Amyot (p. 410-417).
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XXIII.

Négociations.

Lorsque l’Unicorne entra dans la salle du conseil, précédé par le capitaine Lopez et suivi par trois chefs indiens, le plus grand silence régnait parmi les officiers espagnols réunis pour le recevoir.

Le gouverneur, assis sur un fauteuil placé au centre de la salle, promenait un regard inquiet autour de lui, tout en battant avec les doigts de la main droite une marche sur un des bras du siége qu’il occupait.

Cependant sa contenance était assez assurée ; rien ne trahissait au dehors la crainte qui le dévorait. Il répondit par un signe de tête au salut cérémonieux des Comanches et se redressa comme s’il avait eu l’intention de leur adresser la parole ; mais si tel était son désir, l’Unicorne ne lui laissa pas le temps de le manifester.

Le sachem se drapa dans sa robe de bison avec cette grâce pleine de majesté que possèdent tous ces enfants indomptés du désert, releva fièrement la tête et s’avança résolument vers le général Ventura, qui le regardait s’approcher d’un œil inquiet.

Arrivé à quatre pas du général, TUnicorne s’arrêta, croisa ses bras sur sa poitrine et prit la parole :

— Je salue mon père, dit-il d’une voix haute et ferme ; je viens, ainsi que cela a été convenu hier, chercher la réponse qu’il me doit.

Le général hésita un instant.

— J’attends, reprit l’Indien avec un froncement de sourcils de mauvais augure.

Le général, poussé presque dans ses derniers retranchements, vit que l’heure était enfin venue de s’exécuter, et qu’il ne lui restait plus aucun échappatoire.

— Chef, répondit-il d’une voix peu assurée, votre démarche a tout lieu de me surprendre. Les Espagnols ne sont pas, que je sache, en guerre avec votre nation ; les blancs n’ont, à ma connaissance, commis aucune action dont vous soyez en droit de vous plaindre. Pour quelle raison venez-vous donc, contre la foi jurée, quand rien ne vous y autorise, envahir une ville sans défense, et vous immiscer dans des affaires qui ne regardent que nous ?

Le sachem comprit que l’Espagnol cherchait à déplacer la question et à la reporter sur un terrain moins brûlant que celui sur lequel elle se trouvait ; il devina le piége qui lui était tendu et ne s’y laissa pas prendre.

— Mon père ne répond pas à ma demande, dit-il ; cependant, pour en finir de suite avec les récriminations qu’il m’adresse, je vais, moi, répondre péremptoirement à ses questions, en les séparant les unes des autres. En premier lieu, mon père blanc sait fort bien que les Visages Pâles et les Peaux Rouges sont en guerre permanente depuis l’arrivée des blancs en Amérique. Cette guerre a pu parfois, à de longs intervalles, se ralentir un peu, mais jamais elle n’a cessé de fait : nos deux races sont ennemies ; la lutte ne finira entre elles que lorsqu’une des deux familles, blanche ou rouge, aura définitivement, par son extinction générale, cédé la place à l’autre. Secondement, mon père a dit qu’aucune action n’a été commise dont nous soyons en droit de nous plaindre ; mon père se trompe, il en est une : l’emprisonnement de don Miguel Zarate, qui, Indien lui-même, n’a jamais oublié son origine et a toujours protégé les Indiens. Que mon père ne me demande donc plus de quel droit je suis ici, ce droit est parfaitement établi : c’est celui qu’a tout homme de cœur de protéger un innocent qu’on opprime. Maintenant que ce fait est éclairci, passons à un autre. Lorsque hier je me suis présenté ici, mon père m’a donné à entendre que mes propositions seraient acceptées et l’échange des prisonniers effectué.

— C’est possible, chef, répondit le général, faisant contre fortune bon cœur, mais les choses de ce monde sont ainsi, nul ne sait la veille ce qu’il fera le lendemain ; avec la nuit est venue la réflexion, et, bref, vos propositions m’ont paru inacceptables.

— Ooah ! fit l’Indien sans témoigner autrement sa surprise.

— Oui, reprit le général qui s’animait, j’aurais honte d’y souscrire, j’aurais l’air de ne céder que sous la pression des menaces ; non, cela ne se peut, les deux hommes que vous réclamez sont coupables, ils mourront, et si vous prétendez vous opposer à l’exécution de la juste sentence du tribunal qui les a condamnés, eh bien, nous nous défendrons, et Dieu protégera la bonne cause.

Les officiers mexicains applaudirent chaleureusement à cette réponse hautaine, qu’ils étaient loin d’attendre de leur chef ; ils sentirent renaître leur courage, et ne désespérèrent pas d’obtenir des conditions meilleures.

Un sourire de dédain plissa les lèvres orgueilleuses du chef.

— Bon, répondit-il, mon père parle bien haut. Les Coyotes sont audacieux lorsqu’ils chassent en troupe le bison. Mon père a bien réfléchi, il est déterminé à subir les conséquences de sa réponse ; c’est la guerre qu’il veut ?

— Non, interrompit vivement le gouverneur, Dieu m’en garde ! je serais heureux de terminer à l’amiable cette affaire avec vous, chef, mais l’honneur me défend de souscrire aux propositions honteuses que vous n’avez pas craint de me faire.

— Est-ce bien l’honneur, en effet, qui a dicté la réponse de mon père ? fit ironiquement l’Indien ; il me permettra d’en douter ! Enfin, quelle que soit la raison qui le guide, je n’ai plus qu’à me retirer ; mais, avant de le faire, je lui donnerai des nouvelles d’un ami qu’il attend avec impatience sans doute.

