Traduction par Félix Coveliers (1827-1887).
Calmann Lévy, éditeur (p. 204-224).


X

LE DÉSESPOIR


Il faisait grand jour lorsque Jean Creps s’éveilla sous l’impression de la lumière. Il vit que Roozeman aussi avait déjà ouvert les yeux, et, comme il ne savait pas que son ami avait souffert pendant la nuit d’une fièvre dangereuse, il se réjouit de son apparente guérison.

— Tous deux se levèrent et sortirent de la tente, dans le ferme espoir qu’ils trouveraient Donat près du feu ; mais le feu était éteint, et, de quelque côté qu’ils laissassent errer leur regard ils ne découvrirent pas leur compagnon. Peu à peu, ils furent prix d’une grande inquiétude. Que pouvait-il s’être passé ? Kwik les avait-il abandonnés à leur sort terrible ? Impossible, il était le dévoûment et la générosité mêmes. Était-il sorti la nuit de la tente pour chercher de l’eau ? l’avait-on enlevé ou était-il devenu la proie d’une bête féroce ? Maintenant, ils sentaient toute la valeur du naïf villageois, qui portait dans le cœur, sous les apparences de l’ignorance et de l’indécision, un trésor de force innée et de courage invincible. Qu’allaient-ils devenir sans ce puissant appui ?

Pendant quelques instants, ils restèrent écrasés par la terreur que l’idée d’une pareille perte leur inspirait. Jean Creps prit son revolver et tira en l’air pour avertir Kwik s’il se trouvait dans les environs.

Quelques sons lointains, dans lesquels ils crurent reconnaître la voix de Donat, répondirent au coup de pistolet. Ils jetèrent des cris de joie et regardèrent autour d’eux ; mais quoiqu’ils entendissent encore la voix à plusieurs reprises, ils ne pouvaient découvrir l’endroit d’où elle venait. Ils marchèrent cependant vers le bord de la vallée, où la croupe des montagnes était couronnée de gros sapins et de cyprès.

Un nouveau cri leur fit lever la tête. Ils virent de loin leur ami Donat au sommet d’un des plus hauts sapins. Ils ne l’eussent pas reconnu d’abord, parce que, à trois cents pieds au-dessus du sol de la vallée, il ne paraissait pas plus grand qu’un lapin, mais il agitait son chapeau et criait sans cesse pour les saluer.

Avant qu’ils eussent atteint le pied de la montagne, Donat accourut à eux. Il riait, sautait et gambadait en entourant de ses deux mains une chose dont la possession semblait le transporter d’une joie extrême.

— Ah ! ah ! un déjeuner, un succulent déjeuner, s’écria-t-il. J’en ai rêvé cette nuit. Nous allons faire bombance. Ce sera une fête ! Et il ouvrit sous leurs yeux un nid d’oiseau, dans lequel se trouvait six œufs, un peu plus gros que des œufs de pigeon.

— Venez, dit-il, venez près du feu ! Cela vous fera du bien et nous restaurera. Qui croirait que le buffet est ici dans les airs ? Je viens de grimper sur un arbre, un arbre si haut que je n’osais plus regarder en bas. La terre tournait et dansait autour de mol ; si je n’avais pas fermé les yeux, je n’aurais plus faim, soyez-en sûrs.

Les autres lui dirent combien son absence les avait effrayés.

— Tenez, je n’avais pas pensé à cela, répondit-il : que perdrait-on à moi ? Je vous remercie cependant de votre bonne amitié. Les sénevés pèsent encore sur mon estomac comme un boulet de canon ; je les sens se remuer dans mon corps à chaque pas que je fais. J’ai dormi d’un sommeil inquiet ; j’étais éveillé avant le jour. Dans l’espoir de pouvoir tirer quelque gibier, je suis allé dans le bois. Je n’ai rien aperçu, que deux grands oiseaux qui volaient à plus de cent pieds de hauteur, autour de la cime d’un arbre, et faisaient entendre par leurs cris qu’ils avaient leur nid là. À qui le disaient-ils ? Les paysans connaissent cette langue. Je suis resté longtemps sur l’arbre et près du nid, pensant que je pourrais peut-être tuer ou prendre le père ou la mère, ou tous les deux, mais je ne les ai plus revus.

