Le Cheval arabe en France - La jumenterie de Pompadour

Le Cheval arabe en France - La jumenterie de Pompadour
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 430-449).
LE
CHEVAL ARABE
EN FRANCE

LA JUMENTERIE DE POMPADOUR.

Au sommet d’un vallon limousin se dressent les ruines du château de La Rivière. Il est de tradition que les preux de ce manoir, après avoir vaillamment combattu aux croisades, ramenèrent des chevaux qui firent souche dans le pays. Sept siècles après ces temps légendaires, le vieux donjon, soutenu par le lierre, retentit encore du hennissement éclatant des cavales arabes, la jumenterie du haras de Pompadour étant installée dans les vastes pâturages qu’il domine de sa silhouette dentelée. Alternativement tentée, puis abandonnée selon les vicissitudes politiques, la production de la race d’Orient est de nouveau reprise à Pompadour, entreprise intéressante à examiner, puisqu’elle vise l’amélioration de nos chevaux d’arme.


I.

L’Asie nourrit des chevaux incomparables par leur élégance, leur souplesse, leur sobriété, leur résistance à la fatigue. La tête est fine, le front large, l’œil brillant, la physionomie noble et vaillante. Cette forme caractéristique de la tête différencie la race asiatique des races indigènes d’Europe, dont les types primitifs se trouvent dans les fossiles des terrains antérieurs à notre époque géologique.

Les chevaux d’Orient ont émigré sur notre continent à une date très ancienne. La science moderne admet que, dans les temps préhistoriques les plus reculés, des peuples qu’elle désigne sous le nom d’Aryas ont été chassés des hauts plateaux de l’Asie, par des changemens de climat, et qu’ils sont venus se fixer en Europe pour y servir de souche à la population actuelle. La présence de chevaux d’origine évidemment asiatique, existant en certains lieux bien avant l’introduction moderne du sang oriental, serait la confirmation de ces émigrations humaines auxquelles l’utile animal dut être d’un puissant secours. Ainsi, il existe en Bretagne des poneys au front large, très différens d’une plus grande race du même pays, qui résulte d’étalons asiatiques importés ultérieurement. Ces petits chevaux datent, sans nul doute, de la venue des Aryas qui ont apporté le froment, les métaux, les étoffes, l’architecture, à nos premiers pères vivant dans des cavernes, dépourvus d’animaux domestiques, munis de quelques silex aiguisés pour tout outil, se repaissant de chasse comme les fauves. Ces poneys courant les landes, la crinière au vent, voilà les témoins de l’aurore de la civilisation en Europe. Les migrations des Aryas, ces premiers dompteurs de chevaux, ont ensuite répandu le noble animal en Syrie, puis en Arabie, où il a seulement pénétré depuis les temps historiques. C’est dans ce dernier pays que, sous l’influence favorable du climat et des soins de l’homme, le cheval oriental s’est élevé au plus haut degré de supériorité.

Nourri de fourrages peu copieux mais très substantiels, vivant sous un ciel sec et sur un sol calcaire, le cheval arabe a été préservé de ramollissement qu’engendre l’humidité excessive. La poitrine, ce foyer de la vie dans lequel le sang s’imprègne d’air pour répandre la chaleur dans tout l’organisme, la poitrine atteint chez lui un développement considérable. Dans les tièdes régions du soleil, respirer est une jouissance, alors que, dans les pays du froid, aspirer l’air, c’est souffrir. En rejetant l’épaule du cheval en arrière, cette dilatation du poitrail a donné aux membres les formes les plus convenables pour la souplesse et l’étendue des mouvemens. Tous les leviers du squelette sont ainsi disposés sous les angles produisant les plus puissans déplacemens du corps. Il en résulte la plus grande vitesse avec la moindre usure des muscles. Affranchi de l’alourdissant labeur du collier et consacré aux seuls exercices de la guerre, l’animal a été habitué de longue date à d’énergiques et persistans efforts, pour atteindre l’ennemi ou pour échapper à ses coups.

Si les fécondes vallées de l’Altaï ont été le premier point de départ du cheval oriental, c’est ensuite de la Syrie qu’il nous est venu, alors qu’un nouveau flot humain a débordé de l’Asie sur l’Europe. Appelé désormais cheval arabe, il devient l’agent essentiel des conquêtes musulmanes. Turcs, Maures et Sarrasins ont graduellement disparu des pays qu’ils avaient tant de fois ensanglantés et ravagés ; mais leur souvenir est resté par les fins coursiers et les belles cavales qui ont fait souche dans les contrées envahies. En même temps, un généreux élan portait les chrétiens vers Jérusalem. Or il ne fut si pauvre chevalier qui ne tînt à honneur de ramener quelque bel étalon de Palestine. Par ces causes diverses, la race asiatique a peuplé tout le continent, depuis son foyer jusqu’aux confins de l’Europe, se mélangeant aux races indigènes, avec une grande puissance d’absorption, mais perdant en force et en beauté à mesure que le climat devient moins propice, l’alimentation moins substantielle, et moindre aussi la sollicitude de l’homme.

Vers le Nord-Ouest, la race orientale s’est répandue dans l’immense empire de Russie ; elle y forme le fond d’une population chevaline évaluée à plus de vingt millions de bêtes. Sur une aussi immense étendue, comportant des conditions si diverses de sol et de climat, depuis le cap Sacré s’avançant dans les mers du pôle, jusqu’à la Géorgie caucasienne s’épanouissant sous le ciel du Midi, la race chevaline affecte des types également différens. C’est le cheval mongol, si utile pour l’exploitation des mines et le transport de leurs produits à travers les fangeux marais de Sibérie ; puis le cheval kirghise, partageant dans les plaines du Turkestan la vie nomade de son maître, pasteur et brigand, c’est-à-dire toujours en selle ; puis encore le cheval du Don, monture ordinaire du cavalier cosaque.

Élevés à l’état sauvage, exposés à toutes les rigueurs d’un climat alternativement torride et glacial, réduits souvent pour toute nourriture à la simple mousse qu’il faut du sabot déterrer sous la neige, ces chevaux russes ont pour premier entraînement les courses affolées à travers la steppe, sous la poursuite des bêtes fauves, heureux souvent de trouver leur salut dans un grand fleuve qu’ils traversent à la nage[1]. On comprend quelle sobriété et quelle endurance ces animaux acquièrent dans un pareil élevage.