— Que veulent dire ces mots, sans doute !

— Ceci, dit l’Indien d’une voix brève : les guerriers que mon père espérait voir arriver ce matin ou cette nuit à son secours ont été dispersés par mes jeunes gens comme les feuilles que balaye le vent d’automne ; ils ne viendront pas.

Un murmure d’étonnement, presque de frayeur, parcourut les rangs de l’assemblée.

Le sachem laissa retomber en arrière les longs plis de la robe de bison dans laquelle il était pittoresquement drapé, saisit à sa ceinture la chevelure sanglante qui y pendait, l’en arracha, et la jetant aux pieds du général :

— Voici, dit-il d’une voix sombre, la chevelure de l’homme qui commandait les guerriers de mon père ! Le chef des Faces Pâles la reconnaît-il ? Cette chevelure a été prise par moi sur le crâne de celui qui devait venir, et qui, à cette heure, est parti pour les prairies bienheureuses de sa nation.

Un frisson de terreur parcourut les rangs de l’assemblée à la vue de la chevelure ; le général sentit s’évanouir le peu de courage qui jusqu’alors l’avait soutenu.

— Chef ! s’écria-t-il d’une voix tremblante, est-il possible que vous ayez fait cela ?

— Je l’ai fait, répondit froidement le sachem. Maintenant, adieu ! je vais retrouver mes jeunes gens qui s’impatientent de ma longue absence.

Après ces mots, le Comanche tourna fièrement le dos au gouverneur et fit quelques pas pour sortir de la salle.

— Quelques minutes encore, chef ! s’écria le général ; peut-être sommes-nous plus près de nous entendre que vous ne le supposez.

Le Comanche lança sur son interlocuteur un regard qui le fit tressaillir.

— Voici mon dernier mot, dit-il ; je veux que les deux prisonniers me soient livrés.

— Ils le seront.

— Bon ; mais plus de perfidie, plus de trahison.

— Nous agirons loyalement, dit le général sans songer à relever autrement l’insulte que lui faisait l’Indien.

— Nous verrons ; mes guerriers et moi nous resterons sur la place jusqu’à ce que mon père ait exécuté ses promesses. Si, dans une heure, les prisonniers ne sont pas libres, les Visages Pâles que j’ai entre les mains seront impitoyablement massacrés et l'altepetl (la ville) mise au pillage. J’ai dit.

Un silence morne accueillit ces terribles menaces ; l’orgueil des Mexicains était dompté ; ils reconnaissaient enfin malgré eux que rien ne pourrait les soustraire à la vengeance du chef comanche.

Le général s’inclina en signe d’acquiescement sans avoir la force de répondre autrement ; la vue de la chevelure avait paralysé en lui toute velléité de lutter plus longtemps.

L’Unicorne sortit de la salle, remonta sur son cheval et attendit impassible l’exécution des promesses qu’on venait de lui faire.

Lorsque les Indiens eurent quitté la salle du conseil, les Mexicains se levèrent en tumulte ; chacun redoutait l’exécution des menaces du chef.

Le général Ventura fut pressé de tous les côtés de se hâter de ne pas courir les chances d’un manque de parole envers les Indiens.

Lorsque le gouverneur vit que ses officiers avaient tout aussi peur que lui, il reprit son sang-froid et profita habilement de cette disposition des esprits, afin de mettre sa responsabilité à couvert et de ne paraître agir que poussé par la volonté de tous.

— Caballeros, dit-il, vous avez entendu cet homme, vous avez compris ainsi que moi les menaces qu’il a osé nous faire. Un tel affront demeurera-t-il impuni ? Vous laisserez-vous ainsi braver au sein même de la ville par une poignée de misérables sans chercher à leur infliger la correction qu’ils méritent ? Aux armes ! caballeros, et faisons-nous tuer bravement s’il le faut plutôt que de laisser cette tache au vieil honneur espagnol que nous ont légué nos pères.

Cette chaleureuse allocution produisit l’effet qu’en attendait le général, c’est-à-dire qu’elle redoubla, s’il est possible, la terreur des assistants qui connaissaient de longue date la couardise de leur chef, et savaient combien peu ils pouvaient compter sur lui. Cette subite ardeur guerrière leur sembla tellement insolite et surtout si mal arrivée, qu’ils le pressèrent de souscrire sans retard aux conditions imposées par le sachem.

C’était tout ce que désirait le gouverneur. Il fit dresser un procès-verbal de la séance, sur lequel furent constatés les efforts tentés par le général afin d’obliger les assistants à une résistance à laquelle il lui avait été impossible de les contraindre ; puis, lorsque ce premier document eut été signé par tous les membres du conseil, le général le mit dans sa poche.

— Puisque vous l’exigez, dit-il, que rien ne peut vous engager à une résistance honorable, je vais moi-même me rendre à la prison, afin d’éviter toute espèce de malentendu, et faire ouvrir les portes à don Miguel Zarate et au général Ibañez.

— Hâttez-vous ! répondirent les officiers.

Le général, intérieurement satisfait de s’être si bien tiré de ce pas difficile, sortit du cabildo et traversa la place afin d’aller à la prison qui s’élevait sur la façade opposée.

Les Comanches étaient immobiles comme des statues de bronze florentin, appuyés sur leurs armes et les yeux fixés sur leur sachem, prêts à exécuter ses ordres.