Amyot (p. 440-448).

XXVII.

El Vado del Toro.

Le Cèdre-Rouge avait raisonné juste en disant à Fray Ambrosio et au gambusino que doña Clara était en sûreté dans le rancho et que personne ne l’y viendrait chercher.

En effet, Valentin connaissait trop bien la finesse du Cèdre-Rouge pour supposer qu’il commît l’imprudence de ramener sa prisonnière dans le lieu même où on l’avait découverte.

Les deux complices du squatter passèrent tranquillement la journée à jouer à crédit au monté et à se faire des alburs, chacun d’eux escamotant la coupe avec une dextérité qui faisait honneur à leur expérience à ce noble jeu.

Personne ne vint les déranger et jeter un regard indiscret dans cet antre infâme qui, au soleil doré par ses chauds rayons, avait un air d’honnêteté qui faisait plaisir à voir et suffisait amplement pour dissiper les soupçons.

Vers neuf heures du soir, la lune, quoique nouvelle, se leva splendide dans un ciel d’un bleu profond semé d’étoiles brillantes.

— Je crois qu’il est temps de nous préparer, compère, dit Fray Ambrosio : voici le disque de la lune qui apparaît entre le feuillage des chênes-acajous et des lentisques de la huerta de votre voisin.

— Vous avez raison, señor padre, nous allons partir ; laissez-moi seulement, je vous prie, terminer ce coup : c’est un des plus beaux que j’aie encore vus.

— En effet, c’est le retour du siete de copas, l’albur est presque certain.

Caspita ! je parie une pepita grosse comme mon poing pour le siete de copas.

— Tenu pour le dos de espadas. Quelque chose me dit qu’il sortira premier, surtout si vous retroussez les manches de votre jaquette qui doivent horriblement vous gêner pour amener les cartes.

— Mon Dieu non, je vous assure ; et tenez, que vous disais-je ? voici le siete de copas.

— En effet, c’est extraordinaire, répondit avec un feint étonnement Fray Ambrosio qui n’était pas dupe de la tricherie du gambusino ; mais je crois que nous ferions bien de nous hâter.

— De suite, dit Andrès, qui cacha ses cartes crasseuses dans ses bottes vaqueras, et se dirigea vers la chambre où la jeune fille était enfermée.

La jeune fille entra dans la salle, elle pleurait.

— Allons, allons, lui dit le gambusino, séchez vos larmes, señorita ; nous ne vous voulons pas de mal, que diable ! Qui sait ? tout cela finira peut-être mieux que vous ne croyez ; demandez plutôt à ce saint moine.

Fray Ambrosio fit un signe de tête affirmatif.

La jeune fille ne répondit pas aux consolations du gambusino ; elle se laissa déguiser sans résistance, mais en continuant de pleurer.

— En vérité, c’est folie, murmurait le digne Andrès Garote à part lui, tout en attifant sa prisonnière et en jetant un regard de convoitise sur les joyaux dont elle était parée, de gaspiller ainsi l’or et les perles. Ne vaudrait-il pas mieux s’en servir pour acheter quelque chose d’utile ? C’est qu’elle en a au moins pour trois mille piastres ! Quelle magnifique partie on ferait avec cela ! Quel superbe monté !… Et si ce démon de Cèdre-Rouge avait voulu !… Enfin nous verrons !… peut-être plus tard.

Tout en faisant ces judicieuses réflexions, le gambusino avait achevé la toilette indienne de la jeune fille.

Il compléta le déguisement en lui jetant un zarape sur les épaules ; puis, donnant un dernier coup d’œil à sa demeure, il fourra dans sa poche un jeu de cartes, resté par mégarde sur la table, but un large verre d’eau-de-vie et sortit enfin de la salle suivi de la jeune fille et du moine qui, malgré les divers incidents de ces derniers jours, avait repris toute sa bonne humeur, grâce sans doute à l’honorable compagnie dans laquelle il se trouvait et au monté, cette passion invétérée de tout bon Mexicain.

La porte fermée avec soin, doña Clara fut placée sur un cheval ; Andrès et le moine montèrent chacun sur un autre, et abandonnant sa maison à la garde problématique de la Providence, le gambusino donna le signal du départ, suivi de ses deux compagnons.

Il fit un détour pour éviter de traverser le presidio et se dirigea au galop du côté du Cerro-Prieto.