Des plaines russes, la race orientale a remonté le Danube ; elle s’est établie en Hongrie, où elle a produit une nombreuse et vaillante population chevaline. Enfin elle constitue en Allemagne la souche des meilleurs chevaux d’arme.

C’est aux relations établies avec l’Orient par les invasions musulmanes et les croisades que l’Espagne et le midi de la France doivent leur vieille race de chevaux. Un peu grêles, mais si solides dans les longues marches par les mauvais chemins, si souples sous le cavalier, ils ont rendu d’inappréciables services, jusqu’à notre époque de chemins de fer et d’omnibus. Navarrins, andalous et limousins, modestes mais infatigables montures, vous fûtes les vrais chevaux de selle, alors que l’équitation ne consistait point encore à aller droit devant soi, le des voûté, les jambes écartées, sur un long pur sang dépourvu de souplesse.

Au musée de Boulaq, créé par un Français, dans ce pays d’Egypte où hier encore notre influence était grande, on voit d’antiques peintures de chevaux des Pharaons. Leur croupe amincie, leur des court et leur front bombé représentent fidèlement le cheval barbe de nos jours. Nettement distincte de l’asiatique, cette race africaine fournit la population chevaline d’Algérie; elle a également pénétré chez nous et contribué à la formation de nos anciens chevaux de selle[2].

La race de chevaux des Aryas s’est également répandue vers l’Est. Franchissant le massif de montagnes, abri de son berceau, elle s’est étendue jusqu’aux extrémités de l’Asie. Réduite dans sa taille, mais non dans sa vaillance, elle a produit le cheval tartare si remarquable par la longueur des trajets qu’il peut fournir à l’allure soutenue de l’amble, sans autre nourriture qu’une poignée de paddy. C’est la monture des courriers portant les ordres de Pékin, d’une extrémité à l’autre du Céleste-Empire. Ils sont étranges, ces cavaliers installés sur une sellette de bois, le genou à la hauteur du coude, le des chargé d’un tube de bambou contenant les dépêches. Homme, cheval, tout est sec, grêle, petit. A peine aperçu, le groupe disparaît au détour de la route, distingué encore quelque temps par l’aigre tintement d’un grelot.


II.

Sur les brumeuses rives de la Baltique, une autre race chevaline s’est constituée aux formes massives. Haut de taille, épais du ventre, lent d’allures et gros mangeur comme l’habitant du sol, le cheval germanique se couvre d’un rude poil, afin de résister aux intempéries ; le pied est plat pour la marche sur les terrains marécageux; la tête est étroite, longue et busquée, tandis que celle du cheval oriental est si remarquable par la largeur du front. On sait qu’à travers la marche des siècles, ce qui s’altère le moins chez les animaux comme chez l’homme, c’est la forme du crâne. Sur cette forme, la science moderne a fondé la classification des races de chaque espèce, en appelant brachycéphales celles dont le front est plus large que long, et dolichocéphales celles pour lesquelles le rapport est inverse. Le cheval oriental et ses variétés européennes sont brachycéphales ; le germanique est dolichocéphale.

Ce cheval a suivi les peuples du Nord dans leurs migrations. Il est venu dans l’est de la France, amené par les Burgondes; il s’est surtout implanté sur les rives de la Manche avec les Normands; il avait même pénétré plus avant dans le Midi à la suite des Goths. Mais ne se trouvant pas dans sa condition naturelle loin de l’humide climat de la mer, cette race ne s’est point conservée sur les terres sèches du Midi. Ce fait porte en lui un enseignement qu’on a méconnu de nos jours bien à tort, en cherchant à améliorer la population chevaline des pays au sud de la Loire par la variété de la race germanique, dite de demi-sang.

Cette race s’est même avancée jusqu’en Italie avec les Lombards. Quelques tribus se sont perpétuées dans les maremmes de Toscane. C’est de là que provenaient ces étalons noirs qui, tout de rouge caparaçonnés, s’attelaient aux carrosses de la cour papale. Ils étaient tatoués sur la fesse gauche des marques distinctives de leurs éleveurs, selon un usage déjà pratiqué du temps de Virgile :


Notas et nomina gentis inurunt.


De haute stature, cette race du Nord a fourni les chevaux d’arme les plus recherchés, tant que la cavalerie a surtout agi par le choc. Rarement soumis à de grands déplacemens, les chevaux de troupe n’avaient pas essentiellement besoin de la résistance aux longues marches. Mais le service d’éclaireurs tendant à prédominer dans les fonctions du cavalier moderne, la race germanique du vieux type est devenue moins précieuse pour un tel emploi, car elle exige de fortes rations à courts intervalles. Les escadrons ennemis, dont l’action a été si décisive dans la dernière guerre, étaient montés en grande partie avec des animaux vivifiés par le sang oriental.

La prestance de cette race lui avait également valu la préférence dans les écoles d’équitation du siècle dernier, dont la plus célèbre fut celle de Versailles. Fièrement posés en selle, fermes sur leurs étriers, les écuyers de ce temps parvenaient, à force de stabilité et de patience, à assouplir ces robustes destriers, à les dresser pour tous les exercices qui ont rendu cette école si fameuse. Mais au prix de quelles secousses pour le cavalier ! on n’a plus ces reins-là aujourd’hui.

Attelés aux carrosses de la noblesse, ces grands chevaux du Nord avaient dans leur allure une solennité de bon ton et toute conforme à l’étiquette de la cour de France. Malgré leurs imperfections de forme, si choquantes actuellement, ils ont servi de modèles aux peintres et aux sculpteurs du grand siècle. Van-Dyck les choisit pour les portraits de ses princes et de ses capitaines. Peu préoccupé de la vérité historique, Lebrun les a peints dans ses batailles de Darius et d’Alexandre. Du reste, c’est dans ces peintures que dès aujourd’hui il faut aller chercher les formes primitives de l’ancien cheval normand ou mecklembourgeois. Partout il a subi de profondes transformations par les croisemens, même à son lieu d’origine.


III.

