Le Chemin de la fortune (Conscience)/12
Calmann Lévy, éditeur, (p. 252-273).
XII
LE RETOUR
Le bateau à vapeur le Soho, faisant le service entre Londres et Anvers, remontait l’Escaut comme d’habitude. Le puissant navire fendait les vagues roulantes et semblait glisser sur le fleuve comme un char de triomphe tiré par cent chevaux invincibles. Sur le pont se tenaient beaucoup de passagers, le regard tendu vers la ville, dont les quais et les bâtiments commençaient à se déployer à leurs yeux. Leur attention fut plus d’une fois distraite par la conduite extraordinaire de trois jeunes gens qui se tenaient près de la proue. Ils arrivaient probablement d’un long voyage et devaient avoir traversé le Grand Océan ; car leurs visages étaient brunis par le soleil. Un d’eux agitait ses bras en l’air, dansait, criait et chantait ; les deux autres étaient moins surexcités ; mais leur physionomie rayonnait d’enthousiasme, et dans leurs yeux brillaient des larmes de joie et de bonheur.
Celui qui s’était fait remarquer par ses gestes passionnés s’écria tout à coup :
— Ah ! monsieur Victor, monsieur Jean, je tremble comme un jonc, à force d’émotion. Voyez là-bas, près de ce pont, un homme avec un shako, c’est le garde champêtre, le père de mon Anneken ! Ô mon Dieu, il n’est plus fâché contre moi, sinon il ne viendrait pas de Natten-Haesdonck pour attendre le bateau à vapeur et me serrer la main ! Et ne vois-je pas une jeune fille, une villageoise, à côté de lui ? C’est ma bonne Anneken elle-même ! Hourra ! hourra !
Ses compagnons tournèrent les yeux vers l’endroit désigné ; mais ils pensèrent que Kwik s’était assurément trompé, car le bateau était encore trop éloigné de la ville pour leur permettre de distinguer les gens qui se trouvaient sur le quai.
Donat, dont le cœur battait de joie et dont le visage rayonnait, tenait le regard fixé sur le port. Au bout d’un instant, il poussa un cri douloureux et il se frappa violemment le front.
— Eh bien, mon bon Donat, qu’est-ce qui t’afflige ? demanda Victor étonné.
— C’est, pardieu, un soldat que je voyais, répondit Kwik en soupirant, et la femme que je prenais pour Anneken est une marchande de poisson, avec deux paniers aux bras ! Quelle sotte idée aussi d’aller croire que le garde champêtre de Natten-Haesdonck viendrait à Anvers pour me saluer !
— Tu ne peux pas savoir, Donat. Il a sans doute reçu ta lettre de Londres, objecta Roozeman.
— Oui, mais vous ne le connaissez pas, monsieur Victor. C’est l’homme le plus opiniâtre de tout le pays. Une fois qu’il a déridé une chose, il n’y a pas un diable qui puisse l’en faire démordre.
— Bah ! bah ! dit Creps. Quand il saura que tu es revenu avec plus de trois mille francs, son cœur s’attendrira. Mais ne t’étonne pas si tu ne le vois pas sur le quai, il est possible que ta lettre lui soit parvenue trop tard.
— Oui, oui, grommela Donat, j’ai encore une fois vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Anneken est peut-être déjà mariée ; mais, si cela était, je m’exilerais du pays pour jamais, pour jamais…
Le bateau à vapeur s’était rapproché de la ville, et le bavardage de Donat fut interrompu par un cri de joie de Victor, qui s’écria tout hors de lui :
— Là, là, ma mère, Lucie et son oncle ! Ma chère mère !
— Et mon vieux père, répondit Creps. Ils nous voient, ils nous font signe, ils agitent leurs mouchoirs, le capitaine nous crie la bienvenue à travers ses mains arrondies en porte-voix.
Les jeunes gens élevèrent leurs chapeaux dans les airs et envoyèrent vers le quai un hourra retentissant. Ils étaient ivres de joie, ils se serraient la main, ils regardaient le ciel avec reconnaissance, et remerciaient Dieu qui avait conservé la vie et la santé à toutes les créatures chères. Qu’étaient les souffrances endurées en comparaison de ce bonheur immense qui débordait maintenant de leurs cœurs oppressés ?
Le bateau atterrit.