Le Cèdre-Rouge avait mis le temps à profit, tout était prêt pour le départ. Les nouveaux venus ne descendirent même pas de cheval ; dès qu’on les aperçut, la caravane, composée, ainsi que nous l’avons dit plus haut, de cent et quelques hommes déterminés, après s’être formée en file indienne, s’ébranla dans la direction des prairies, non sans avoir d’abord prudemment détaché sur ses flancs deux éclaireurs chargés de surveiller les environs.

Rien n’est triste comme une marche de nuit dans un pays inconnu, semé d’embûches de toutes sortes ; où, à chaque instant, on craint de voir s’élancer de derrière les buissons l’ennemi qui vous guette au passage.

Aussi la troupe des gambusinos, inquiète et tressaillant au moindre froissement de feuilles, s’avançait-elle silencieuse et morne, les yeux fixés sur les halliers touffus qui bordaient le chemin, le rifle en avant, l’œil au guet, et prête à tirer au plus léger mouvement suspect.

Cependant ils marchaient déjà depuis trois heures sans que rien fût venu justifier leurs craintes ; un calme solennel continuait à régner autour d’eux. Peu à peu leurs appréhensions se dissipèrent ; ils commençaient à causer à voix basse et à rire de leurs terreurs passées lorsqu’ils arrivèrent sur les bords du del Norte, au rado ou gué del Toro.

Dans l’intérieur de l’Amérique du Sud et particulièrement dans le Nouveau-Mexique, pays presque encore inconnu aujourd’hui, les voies de communication sont nulles, et par conséquent le système des ponts complètement négligé.

Il n’existe que deux moyens de traverser les rivières, même les plus larges : chercher un gué, ou, si l’on est trop pressé, lancer son cheval dans le courant souvent fort rapide, et tâcher d’atteindre l’autre rive à la nage.

Le squatter avait choisi le premier moyen : il avait cherché le gué, ce qui n’était pas difficile ; un seul existait à vingt lieues à la ronde, celui del Toro.

Bon gré, mal gré, au risque de ce qui pouvait lui arriver, le squatter avait été forcé de le prendre pour ne pas s’exposer à un trop long détour.

En quelques minutes toute la troupe fut dans l’eau.

Bien que le terrain du gué offrît souvent des inégalités, et que parfois les chevaux eussent de l’eau jusqu’au poitrail et fussent obligés de se mettre à la nage, tous les cavaliers passèrent sans accident.

Il ne restait plus sur la rive que le Cèdre-Rouge, la Plume-d’Aigle qui lui servait de guide, doña Clara et Andrès Garote.

Le moine avait passé avec les premiers gambusinos.

— À nous maintenant, Cœur-de-Pierre, fit Cèdre-Rouge en s’adressant à la Plume-d’Aigle ; vous voyez que nos hommes sont en sûreté et n’attendent plus que nous pour se mettre en route.

— La ciuatl (femme) première, répondit laconiquement l’Indien.

— C’est juste, chef, femme d’abord, reprit le squatter ; et se tournant vers sa prisonnière : Allons, passez, lui dit-il brutalement.

La jeune fille, sans daigner répondre, fit résolûment entrer son cheval dans la rivière.

Les trois homme la suivirent

La nuit était sombre, le ciel couvert de nuages, et la lune incessamment voilée ne brillait qu’à de longs intervalles, ce qui rendait le passage difficile et même dangereux, en ne permettant pas de distinguer les objets à une courte distance.

Cependant, au bout de quelques secondes le Cèdre-Rouge crut s’apercevoir que le cheval de doña Clara ne suivait pas la ligne tracée par le gué, mais appuyait sur la gauche, comme s’il se fût abandonné au courant.

Il poussa son cheval en avant pour s’assurer de la réalité du fait ; mais tout à coup une main vigoureuse saisit sa jambe droite, et avant même qu’il songeât à résister, il fut renversé dans l’eau et pris à la gorge par un Indien.

Andrès Garote s’élança à son secours.

Pendant ce temps, le cheval de doña Clara, subissant probablement une impulsion occulte, s’éloignait de plus en plus de l’endroit où les gambusinos avaient pris terre.

Quelques-uns d’entre eux, en tête desquels se trouvaient Dick, Harry et les trois fils du squatter, s’apercevant de ce qui se passait, rentrèrent dans l’eau pour venir en aide à leur chef, tandis que d’autres, guidés par Fray Ambrosio, suivirent le rivage au galop, afin de couper la retraite au cheval de doña Clara lorsqu’il aborderait.