Ils étaient revenus à la tente. On fit du feu et Donat mit les œufs avec un peu d’eau dans la marmite. En un instant, ils furent cuits. Comme ils allaient manger, Donat prit la marmite et dit :

— Les œufs m’appartiennent ; j’en suis le maître, et je réclame le droit de les partager comme bon me semble. Si quelqu’un ose me faire une observation, je serai triste et mécontent.

— Fais à ta guise, Donat, répondirent ses amis.

Il partagea les œufs en trois parte inégales et dit :

— Voici trois œufs pour M. Victor et deux pour M. Creps. L’autre, je le garde pour moi, afin d’en connaître le goût.

Malgré leur promesse, ses amis refusèrent ce sacrifice ; mais quoi qu’ils fissent, il resta inexorable.

— Bien ! bien ! s’écria-t-il, ne perdons pas de temps. C’est pour que tout soit égal entre nous que je fais les parts inégales. Vous, avec vos estomacs de la ville, vous ne pouvez manger de la verdure. Les senevés ne sont pas appétissants ; mais ils lestent bien et, en fin de compte, il en restera toujours quelque chose dans mon corps. Si je mangeais maintenant autant d’œufs que vous, je serais doublement nourri : cela ne serait pas loyal.

Ses camarades se laissèrent convaincre et acceptèrent les œufs.

Donat regarda avec une attention inquiète la physionomie de Victor, sur laquelle la fièvre avait laissé des traces de mauvais augure. En une seule nuit, le pauvre jeune homme était très-amaigri, ou du moins ses joues étaient creuses, ridées et jaunes, tandis que le blanc de ses yeux semblait couvert de petites veines gonflées de sang.

Quoique évidemment enclin au silence, Victor répondit aux questions de ses amis aussi gaiement qu’il put et il les assura avec un doux sourire qu’il se croyait en état de continuer le voyage. Donat ni Victor ne parlèrent de la fièvre. Ils ne voulaient pas effrayer inutilement Jean Creps et espéraient d’ailleurs que cet accès avait été passager et ne reviendrait plus.

Ils plièrent la toile de leur tente, prirent leurs sacs et partirent.

Après une heure de marche par monts et par vaux, ils arrivèrent à une grande vallée couverte de bouquets d’arbres épars, de petits bois et de hautes herbes. L’aspect des végétaux commençait à changer visiblement ; seulement, au sommet des collines se montraient encore des cèdres et des cyprès ; dans le vallon les arbres ressemblaient plutôt à ceux que les chercheurs d’or avaient vus dans la vallée de Sacramento. Cela les réjouit, en leur donnant la conviction qu’ils avaient suivi la bonne route et qu’ils avaient descendu la sierra Nevada toujours du côté de la mer.

Victor ne parlait plus, il était excessivement fatigué et acceptait sans résistance l’aide de Donat, qui le tenait par le bras et le soutenait, en marchant, avec tant de force, qu’il le levait presque de terre. Jean Creps remarquait bien jusqu’à quel point son malheureux camarade était affaibli ; mais, convaincu que leur salut pouvait dépendre de la rapidité de leur marche, il cachait son inquiétude et sa pitié, et tâchait de lui inspirer du courage.

Leur joie fut encore plus grande lorsqu’ils remarquèrent sur le gazon des traces de pieds d’hommes. Ils ne pouvaient distinguer la forme de ces empreintes ; mais l’avoine sauvage piétinée en cet endroit indiquait que toute une troupe de voyageurs y avait passé depuis peu.

Cette vue redoubla leurs forces. Ils prièrent Victor à mains jointes de rassembler tout son courage. Ils suivraient aussi vite que possible les traces des pas et rejoindraient peut-être avant la fin du jour les voyageurs qui les précédaient. Ils marchèrent encore pendant une couple d’heures, se reposant un peu de temps en temps pour permettre à Roozeman de reprendre haleine.

Comme ils allaient déboucher dans un petit vallon boisé, Donat, qui marchait le premier, recula avec un cri d’anxiété et bégaya :

— Un homme, j’ai vu un homme ! il est là, contre un arbre, droit devant nous ! Il est à moitié nu. Ô bon Dieu ! c’est un sauvage, je crois. Qu’allons-nous faire ?

— Restez ici, derrière les hêtres, et cachez-vous, répondit Jean Creps. Je verrai ce que c’est.

Il se coucha par terre et rampa jusqu’à la lisière du bois. Après quelques minutes, il retourna près de ses camarades et leur dit :

— C’est horrible ! L’homme que tu as vu est mort ; il parait lié à un arbre ; son corps et sa figure sont couverts de sang desséché. Venez, approchons.

