Le Chemin de fer du Soudan et les trois campagnes du colonel Borgnis-Desbordes

Le Chemin de fer du Soudan et les trois campagnes du colonel Borgnis-Desbordes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 681-692).
LE
CHEMIN DE FER DU SOUDAN
ET LES
TROIS CAMPAGNES DU COLONEL BORGNIS-DESBORDES.


Il y a deux mois, dans sa séance du 1er août, le sénat discutait la question du chemin de fer du Haut-Sénégal et le crédit de 4,677,000 fr. que réclamait le ministre de la marine et des colonies pour continuer la ligne de Kayes à Bafoulabé et pour achever les forts de protection de Bafoulabé jusqu’à Bamako. Cette entreprise a été vivement attaquée et chaleureusement défendue. Mais défenseurs et attaquans, tout le monde s’est trouvé d’accord pour rendre hommage à cette colonne expéditionnaire forte de moins de cinq cents hommes, qui, après trois laborieuses campagnes, a fait flotter le drapeau français sur les bords du Niger. « Supposez, disait récemment M. de Lesseps au congrès géographique de Douai, supposez une poignée d’hommes partant de Calais pour pénétrer dans un temps donné jusqu’aux environs de Vienne ou de Buda-Pesth. Trois fois de suite, en de rudes conditions, nos soldats ont pénétré au cœur du Soudan, conduits par un homme fortement trempé. Il s’est chargé de pousser jusqu’au Niger la ligne des postes qui doit garantir notre influence. Les difficultés de détail ne le rebutent pas plus que l’imprévu ne le déconcerte ou que le danger ne l’émeut. La petite phalange est rentrée au Sénégal déguenillée, épuisée, hâve et réduite de plus du tiers; mais elle avait noblement, simplement accompli un grand acte. »

On peut affirmer, sans crainte d’être démenti par personne, que notre colonie du Sénégal est devenue ce qu’elle est par les soins infatigables du général Faidherbe. Aussi habile organisateur que vaillant soldat il l’a créée de toutes pièces. Depuis qu’il l’a quittée, nous avons occupé Bafoulabé, important village situé au confluent du Bafing et du Bakhoy, dont la réunion forme le fleuve le Sénégal. Cette occupation a été exécutée par un autre excellent gouverneur, M. Brière de l’Isle; mais c’est le général Faidherbe qui en avait conçu la pensée. L’autorité qu’il s’était acquise lui permettait de beaucoup oser, et les traités qu’il avait conclus avec de turbulens voisins étaient mieux observés qu’ils ne le sont aujourd’hui. Tout le monde se souvenait de ce fort de Médine, bâti par lui, contre lequel était venue se heurter la fortune d’un grand conquérant, du redoutable prophète Oumar Al-Hadj. Une armée de vingt-trois mille hommes bloquait Médine. Les soixante soldats qui la gardaient s’étaient héroïquement défendus durant quatre mois, mais les vivres commençaient à manquer et les cartouches aussi. Grâce à une crue inespérée, le général Faidherbe, alors lieutenant-colonel, parvint à remonter le Sénégal jusqu’à Kayes; il marcha sur Médine, canonna les assiégeans, et le Sénégal n’a plus revu le prophète qui avait attesté Allah qu’il chasserait les Français d’Afrique. Ce souvenir est resté si vivant qu’aujourd’hui encore les indigènes, désireux de se rendre agréables à quelqu’un qui vient d’accomplir une prouesse, lui disent par façon de compliment: « Vraiment tu as agi comme Faidherbe. » Cependant le général n’était pas encore satisfait de son œuvre; il estimait que la colonie était appelée à un grand avenir; et ce qui se fait à cette heure dans le Soudan n’est que l’exécution de ses desseins. Il s’était avisé le premier que le Sénégal était la route la plus directe et la plus facile pour pénétrer dans les régions centrales de l’Afrique, qu’il fallait, créer une voie commerciale reliant Saint-Louis au Niger et aboutissant à ce fleuve dans les environs de Bamako, et il avait envoyé des missions pour reconnaître le pays, pour s’aboucher avec les chefs de villages ou de royaumes. Mais il s’était gardé de rien précipiter; il avait laissé à ses successeurs le soin de mener à bien cette vaste entreprise.. Il savait que les entreprises demandent à être préparées, que la patience et l’esprit de suite sont les premières des vertus coloniales.

