Amyot (p. 246-256).
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III.

Les Chasseurs.

À deux lieues au plus de Santa-Fé, dans une clairière située sur le bord de la petite rivière qui borde la ville, le soir du même jour un homme était assis devant un grand feu qu’il entretenait avec soin, tout en s’occupant activement des préparatifs de son souper.

Frugal repas, du reste, que ce souper ! Il se composait d’une bosse de bison, de quelques patates et de tortillas de maïs cuites sous la cendre, le tout arrosé de pulque.

La nuit était sombre, de gros nuages noirs couraient lourdement dans l’espace, interceptant parfois les rayons blafards de la lune, qui ne répandait qu’une lueur incertaine sur le paysage noyé lui-même dans un flot de ces épaisses vapeurs qui, dans les pays équatoriaux, s’exhalent de la terre à la suite d’une chaude journée.

Le vent soufflait violemment au travers des arbres dont les branches s’entre-choquaient avec des râles plaintifs, et dans les profondeurs des bois les miaulements des chats sauvages se mêlaient aux glapissements des carcajous et aux hurlements des pumas et des jaguars.

Tout à coup le bruit d’une course précipitée s’entendit dans la forêt, et deux cavaliers firent irruption dans la clairière.

En les apercevant, le chasseur poussa une exclamation de joie et s’avança à leur rencontre.

Ces cavaliers étaient don Pablo de Zarate et Curumilla.

— Dieu soit loué ! s’écria le chasseur, vous voilà donc ; je commençais à être inquiet de votre longue absence.

— Vous le voyez, il ne m’est rien arrivé, répondit le jeune homme en serrant affectueusement les mains du chasseur.

Don Pablo était descendu de cheval et avait entravé sa monture et celle de Curumilla près de Valentin, que le lecteur a sans doute déjà reconnu.

Pendant ce temps-là le chef indien avait tout préparé pour le souper.

— Allons, allons, dit gaiement le chasseur, à table. Vous devez avoir appétit, moi je meurs de faim ; en mangeant vous me raconterez ce qui s’est passé.

Les trois hommes se mirent à table, c’est-à-dire qu’ils s’assirent sur l’herbe devant le feu et attaquèrent vigoureusement leur maigre repas.

La vie du désert a cela de particulier que, quelle que soit la position où l’on se trouve, comme généralement les luttes qu’on a à soutenir sont plutôt physiques que morales, la nature ne perd jamais ses droits ; on sent le besoin d’entretenir ses forces pour être prêt à toutes les éventualités ; il n’y a pas d’inquiétude assez grande pour empêcher de manger et de dormir.

— Maintenant, demanda Valentin au bout d’un instant, qu’avez-vous fait ? il me semble que vous êtes resté beaucoup plus longtemps que cela n’était nécessaire dans cette ville maudite.

— En effet, mon ami ; certaines raisons m’ont obligé à y rester plus que je n’aurais voulu d’abord.

— Procédons par ordre, si cela vous est égal ; c’est, je crois, le seul moyen de nous reconnaître.

— Agissez comme vous le voudrez, mon ami.

— Fort bien : le chef et moi nous allumerons nos pipes indiennes ; vous, vous ferez votre cigarette. Nous nous mettrons le dos au feu afin de surveiller les environs, et de cette façon nous pourrons causer sans inquiétude : qu’en dites-vous, Pablo ?

— Vous avez toujours raison, mon ami ; votre gaieté inépuisable, votre loyale insouciance me rendent tout mon courage et font de moi un tout autre homme.

— Hum ! fit Valentin, je suis heureux de vous entendre parler ainsi. La position est grave, il est vrai, mais elle est loin d’être désespérée : le chef et moi nous nous sommes maintes fois trouvés dans des circonstances où notre vie ne tenait plus qu’à un fil, et pourtant nous en sommes toujours sortis à notre honneur ; n’est-ce pas, chef ?

— Oui, répondit laconiquement l’Indien en aspirant une énorme quantité de fumée qu’il exhala par la bouche et les narines.

— Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment. J’ai juré de sauver votre père et votre sœur, Pablo, et je les sauverai, ou mon corps deviendra dans la prairie la pâture des bêtes fauves et des oiseaux de proie ; ainsi laissez-moi agir : avez-vous vu le père Séraphin ?