À peine l’abord fut-il possible, que madame Roozeman était dans les bras de son bien-aimé fils, qui la pressait contre son cœur et versait d’abondantes larmes de joie.
Jean Creps embrassait son vieux père avec autant de tendresse.
Donat Kwik ne disait rien ; mais il partageait le bonheur de ses amis et se frottait les yeux pour essuyer les lames qui obscurcissaient sa vue.
Lucie attendait en tremblant le salut de Victor.
Le jeune homme lut son désir sur son doux visage ; il balbutia une excuse à l’oreille de sa mère et s’élança vers sa chère amie. Tous deux ouvrirent les bras ; mais une vive rougeur colora leur front, et ils se prirent les mains.
— Lucie, ma bonne Lucie ! s’écria le jeune homme, merci, merci !… Vous ne m’avez pas oublié !… J’ai tant souffert ! la mort s’est trouvée devant mes yeux ; mais que sont toutes les douleurs en comparaison du bonheur inexprimable de vous revoir ? Ô mon amie, mon cœur bat à se briser !
La jeune fille, troublée par son regard ardent, bégaya quelques mots inintelligibles ; puis, comme si elle était joyeuse de trouver un prétexte pour détourner la conversation, elle s’écria tout à coup :
— Victor, Victor, où est le bon Donat ? Après Dieu, c’est à lui que nous sommes redevables de votre conservation. Oh ! que je lui témoigne ma profonde reconnaissance pour son dévoûment !
— Voici mon sauveur, répondit Victor.
Lucie jeta ses bras sur les épaules de Kwik et l’embrassa avec des témoignages de la plus vive reconnaissance. Le père de Victor, ainsi que le capitaine et le père de Jean Creps, le serrèrent aussi tour à tour dans leurs bras. Le jeune homme, abasourdi, ne savait que dire, la tête lui tournait, et l’émotion le fit pleurer, tandis qu’il balbutiait confusément qu’il ne méritait pas ces démonstrations d’amitié et que M. Victor les avait trompés dans sa lettre ; que c’était lui, au contraire, qui l’avait secouru et protégé pendant le voyage.
Leur mince bagage fut confié à un porteur, et la joyeuse compagnie quitta le bateau à vapeur pour se rendre à la maison. On échangea encore de tendres embrassements et de chaleureux serrements de main ; tous parlaient à la fois et se livraient à de si bruyants transports de joie, que tout le monde s’arrêtait pour les voir passer.
Lorsque Kwik vit que ses amis allaient prendre une rue latérale, il serra la main de Victor, et dit :
— Maintenant, monsieur Victor, adieu. Mon chemin est par la porte des Béguines. Dans deux ou trois jours, je viendrai vous dire si l’on m’a reçu là-bas à bras ouverts. Si je suis heureux, je viens avec Anneken. Il faut que vous la voyiez ; vous serez étonné : une jeune fille comme une rose !
— Qu’est-ce que cela signifie, Donat ? Où vas-tu ?
— Pouvez-vous le demander ? À Natten-Haesdonck.
— Non, bon Donat, venez avec nous ! dit la mère de Roozeman. Nous avons préparé un bon dîner pour fêter le retour de Victor et de Jean. Vous, leur meilleur ami, vous ne pouvez pas manquer à cette joyeuse fête. Restez à coucher chez nous ; demain matin, vous pourrez partir par la malle-poste.
— Impossible, madame, répondit Kwik tristement. Je n’aurai plus un moment de repos avant de savoir au moins si elle vit encore, celle pour qui je suis allé dans l’affreux pays de Californie.
— Anneken de Natten-Haesdonck ? Elle vit.
— Ah ! vous la connaissez, madame ?
— Certes ; depuis que j’ai reçu la première lettre de Victor, j’ai déjà été quatre fois dans la maison de son père.
— Est-elle mariée, madame ?
— Non, pas encore.
— Dieu soit loué ! s’écria Kwik. De quel poids mon cœur est soulagé !
— Elle a été malade, la bonne fille, dit Lucie, mais maintenant elle est guérie.
— Malade, madame ! dangereusement malade ?
— Assez gravement, monsieur Donat. Elle pense toujours à vous, et elle pleure sans cesse. Son père veut absolument la marier au fils aîné du maréchal ferrant.