Le général Faidherbe écrivait en 1868 : « Il faut que le drapeau français flotte à Bafoulabé d’ici à deux ans et à Bamako dans dix ans. » Cela ne s’est pas fait aussi vite qu’il le désirait; mais il semble que nous voulions rattraper le temps perdu, et, peut-être nourrissons-nous des espérances trop ambitieuses. Nous avons décidé, dès 1881, que la voie commerciale destinée à relier le Haut-Sénégal au Niger sera une voie ferrée, laquelle n’aura pas moins de 500 kilomètres. Dans la séance du 1er août, M. le comte de Saint-Vallier a déclaré au sénat qu’il était aussi favorable que personne à L’idée d’accroître l’importance de notre colonie sénégalaise en la mettant en communication avec le Soudan, qu’il y avait un intérêt incontestable pour le commerce européen à pénétrer au cœur de l’Afrique, mais que le chemin de fer projeté serait une dépense très considérable et fort prématurée, que, plus tard peut-être, il conviendrait de le faire, que, pour le moment, nous devons avoir des prétentions plus modestes, moins coûteuses et nous en tenir à une route de caravanes, à un simple chemin vicinal.

En répondant à M. de Saint-Vallier, le directeur des colonies, a réservé la question de savoir si la voie ferrée serait prolongée de Bafoulabé jusqu’au Niger. Mais il a établi que le tronçon pour lequel on réclamait un crédit était d’une urgente nécessité. Dans la saison sèche, le Sénégal, qui cesse d’être navigable jusqu’à Kayes pour les avisos et les remorqueurs l’est encore pour les chalands dont le tirant d’eau ne dépasse pas 0m, 50. Plus loin, et en toute saison, il est absolument impraticable. Entre Kayes et Bafoulabé, il forme des biefs successifs, séparés par des rapides et par les deux cataractes de Felou et de Gouina. Sur toute cette partie de son parcours, la construction d’une route eût coûté fort cher, et le chemin de fer, quoique plus coûteux encore, la remplacera avec avantage. Mais de Bafoulabé à Kita, sur une longueur de 320 kilomètres, il y en a 233 où il est facile d’établir une route, dont les deux sections seraient mises en communication par le Backoy, sur lequel a été organisé un service de pirogues. Au surplus, ce chemin vicinal, dont M. de Saint-Vallier et le bon sens nous engagent à nous contenter jusqu’à nouvel ordre, a déjà été ouvert sur plus d’un point par les officiers d’artillerie de marine laissés en résidence dans les postes pendant l’hivernage, et les caravanes commencent à connaître très bien ce chemin qui les attire et qu’elles appellent notre voie militaire.