— Je l’ai vu, oui. Notre pauvre ami est encore bien faible et bien pâle, sa blessure est à peine cicatrisée ; cependant, sans tenir compte de ses souffrances et puisant des forces dans son dévouement sans bornes pour l’humanité, il a fait tout ce dont nous étions convenus. Depuis huit jours il ne quitte mon père que pour courir auprès de ses juges ; il a vu le général, le gouverneur, l’évêque, tout le monde enfin, il n’a négligé aucune démarche ; malheureusement, jusqu’à présent, tous ses efforts sont demeurés infructueux.

— Patience ! dit le chasseur avec un sourire d’une expression singulière.

— Le père Séraphin croit savoir que mon père sera mis avant deux jours en capilla. Le gouverneur veut eu finir, voilà l’expression dont il s’est servi ; nous n’avons pas un instant à perdre, m’a dit le père Séraphin.

— Deux jours sont bien longs, mon ami ; avant qu’ils soient écoulés, il peut se passer bien des choses.

— C’est vrai, mais il s’agit de la vie de mon père, et j’ai peur.

— Bien, don Pablo, j’aime vous entendre parler ainsi ; mais rassurez-vous, tout va bien, je vous le répète.

— Cependant, mon ami, je crois qu’il serait bon de prendre certaines précautions ; songez donc que c’est une question de vie ou de mort qui nous occupe et qu’il faut se hâter. Combien de fois en pareilles circonstances n’a-t-on pas vu échouer les projets les mieux conçus et les combinaisons les plus adroites ! Pensez-vous que vos mesures soient bien prises ? Ne craignez-vous pas qu’un hasard malheureux ne vienne tout à coup au moment décisif déranger tous vos plans ?

— Nous jouons en ce moment le jeu du diable, mon ami, répondit froidement Valentin ; nous avons pour nous le hasard, c’est-à-dire la force la plus grande qui existe, celle qui gouverne le monde.

Le jeune homme baissa la tête d’un air peu convaincu.

Le chasseur le considéra un instant avec un mélange d’intérêt et de douce pitié, puis il reprit d’une voix insinuante :

— Écoutez, don Pablo de Zarate, dit-il, je vous ai dit que je sauverai votre père, je le sauverai ; seulement je veux qu’il sorte de la prison dans laquelle il se trouve en ce moment, comme un homme de son caractère doit en sortir, en plein soleil, à la face de tous, aux applaudissements de la foule, et non pas en s’échappant furtivement pendant la nuit, au milieu des ténèbres, comme un vil criminel. Pardieu, croyez-vous qu’il m’aurait été difficile de m’introduire dans la ville et de faire échapper votre père, en sciant un barreau de sa prison ou en corrompant le geôlier ? Je ne l’ai pas voulu ; don Miguel n’aurait pas accepté cette fuite lâche et honteuse : noblesse oblige, mon ami. Votre père sortira de prison, mais prié par le gouverneur lui-même et toutes les autorités de Santa-Fé de sortir. Ainsi reprenez courage, et ne doutez plus d’un homme dont l’amitié et l’expérience doivent, au contraire, vous rassurer.

Le jeune homme avait écouté ces paroles avec un intérêt toujours croissant. Lorsque Valentin s’arrêta, il lui prit la main.

— Pardonnez-moi, mon ami, lui répondit-il. Je sais combien vous êtes dévoué à ma famille ; mais je souffre, la douleur rend injuste, pardonnez-moi !

— Enfant, oublions cela. La ville était-elle tranquille aujourd’hui ?

— Je ne saurais trop vous dire, j’étais tellement absorbé par mes pensées que je ne voyais rien autour de moi ; pourtant il me semble que vers la place Mayor, aux environs du palais du gouverneur, il régnait une certaine agitation qui n’était pas naturelle.

Valentin sourit encore de ce rire étrange qui déjà une fois avait plissé les coins de ses lèvres fines.

— Bien, dit-il ; et avez-vous, comme je vous l’avais recommandé, cherché à prendre quelques renseignements sur le Cèdre-Rouge ?

— Oui, répondit-il avec un mouvement de joie, j’en ai, et de positifs.

— Ah ! ah ! comment cela ?