Nous venons de voir que la race asiatique et celle de Germanie se sont portées à la rencontre l’une de l’autre, avec les migrations des peuples des temps préhistoriques, puis avec les invasions successives des conquérans du moyen âge. Douées même d’une plus grande fixité que l’espèce humaine, elles ont laissé d’irrécusables traces sur bien des points où les types des envahisseurs se sont moins bien conservés. Dans ce mouvement expansif, la race asiatique a manifesté une éclatante supériorité sur sa rivale, par sa vitalité, par son aptitude à s’adapter aux changemens de climat et de sol. Très étendue dans les premiers siècles du moyen âge, la race germanique s’est graduellement resserrée dans ses limites naturelles, sur les côtes brumeuses de la Manche et de la Baltique, tandis que la race orientale a toujours marché de l’avant sans rétrograder, sachant s’acclimater au froid sibérien, à la chaleur de l’Espagne, à la sécheresse de notre Midi et même à l’humidité de l’Angleterre. L’explication de cette sorte de puissance colonisatrice, il faut la demander aux qualités morales de la race, à l’énergie d’où vient la résistance aux fatigues et aux privations, chez le cheval .aussi bien que chez l’homme.

C’est donc à bon droit que partout, en Europe, on a songé à puiser les élémens d’amélioration de la population chevaline aux sources les plus pures du sang oriental, en Syrie et jusque dans les inabordables oasis de l’Arabie. Voyons ce qu’ont fait les autres nations dans une voie où, loin de tenir la tête, nous nous sommes malheureusement laissé distancer au grand détriment de notre production.

Commençons par l’adaptation du cheval d’Orient au climat de l’Angleterre et aux fonctions de l’hippodrome. On trouve dans les anciennes chroniques saxonnes la pittoresque description de courses qui avaient lieu à Smithfield dès le XIIe siècle, alors que le reste de l’Europe en était encore au spectacle plus barbare des tournois. Une race de chevaux distingués du commun fut graduellement spécialisée pour ce jeu de grands seigneurs. Le peuple ne tarda pas à s’en éprendre, par cet irrésistible sentiment hiérarchique qui, en Angleterre, porte la plèbe à se modeler sur l’aristocratie[3].

Guidés par un remarquable sens pratique, les éleveurs de cette fine race comprirent quelle amélioration ils pourraient obtenir par l’importation d’étalons turcs, comme on disait alors. Dès le règne de Jacques Ier, ils commencèrent à allier ces étalons aux meilleures jumens de course, puis à leurs produits, en éliminant successivement tous les métis opérant un retour trop prononcé vers l’origine maternelle. C’est ainsi que, par le graduel affaiblissement du type primitif anglais, s’est constituée une variété chevaline dans laquelle une rigoureuse sélection a fait prédominer le sang des White-turk, des Darley-arabian, des Godolphin-arabian, inscrits en tête du livre généalogique des chevaux de course.

Dans cette transformation, la race asiatique a conservé sa tête fine, son front large, ses naseaux dilatés, son œil énergique, en un mot, sa noble physionomie primitive. Mais elle s’est modifiée dans ses lignes devenues plus hautes, plus allongées et moins courbes. Elle a pris l’accroissement de taille qu’atteint partout le cheval arabe sous l’influence d’une puissante alimentation. La croupe a reçu un développement prédominant, par les bonds continuels de la course. Cette construction est vicieuse pour le cheval de service, parce qu’elle rejette tout le poids du cavalier sur les membres antérieurs. Enfin, soumise à une tension en avant dans les efforts suprêmes de vitesse, l’encolure a perdu sa souplesse primitive et pris un allongement démesuré.

Voilà pour les signes extérieurs. Quant aux qualités intrinsèques, la race, modifiée par l’entraînement, a acquis une excessive irritabilité du système nerveux, qui le rend capable de transmettre les excitations motrices avec une instantanéité sans égale dans les autres races. C’est cette soudaineté des mouvemens qui caractérise le cheval de course anglais et qui constitue sa vertu fondamentale. L’animal qui la possède à un degré plus ou moins grand est dit avoir plus ou moins de sang, d’après un langage hippique évidemment impropre. Tel est le gain, voici la perte. C’est une incontestable diminution de la puissance musculaire originelle. Eu quelques bonds, le cheval anglais distance à perte de vue son frère d’Orient; mais son ardeur est d’autant moins durable qu’elle est plus surexcitée, tandis que, soutenant son allure durant des heures entières, l’autre accomplit utilement les plus grands voyages.

Quoi qu’il en soit, la race des chevaux de course a pris une vogue extrême, grâce à l’habileté de ses éleveurs passés maîtres dans l’art de vendre autant qu’en celui de produire, grâce aussi à la passion du jeu si fiévreusement excitée sur les hippodromes. Exportée dans le monde entier, cette race a attiré sur l’Angleterre une inépuisable ondée de guinées.

Pendant longtemps, le cheval de course a été regardé comme l’universel et infaillible améliorateur de toutes les races, en tous pays. L’expérience a montré les erreurs de ce dogme du pur sang. Dans les conditions propices de climat et d’alimentation, les croisemens ont donné des résultats satisfaisans, quoique très irréguliers; mais l’alliance avec les races chétives et négligées n’a fourni que des produits inférieurs à ces races elles-mêmes.

Passons en Russie. De tout temps, la Russie a fait de fréquens emprunts à l’Orient pour améliorer sa race chevaline. Dans ce pays où princes et hetmans possèdent jusqu’à quinze et vingt mille chevaux sur des domaines plus grands que nos provinces, il existe de nombreux haras particuliers pour l’élevage de chevaux arabes destinés à améliorer l’espèce commune. Le plus célèbre de ces haras est celui que le comte Orlof établit dans le gouvernement de Voronèje, vers le milieu du siècle dernier. Le comte Orlof se préoccupait de créer une variété de chevaux rapides au trot, qualité surtout utile dans le pays des longs voyages. Son haras fut fondé avec des étalons arabes et des jumens danoises distinguées par leur vitesse. Acheté vers 1845 par le gouvernement russe, il comptait plus de deux mille animaux d’élite.

C’est par un incessant recours aux meilleures races d’Asie, que la Russie s’est constitué d’infatigables chevaux d’arme. Dans un intéressant ouvrage sur les haras russes, M. P. Salvy cite les résultats de courses fréquemment répétées dans la cavalerie cosaque. Des distances de 20 kilomètres sont ordinairement franchies en moins de quarante minutes, par des pelotons complets de cavaliers équipés à l’ordonnance. Il serait utile de voir de pareilles épreuves réalisées chez nous.

