chevaleresque de leurs pères ; mais aux yeux de qui savait voir, cette vieille fille valait mieux à son petit doigt sans anneau qu’à tout leur corps dans leurs robes de noce, les plus jeunes châtelaines de ce pays, dont les femmes ressemblent pourtant aux touffes de roses des pommiers en fleurs ! Au physique, sa beauté de soleil couché, estompée par le crépuscule et par la souffrance, pouvait encore inspirer un grand amour à une imagination réellement poétique ; mais, au moral, qui aurait pu lutter contre elle ? Qui, sur les âmes élevées, aurait eu plus d’empire que cette Aimée de quarante ans, la femme de son nom autrefois, car personne n’avait jamais inspiré plus de sentiments ardents et tendres !… Richesse et conquêtes inutiles ! Don de grâce ironique et cruel, qui n’avait rien pu pour son bonheur, mais qui avait fait de sa vie manquée quelque chose de plus beau que la vie réussie des autres !

Le petit cercle qui venait de s’ouvrir pour elle et qu’elle avait élargi, s’était refermé autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte de Touffedelys avait pris place auprès de sa sœur. La nouvelle arrivée, installée si aimablement dans la bergère de mademoiselle Sainte, avait tiré de son manchon la broderie commencée chez elle, et de ses doigts effilés qui sortaient de ses mitaines de soie comme des pistils blancs d’une fleur noire, elle fit quelques points, puis, relevant sa belle tête et leur jetant son regard langoureux, à eux tous, qui se préparaient à reprendre leur causerie interrompue :

— À la bonne heure, dit-elle de cette voix dont la fraîcheur avait plus résisté que celle de ses joues, — une voix de rose qu’il faudrait donner au guide de l’aveugle pour le consoler de n’y voir plus ; — à la bonne heure ! voilà comme je vous aime maintenant, et comme je vous veux. Causez entre vous et oubliez-moi.

Et elle repencha sa tête sur son ouvrage, et elle se replongea dans sa préoccupation profonde, ce puits de l’abîme qui était en elle et que gardait sa surdité !

— Et à présent, ma chère Percy, fit doctoralement mademoiselle Ursule, vous pouvez dire tout ce qu’il vous plaira sans aucune crainte. Quand sa surdité la reprend, elle devient encore plus distraite que sourde, et, c’est moi qui vous en réponds, elle n’entendra pas un seul mot, fendu en quatre, de votre histoire.

— Oui, dit l’abbé ; seulement, ma sœur, vous ferez bien de vous arrêter, si votre fougue vous le permet, quand elle lèvera la tête de son ouvrage, car ces diables de sourds voient le son sur les lèvres, et les mots leur arrivent par les yeux.

— Lignes et hameçon ! dit le baron de Fierdrap étonné, que de précautions pour une histoire ! C’est donc quelque chose de bien terrible pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter ! J’avais bien ouï dire autrefois qu’elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition des Douze, et qu’elle n’avait jamais, à cause de cela, voulu entendre parler de mariage, depuis ce temps-là, malgré les bons partis qui se présentèrent ; mais, bon Dieu ! où donc en sommes-nous, si, au bout de vingt ans, il faut prendre des ménagements pareils pour raconter une vieille histoire devant une… devant une…

— Allons, achève ! devant une vieille fille ! interrompit l’abbé. Elle ne t’entend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa surdité qui commence ! Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille fille, comme tu dis, eût-elle l’âge des carpes que tu pêches dans les étangs du Quesnoy, et elle est encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille fille, c’est mademoiselle Aimée de Spens, une perle, vois-tu ? qui ne se trouve pas dans la vase où tu prends tes anguilles, une espèce de femme rare comme un dauphin, et à laquelle un vide-rivière de cormoran, comme toi, n’est pas troussé pour rien comprendre, pas plus qu’à ce terrible coup de filet autour du cœur, qu’on appelle un amour fidèle !

