H. Lecène et H. Oudin (p. 79-86).

XII

UN RENFORT


Parvenus à l’autre bord du plateau, nous rattachâmes la lanière à un arbre. Ruben, qui était le plus léger et le plus leste de nous trois, devait descendre le premier. Nous lui liâmes la courroie solidement autour de la taille, et le vieux trappeur glissa le long de la paroi, tandis que Garey et moi nous laissions couler doucement le lasso.

Nous avions lâché à peu près les trois quarts de notre corde, et déjà nous nous félicitions du succès de notre expérience, lorsqu’à notre grande épouvante, la courroie cessa brusquement de se tendre et ressauta avec une secousse qui nous jeta tous les deux sur le dos. Dans le même instant, nous entendîmes un craquement, suivi d’un cri perçant. Nous bondîmes sur nos pieds et nous nous empressâmes de tirer la corde à nous : elle était légère comme une ficelle et remonta sans difficulté. La chose était claire : la courroie était rompue et notre pauvre camarade avait fait une chute effroyable. Saisis de terreur, nous nous agenouillâmes, nous rampâmes jusqu’au bord extrême du plateau, nous nous penchâmes à mi-corps par-dessus, au risque de nous précipiter nous-mêmes dans le vide. Nous plongeâmes les yeux dans l’espace qui s’étendait au-dessous de nous, essayant autant que possible de percer les ténèbres. Nous écoutâmes, l’oreille tendue, le cœur affreusement serré. Pas un bruit ne se fit entendre. Oui, nous eussions été heureux de percevoir une plainte, un gémissement, qui nous eût annoncé que Ruben vivait encore ; mais tout était silencieux ; peut-être gisait-il horriblement mutilé au pied de la colline.

À la fin, nous entendîmes des voix d’hommes. Elles venaient bien de la base du rocher, juste au-dessous de nous ; mais au lieu d’une voix il y en avait deux, et ni l’une ni l’autre n’était celle de notre ami. À la clarté d’un sillon lumineux qui courut à ce montent dans le ciel, nous reconnûmes deux cavaliers qui se mouvaient le long du rocher. Nous les vîmes très distinctement ; mais, contrairement à notre attente, nous n’aperçûmes pas le corps de notre compagnon. L’embrasement du firmament fut d’assez longue durée pour nous donner parfaitement le temps de voir tout ce qui se passait au-dessous de nous. Ruben n’était pas là. Etait-il tombé au pouvoir de l’ennemi ? Il ne se serait pas rendu sans résistance et nous aurions entendu ou une détonation ou un cri.

Cependant les deux cavaliers causaient à voix haute, et, dans le silence de la nuit, leurs paroles montaient jusqu’à nous assez distinctement pour nous laisser comprendre ce qu’ils disaient.

— Tu t’es trompé, criait l’un avec impatience, tu n’auras entendu que l’aboiement d’un loup.

— Je vous répète, capitaine, répliqua l’autre avec humeur, que c’était une voix d’homme.

— Alors il faut que ce soit l’un des nôtres qui ait crié de l’autre côté du rocher, car de ce côté-ci il n’y a personne. Retournons au camp.

Les pas des chevaux nous apprirent qu’ils s’éloignaient ; ce fut pour nous un grand soulagement de
Nous lui liâmes la courroie autour de la taille et le vieux trappeur glissa le long de la paroi.
savoir que notre camarade n’avait pas été fait prisonnier.

Mais qu’était-il devenu ? Par où était-il passé ? Avait-il rampé plus loin après sa chute, ou se trouvait-il toujours à proximité de la colline ?

Comme il nous importait de suivre les mouvements des deux cavaliers, nous tendîmes avidement l’oreille, épiant l’occasion de les apercevoir. Nous nous étions de nouveau agenouillés et suspendus au-dessus du vide. Un éclair nous les montra : ils étaient arrêtés pour interroger les alentours, et attendaient comme nous une traînée lumineuse.

— Nous pouvons les désarçonner, chuchota Garey.

J’hésitai à me ranger à cet avis, sans pouvoir me rendre compte de mes scrupules.

Tout à coup un éclair sillonna la nue. Les cavaliers étaient à portée de nos fusils. Nous les couchâmes en joue. Sans dire un mot, j’avais suivi l’opinion de Garey.

À ce moment, quand déjà nous avions le doigt sur la gâchette, nous relevâmes tous deux comme d’un commun accord notre arme. C’est que nous avions tous deux en même temps aperçu le même objet dans la prairie, et que cet objet n’était autre que notre ami Ruben.