En Allemagne, les souverains ont également institué des haras où la race orientale est élevée soit à l’état pur, soit à l’état de croisement, tant pour fournir leurs royales écuries que pour améliorer les races de leurs états et faciliter le recrutement de leur cavalerie. Citons le haras fondé à Trakehnen par le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, et celui établi aux environs de Stuttgart par les rois de Wurtemberg. Ces divers établissemens hippiques sont remarquables par le mérite de leurs produits et surtout par l’importance de leur effectif. C’est par quatre et cinq cents qu’on y compte le nombre des poulinières, alors que nous croyons avoir fait un effort suprême, en réunissant soixante jumens au haras de Pompadour.

L’élevage des reproducteurs d’élite par l’adaptation du sang oriental, dans les établissemens de l’état, prend en Autriche, comme dans les empires voisins, un développement croissant avec la réduction graduelle des haras des grands seigneurs. Ainsi la jumenterie de Radautz, en Bukowine, possède plus de douze cents animaux:. Celles de Hongrie entretiennent près de mille poulinières. Partout l’état s’occupe de l’éducation du cheval de race, forcé qu’il est de prendre une charge dont l’aristocratie se désintéresse de plus en plus. Ses biens se réduisent; elle n’a pas d’armée à entretenir. L’Angleterre seule fait exception pour cette intervention ; mais que de choses y diffèrent de ce qui se passe sur le continent !


IV.

Quand il s’agit de perfectionner une race séculairement constituée, dont les qualités physiques et morales sont en quelque sorte la résultante du climat, du sol et du travail imposé, la méthode la plus sûre consiste à améliorer graduellement l’alimentation des animaux, tout en les soumettant à un labeur bien dirigé qui les développe au lieu de les épuiser. Simultanément, on élimine de la reproduction les bêtes entachées des vices originels les plus marqués. C’est le procédé que les gens du métier désignent sous le nom de sélection, emprunté aux éleveurs anglais.

La sélection peut paraître lente aux impatiens jugeant qu’il serait plus expéditif d’importer des reproducteurs déjà élevés à un degré supérieur, pour les allier à la race à perfectionner. C’est le procédé des croisemens. Mais les résultats ainsi obtenus sont d’autant plus irréguliers, incertains et défectueux, que les alliances s’opèrent entre des races plus différentes de formes et de qualités. Si le père est d’un tempérament énergique et la mère de lymphatique nature, l’âme paternelle aura vite usé dans le produit une constitution indigne d’elle. Que les parens soient de types trop distincts; par exemple, que l’un appartienne à la race asiatique si gracieuse dans ses lignes, si parfaite dans ses organes, et l’autre à la race germanique caractérisée par sa poitrine comprimée et ses membres grêles pour la grosseur du coffre, le métis manquera le plus souvent d’harmonie dans les formes, de puissance dans ses actions. La nature a une grande force de stabilité, qui tend à la conservation des races, pour ne céder que lentement à leur complète fusion. C’est de mauvaise grâce qu’elle se prête à la tentative d’améliorer les défauts de l’une par les qualités de l’autre. A la vérité, elle les mélange dans telle combinaison imprévue qui déroute le plus souvent nos prévisions.

Soumises à ces croisemens, les races perdent toute leur ancienne homogénéité; c’est ce qui arrive pour la race anglo-normande, dans laquelle un certain nombre de chevaux élégans et vaillans ne saurait faire oublier la quantité infiniment plus considérable de produits mal bâtis, sans beauté ni solidité. Les résultats sont encore plus mauvais, quand les animaux issus du croisement reçoivent une alimentation ou des soins d’entretien tout à fait insuffisans pour leur exigeante constitution. Quinteux et rétifs, leur énergie s’irrite de l’impuissance à laquelle ils sont réduits par leur trop chétive organisation. C’est la révolte intérieure des nobles natures, dégradées par la misère.

Tel a été le résultat obtenu par l’introduction du pur sang anglais dans les races du midi de la France. Elles ont perdu leurs qualités natives, la sobriété, la docilité, la solidité, toutes vertus donnant une grande résistance à la fatigue.

A la suite de bien des mécomptes, il s’est produit en France une réaction très vive contre cet emploi souvent intempestif du pur sang anglais. De là les très sévères critiques adressées à l’administration des haras, qui a toujours été plus ou moins sous la tutelle des éleveurs de chevaux de course, constitués en société hippique. C’est le jockey-club, dans lequel les recherches de la vie élégante sont loin de faire négliger les gains réalisés par la vente à chers deniers des coureurs d’hippodrome, même les plus médiocres.

Après avoir cédé d’une façon irréfléchie à l’engoûment des croisemens, les éleveurs cherchent maintenant à reconstituer leurs vieilles races et à reprendre l’œuvre du progrès par la sélection. Ils s’organisent en associations pour rétablir quelque ordre dans la généalogie de nos plus précieuses bêtes de trait. C’est ainsi que, par exemple, la race boulonnaise devient l’objet des soins les plus attentifs, afin d’être préservée désormais de tout métissage compromettant. Quant à nos races légères du Centre et du Midi, l’ébranlement produit par les croisemens a été tel que, toute homogénéité ayant disparu, elles ne sauraient fournir les moyens de s’améliorer par elles-mêmes. De toute nécessité, il faut remonter à leurs origines et recourir au cheval oriental, dont elles ne sont qu’une variété.


V.

L’importation des chevaux d’Orient dans le midi de la France avait cessé avec les croisades. Durant les siècles qui suivirent, notre pays méridional fut troublé par la fin des luttes de la féodalité, puis par les guerres de religion prolongées jusque sous Louis XIII. Périodiquement ravagées par les bandes, les campagnes étaient dans un déplorable état de misère et d’abandon. La chose agricole qui a le plus à souffrir du manque de sécurité, le bétail, en était réduit à la plus pitoyable condition. En revanche, la production chevaline était l’objet des soins de tous ceux possédant châteaux et entretenant gens d’arme. Sous les murs de son manoir, chaque gentilhomme élevait des producteurs d’élite, par tradition de famille et par nécessité de guerre.