— Je vais vous le dire.

Et don Pablo raconta dans tous ses détails la scène qui s’était passée dans le rancho.

Le chasseur écouta ce récit avec la plus grande attention.

Lorsqu’il fut terminé, il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air mécontent.

— Tous les jeunes gens sont ainsi, murmura-t-il ; toujours ils se laissent emporter par la passion hors des bornes de la prudence.

— Vous avez eu tort, don Pablo, extrêmement tort ; le Cèdre-Rouge vous croyait mort, cela pouvait plus tard nous être d’une grande utilité. Vous ne connaissez pas le pouvoir immense dont dispose ce démon ; tous les bandits de la frontière lui sont dévoués ; votre incartade nous est on ne peut plus nuisible pour le salut de votre sœur.

— Cependant, mon ami...

— Vous avez agi comme un fou en réveillant la haine endormie d’un tigre. Le Cèdre-Rouge s’acharnera à votre perte ; je connais de longue date ce misérable : mais ce que vous avez fait de pis, ce n’est pas encore cela.

— Qu’est-ce donc ?

— Comment, fou que vous êtes, au lieu de vous tenir coi, de surveiller vos ennemis sans rien dire, de voir dans leur jeu enfin, par une bravade impardonnable vous démasquez toutes vos batteries !

— Je ne vous comprends pas, mon ami.

— Fray Ambrosio est un coquin d’une autre espèce que le Cèdre-Rouge, c’est vrai ; mais je le crois encore plus scélérat que le chasseur de chevelures : au moins celui-là est-il franchement coquin, on sait à quoi s’en tenir de suite avec lui ; tout dans sa personne porte l’empreinte de son âme hideuse. Que vous ayez fait blanc de votre épée avec cette bête fauve qui pue le sang par tous les pores et ne respire que le meurtre, à la rigueur je vous le pardonnerais ; mais vous avez complétement manqué non-seulement de prudence, mais encore de bon sens en agissant comme vous l’avez fait avec Fray Ambrosio. Cet homme est un hypocrite, il doit tout à votre famille, il est furieux de voir sa trahison découverte. Prenez garde, don Pablo, vous vous êtes fait, par un coup de tête, deux ennemis implacables, d’autant plus terribles maintenant qu’ils n’ont plus rien à ménager.

— C’est vrai, dit le jeune homme, j’ai agi comme un fou ! Mais que voulez-vous, à la vue de ces deux hommes, lorsque j’ai appris de leur bouche même les crimes qu’ils ont commis et ceux qu’ils méditent encore contre nous, je n’ai plus été maître de moi, je suis entré dans le rancho, et alors vous savez le reste.

— Oui, oui, la cuchillada a été belle. Certes, le bandit ne l’a pas volée ; mais je crains que cette croix que vous lui avez si prestement dessinée sur le visage ne vous coûte cher un jour.

— Enfin, à la grâce de Dieu ! Vous connaissez le proverbe : Cosa que no tiene remedio, olvidarla es lo mejor (ce qui est sans remède, il vaut mieux l’oublier). Pourvu que mon père échappe au sort qui le menace, je serai heureux. Quant à moi, je prendrai des précautions.

— N’avez-vous rien appris encore ?

— Si. Les gambusinos du Cèdre-Rouge sont campés à peu de distance de nous ; je sais, à n’en pas douter, que leur chef a l’intention de partir demain au plus tard.

— Oh ! oh ! déjà ! Il faut nous hâter de tendre notre embuscade, si nous voulons découvrir le chemin qu’ils suivront.

— Quand partons-nous ?

— De suite.

Aussitôt les trois hommes firent leurs préparatifs, les chevaux furent sellés, les petites outres de peau de chevreau que tout cavalier, dans ce pays aride, porte continuellement à l’arçon de sa selle furent remplies d’eau.

Quelques minutes plus tard, les chasseurs montaient à cheval.

Au moment où ils allaient quitter la clairière, un craquement de feuilles se fit entendre, les branches s’écartèrent et un Indien parut.

C’était l’Unicorne, le grand sachem des Comanches

À sa vue, les trois hommes descendirent de cheval et attendirent.

Valentin s’avança seul au-devant de l’Indien.

— Mon frère est le bienvenu, dit-il. Que désire-t-il de moi ?