— Et elle a refusé par amour pour son pauvre Donat ? s’écria Kwik avec transport. Oh ! merci, la brave enfant ! Voyez, madame, vous me croirez si vous voulez, mais, s’il fallait me laisser couper les deux bras pour elle, je dirais : « Coupez tout de suite ! »
La mère de Victor hocha la tête d’un air de compassion.
— Ô ciel ! s’écria Donat, que signifie ce douloureux soupir madame ?
— Rien, mon ami. Le garde champêtre de Natten-Haesdonck est un homme très-entêté ; il n’est pas certain qu’il vous accueillera très-amicalement d’abord ; mais ne perdez pas courage ; on ne peut pas savoir.
Le ton dont ces paroles furent prononcées frappa Kwik d’un triste pressentiment ; il devint pensif et chancelant et murmura en lui-même :
— Me voilà bien ! le fils du maréchal ! C’est un fameux gars ; son père a de l’argent. Aie ! aie ! les vers se mettent dans mon fromage. Ne fallait-il pas aller pour cela dans ce maudit paye de Californie !
Lucie lui prit le bras et tâcha de lui rendre l’espoir et la confiance.
On était arrivé à la demeure de madame Roozeman et on entra par la boutique dans une grande arrière-salle, où était servie une somptueuse table de festin.
Ils étaient à peine entrés, que la vieille servante parut avec une soupière fumante, et on prit place à table.
Madame Roozeman s’assit entre son fils et Donat ; le capitaine et sa nièce se trouvaient en face, à côté de Jean Creps et de son vieux père.
Tout en dévorant les mets succulents, on se livra à la conversation la plus animée. Cent questions furent adressées aux voyageurs sur le pays de l’or et sur leurs aventures. Ils ne cessaient de raconter et de raconter encore ; on les écoutait avec une attention avide ; on riait, on pleurait, on était heureux.
Lorsque Victor raconta comment un vaquero lui avait jeté un lasso autour du corps et l’entraînait derrière son cheval galopant, tous ses auditeurs frémirent et un cri d’angoisse s’échappa du sein de la craintive Lucie. Mais, lorsqu’il dit aussi comment Donat avait percé le cheval et le cavalier, et l’avait délivré ainsi d’une mort certaine, de joyeux cris de triomphe retentirent, et madame Roozeman, emportée par l’émotion, serra encore plusieurs fois dans ses bras Kwik tout décontenancé. Son éloge était dans toutes les bouches.
Victor ne quittait pas Lucie des yeux. Elle était si belle, son sourire si modeste et si doux ; l’âme qui vivait dans son regard si pure et si aimante ! Cependant, un sentiment d’inquiétude s’éleva dans le cœur du jeune homme. Il était revenu sans fortune, sans or. Le capitaine maintiendrait sans doute ses premières exigences. Le pauvre Victor devait donc recommencer la longue épreuve, et le vœu le plus ardent de son cœur ne pourrait se réaliser que lorsqu’il aurait acquis une position indépendante dans le monde. Le serrement de main de sa chère mère, le regard affectueux de sa douce amie, lui donnèrent la force de chasser cette triste réflexion et il se livra tout entier au sentiment d’un bonheur infini.
Jean Creps répondit très-sérieusement à une remarque de son père :
— Écoutez, mon bon père, me voici revenu, plus pauvre que je ne suis parti. Ce voyage m’a appris cependant qu’on ne doit pas courir après la fortune dans les pays étrangers, et que notre belle patrie offre aussi bien du bien-être à celui qui essaye de l’obtenir par le travail et l’activité. L’étourderie de la première jeunesse est passée maintenant. Je chercherai une nouvelle place dans un bureau. Je me ferai aimer et estimer de mon patron par mon exactitude et mon amour du travail. Le pupitre ne m’ennuiera plus. Soyez-en sûr, vous serez content de moi.
Le père parut faire peu de cas de ces bonnes promesses et répondit, avec un sourire mystérieux, qu’on déciderait plus tard cette affaire.
On arriva ainsi au dessert. Le capitaine Morello fit remplir les verres et annonça qu’il désirait porter un premier toast. Il dit en levant son verre :
— Mon jeune ami Roozeman, j’ai été la cause de ton départ pour la Californie. J’ai atteint mon but : ta as vu le monde, et tu es devenu un homme avec de l’expérience, de la force d’esprit et de la barbe au menton. Mais, comme je suis en même temps la cause de tous les dangers, de toutes les souffrances que tu as endurés, il est bien juste que je fasse quelque chose pour payer ma dette envers toi. Allons, mes amis, levez vos verres ! Je bois au bonheur de Victor Roozeman et de sa fiancée Lucie Morello ! Dans six semaines, la noce !