Cependant, vers le milieu du XVIIIe siècle, la noblesse du Midi matée par Richelieu, puis absorbée par la cour de Louis XIV, avait en partie abandonné ses domaines et perdu le souci des bons chevaux désormais moins utiles. Leur production commençait à décliner, lorsque le grand-écuyer de Louis XV, le prince de Lambesc, obtint du roi en 1751 la création d’un haras destiné à remplacer les établissemens que les grands seigneurs, absens de leurs terres, ne voulaient ou ne pouvaient plus entretenir. Le château de Pompadour venait d’être donné en fief à la belle marquise. De somptueuses écuries, contrastant avec les huttes celtiques des habitans du pays, avaient été édifiées pour les équipages de la favorite qui fit une courte apparition dans ses agrestes possessions du Limousin. Une jumenterie fut donc installée à Pompadour ; le prince de Lambesc y réunit quelques chevaux achetés en Orient, par l’entremise de l’ambassade française de Constantinople.

La direction du haras passa ensuite au marquis de Tourdonnet, gentilhomme d’une des plus anciennes familles du Limousin, il sut accroître l’importance de cet établissement, qui était en pleine prospérité lorsqu’il fut supprimé, en 1791, par un décret de l’assemblée nationale.

La jumenterie devait être rétablie l’année même d’Iéna. Le premier empire a consommé beaucoup d’hommes et encore plus de chevaux. Ceux du Midi, sobres et endurcis à la fatigue par la misère du jeune âge, se firent apprécier dans les marches triomphales de nos armées à travers l’Europe. Ce sont eux que l’on compta en plus grand nombre dans les héroïques débris de la retraite de Russie.

La paix rétablie, la remonte de la cavalerie fut un moindre souci, et la jumenterie se trouva de nouveau supprimée en 1825. La préoccupation des armemens sous le gouvernement de juillet devait en provoquer la reconstitution quelques années plus tard. Le directeur du haras, M. de Lespinats, fut chargé de réunir quelques jumens d’Orient, selon la tradition du passé. Il y eut au début à peine une douzaine de poulinières, toutes d’un grand mérite. On y joignit plus tard quelques mères de pur-sang anglais, dans le dessein de créer une race anglo-arabe, à l’exemple de ce qui se pratiquait avec plein succès dans les haras de Russie, de Hongrie et d’Allemagne.

Après avoir atteint les limites mêmes de la vitesse, le cheval de course commençait dès cette époque, adonner des signes certains d’une dégénérescence causée par l’abus même de sa généreuse nature. Certes le noble animal n’était point encore tombé à l’état dégradé du coureur de nos jours efflanqué, taré, épuisé sous la cravache et le fouet, triste victime de révoltantes brutalités, sorte de dé lancé sur la roulette de l’hippodrome et trop souvent pipé. Mais ce n’était déjà plus le puissant athlète d’autrefois, admis seulement dans l’arène à l’apogée de la vigueur, plein d’une énergie habilement contenue[4]. Toujours est-il que la prévoyance la plus élémentaire prescrivait dès ce temps la régénération de la race par le retour au sang oriental.

Le haras de Pompadour fut ensuite dirigé avec beaucoup d’entente par M. Eugène Gayot, éminent homme de cheval dont les énergiques protestations ont heureusement arrêté des tendances funestes à notre élevage.

La prospérité de la jumenterie allait en croissant ; elle contribuait chaque année d’une façon très brillante à remonter les haras en étalons anglo-arabes pour la région convenable au pur-sang anglais et en étalons arabes pour la contrée du Midi. En outre, l’établissement vendait périodiquement l’excédent de ses pouliches que les éleveurs recherchaient avec empressement, pour en faire des poulinières d’élite. C’est ainsi que la production de l’état fournissait de précieux élémens à l’élevage privé.

Mais l’œuvre devait être anéantie au moment où elle commençait à s’affirmer par les services rendus. L’effectif, qui dépassait une soixantaine de poulinières, subit en 1852 une réduction considérable, prélude de la suppression complète qui eut lieu quelques années plus tard. Pour la troisième fois Pompadour voyait disperser au feu des enchères une réunion sans pareille d’animaux d’élite qui allèrent en grande partie enrichir les haras de Russie, d’Allemagne.

Cette regrettable mesure causa la désolation des éleveurs du Centre et du Midi. Elle fut une intempestive application de vues systématiques sur la suppression des haras, qui firent un certain tapage à cette époque. Certes, il convient que l’action de l’état soit le plus réservée possible dans les choses de l’industrie; toutefois il est des entreprises, telles que la création d’une race de chevaux d’élite, qui exigent de grandes ressources d’argent et de vastes domaines. Ces conditions, la puissante aristocratie anglaise peut les réaliser; mais elles ne sauraient se trouver aisément et avec suite dans notre démocratique société. Du reste, la création d’une race améliorante de l’espèce commune concerne notre puissance militaire à un trop haut degré pour que l’état n’ait pas à s’en préoccuper directement, à l’exemple de ce qui se passe chez toutes les puissances continentales sans exception. Au fond, en supprimant la jumenterie de Pompadour, on se préoccupait peut-être moins d’assurer le triomphe de principes économiques que de faciliter la vente lucrative des fruits secs du turf.

Dans tous les cas, cette perturbation allait paralyser la reconstitution de la production chevaline, dans le Centre et dans le Midi. Rehaussés en valeur et en vigueur par l’introduction du sang oriental, les chevaux de cette région avaient déjà fait un progrès marqué vers le type du trait léger, transformation indispensable pour rendre désormais l’élevage rémunérateur. Peu coûteux à nourrir, peu exigeans de soins, ils avaient pour clientèle assurée la classe si nombreuse des petits bourgeois de ville et de campagne. Ils convenaient également par leur énergie au métier plus pénible des relais de poste; ils y résistaient plus longtemps que les lymphatiques chevaux du Nord, si rapidement usés par les chauds climats. On n’a point oublié la vaillance de ces attelages transportant si rapidement les voyageurs sur les routes aboutissant aux Pyrénées, Quel spectacle animé que celui de la grande place de Pau, à l’heure du départ des courriers, des diligences, des berlines pour les diverses villes d’eaux! Amenés chacun par un palefrenier et prestement attelés, ces petits chevaux, hennissans, piaffans, enlevaient les lourds véhicules par bonds, au milieu des cris, des jurons de tous ces Basques loquaces comme des Napolitains.