Il était couché dans l’herbe de tout son long, les bras et les jambes étendus, le visage collé contre terre. De la hauteur où nous étions, nous eussions pu le prendre pour la peau d’un jeune buffle ainsi étalée pour la faire sécher, mais nous ne nous trompions pas : c’était bien le vieux trappeur dans son costume de peau de daim. L’endroit où il se trouvait n’était guère à plus de cinq cents pas du rocher ; mais quoiqu’il nous fût très facile de le voir, il devait échapper complètement aux regards des deux cavaliers, car nous les entendîmes, à notre grande joie, dès que la nuit se fut replongée dans l’obscurité, regagner leur camp. À peine étaient-ils partis qu’un éclair projeta sa vive lumière sur la prairie. La peau de daim n’était plus là : notre camarade avait donc pu se dérober heureusement.

Pour la première fois depuis que nous avions rencontré les Mexicains, nous respirâmes librement ; et, le cœur léger, nous retournâmes à l’endroit où nous étions montés sur le plateau. Tant que j’avais pu craindre que ma dernière heure ne fût arrivée, le sort de ma jument et du Cheval blanc n’avait eu, je l’avoue, qu’une part très accessoire dans mes préoccupations. L’homme est ainsi fait que lorsqu’il est en danger de mort, il ne songe plus qu’à sa conservation personnelle. Mais maintenant que j’avais la conviction de survivre à cette périlleuse aventure, l’égoïsme faisait place à des sentiments plus généreux, et je souhaitais ardemment de conserver non seulement ma propre monture, mais aussi l’excellent et beau mustang, qui avait été pour moi la cause de tant d’anxiété.

Cependant les éclairs étaient devenus moins intenses et ne se succédaient plus qu’à des intervalles éloignés. Ce fut dans un de ces intervalles de calme que nous entendîmes à quelque distance des pas de chevaux. Il y a une différence très sensible entre le pas d’un cheval qui porte un cavalier, et celui d’un cheval qui n’a pas cette charge. L’habitant des prairies ne s’y trompe que fort rarement. Mon compagnon m’assura que les chevaux dont nous entendions l’approche étaient montés.

Nos ennemis mexicains avaient dû les entendre comme nous : deux d’entre eux partirent au galop pour opérer la reconnaissance ; nous pûmes nous en rendre compte par l’ouïe, car l’obscurité était trop grande pour nous permettre de voir à plus de trois yards devant nous. Nous ne restâmes pas longtemps dans l’incertitude sur les intentions des arrivants : ils échangèrent avec les Mexicains des appels et des salutations amicales, et leurs chevaux hennirent en signe d’assurance.

En ce moment, les éclairs nous vinrent en aide. Nous vîmes avec effroi que l’ennemi avait reçu un renfort d’au moins trente hommes.

Vers minuit, l’orage cessa tout à fait. Une lumière plus douce, plus constante, succéda aux lueurs sinistres et intermittentes de l’éclair : la lune s’était levée et montait rapidement dans le ciel à l’orient. Quelques étoiles scintillaient à travers les nuages qui ne s’étaient pas dissipés, mais roulaient avec plus de vitesse.

Nous étions couchés à plat dans les broussailles. Les cavaliers ne pouvaient nous apercevoir, tandis que nous distinguions parfaitement toute la troupe qui avait fait halte, les uns fumant, les autres causant, d’autres chantant.

Après que nous les eûmes observés pendant quelque temps en silence, Garey me quitta pour explorer le plateau et pour surveiller la prairie du côté d’où nous attendions du secours.

Il était à peine parti depuis deux minutes qu’une forme sombre attira mon attention vers la plaine. Il me sembla que c’était un homme couché sur le sol et se cachant dans l’herbe, exactement comme avait fait le vieux Ruben. Pendant quelque temps un nuage assombrit la plaine en la couvrant d’un voile noir ; mais, quand le nuage fut passé, la figure étrange n’était plus où je l’avais vue d’abord. Elle s’était rapprochée des cavaliers, tout en gardant la même attitude qu’auparavant. Elle n’était plus qu’à deux cents pas des Mexicains ; mais un buisson de hautes herbes paraissait la dérober à leurs yeux. Au bout de quelque temps, cette vision, dans laquelle je finis par reconnaître distinctement un Indien nu, avait complètement disparu.

Tandis que je continuais attentivement de regarder dans la même direction, sondant des yeux la plaine, je remarquai, non plus une seule, mais plusieurs figures fantastiques, qui se dessinaient vaguement sur la lisière de la prairie. J’écarquillai les yeux et je vis que c’étaient des cavaliers ; mais je fus surpris de constater qu’ils ne marchaient pas côte à côte en rangs serrés, mais l’un derrière l’autre en longue file. Les hommes de ma compagnie n’observaient jamais cette manœuvre quand ils avaient à passer dans d’étroits défilés ou dans des sentiers de la forêt : ce n’était donc pas eux.

Une minute après, tous mes doutes étaient dissipés : c’étaient une bande de guerriers indiens qui suivaient la piste de guerre.