Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 854-856).

LE CHEVAL BARBE.

Nous avons entendu dire souvent que le cheval de nos possessions africaines, dont nous avons essayé de faire apprécier les rares qualités, était bien inférieur au cheval arabe. Malgré une conviction fondée sur une longue expérience et de sérieuses études, nous nous sommes fait un devoir d’accueillir et de discuter une opinion qui se produisait avec autorité. Nous avons voulu prendre pour arbitre dans cette question un homme que son intelligence, ses habitudes, sa vie tout entière, rendent souverainement compétent en matière chevaline : l’émir Abd-el-Kader. Nous avons adressé à cet homme de cheval par excellence une lettre où nous exprimions franchement les objections que chacune de nos assertions rencontrait. C’est la réponse à cette lettre que nous publions aujourd’hui. On verra par ce curieux document que l’émir ne se borne pas à confirmer ce que nous avons avancé, qu’il développe, par des réflexions ou par des faits, toutes nos opinions. Suivant lui, le cheval berbère, loin d’être une dégénérescence du cheval arabe, lui serait au contraire supérieur. Les Berbères auraient autrefois occupé, la Palestine, c’est là qu’ils auraient élevé ce cheval qui est devenu le modèle des chevaux de guerre. Amenés en Afrique par les vicissitudes de leur vie aventureuse, ils y auraient soigneusement conservé l’hôte de leurs tentes, l’instrument de leurs chasses, le compagnon de leurs combats. Leurs chevaux auraient gardé des qualités si éminentes, qu’un souverain d’Asie engagé dans une guerre périlleuse aurait fait venir des coursiers berbères. Le lecteur appréciera la valeur de cette dissertation historique, qui, quelle que soit la manière dont on la juge, n’en a pas moins un incontestable intérêt.

Ce qui est certain, c’est que le cheval barbe doit au ciel sous lequel il se développe, à l’éducation qu’il reçoit, à la nourriture qu’on lui donne, aux fatigues qui lui sont familières, une vigueur qui lui permet d’égaler, sinon de surpasser les chevaux les plus vantés de la Perse et de la Syrie. Appuyé sur la lettre que nous publions, nous nous croyons donc fondé à répéter aujourd’hui que tous les chevaux de l’Afrique et de l’Asie peuvent être confondus sous une dénomination commune. Nous opposons au cheval européen un seul cheval, le cheval d’Orient, que, grâce à la conquête de l’Algérie, nous croyons appelé à rendre chaque jour à notre pays des services plus efficaces et mieux appréciés.

Voici la lettre de l’émir Abd-el-Kader ; elle m’est parvenue de Brousse :

« Louange au Dieu unique ! son règne seul est éternel !

« Que le salut le plus complet et la bienveillance divine la plus parfaite soient étendus sur la personne de M. le général Damnas, de celui qui cherche avec ardeur la solution des difficultés les plus obscures ! Puisse Dieu le conduire et le protéger !

« Et ensuite, vous nous avez demandé, notre opinion sur les chevaux barbes, leurs qualités et leur origine. Pour vous plaire, je me suis encore occupé de ces questions, et je ne puis rien faire de mieux aujourd’hui que de vous envoyer des citations empruntées aux poésies du fameux Aâmrou-el-Kaïs, qui vivait peu de temps avant la venue du prophète. Elles ont trait à la supériorité, des chevaux berbères, et je crois vous fournir là des preuves contre ceux qui soutiennent que ces admirables animaux n’ont que des qualités inférieures.

« Le poète dit, en s’adressant au César empereur de Constantinople dans une longue pièce de vers :

« Et je t’en réponds, si je viens à être rétabli roi, nous ferons une course où tu verras le cavalier se pencher sur la selle pour augmenter la vitesse de son cheval ;

« Une course à travers un espace foulé de tous côtés, où l’on ne voit d’autres éminences pour diriger les voyageurs que la bosse d’un vieux chameau nabathéen chargé d’années et poussant de plaintifs mugissemens.

« Nous serons, te dis-je, portés sur un cheval habitué aux courses nocturnes, un cheval de race berbère,

« Aux flancs sveltes comme un loup de Gudu, un cheval qui presse sa course rapide, dont on voit les flancs ruisseler de sueur.