En tant que service à la guerre, les chevaux du Midi renouvelèrent leurs preuves de résistance et de solidité durant l’expédition de Crimée, où les animaux provenant de croisemens anglais montrèrent une fois de plus combien leur nature indisciplinée, excitable à l’excès, exigeante de nourriture et de soins, les rend peu aptes aux fatigues d’une campagne d’hiver.

A la suite de la suppression de la jumenterie de Pompadour, les étalons de pur sang ou de demi-sang ont été introduits à profusion dans le Midi. Une race hybride s’est substituée à l’ancienne race homogène. Çà et là quelques produits ont acquis plus de brillant que les chevaux d’autrefois, mais le commun des bêtes a pris des formes disparates, conséquence inévitable des croisemens. Les antiques qualités de solidité et de rusticité se sont perdues. Tandis qu’autrefois le Midi se suffisait à lui-même, actuellement il est obligé de recourir à une importation considérable de chevaux vulgaires de forme et gris de couleur. Désignés sous le nom de bretons, ils proviennent un peu de partout, mais surtout des marais s’étendant sur le littoral, entre l’embouchure de la Gironde et celle de la Loire. Cette importation est la preuve la plus manifeste de l’appauvrissement de l’ancienne race du pays.

C’est pour réagir très justement contre cet épuisement funeste à la remonte de notre armée, funeste à l’agriculture méridionale, qu’en 1874 l’assemblée nationale a décrété la reconstitution de la jumenterie de Pompadour, en donnant aux haras une plus large organisation.

Du reste, la production du cheval arabe chez nous-mêmes est d’autant plus opportune que le recrutement des bons chevaux devient de plus en plus difficile en Orient. Les animaux de choix se font rares en Syrie et en Arabie. Essentiellement arme de guerre, le cheval tend à disparaître dans les tribus nomades, devenant chaque jour sinon plus pacifiques, du moins plus misérables. Les grandes familles de chefs qui gardaient l’entretien des races les plus renommées comme une glorieuse mais coûteuse tradition, s’éteignent ou s’appauvrissent,

La jumenterie nouvelle fonctionne depuis sept ans, peu rassurée sur son avenir par une instabilité passée, sans cesse menacée par tout ce monde des écuries d’entraînement, toujours très agissant et remuant, jamais satisfait de la part pourtant grande qui lui est faite dans la remonte des haras en chevaux de sang.

Les traditions du passé ont été reprises avec l’application des progrès réalisés par la science moderne dans l’élevage du bétail. Le domaine de Pompadour se prête admirablement à l’élevage par l’étendue et la bonne disposition de ses prairies. Les hautes futaies qui les entourent abritent les animaux contre les grands vents; elles les préservent de l’excès du froid et du chaud. Sur leur terrain ondulé et parfois même escarpé, les poulains deviennent plus agiles que dans les plats pâturages. En revanche, c’est un sol granitique dont les herbes aromatiques, mais peu nourrissantes, donnent aux chevaux du nerf et de la légèreté, sans développer en eux une puissance de muscles indispensable à leurs usages actuels. Il y avait donc à reprendre l’amélioration du sol par les chaulages déjà tentée, vers 1840, pour l’ancienne jumenterie. Depuis cette époque, un chimiste contemporain, M. de Molion, a mis en lumière l’action bienfaisante des phosphates de chaux sur la végétation. Utile à tous les sols, cette substance précieuse convient surtout aux terrains granitiques, auxquels elle apporte des élémens qui lui font pour ainsi dire défaut. La production chevaline dans le Midi et particulièrement à Pompadour, trouve donc maintenant dans le phosphate de chaux le moyen d’améliorer le fourrage et, par suite, de donner au squelette des animaux un développement qu’il ne pouvait atteindre autrefois.

C’est grâce à cet amendement des fourrages, que les poulains arabes et anglo-arabes prennent, dès la première année, une très grande taille et une puissance des muscles à laquelle on ne semblerait pas devoir s’attendre, d’après les formes légères de leurs parens. Mais un tel résultat, évidemment avantageux, n’est pas sans porter atteinte à l’élégance originelle du cheval asiatique. Il n’en est pas autrement dans les haras d’Allemagne et de Russie, où s’opère l’élevage de l’arabe et de l’anglo-arabe. Une telle transformation ne saurait être préjudiciable, si les animaux conservent l’énergie et la rusticité qui sont et resteront toujours la vertu du cheval de service et surtout du cheval d’arme.

Au haras de Pompadour, les poulains sont donc élevés à la dure, tenus au pré toute la journée, et abrités la nuit dans des écuries ouvertes aux quatre vents. La constitution de ces animaux serait encore plus solidement trempée s’il était possible de les faire coucher en plein air, même au cœur de l’hiver. Mais la crainte des loups s’oppose à cette désirable mesure.

A l’âge de trente mois, les poulains sont soumis à un entraînement graduel, sur l’hippodrome tracé dans la vaste prairie s’étendant sous les murs du château. Cet entraînement débute par des promenades au pas progressivement prolongées, durant lesquelles les fonctions des poumons et du cœur, qui sont sœurs, se régularisent et s’apprêtent à de plus grands efforts. Puis ces promenades au pas sont variées par des temps de galop, dont la rapidité se mesure sur la facilité de respiration des animaux. Enfin ces exercices subissent une accélération qui doit être ménagée avec un grand tact, afin de ne pas dépasser et même de ne pas atteindre la limite de résistance des organes de l’animal.

C’est charmant de voir ce peloton d’une trentaine de poulains bondissant sur la piste, montés par de jeunes palefreniers dont la veste rouge se détache vivement sur la verdure des châtaigniers. Parfois l’écart d’un cheval précipite à bas son cavalier. L’enfant limousin se relève, court, rejoint sa monture et saute en selle, léger comme un Numide.

Au retour à l’écurie, les animaux sont soumis à de vigoureuses frictions, sorte de massage qui délasse le corps, en aidant les muscles à se débarrasser des substances résultant de leur usure par le travail. C’est, en effet, la présence de ces résidus dans les tissus qui cause la fatigue.

Sous l’influence de cette gymnastique graduée et d’une alimentation substantielle, le jeune cheval perd l’empâtement du poulain nourri de grasse herbe; ses lignes s’allongent, le poitrail prend un merveilleux développement en profondeur et en largeur.