Un quadruple cri interrompit son toast.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Victor, les bras levés au ciel, vous me comblez de vos faveurs ! Soyez béni !
— Dans mes bras, dans mes bras ! s’écria le capitaine.
À peine ces paroles étaient-elles sorties de sa bouche, que Victor et Lucie, les larmes aux yeux, étaient contre sa poitrine, l’embrassant et le bénissant. Il se dégagea de leurs bras et dit en riant :
— Allons, allons, c’est bien, je sais assez que vous vous aimez sincèrement et que vous serez heureux. Changez de place maintenant : Lucie s’asseoira à côté de sa future mère ; toi, Victor, reste à côté de moi ; sinon, vous pourriez épuiser en une demi-heure toutes les paroles joyeuses que vous savez.
Lucie courut vers madame Roozeman, se laissa tomber sur une chaise à côté d’elle, l’embrassa, versa des larmes sur sa poitrine et l’appela avec transport du doux nom de mère. Victor contemplait avec ivresse ces marques d’amour de sa fiancée.
Le père de Jean Creps se leva et montra, en levant son verre, qu’il voulait aussi prendre la parole. Il s’adressa à son fils et dit :
— Jean, tu m’as promis tout à l’heure de travailler avec ardeur pour acquérir dans la patrie une position indépendante. Cela m’a fait plaisir ; car cette promesse double le prix de la nouvelle que j’ai à t’annoncer pour ta bienvenue. Mon commerce a été très-florissant pendant ton absence, et je puis maintenant, pour assurer le bonheur de mon fils, faire quelques sacrifices. Je me suis entendu avec le capitaine Morello ; nous réunirons les capitaux nécessaires pour élever une maison de denrées coloniales. Nous versons ces capitaux entre les mains des chers enfants que Dieu ramène sains et saufs dans nos bras après tant de chagrins et d’épreuves. Eh bien, mes amis, je bois à la prospérité de la nouvelle maison de commerce sous la raison sociale « Jean Creps, Victor Roozeman et Cie. »
Les applaudissements retentirent par la chambre. Creps embrassa son père avec une sincère reconnaissance, et applaudit surtout parce que cet arrangement associait sa fortune à celle de Victor.
Le capitaine ajouta qu’il était décidé que madame Roozeman viendrait demeurer chez lui avec son fils ; ils ne formeraient ainsi, pour ainsi dire, qu’une seule famille, et resteraient unis jusqu’à la fin de leurs jours par le lien d’une inaltérable amitié.
Tout à coup Donat se mit à sangloter à haute voix et pencha sa tête sur la table pour cacher ses larmes. On l’entoura et on s’efforça de le consoler, car on ne doutait pas que l’état de ses affaires à Natten-Haesdonck ne fût la cause de son chagrin. En effet, cela devait lui faire bien mal au cœur de voir ses amis si complètement heureux, tandis que lui ne rencontrait à son retour qu’un chagrin amer.
Il se passa quelques instants avant que Kwik pût surmonter son émotion et relevât la tête. Un gai sourire brillait à travers ses larmes, et il dit :
— Vous vous trompez, bonnes gens ; c’est la joie qui déborde. Oui, je pense à ma pauvre Anneken ; mais si je dois être malheureux, le bonheur de mes chers camarades me consolerait encore. Dieu est bon ; mais le lot de chacun ne peut pas être également beau.
— Nous oublions encore de boire à la santé du brave Donat, dit le capitaine en reprenant son verre. Une bonne Inspiration d’en haut ! je possède à Aertselaer — ce n’est pas loin de Natten-Haesdonck — une ferme de deux chevaux qui peut être augmentée avec le temps. Ce sont de bonnes et grasses terres. Le fermier est mort, sa veuve quittera la ferme à la Saint-Bavon. Notre ami Donat veut-il devenir fermier de mon bien ? je le lui donnerai à un prix très-favorable et l’aiderai de fait et de conseil. Dans la conviction qu’il acceptera, je bois à la santé de maître Donat, fermier de la ferme Bleue !