— Peuh ! fit le baron, sur lequel le mot de l’abbé opéra comme un clangor tubœ, qui lui sonnait la diane de sa manie, et qui lui fit enfourcher son dada ; j’ai pêché, il y a environ dix ans, sous les ponts de Carentan, et à l’époque de l’équinoxe de septembre, un poisson de la grosseur d’un fort rouget, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à un dauphin, s’il faut en croire les peintures, les écussons et les tapisseries où ce phénix des poissons est représenté. Comment se trouvait-il dans la Douve ? La mer l’avait-elle rejeté là comme elle y rejette quantité de saumons, à certaines saisons et à certaines marées ? Mais le fait est que je l’y trouvai pris à une de mes lignes dormantes, au bout de laquelle il tressautait vigoureusement, comme s’il n’avait pas eu un croc dans la tête, de la profondeur de deux doigts ! De ma vie ni de mes jours, je n’avais eu un pareil poisson dans ma nasse ; non, par Dieu et ses apôtres, qui étaient pêcheurs ! ni le père Le Goupil, ni M. Caillot, ni M. d’Ingouville, ni aucun des membres de notre club des Pêcheurs de la Douve, non plus !

Je restai d’abord un peu ébahi quand je l’aperçus ; mais bientôt je le couchai mollement sur l’herbe, et je me mis à braquer sur lui mes deux lanternes, — et il fit un geste en montrant ses deux yeux qu’il cligna, — j’avais retenu de mes livres de classe que le dauphin se teignait, à l’heure de la mort, de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, et j’étais curieux de voir cela. Mais c’est probablement une de ces bourdes comme nous en ont faites si souvent messieurs les Anciens. As-tu jamais pu croire aux Anciens, toi, l’abbé ?… et à leur Pline ?… et à leur Varron ?… et à leur pince-sans-rire de Tacite ?… tous drôles qui se moquent de nous à travers les siècles, mais à qui du moins l’histoire de mon poisson allongea un bon soufflet de plus ; car, mon cher, il mourut aussi bêtement qu’une huître hors de son écaille… sans plus changer de couleur que la première tanche ou le premier brochet venu ! Et cependant quand j’allai, de mon pied mignon, le porter au bonhomme Lambert de Grenthéville, qui s’occupait alors d’histoire naturelle, il me jura, malgré tout ce que je pus lui dire de la plate mort de la bête, et sur son honneur de savant, ce qui n’était pas pour moi, du reste, chose aussi vénérable que le reliquaire de Saint-Lô, oui, il me jura que c’était bien là le dauphin dont les Anciens nous ont tant parlé ! En fait de dauphin, voilà, l’abbé, ce que j’ai jamais vu de ma vie, et tu as diablement raison (diablement était l’adverbe favori du baron de Fierdrap), si tu entends par là quelque chose de rare. Quant aux amours fidèles, c’est différent… et plus commun… quoiqu’il n’en pleuve pas non plus des potées ; et qu’à ce filet-là comme aux autres, le temps ôte chaque jour quelque maille, par où le poisson le mieux pris ne manque jamais de décamper !

— Eh bien, sceptique, reprit l’abbé, sceptique au cœur des femmes ! en voici une qui soufflettera aussi tes observations et tes connaissances… comme si tu étais un Ancien ! L’histoire de mademoiselle Aimée se mêle à l’histoire de ma sœur comme une guirlande de cyprès s’enlace à une branche de laurier. Écoute et profite ! et ne suspends pas plus longtemps un récit que tu as demandé toi-même, et que tu oublies à parler poisson, ô le plus incorrigible des pêcheurs !

— Sur mon honneur, c’est la vérité ! j’ai là glissé comme une anguille, dit M. de Fierdrap ; et se tournant vers mademoiselle de Percy, littéralement à l’état d’outre, gonflée par l’histoire qu’elle était obligée de retenir, pendant que ces messieurs parlaient :

— Excusez-moi, ajouta-t-il, mademoiselle, quoique le plus coupable des deux soit votre frère, avec son dauphin qui m’a rappelé le mien…

— Oui, fit l’abbé toujours mythologique, comme Arion, un dauphin t’a emporté sur sa croupe et tu as bientôt gagné le large dans la haute mer des distractions…

— Mais je suis à présent tout oreilles pour vous écouter, mademoiselle, continua M. de Fierdrap à travers la plaisanterie de l’abbé, qui ne l’arrêta pas…

Mademoiselle de Percy, dont l’impatience ressemblait à une menace d’apoplexie, et qui débâtissait convulsivement les points qu’elle avait faits à son travail de tapisserie, repoussa son canevas dans sa corbeille ; et tenant ses ciseaux, les seules armes dont sa main d’héroïne fût maintenant armée, et dont elle tambourinait de temps en temps, sur le guéridon, contre lequel elle était accoudée, elle commença son récit :

Histoire militaire, digne d’un bien autre tambour !