Après une année d’entraînement, les pouliches sont envoyées à la jumenterie pour y servir à la reproduction, et les poulains, tant arabes qu’anglo-arabes, sont répartis entre les divers dépôts d’étalons. Les produits les plus brillans sont ceux qui résultent des jumens anglaises et des chevaux de Syrie. Dotées par leur mère d’une grande ampleur de formes, ils reçoivent de leur père un sang excessivement sain qui vivifie le tempérament trop souvent scrofuleux dans la descendance des bêtes de course. La régénération des victimes de l’hippodrome par l’infusion du sang arabe est du reste tentée en Angleterre même. Quelques éleveurs y ont repris les procédés qui ont si bien réussi à leurs devanciers du siècle dernier. Il ne faut pas être grand prophète pour prédire le prochain avènement des anglo-arabes sur le turf.

Inférieurs en distinction, les produits purs arabes de Pompadour paraissent supérieurs aux croisemens anglais par la solidité de leur construction et par la bonté de leur caractère, qualité transmissible et très appréciable dans le producteur de chevaux de service. Très vigoureusement musclés, ces arabes conviennent le mieux aux poulinières bretonnes si répandues au sud de la Loire, et qui, sous des formes un peu frustes, portent de visibles traces d’une lointaine provenance orientale. Leurs propriétaires emploient bien à tort les étalons anglo-normands, séduits qu’ils sont par la corpulence de ces gros chevaux déshérités de toutes les qualités nécessaires aux produits du Midi.

La jumenterie peut ainsi chaque année fournir une vingtaine d’étalons d’élite bien précieux pour assurer, en minime partie, la remonte des haras devenant de plus en plus coûteuse et difficile. On doit regretter seulement qu’une fois dans ces haras, ces animaux soient livrés à une énervante oisiveté, au lieu d’être soumis à un travail indispensable pour entretenir leur vigueur et leur douceur. Ainsi ils deviendraient plus aptes à transmettre ces qualités à leur descendance. Ce qui est le plus à blâmer dans l’organisation des haras en France, c’est l’inaction funeste dans laquelle les étalons sont tenus durant leur séjour aux dépôts.

Certes, la jumenterie de Pompadour est loin d’égaler, pour le nombre des chevaux, les établissemens semblables d’Allemagne, de Hongrie et de Russie; mais elle ne leur cède en rien pour la perfection des produits, qui font le plus grand honneur au directeur, M. de La Grange, secondé par le chef des cultures, M. Mathis.

L’élevage est dirigé avec une entente parfaite du résultat à atteindre, qui est de délivrer le Midi de l’étalon anglo-normand, fléau de sa production chevaline, de le doter de reproducteurs doués de toute l’énergie du pur sang anglais sans en avoir les tares, doués de toute l’endurance du cheval arabe sans en avoir les défauts de taille et de force. Tels qu’ils sont créés à Pompadour par le choix des parens, la succulence de la nourriture et la bonne mesure de l’entraînement, ces étalons réunissent toutes les qualités voulues pour la production de poulains assez hauts en taille et forts en muscles pour devenir soit d’excellens chevaux de cavalerie légère, soit de rapides et élégans chevaux de luxe, à la condition d’une transformation nécessaire dans les pratiques des éleveurs de la contrée.


VI.

Le Midi est la terre promise de la petite propriété. Fécondé par le soleil, apte à toutes les cultures, le sol s’y prête au morcellement bien mieux que les froides terres à blé du Nord. Cet heureux avènement du cultivateur à la possession de son champ allait en s’accélérant, grâce à l’esprit d’épargne, vertu innée chez le paysan français, lorsque le mouvement a été soudainement enrayé par une première calamité, le mal du ver à soie, puis par un désastre plus grand encore, la maladie de la vigne. Les travaux de l’illustre M. Pasteur ont permis de conjurer le premier fléau. Le second élargit graduellement l’étendue de ses ruines, favorisé par notre coupable inertie à dériver mos fleuves pour répandre abondamment sur leurs coteaux l’eau nécessaire à la destruction de l’insecte ravageur.

La restauration de l’industrie chevaline dans le Midi pourrait, dans une certaine mesure, adoucir tant de pertes. Toutefois cette industrie semble au premier abord peu compatible avec les changemens survenus dans la culture. Les exploitations morcelées lui sont peu favorables. Quant à celles qui ont conservé leur ancienne étendue, elles ne peuvent plus, comme jadis, consacrer aux cavales et à leurs poulains les vastes pâturages dans lesquels ils vivaient libres en tout temps, brossés par la brise, baignés par la pluie. Actuellement mieux cultivées, ces prairies sont préservées de toute dépaissance, durant l’hiver et le printemps, afin d’être irriguées et fauchées. Les exigences de la culture améliorée retiennent tous les animaux de la ferme à l’étable durant la plus grande partie de l’année. Peu funeste au gros bétail, cette réclusion est excessivement préjudiciable aux jeunes chevaux, pour lesquels un incessant exercice est la condition même de la santé et de la vigueur. La stabulation est, en effet, la plus grave cause de déformation et d’étiolement des chevaux élevés actuellement dans le Centre et le Midi.

Mais il est un remède au mal. Le morcellement et la meilleure tenue des prés sont trop utiles pour qu’il ne soit pas possible de concilier l’entretien du cheval avec ces progrès, dans une même harmonie du bien. La division du sol appelle la division de l’industrie agricole dans tous ses détails, y compris la production chevaline. Les exploitations morcelées peuvent ne pas être exclues des bénéfices de cette production, à la condition de se spécialiser soit pour l’entretien des poulinières, soit pour l’élevage des jeunes chevaux, faute de l’espace suffisant pour réunir, comme par le passé, ces deux actes agricoles.