Kwik n’était pas très-pressé ; il suivait pas à pas et regardait en tremblant autour de lui ; car la seule idée d’avoir vu un sauvage californien avait suffi pour le frapper d’une vive frayeur.

Ils contemplèrent, muets et frémissants, le cadavre que d’innombrables blessures rendaient méconnaissable.

— Comme ce pauvre homme doit avoir souffert ! soupira Creps. Voyez, on l’a percé de coups de couteau tandis qu’il vivait encore, car le sang a coulé de chaque blessure.

— Si nous creusions une tombe pour le malheureux ? demanda Victor.

— Mais y a-t-il sur la terre des monstres assez cruels pour martyriser ainsi leur prochain ? murmura Donat avec indignation.

— Ciel ! s’écria Jean Creps, qui recula en frémissant ; oserai-je en croire mes yeux ? Ce que nous voyons ici, c’est la justice de Dieu ! Ce cadavre, ce cadavre, c’est le matelot !

— Impossible, tu te trompes, bégaya Kwik.

— Non, vois, le petit doigt manque à la main gauche.

— Mais le matelot a une vilaine grosse tête ; le cadavre a une tête fort petite.

— Tu ne comprends pas ce que cela signifie ! Il est scalpé.

— Quoi ? que dis-tu ? s’écria Donat, tremblant de tous ses membres ; scal… ? la tête écorchée ? Qui a fait cela ? Pour l’amour de Dieu, parle !

— Qui ? les sauvages californiens, sans doute. Dieu les a choisis pour venger la mort de Pardoes.

Donat n’écoutait plus. Il tira Victor par le bras, et murmura avec une impatience fiévreuse :

— J’en ai assez, de cet affreux spectacle. Venez, messieurs, pour l’amour de Dieu, venez ! Il me semble que je me vois déjà moi-même lié à un arbre, sans peau sur le crâne. Nous sommes ici dans un repaire de sauvages. Venez, ou je m’enfuis seul, aussi loin que mes jambes pourront me porter !

Les autres se virent forcés de le suivre. Lorsqu’ils eurent marché pendant quelque temps avec une folle rapidité, Victor s’affaissa sur lui-même et implore quelques instants de repos.

— Quel terrible châtiment ! quelle mort horrible ! soupira Creps pensif. Qui sait s’il n’a pas vécu une journée entière après cette cruelle torture.

— Le matelot était un lâche coquin, répliqua Kwik ; mais, soit dit entre nous, si c’est une punition, je la trouve un peu forte. Je ne souhaite pas au plus grand malfaiteur d’être écorché. Ah ! cela doit être terrible, se sentir écorché ainsi tout vif ! Ah çà ! ces démons de sauvages traitait donc ainsi les gens par pur plaisir ?

— As-tu oublié ce que Pardoes nous a raconté ! C’est une habitude des sauvages californiens de lier leurs prisonniers de guerre à un arbre afin de s’exercer au tir à l’arc sur leurs corps. Dieu sait combien d’heures le matelot a entendu siffler à ses oreilles les flèches qui devaient le tuer. Quelle horrible fin !

— Et que peut être devenu notre or ? interrompit Donat.

— Les sauvages californiens connaissent le prix de l’or. D’ailleurs, vous avez vu qu’ils ont pris tout à leur victime, même ses vêtements.

— C’est très-agréable, grommela Kwik. Nous avons plongé dans un puits dont un ours blanc aurait peur ; nous avons risqué notre vie pour un peu d’or, — et pourquoi ? pour enrichir ces monstres sauvages !

Jean Creps reprit son havre-sac ; Donat l’imita, offrit son bras à Victor et avança avec ses compagnons, après s’être arrêté un instant d’un air tout pensif.

— Quelle profonde réflexion te passe tout à coup par la tête ? demanda Creps.

— Eh bien, je réfléchissais, et je me demandais à moi-même si ces scélérats de sauvages sont bien des créatures de Dieu ? Non, cela n’est pas ; Dieu a tout créé. Mais il y a dans notre catéchisme : Qu’est-ce que l’homme ? — Réponse : Une créature de Dieu douée de raison. Je vous demande si on peut dire cela des sauvages ? Et je conclus comme le sacristain de Natten-Haesdonck, ergo, donc, ce sont des animaux et non des hommes.

