III


Comme il approchait de la forêt, il en vit sortir le cheval de Keu, galopant au hasard, rênes rompues, sangles brisées. Et, peu après, il aperçut un chevalier, le heaume en tête, qui poussait son destrier fourbu et qui, l’ayant salué, lui cria du plus loin qu’il put :

— Sire, baillez-moi à prêt ou à don l’un de ces chevaux que mènent vos écuyers ! Je vous promets en échange tel service que vous voudrez.

— Beau sire, choisissez celui qui vous plaira.

Sans répondre, le chevalier sauta sur le destrier le plus proche, piqua des deux et disparut dans la forêt.

À l’allure dont il allait, il ne tarda guère à joindre Méléagant et ses gens. Et sachez que ceux-ci étaient plus de cent. Sans hésiter, le chevalier broche des éperons et fond sur eux comme un émerillon. Méléagant s’adresse à sa rencontre, et tous deux s’entre-choquent si rudement que leurs yeux étincellent ; du coup Méléagant est si ébranlé qu’il lui faut embrasser le cou de son destrier pour ne pas choir. Ce que voyant, ses chevaliers se jettent sur l’étranger ; mais celui-ci commence de frapper à dextre et à senestre, si durement que tous ceux qu’il atteint, le menton leur heurte la poitrine, et si vivement que huit hommes n’auraient pu faire plus, tranchant écus et heaumes et hauberts. Alors Méléagant lui court sus en criant : « Vous êtes mort ! » Pourtant il se contente de frapper déloyalement le cheval de l’étranger, qui s’affaisse ; puis il s’éloigne avec sa troupe, comme gens qui n’ont pas de temps à perdre, emmenant la reine et Keu le sénéchal.

L’étranger les poursuivit en courant tant qu’il put et jusqu’à ce qu’enfin il se trouvât si las qu’il lui fallut prendre le pas. Après avoir longtemps marché, il aperçut une charrette qui cheminait devant lui. Il la joignit en toute hâte et vit qu’elle était conduite par un nain court, gros et renfrogné, assis sur le limon et qui tenait, comme font les charretiers, une longue verge à la main.

— Nain, lui demanda-t-il après l’avoir salué, ne saurais-tu me donner nouvelles d’une dame qui va par ici ?

— Vous parlez de la reine ? Désirez-vous beaucoup d’avoir de ses nouvelles ?

— Oui, fit l’étranger.

— Je te la montrerai demain si tu fais ce que je t’enseignerai. Monte sur cette charrette et je te mènerai où tu pourras la voir.

Or, sachez qu’en ce temps-là, c’était une si ignoble chose qu’une charrette, que nul chevalier n’y pouvait entrer sans perdre tout honneur. Et quand on voulait punir un meurtrier ou un larron, on le faisait monter en charrette comme aujourd’hui au pilori, et on le promenait par la ville. Et c’est à cette époque qu’on disait : « Quand charrette rencontreras, fais sur toi le signe de la croix afin que mal ne t’en advienne ! » C’est pourquoi l’étranger répondit au nain qu’il irait bien plus volontiers derrière la charrette que dedans.

— Me jures-tu que tu me mèneras auprès de madame la reine si j’y monte ?

— Je te jure, dit le nain, que je te la ferai voir demain matin, à prime.

Alors l’étranger sauta dans la voiture sans plus hésiter.

Et là-dessus, voici venir monseigneur Gauvain suivi de ses deux valets, dont l’un portait son écu et l’autre tenait son heaume et menait un destrier en main. Et à son tour messire Gauvain demanda au nain s’il avait nouvelles de la reine ; et le nain lui répondit que, s’il voulait monter dans la charrette, il la lui montrerait demain au matin.

— S’il plaît à Dieu, jamais je ne serai charretier, dit messire Gauvain. Sire chevalier, afin qu’une plus grande honte ne vous advienne, prenez ce cheval qui est très bon, car je gage que vous vous saurez mieux aider d’un cheval que d’une charrette.

— Il ne le fera point, dit le nain, car il s’est engagé à demeurer ici tout le jour.

Messire Gauvain n’osa pas insister, mais il fit route avec eux. Et ils allèrent ainsi jusqu’au soir, qu’ils parvinrent devant une belle et forte cité, à l’orée d’une forêt.