Il est bien difficile à un gouvernement qui veut obtenir des crédits d’une assemblée de lui dire toute la vérité; s’il lui disait tout, elle ne voterait jamais rien. Les entreprises lointaines sont toujours malaisées, longues, dispendieuses, et d’ordinaire, les assemblées n’ont de goût que pour les choses faciles et courtes, pour les rentrées à très brève échéance, pour le bonheur et pour la gloire qui ne coûtent rien. Si le gouvernement avait eu la liberté de tout dire et de s’expliquer en toute franchise, il aurait confessé au parlement que cette voie commerciale qu’on se proposait d’ouvrir entre le Haut-Sénégal et le Niger n’était pas appelée à être mise dès aujourd’hui au service d’un commerce. déjà subsistant, qu’elle était destinée à le créer, que l’occupation militaire, la construction de forts, l’établissement de notre protectorat étaient des préliminaires indispensables, que nous ne saurions en venir à bout sans nous imposer des sacrifices, mais que si nous refusions d’aller au Niger, les Anglais le prendraient et le garderaient pour eux, et que notre colonie du Sénégal ne serait plus qu’un comptoir sans avenir. Assurément, si l’on pouvait attirer du coup à Saint-Louis le commerce de Tombouctou et de toute la vallée du Niger, on serait bientôt récompensé de ses peines. Les Arabes du Sahara ont un proverbe qui dit : « que la gale du chameau a pour remède le goudron et que la misère se guérit au Soudan. » Ce n’est pas l’opinion de l’ennemi le plus acharné et le plus spirituel du chemin de fer du Haut-Sénégal, M. Lambert de Sai nie-Croix; il disait au sénat : « qu’en poussant jusqu’au Niger, nous arriverions non au jardin des Hespérides, mais au jardin des arachides. » Il ne faut pas trop mépriser les arachides, non plus que l’huile qu’on en tire. Mois il y a dans les environs de Tombouctou des choses plus précieuses que les arachides, et selon le rapport de tous les voyageurs, l’Afrique centrale renferme plus d’un pays de grande production et de grand commerce avec lequel nous pourrions faire d’utiles marchés. Ce qu’il faut accorder à M. Lambert de Sainte-Croix, c’est que, dans toute la contrée à la fois grandiose et sévère, souvent lugubre, que traversera notre chemin de fer ou notre chemin vicinal pour atteindre Bamako et le Niger, on chercherait vainement à l’heure qu’il est les élémens d’un commerce lucratif. Les cultures y sont clairsemées, les bois y sont chétifs, les forêts y sont rares. Ce n’est pas la cognée, c’est le feu qui les a détruites. A chacun de leurs campement, les Européens de notre colonne expéditionnaire trouvaient difficilement cinq ou six arbres de grande tournure, qui les missent à l’abri d’un soleil qui tue, et le colonel Borgnis Desbordes avait souvent peine à se procurer dans les villages assez de mil pour nourrir ses mulets et se préparer le couscous de ses tirailleurs indigènes.

Peut-il en être autrement? Toute cette région a été ravagée par des conquérans sans merci, hommes de sang et de pillage, dont on disait « que partout où ils avaient passé, le coup de balai était si bien donné que cinquante ans après la place était encore nette. » Exposées aux plus cruelles vexations, à de perpétuelles avanies, à d’incessans brigandages, ces populations ont pris le parti de ne cultiver qu’un petit coin de leur jardin et de re produire que ce qui est nécessaire à leur subsistance. C’est un pays à refaire, et refaire un pays est un ouvrage de longue haleine. Le rôle que doit jouer la France de Bafoulabé à Kita et de Kita à Bamako est celui d’un bon gendarme, bienveillant pour les honnêtes gens qui travaillent, intraitable pour les voleurs et les pillards, s’entremettant avec discrétion dans les querelles pour les concilier, veillant à la sûreté des routes, apprenant à tout le monde à apprécier les bienfaisans effets de la paix. Quand les chefs militaires installés dans les postes que nous avons créés auront assis notre puissance dans le Soudan, accompagné les caravanes à compter sur notre protection, inspiré aux méchans et aux larrons un salutaire effroi, alors cette terre qui ne demande qu’à tout produire recouvrera par degrés sa fécondité, et le chemin de fer qui remplacera notre chemin vicinal sera assuré de couvrir ses frais. Mais il faut qu’au préalable le bon gendarme achève son œuvre qu’il a si bien commencée. Il lui appartient de préparer le terrain, les traitans récolteront ce qu’il aura semé.