« Lorsque, lâchant la bride, on l’excite encore en le frappant avec les rênes de chaque côté, il précipite sa course rapide, portant sa tête sur ses flancs et rongeant son mors.

« Et lorsque je dis : Reposons-nous, — le cavalier s’arrête comme par enchantement, et se met à chanter, restant en selle sur ce cheval vigoureux dont les muscles des cuisses sont allongés et les tendons secs et bien séparés. »

« Aâmrou-el-Kaïs est un des anciens rois arabes, qui s’efforça, pour combattre ses ennemis, de se procurer des chevaux berbères ; il doutait du succès s’il lui fallait se fier aux qualités des chevaux arabes.

« Il n’est pas possible, suivant moi, de donner une preuve plus invincible de la supériorité des chevaux barbes ; après un semblable témoignage, il ne reste à celui qui la contesterait aucune allégation de quelque valeur à présenter.

« Les Berbères sont, d’après El-Massoudi, originaires des Béni-Ghassan et autres : certains auteurs avancent qu’ils viennent des Béni-Eakhm et des Djouzam. Leur première patrie fut la Palestine, d’où ils auraient été chassés par un roi perse. Ils émigrèrent vers l’Égypte, mais le souverain du pays leur en interdit le séjour ; ils franchirent alors le Nil et se répandirent dans les contrées qui sont à l’ouest et au-delà du fleuve.

« Malek-ben-el-Merahel a dit que les Berbères forment une population très nombreuse composée de Hymiar, de Modher, de Coptes, de Amalkas et de Kanéan, qui s’étaient réunis dans la province de Scham (Syrie) et avaient pris la dénomination de Berbères. Leur émigration dans le Maghreb, d’après cet historien, ainsi que d’après El-Massoudi, El-Souheïli et lîl-Zabari, est due à ce que Ifrikech les emmena avec lui à la conquête de la péninsule africaine.

« Ibn-el-Kelbi avance que les opinions se sont partagées sur le véritable nom du chef sous les ordres duquel les Berbères endurèrent de la Syrie vers le Maghreb. Selon cet auteur, les uns veulent que ce soit le prophète David, d’autres Youscha-ben-Enoun, d’autres Ifrikech, d’autres certains rois des Zobor.

« El-Massoudi ajoute qu’ils n’émigrèrent qu’après la mort de Goliath, qu’ils s’établirent dans la province de Barka-d’Yfrikia et dans le Maghreb après avoir vaincu les Frendj (Francs) ; que de là ils envahirent la Sicile, la Sardaigne, les îles Baléares et l’Espagne ; puis qu’il fut convenu entre eux et les Frendj que ceux-ci occuperaient les villes, et que, quant à eux, ils s’établiraient dans les déserts qui s’étendent depuis Alexandrie jusqu’à l’océan, Tanger et le pays de Souse.

« Ibn-Abd-el-Berr dit que l’établissement des Berbères s’étendait depuis l’extrémité de l’Égypte, c’est-à-dire depuis les pays qui sont situés derrière Barka, jusqu’à la Mer-Verte et depuis la mer de l’Andalousie jusqu’à la fin des déserts qui touchent au Soudan. À cette limite, on trouve encore une peuplade, située cidre les Habeulh (Abyssins) et les Zendy (Zanguebar) qui est connue sous le nom de Berbères. L’auteur du Kamour en fait mention, mais c’est une population très peu considérable, dont l’histoire insignifiante et obscure ne contient aucun fait important.

« Le point essentiel ici, c’est la citation du poète Aâmrou-el-Kaïs au sujet des chevaux berbères. Quant aux Berbères eux-mêmes, tout prouve qu’ils sont connus de temps immémorial, et qu’ils vinrent de l’Orient se fixer dans le Maghreb, où nous les retrouvons aujourd’hui.

« Et le salut sur vous, au commencement comme à la fin de cette lettre, de la part de votre ami Abd-el-Kader-Ben-Mahhydin. Que Dieu le couvre de sa protection !

« Brousse, le 1er  de safer 1269. »

Général E. Daumas.