H. Lecène et H. Oudin (p. 16-19).

II

LA CHASSE


Ma vaillante jument montra bientôt sa supériorité sur les chevaux que montaient mes compagnons. Je les dépassais l’un après l’autre, et quand nous fûmes sortis de l’allée pour arriver dans l’autre prairie, je me trouvais déjà tout proche des derniers mustangs. Quelques-uns étaient de superbes créatures, et j’aurais certainement, en toute autre circonstance, été tenté de leur jeter le lasso ; mais je ne m’occupais en ce moment que de les repousser parce qu’ils me barraient le chemin. Ils n’avaient pas encore franchi toute l’étendue de la seconde prairie, que j’étais déjà parvenu au premier rang. Les mustangs, se voyant atteints, se jetèrent à droite et à gauche, fuyant dans toutes les directions. Un moment après, je n’avais plus devant moi que l’étalon blanc qui me distançait de plusieurs longueurs, en jetant de temps à autre son hennissement strident, comme pour me défier et me railler.

Ma jument n’avait besoin ni de l’éperon ni de la bride. Elle avait le sentiment de ce que j’attendais d’elle. Très intelligente, elle voyait le but de sa poursuite, et devinait la volonté de son cavalier. Je la sentais se soulever sous moi comme eût fait une vague de la mer ; ses pieds touchaient l’herbe, mais ne faisaient que l’effleurer sans s’y enfoncer, et à chaque obstacle elle redoublait d’énergie. Lorsque nous fûmes arrivés au bout de la seconde prairie, la distance qui me séparait du Cheval blanc était déjà bien moins grande ; mais alors, tout à coup, je le vis s’élancer dans un fourré.

J’étais cruellement désappointé. Cependant je trouvai presque aussitôt un sentier, et je poursuivis ma course. Mon oreille me servait de guide, car le mustang faisait craquer les gaulis en poussant plus avant. De temps en temps, j’apercevais sa robe blanche qui se détachait sur le fond vert du feuillage.

Craignant de le perdre de vue, j’avais jeté à ma jument la bride sur le cou, allant, allant toujours, tantôt pénétrant dans le fourré, tantôt suivant les sinuosités d’une espèce de sentier. Je ne m’inquiétais guère des épines et des ronces, et ma jument semblait n’en avoir pas plus de souci que moi. Souvent un grand arbre nous barrait le chemin ou nous embarrassait par l’envergure de ses branches. Parfois, j’étais obligé, pour passer dessous et ne pas avoir le sort d’Absalon, de m’étendre de mon long sur la selle et la croupe de ma monture. Le mustang en profitait pour reprendre de l’avance et pour se rire de moi en faisant éclater son hennissement.

J’étais impatient de me trouver dans la plaine ouverte. Mon vœu fut bientôt exaucé, à ma grande satisfaction. Nous entrâmes dans une prairie entrecoupée d’îlots de bois. Le Cheval blanc y chercha un refuge. Il avait maintenant sur moi un avantage considérable, car les obstacles que j’avais eu à surmonter dans le fourré m’avaient beaucoup retardé, et il était à présent loin de moi.

Dix minutes après, nous avions dépassé les îlots boisés. Autour de nous s’étendait la prairie nue à perte de vue. La chasse continua sur ce terrain uni. Bientôt tous les arbres eurent disparu à nos regards, et l’œil n’avait plus d’autre perspective que la verdure de la pampa et le bleu du ciel. Mes compagnons étaient depuis longtemps restés en arrière. Les mustangs avaient rebroussé chemin. Dans l’immensité de la plaine, il n’y avait plus que deux objets mouvants : la forme blanche de l’étalon qui fuyait, la forme sombre du cavalier lancé à sa poursuite.

Jamais ma jument n’avait fourni une course plus longue, plus acharnée, d’un galop plus persistant. Nous avions déjà dévoré l’espace de dix milles sans que j’eusse eu besoin de donner un seul coup de cravache, tant l’ardeur de ma courageuse monture était infatigable. La pampa avec son tapis d’herbe courte offrait une surface unie comme celle de l’Océan et ne laissait aucun lien de refuge au fugitif qui devait indubitablement devenir ma proie. En avant donc, en avant !

L’étalon avait cessé de faire entendre son hennissement de défi. Il était manifeste qu’il commençait à se fier moins à sa vitesse ; celle-ci paraissait diminuer et ses forces s’épuisaient. Bientôt, il n’y eut plus entre lui et moi que deux cents pas. J’étais convaincu de mon triomphe. « Encore un effort ! m’écriais-je, comme eût fait un général à ses troupes, et la victoire est à nous ! »

Je cherchai des yeux mon lasso. Il pendait au pommeau de ma selle, le bout attaché à un anneau, le nœud libre, les lanières bien en état. Je levai le bras pour le lancer. Hein ! qu’est ceci ? Pendant que je déroulais le lasso, mes yeux s’étaient une minute détachés de ma proie. Quand je les levai, le Cheval blanc n’était plus là.

Je serrai d’une main de fer la bride à ma jument, si violemment, qu’elle plia les genoux et faillit s’abattre. Mon mouvement était d’ailleurs inutile ; le noble animal s’était arrêté de lui-même, paralysé, comme moi, de stupeur. Où donc était passé l’étalon sauvage ?

Je promenai mes regards sur toute l’étendue de la prairie, quoiqu’il m’eût suffi déjà d’un seul coup d’œil pour me rendre compte de la situation. La prairie était, je le répète, unie comme une table rase, sans rochers, sans arbres, sans arbustes, sans broussailles. L’herbe était si courte qu’elle s’élevait à peine de deux pouces au-dessus du sol. Une couleuvre aurait eu de la peine à s’y cacher. Mais un cheval ? Qu’était-il devenu ? J’étais, je vous l’avoue franchement, saisi d’un indicible sentiment d’effroi, et dans le même moment je sentais ma jument tressaillir.