Ils sortirent bientôt de la forêt et virent un grand plateau, dont le sol pierreux était bien verdi çà et là par quelques plantes, mais ne montrait cependant aucun arbre. Donat, craignant encore des sauvages, hésitait à se risquer dans ce lieu découvert, où l’on pouvait être vu de très-loin et de tous côtés ; mais Jean Creps ne voulut pas changer la direction prise. Ils continuèrent donc leur route.

Le soleil brûlait doublement sur ce sol uni ; l’air était étouffant ; la sueur coulait sur le corps des chercheurs d’or. Ils s’arrêtaient tous les quarts d’heure pour laisser respirer un peu Victor. Ils voyaient bien que leur camarade menaçait à tout moment de succomber et que ses jambes avaient à peine la force de le porter. Il ne se plaignait pas, mais il était évident qu’il luttait avec des efforts surhumains contre un épuisement absolu.

Ils ne pouvaient rester où ils se trouvaient alors : il n’y avait ni bois ni eau, et par conséquent aucun espoir de trouver quelque chose à manger. À une demi-lieue de distance, devant eux, ils voyaient le plateau couvert d’un bois épais. S’ils pouvaient arriver jusque-là, ils y dresseraient la tente et s’y reposeraient jusqu’au lendemain. Ils encouragèrent de nouveau leur ami, le soutinrent des deux côtés et se traînèrent lentement et en s’affaissant presque eux-mêmes de lassitude, jusqu’à trois ou quatre portées de flèche du bois.

Là, ils sentirent tout à coup que leur ami Victor commençait à peser lourdement sur leurs bras. Ils s’arrêtèrent, le prirent par le milieu du corps et lui demandèrent s’il ne se sentait pas bien. Il n’avait plus la force de répondre. Sa tête retombait sur sa poitrine ; ses bras pendaient inertes le long de son corps.

Un cri perçant trahit l’angoisse de ses compagnons. Ils le laissèrent choir par terre, prirent sa tête dans leurs bras et se mirent, en versant des larmes amères sur son malheureux sort, à lui mouiller le front et les lèvres avec de l’eau.

Victor était étendu là sous leurs yeux, sans connaissance, la pâleur d’un cadavre sur le visage. Malgré tous leurs efforts pour le rappeler à la vie, il resta sans mouvement, comme s’il ne devait plus jamais s’éveiller de ce sommeil de mort.

L’effroi et le désespoir de Donat étaient immenses ; il s’arrachait les cheveux, se labourait la poitrine jusqu’au sang, se jetait sur le corps de son ami, l’embrassait, l’arrosait de ses larmes, et paraissait si égaré, que Creps ne sentait pas moins de pitié pour lui que pour Victor.

Un cri de joie inexprimable s’échappa de la poitrine du pauvre garçon, lorsqu’il vit que Roozeman ouvrait enfin les yeux. Il leva tes bras et s’écria, en bénissant le ciel :

— Ô merci ! merci ! Dieu miséricordieux. Faites de moi ce que vous voulez, accablez-moi de souffrances ; mais il a une mère, ah ! laissez-le vivre.

Après avoir regardé pendant quelques instants ses camarades comme un homme qui s’éveille d’un profond sommeil, Victor tenta de les tranquilliser et de les rassurer. Il leur dit qu’il avait eu un évanouissement ordinaire. Il était extrêmement fatigué et à bout de forces ; mais il ne se sentait pas d’autre maladie. Creps et Donat ne le crurent pas d’abord ; cependant, comme ils le voyaient sourire, leur crainte diminua. D’ailleurs, ils étaient impuissants contre le sort et devaient se soumettre à la cruelle nécessité.

Aussitôt que la tente fut dressée, Kwik annonça qu’il allait dans le bois employer le reste de la journée à la chasse, il recommanda Victor aux bons soins de Jean Creps et disparut entre les arbres.

À peine Creps fut-il un quart d’heure avec Roozeman, que celui-ci manifesta un irrésistible besoin de dormir. Il jeta sa propre couverture par terre et arrangea tant bien que mal une sorte de lit. Victor s’y coucha et sembla plongé, au bout de quelques minutes, dans un profond sommeil.

Creps était assis près du feu, la tête entre ses mains ; des pensées douloureuses pesaient sur lui, car il était profondément courbé et semblait interroger la terre. Souvent un frisson parcourait ses membres ; il fermait convulsivement les poings, ou faisait des gestes de colère, ou poussait des soupirs sourds pareils à un hurlement étouffé.