— Voir le visage d’un ami, répondit le chef d’une voix douce.

Alors les deux hommes se saluèrent selon l’étiquette de la prairie.

Après cette cérémonie, Valentin reprit la parole :

— Que mon père s’approche du feu et fume dans le calumet de ses amis blancs, dit-il.

— Ainsi ferai-je, répondit l’Unicorne.

Et, s’approchant du feu, il s’accroupit à la mode indienne, détacha son calumet de sa ceinture et fuma en silence.

Les chasseurs, voyant la tournure que prenait cette visite imprévue, avaient attaché leurs chevaux et étaient revenus s’asseoir autour du brasier.

Quelques minutes se passèrent ainsi sans que personne parlât, chacun attendant que le chef indien expliquât le motif de son arrivée.

Enfin l’Unicorne secoua la cendre de son calumet, le repassa à sa ceinture, et s’adressant à Valentin :

— Mon frère repart chasser les bisons ? dit-il ; il y en a beaucoup cette année dans les prairies du rio Gila.

— Oui, répondit le Français, nous nous remettons en chasse ; mon frère a-t-il l’intention de nous accompagner ?

— Non. Mon cœur est triste.

— Que veut dire le chef, lui serait-il arrivé un malheur ?

— Mon frère ne me comprend-il pas, ou bien me serais-je trompé ? et mon frère n’aime-t-il réellement que les bisons dont il mange la chair et dont il vend la peau dans les tolderias ?

— Que mon frère s’explique plus clairement, alors je tâcherai de lui répondre.

Il y eut un instant de silence. L’Indien semblait réfléchir profondément : ses narines se gonflaient, et parfois son œil noir lançait des éclairs.

Les chasseurs attendaient impassibles la suite de cet entretien dont ils ne saisissaient pas encore le but.

Enfin l’Unicorne releva la tête, rendit à son regard toute sa sérénité, et d’une voix basse et mélodieuse :

— Pourquoi feindre de ne pas me comprendre, Koutonepi (Vaillant) ? dit-il : un guerrier ne doit pas avoir la langue fourchue ; ce qu’un homme seul ne peut faire, deux peuvent le tenter et réussir ; que mon frère parle, les oreilles d’un ami sont ouvertes.

— Mon frère a raison, je ne tromperai pas son attente : la chasse que je veux faire est sérieuse ; c’est une femme de ma couleur que je tente de sauver ; mais que peut la volonté d’un homme seul ?

— Koutonepi n’est pas seul ; je vois à son côté les deux meilleurs rifles des frontières. Que me dit donc le chasseur blanc ? Ne serait-il plus le grand guerrier que je connais ? Douterait-il de l’amitié de son frère Haboutzelze, le grand sachem des Comanches ?

— Je n’ai jamais douté de l’amitié de mon frère ; je suis un fils adoptif de sa nation ; en ce moment même ne cherche-t-il pas à me rendre service ?

— Ce service n’est que la moitié de ce que je veux faire ; que mon frère dise un mot, et deux cents guerriers comanches se joindront à lui pour délivrer la vierge des Faces Pâles et prendre la chevelure de ses ravisseurs.

Valentin tressaillit de joie à cette offre loyale.

— Merci, chef, dit-il avec effusion ; j’accepte, je sais que votre parole est sacrée.

— Michabou nous protége, dit l’Indien ; mon frère peut compter sur moi, un chef n’oublie pas un service ; je suis l’obligé du chasseur pâle, je lui livrerai les ladrones gachuphines sans défense.

— Voici ma main, chef ; depuis longtemps vous avez mon cœur.

— Mon frère parle bien ; ce dont il m’avait chargé je l’ai fait.

Et, s’inclinant avec courtoisie, le chef comanche se retira sans ajouter une parole.

— Don Pablo ! s’écria Valentin avec joie, maintenant je puis vous garantir le salut de votre père ; cette nuit, demain peut-être, il sera libre.

Le jeune homme se laissa aller dans les bras du chasseur et cacha sa tête sur sa loyale poitrine sans avoir la force de prononcer une parole.

Quelques minutes plus tard, les chasseurs quittaient la clairière pour se mettre à la recherche des gambusinos et dresser leur embuscade.