Chacun applaudit et félicita Kwik ; il laissa le bruit joyeux se calmer et répondit :
— Ah ! je ne sais comment vous remercier. Vous êtes trop bons, mes braves gens ; mais je ne puis pas accepter cette belle proposition. Sans Anneken, je ne veux rien ; sans Anneken, je ne veux plus rester dans ce pays ; sans Anneken, je vais en Hollande me faire soldat pour Batavia…
La servante entra et dit à la mère de Victor ;
— Madame, il y a dans la boutique un homme qui veut absolument vous parler. Il est habillé comme un soldat, un douanier ou un garde champêtre…
— Ciel ! un garde champêtre ! s’écria Donat se retenant à une chaise pour ne pas tomber. Aïe ? aïe ! si c’était le père d’Anneken, comme je rirais ! Que dis-je ? comme je danserais ! Ô cher petit Jésus, faites que ce soit lui ! faites que ce soit lui !
Madame Roozeman avait quitté la chambre ; tous fixaient les yeux sur la porte avec des battements de cœur. Donat était pâle d’anxieuse attente…
Tout à coup un cri violent sortit de sa poitrine haletante :
— Anneken ! chère Anneken !
— Donat ! Donat !
Et Kwik, égaré par l’émotion, sauta étourdiment par-dessus la table, jeta deux assiettes et trois verres à terre et retomba sur ses pieds prêt à serrer Anneken dans ses bras.
Mais le garde champêtre s’avança entre eux et éloigna Donat de la main en disant avec indignation :
— Quelles manières de paysan sont-ce là ? Sais-tu où tu es ; tiens-toi convenablement !
Son regard sévère fit pâlir le pauvre Donat et lui arracha un cri d’angoisse, comme s’il prévoyait un douloureux arrêt. Il bégaya en tendant ses mains tremblantes :
— Pour l’amour de Dieu, cher garde champêtre, faites attention à vos paroles. Vous ferez un malheur : je tomberai mort à vos pieds. Ah ! ayez un peu de compassion de moi et de votre bonne Anneken !
— Tout doit aller régulièrement et dignement, dit le garde champêtre. Je voudrais bien te dire quelque chose, Donat, qui te fera plaisir ; mais j’en demanderai d’abord la permission, comme il convient, à ces messieurs et dames.
— Oui, oui, rendez-le heureux, ce bon Donat. Nous vous en serons reconnaissants ! lui cria-t-on de tous côtés.
— Donat Kwik, dit le garde champêtre, tu as apporté pour trois mille francs d’or de la Californie, n’est-ce pas ?… Non, non, laisse, je te crois sur parole. Tu seras brave et laborieux ? Eh bien, rends ma bonne Anneken heureuse ; je t’accepte pour mon fils. Viens !
Kwik se jeta dans les bras qui lui étaient tendus et embrassa son futur beau-père avec transport en balbutiant, presque fou de joie :
— Brave homme, généreux garde champêtre, je vous respecterai, je vous aimerai jusqu’à mon lit de mort et je travaillerai sans relâche comme un esclave ; nous serons heureux comme trois anges dans le ciel !
Il courut vers Anneken et la serra également dans ses bras ; mais le garde champêtre l’éloigna immédiatement et le blâma de ces manières inconvenantes. Kwik, pour donner carrière à sa joie, sauta en balançant les bras, dans la chambre ; dansa, chanta et renversa les chaises dans sa course insensée. Lorsqu’on tâcha de le calmer, il s’écria :
— Pardonnez-moi ; ce n’est pas ma faute, je suis, fou ; il faut que cela éclate ou j’étouffe. Suis-je éveillé ou est-ce que je rêve ? Non, non, c’est vrai ! Anneken, la bonne Anneken, ma femme ? Moi, le mari d’Anneken ? — Ah ! monsieur Victor, qui aurait espéré cela quand nous plongions dans cet abominable puits ?
Et il se jeta au cou de son ami en versant des larmes sur sa poitrine ; mais, un instant après, il s’élança vers la table, prit un verre, le leva et s’écria :
— Encore un toast joyeux ! Messieurs, mesdames, mes amis, je bois à la santé et à la longue vie de mon Anneken, de la baesinne Kwik, la fermière de la ferme Bleue, à Aertselaer ! Je bois en l’honneur de notre belle et chère patrie, et je bénis Dieu dans le ciel qui nous rend tous heureux ! Hourrah ! Hourrah !