Andrès Garote, après plusieurs efforts infructueux, se rendit maître du cheval du Cèdre-Rouge et l’amena à celui-ci, au moment où il venait de poignarder son ennemi et de lui enlever la chevelure.

L’Américain se remit en selle, gagna le rivage et tâcha de rétablir un peu d’ordre dans sa troupe, tout en suivant avec anxiété les péripéties du drame silencieux qui se jouait dans la rivière entre la Plume-d’Aigle et la jeune Espagnole.

Le sachem Coras avait lancé son cheval à la poursuite de celui de doña Clara, et tous deux, sur une ligne presque parallèle, suivaient le fil de l’eau, le premier cherchant à se rapprocher du second, qui s’efforçait au contraire d’augmenter de plus en plus la distance qui les séparait.

Tout à coup le cheval du Coras fit un bond en poussant un hennissement de douleur, et il commença à battre follement l’eau de ses pieds de devant, tandis que la rivière se teignait en rouge autour de lui.

Le chef, comprenant que son cheval était blessé à mort, quitta la selle et se pencha de côté, prêt à plonger.

En ce moment, une face hideuse apparut au niveau le l’eau en riant d’une façon diabolique, et une main s’avança vers lui pour le saisir.

Avec cet imperturbable sang-froid qui n’abandonne jamais les Indiens, même dans les circonstances les plus critiques, le Coras saisit son tomawhawk, fendit le crâne de son ennemi, et se laissa glisser dans l’eau.

Alors un formidable cri de guerre éclata dans la forêt, et une cinquantaine de coups de feu éclatèrent, tirés des deux rives à la fois et illuminant la scène de lueurs fugitives et sinistres.

Une foule de Peaux Rouges se rua sur les gambusinos ; une mêlée terrible s’engagea.

Les Mexicains, pris à l’improviste, se défendirent d’abord mollement, lâchant pied et cherchant un abri derrière les arbres, mais obéissant à la voix tonnante du squatter, qui faisait des prodiges de valeur, tout en excitant ses compagnons à vendre chèrement leur vie, ils reprirent courage, se formèrent en escadron serré et chargèrent les Indiens avec furie, luttant corps à corps avec eux, les assommant à coup de crosses ou les poignardant avec des machetes.

Le combat fut court.

Les Peaux Rouges, qui n’étaient qu’un parti de maraudeurs pawnies, voyant le mauvais résultat de leur surprise, se découragèrent et disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus.

Cinq minutes plus tard, le calme et le silence étaient si complétement rétablis, que, si quelques gambusinos n’avaient pas été blessés, et si plusieurs Indiens n’étaient pas restés étendus sur le champ de bataille, cette scène étrange aurait pour ainsi dire pu sembler un rêve.

Dès que les Indiens furent en fuite, le Cèdre-Rouge jeta un regard avide sur le fleuve.

De ce côté aussi la lutte était terminée. La Plume-d’Aigle, monté en croupe derrière la jeune Espagnole, guidait son cheval vers le rivage, qu’il ne tarda pas à atteindre.

— Eh bien ? lui demanda le squatter.

— Les Pawnies sont des Coyotes sans courage, répondit le Coras en montrant du doigt deux chevelures humaines qui pendaient sanglantes à sa ceinture ; ils fuient comme de vieilles femmes dès qu’ils voient la touffe de guerre d’un guerrier de ma nation.

— Bon ! s’écria avec joie le squatter ; mon frère est un grand guerrier, il a un ami.

Le Coras s’inclina avec un sourire d’une expression indéfinissable. Son but était atteint, il avait gagné la confiance de celui qu’il voulait perdre.

Doña Clara, Ellen et la femme du squatter furent placés au centre de la caravane, et la troupe se remit en marche.

Une heure plus tard, une seconde troupe de cavaliers traversait, elle aussi, le gué del Toro.

Celle-ci était bien moins nombreuse que la première.

Elle ne se composait que de cinq hommes ; mais ces cinq hommes étaient : Valentin, Curumilla, don Miguel, son fils, et le général Ibañez.

La véritable lutte allait commencer.

Derrière eux ils laissaient le monde civilisé pour se trouver face à face dans le désert avec leurs ennemis.