Il faisait presque noir quand Donat revint avec une brassée de sénevés. Il n’avait pu tirer que deux petits oiseaux ; mais ce butin le charmait, parce qu’il servirait du moins à restaurer le pauvre Victor.

Il avait plumé les oiseaux chemin faisant et les avait attachés à une branche. Ils furent donc presque immédiatement rôtis. Lorsqu’on éveilla Roozeman pour lui offrir cette appétissante nourriture, il répondit d’une voix très-faible qu’il n’avait pas faim et qu’il ne désirait que de pouvoir dormir en repos. On garderait les petits oiseaux rôtis pour le déjeuner du lendemain.

Ils retournèrent près du feu. Jean Creps reprit sa position et tomba dans de profondes réflexions. Il n’avait pas l’air d’entendre ce que Kwik lui disait pendant qu’il faisait cuire les sénevés dans la marmite.

Creps prit pourtant une partie de cette répugnante nourriture ; mais ils en furent bientôt dégoûtés tous deux. Le grossier estomac de Donat même refusa de se charger de ces aliments indigestes.

Après un long silence, Kwik vint s’asseoir à côté de son camarade rêveur, et demanda avec inquiétude :

— Monsieur Jean, vous êtes tout à fait autre que d’habitude. Craignez-vous réellement que notre pauvre ami ne vienne à mourir dans ce désert ?

— Qui nous assure qu’un de nous en sortira vivant ? répondit Jean d’un air sombre. Notre sort est terrible ; mais, ne l’avons-nous pas mérité ? N’est-ce pas la punition de notre sottise et de notre ingratitude ? Comment ! nous vivions dans la plus belle des patries : dans une contrée où la liberté, la justice, le progrès et la civilisation règnent sur le même trône ? Nous avions des parents, des amis ; nous n’étions pas pauvres. Si nos souhaits n’avaient pas dépassé la raison, nous pouvions attendre de la vie une bonne part de bonheur, de paix et de prospérité. Et qu’avons-nous fait ? nous avons méconnu les bienfaits de Dieu, les bienfaits de la libre patrie, pour renoncer à tout ; comme des insensés que nous sommes, toi pour l’or, moi pour une vie indépendante ! Tu as de l’or maintenant. Rendra-t-il ses forces à notre pauvre, ami ? Peut-il nous empêcher de mourir de faim ? Je suis libre, et indépendant. Ah ! ah ! indépendant comme une bête féroce qui a tous ses semblables et toute la nature pour ennemis ; qui se nourrit de plantes, qui est dévorée vivante par des animaux sans nom ! Maudite soit notre folie ! maudite soit l’heure qui m’inspire cette coupable pensée ! maudite soit notre ingratitude envers Dieu !

À la fin de cette violente imprécation, Jean Creps frémit de colère et d’indignation. Donat lui prit la main et dit d’une voix douce :

— Allons, monsieur Jean, ne perdez pas courage. Nous ne sommes certainement pas heureux, et il est bien possible que notre effroyable sort soit une juste punition du ciel ; mais qu’importe tout cela, s’il n’arrive rien de dangereux à notre ami Victor ? Il dort tranquille maintenant. Demain, il sera peut-être tout à fait guéri. Nous ne voyagerons plus si vite ; nous nous reposerons beaucoup ; nous chasserons quelques heures pendant la journée. Sauf la faiblesse du pauvre Roozeman, je ne sais pas si nous avons beaucoup de raisons de nous plaindre. Nous n’avons pas encore rencontré de bêtes féroces, de brigands ni de sauvages. Il me semble que nous devrions en louer Dieu. Allons, monsieur Jean, je sais bien que l’indisposition de Victor seule vous rend si triste, mais ayez bon courage, il guérira, vous dis-je. Tant qu’il y a vie, il y a espoir ; après la souffrance vient la joie, et d’ailleurs, nous ne pouvons que porter notre croix avec patience jusqu’à la fin.

Jean ne répondit pas grand’chose à ce discours consolant. Il resta assis quelques instants, puis se leva et dit :

— Va te coucher, Donat ; je veillerai et je ferai attention si notre ami n’a besoin de rien. Dans deux heures, je t’éveillerai, et nous nous remplacerons l’un l’autre.

— Ciel ! comme vous m’effrayez ! s’écria Donat. Que craignez-vous ? M. Victor est-il donc dangereusement malade ?

— Non ; mais il ne peut pas rester sans garde. Couche-toi, je t’en prie.

Donat se glissa sous la tente, tandis que Creps reprenait sa première place près du feu.