Dans le cas où les exploitations se restreignent à l’entretien des mères, les poulains sont vendus dès le sevrage. Partant avant l’hiver, ils n’ont point à souffrir de la stabulation imposée par la préservation des prés arrosés. Leur place naturelle est alors dans les vastes pâturages des rives des fleuves et des bords de l’océan, qui sont partout abandonnés au libre parcours du bétail, durant toute l’année. Cependant, vivifiés par le grand air, développés par la liberté, ces deux biens suprêmes de l’enfance, les poulains grandissent et deviennent capables des premiers efforts au travail. C’est pour eux le moment de revenir dans une ferme, pour y être utilisés à un labeur proportionné à leurs forces et s’augmentant avec elles. Les sols siliceux et d’une culture peu pénible abondent dans les plaines du Midi. Nul pays ne saurait se prêter plus admirablement à cet entraînement par le travail, qui est la condition essentielle d’un élevage salutaire quant au développement du corps, économique quant à la dépense. Toutefois la chose implique certains changemens dans le matériel agricole, particulièrement la substitution des chars à quatre roues aux charrettes actuelles, qui conviennent peu pour les animaux en dressage.

Ce passage des jeunes chevaux par divers sols et par diverses mains durant leur croissance, est devenu la règle générale dans les pays les plus renommés pour la production chevaline, dans la Normandie, la Bretagne et le Perche. Le Midi n’est pas encore très avancé dans ce mode d’élevage, par lequel l’animal se transporte successivement sur les lieux les plus favorables à son entretien. Mais un tel courant commercial ne peut tarder à s’y développer, grâce aux facilités procurées par l’extension des chemins de fer.

Quoi qu’il en soit, l’avenir n’est nulle part à l’accroissement des chevaux en nombre. Le Midi ne saurait échapper à cette loi commune. Partout ce nombre diminue par la division du sol, par l’accroissement des autres animaux de la ferme, dont l’entretien court de moindres risques. En Russie même, la décroissance de la population chevaline commence avec la répartition de la terre entre les serfs émancipés.

Mais s’il nuit à la quantité, le progrès agricole favorise la qualité. Or nous aurions bien assez de chevaux dans le Midi, si tous étaient assez forts et assez grands pour faire un bon service comme bêtes de trait léger. Il y aurait alors bien assez de choix pour assurer les remontes annuelles de la cavalerie et pour constituer une réserve suffisante en cas de mobilisation. On ne peut, en effet, produire spécialement en vue de l’armée; mais elle ne saurait mieux monter sa cavalerie qu’en choisissant parmi les chevaux de race assez robustes pour être utilisés au trait.

L’évolution de la propriété, les progrès de la culture, imposent donc des pratiques nouvelles à la production chevaline, en lui suscitant des obstacles. Mais les difficultés les plus grandes viennent de l’homme même. Peu patient, facilement irritable, le méridional, sans aller jusqu’à la brutalité, n’a pas toujours le calme et la douceur nécessaires à l’égard des animaux. Il manque trop souvent de mesure dans l’effort de travail à imposer pour le dressage. Toute bête se ressent du manque de bons traitemens ; plus intelligent et plus nerveux, le cheval en souffre plus que tout autre serviteur de la ferme. Ce goût inné pour le noble animal, cet ensemble de soins éclairés, affectueux même, qui constituent l’homme de cheval, tout cela est rare dans le Midi. Que nous sommes loin de ces mœurs patientes et douces du paysan hanovrien, pour qui son attelage de quatre chevaux résume toutes les espérances, toutes les craintes, toutes les joies et tous les gains! Aussi avec quelle sollicitude il le nourrit, avec quelle propreté il l’entretient, avec quelle douceur attentive il le commande au travail, proportionnant toujours l’effort à la force de chaque animal!

Ce goût du cheval existe en Normandie, en Bretagne et dans le Perche, mais il manque à peu près ailleurs. Fâcheuse au point de vue de l’industrie chevaline, la chose est encore plus regrettable pour le recrutement de notre armée. N’est bon cavalier que celui qui aime son cheval et s’en fait un vrai compagnon.

L’instruction agricole pourrait développer ce goût dans les populations rurales, mais leurs mœurs ne changent guère que sous le stimulant du gain. Que la production chevaline sorte de la langueur dans laquelle elle se traîne au sud de la Loire, en dépit des primes distribuées par l’administration des haras, qu’elle devienne rémunératrice, et tout se modifiera. Pour qu’il en soit ainsi, le point de départ doit se trouver dans un contingent suffisant d’étalons de race orientale, modifiés en taille et en force par leur élevage en France. Ce qui s’impose ensuite, c’est l’alimentation plus substantielle du poulain; c’est par-dessus toutes choses un travail modéré dès l’âge de trois ans, condition essentielle pour obtenir un vrai cheval d’arme ou un bon cheval de trait léger, au lieu du méchant bidet résultant de l’élevage sur place à l’étable.

Soit en produisant directement des étalons arabes ou anglo-arabes, soit en facilitant cette production par l’industrie privée, grâce à la vente d’une partie de ses pouliches de pur sang, la jumenterie de Pompadour rend d’inappréciables services à l’industrie chevaline dans le Midi. Cet utile établissement de l’état trouvera-t-il désormais une stabilité qui jusqu’ici lui a manqué complètement? Il faut le souhaiter plus que l’espérer. Rappelons-nous seulement qu’alors que l’élevage du cheval d’arme subit chez nous toutes les vicissitudes, il est une puissance qui depuis Iéna poursuit avec une inflexible persévérance l’amélioration de sa cavalerie par la race orientale.


F. VIDALIN.

  1. Presque perdue dans les races chevalines les plus modifiées par la domestication, cette aptitude à la nage devait être évidemment très développée chez les animaux des temps primitifs. N’en reste-t-il point quelque chose dans les légendes de chevaux marins ?
  2. Un éminent professeur de zootechnie dont les recherches font le plus grand honneur à la science française, M. Sanson, a reconnu que la race africaine a une vertèbre lombaire de moins que les autres races chevalines, ce qui explique la moindre longueur du dos des chevaux barbes.
  3. Ce goût du cheval inné en tout Anglais s’est développé même chez les marins. Un jour, je visitais sur les côtes annamites une jonque faisant du commerce et encore plus de piraterie. Il s’y trouvait un matelot déserteur anglais qui, pour fuir la prison, naviguait depuis longtemps avec les Chinois. Le pauvre outlaw avait oublié les usages et presque la langue de son pays. De la patrie que lui restait-il ? Une méchante lithographie de cheval de course, pendue dans sa cabine.
  4. Au point où elles en sont, les épreuves au galop contribuent au perfectionnement de l’espèce chevaline, autant que les courses de crabes, organisées par les sportmen sur la plage de Trouville, sont œuvre de pisciculture améliorante.