H. Lecène et H. Oudin (p. 28-32).

IV

ÉGARÉ


Contrairement à mon attente, je dormis paisiblement. Je ne m’éveillai que lorsque le soleil était déjà levé et montait dans un ciel bleu sans nuages. L’eau de pluie s’était amassée en abondance dans les creux de la prairie. Je pouvais maintenant étancher ma soif et laisser ma jument s’abreuver. Mais alors se renouvelèrent les tiraillements de la faim. Je n’avais rien mangé depuis la veille au matin, et mon dernier déjeuner, très frugal, s’était réduit à une tasse de chocolat et deux cuillerées de confiture. Un homme qui n’a pas l’habitude de faire de longs jeûnes a déjà, dès le premier jour d’abstinence forcée, une notion des tourments de la faim. Ces tourments augmentent le second jour, et le troisième ils ont atteint leur maximum d’intensité. Le quatrième et le cinquième jour, le corps s’affaiblit, le cerveau commence à souffrir, tandis que les maux de la faim proprement dite diminuent. Ces remarques ne s’appliquent naturellement qu’à ceux qui ne sont pas accoutumés à des jeûnes prolongés. J’ai connu des personnes qui pouvaient s’abstenir de toute nourriture pendant six jours et ressentaient les effets de cette privation beaucoup moins que d’autres qui n’avaient jeûné que vingt-quatre heures. À cette catégorie de jeûneurs appartiennent notamment les trappeurs et les chasseurs des prairies.

À peine debout, ma grande préoccupation et mon soin presque unique furent de chercher à me procurer quelque aliment. Je suivais la plaine dans toutes les directions. Mon regard ne rencontra rien : aucun être vivant, aucun corps mort. Je n’avais sous mes yeux que ma jument qui paissait tranquillement et que je plaignais beaucoup moins que je ne l’enviais, en voyant le bon repas qu’elle faisait. J’allai jusqu’au bord du gouffre et y laissai plonger mes yeux. Il avait ici plus de cent pieds de profondeur et à peu près la même largeur. Ses parois étaient moins raides, car les rochers qui les constituaient s’étaient effondrés et lui avaient fait une espèce de rive en pente qu’un piéton pouvait descendre pour se hisser sur l’autre bord ; mais pour un cheval ce sentier n’était pas praticable.

J’avais emporté mon fusil, dans l’espoir de découvrir quelque animal vivant ; mais, après avoir marché assez loin dans le sable, je renonçai à cette recherche. Il me fut impossible de tomber sur la moindre trace d’un quadrupède ou d’un oiseau, et je retournai tout déconcerté à l’endroit où je m’étais couché.

J’arrachai le piquet auquel était attachée ma jument, je la sellai et je délibérai sur ce que j’avais à faire. Retourner au village où j’étais en garnison, c’était évident ; mais ce point résolu, il restait un autre problème plus difficile et dont la solution m’avait déjà embarrassé la veille : comment retrouver le chemin ? Mon projet de suivre, en rétrogradant, ma propre piste n’était plus exécutable, car la pluie avait fait disparaître cette piste. Je me souvins alors que j’avais traversé une vaste étendue de terrain léger et sablonneux où les fers de ma jument n’avaient dû laisser qu’une très faible empreinte, naturellement effacée par la pluie persistante de la nuit. Je n’avais d’abord pas fait attention à cette circonstance, mais elle se présentait maintenant à mon esprit, en me livrant à une véritable angoisse : je ne pouvais plus en douter, je m’étais égaré.

Vous qui êtes assis dans votre chambre, cher auditeur, vous attachez probablement peu d’importance à ce qui vous paraît une contrariété insignifiante, qu’il vous semble facile de vaincre quand on a un bon cheval et de bonnes jambes. Il n’y a, croyez-vous, qu’à prendre, comme on dit, son courage à deux mains, à marcher devant soi en ligne droite, et l’on finit inévitablement par trouver une issue avec du temps et de la patience. C’est là évidemment votre théorie et votre opinion ; mais en pratique la chose est moins aisée que vous ne vous l’imaginez. Il est incontestable qu’en suivant votre méthode et votre tracé d’une facilité élémentaire on devra toujours aboutir quelque part. Mais ce quelque part pourrait fort bien n’être en définitive que le point même d’où l’on s’est mis en route. Croyez-vous que l’on puisse faire à cheval dix milles en ligne droits dans une prairie mexicaine, dans une pampa, sans avoir aucun objet, aucun point de repère ? Les meilleurs cavaliers se sont perdus en pareil cas. Il peut se passer bien des jours avant que l’on parvienne à sortir d’une prairie dont l’étendue dépasse vingt milles, et il ne faut pas beaucoup de jours à un homme pour succomber. Du reste, l’esprit s’égare bientôt au milieu de cette immensité absolument dénudée ; et cet égarement, qui est accablant au plus haut degré, il n’y a que les vieux chasseurs des prairies qui en soient exempts. Les organes de la vue et de l’ouïe perdent vite leur acuité, leur ressort, leur force ; l’intelligence elle-même s’alanguit et la volonté se détend. L’énergie des résolutions s’affaiblit rapidement. À chaque pas que l’on fait, on est en proie au doute, on ne sait si l’on suit le bon chemin ; et n’ayant aucune raison décisive d’y persévérer, on est tenté à tout moment d’en prendre un autre. Croyez-moi, c’est une chose affreuse d’être égaré dans les pampas !

Je pouvais m’en convaincre en ce moment. J’avais déjà en d’autres temps parcouru la grande pampa ; mais c’était la première fois que j’avais le malheur d’y errer à l’aventure, et mon anxiété était d’autant plus vive que la faim épuisait presque toutes mes forces. Il y avait d’ailleurs dans les circonstances qui avaient déterminé cette triste situation quelque chose de singulier. La disparition de l’étalon, quoiqu’elle fût due à des causes naturelles, laissait une profonde et étrange impression dans mon esprit. J’avais beau m’en défendre, le fait que cet animal réputé mystérieux m’avait entraîné si loin pour m’échapper d’une manière si extraordinaire, me paraissait se rattacher à quelque pouvoir qui tenait du prodige. Malgré moi, j’étais ramené à des idées superstitieuses, mon esprit en faiblissant s’emplissait de conjectures fantastiques.

Je luttai cependant contre cet envahissement du découragement et réussis à rester assez maître de moi pour pouvoir m’occuper de prendre des mesures sérieuses en vue de sauvegarder ma sécurité. Je compris qu’il ne me servirait de rien de rester où j’étais. Je savais que je pouvais tout au moins suivre pendant quelques heures le bon chemin. Le soleil me tiendrait lieu de guide sûr jusque vers midi ; puis j’aurais à faire halte et à attendre un peu, car sous cette latitude méridionale et à cette époque de l’année, le soleil est à midi si proche du zénith que le meilleur astronome ne saurait distinguer le nord du sud. Je calculai que je serais peut-être en état d’atteindre vers midi la forêt, tout en sachant que ma position ne s’en trouverait guère meilleure. La nudité de la plaine n’inspire en effet pas de plus grandes inquiétudes que les clairières des bois épais qui l’environnent. Dans la forêt, on peut marcher des jours et des jours sans s’éloigner de plus de dix milles de son point de départ, et les fourrés, les taillis sont aussi dépourvus de ressources d’alimentation que la plaine même.

Telles étaient mes pensées lorsque, après avoir sellé et bridé ma jument, je promenai mes regards sur la pampa pour choisir la direction que je voulais prendre et me décider enfin à adopter une résolution.