Certains usages, certaines idées profondément enracinées dans le cerveau des noirs contribuent aussi à rendre ces pays improductifs. Dans une partie de l’Afrique centrale, de Tombouctou à Kong et du Bélédougou au lac Tchad, il y a une monnaie courante qui est d’un grand usage dans les transactions; c’est le cauri, coquille univalve des mers de l’Inde. Dans le Soudan occidental, il n’y a pas d’autre instrument d’échange que les guinées, tissus passés à l’indigo et venant de France ou de Belgique, mais surtout de Pondichéry. À cette monnaie courante s’ajoute une monnaie de convention, c’est le captif. On fait des marchés en captifs et en fractions de captifs; un captif vaut un très beau bœuf, un demi-captif ne vaut qu’un bœuf médiocre. Le prisonnier de guerre est le billet de banque du Soudan et le signe de la vraie richesse. On ne dit pas, qu’un tel a un revenu de tant ou gagne tant par an; on dit : Ce chef est très riche, il a deux cents captifs.

Ce qu’il y a d’horrible dans l’esclavage, c’est le commencement. On arrache la femme à sa maison, on sépare à jamais l’enfant de sa mère et on le condamne à l’oublier. Heureusement pour lui, il a l’oubli facile, et une fois installé dans la case de son tyran, il y est assez bien traité pour qu’il se résigne à son sort. Il lui arrive même souvent de se rendre nécessaire, et, après avoir obéi, il commande. Tel captif devient un grand personnage et marche sur la tête de ses maîtres. Mais, doux ou cruel, l’esclavage engendre des préjugés funestes. C’est le captif qui fait tout, et les noirs s’accoutument à considérer le travail comme une marque d’infériorité, comme une servitude, comme un déshonneur. On l’a bien vu par la peine qu’avaient nos officiers d’artillerie de marine à recruter des ouvriers et des manœuvres indigènes pour bâtir nos forts; si généreusement qu’on les payât, ces ouvriers croyaient faire acte de captifs. Les pays de la vallée du Backoy ne deviendront riches et prospères que le jour où le travail n’y sera plus regardé comme un abaissement. Mais rien n’est plus résistant qu’une idée fausse, et c’est plus tôt fait de tuer un Malinké ou un Toucouleur qu’un préjugé. C’est par la guerre et le pillage qu’on se procure des captifs; en détruisant la guerre, on fera tarir la source de l’esclavage, et quand les captifs manqueront, l’homme libre apprendra à travailler. Tel sera le fruit de l’œuvre toute pacifique que nous avons entreprise au Soudan, et c’est encore à cela que servira le bon gendarme. Mais que de temps et d’éloquence il lui faudra!

Cependant un pas considérable a été fait. Il a suffi de trois campagnes et d’un demi-bataillon pour établir le protectorat français du Haut-Sénégal au Niger. Ces trois expéditions ont honoré également celui qui les a conduites et qui a su joindre la prudence à l’audace l’héroïque dévoûment de ses lieutenans, la discipline et la vaillance de la petite troupe qu’il avait sous ses ordres. Dans la campagne 1880-1881 où était allé de Médine à Bafoulabé et de Bafoulabé à Kita, où un fort en maçonnerie, entouré d’un camp retranché, fut construit par les soins d’un officier fort distingué, M. le capitaine Archinard, qui commandait la compagnie auxiliaire d’ouvriers d’artillerie. Rien n’a pu ralentir son zèle, et on l’a vu demeurer intrépidement sur les chantiers, malgré les lassitudes et les accès de fièvre, suite inévitable d’un séjour prolongé au soleil du Soudan. Au commencement de la seconde campagne, la fièvre jaune ayant sévi à Saint-Louis et désorganisé tous les services, il fut décidé que la colonne expéditionnaire du haut fleuve ne dépasserait pas Kita, qu’on se contenterait de ravitailler les garnisons, de poursuivre les ouvrages commencés. Mais pour tenir son monde en haleine et ses ennemis en respect, le colonel Borgnis-Desbordes fit une pointe hardie dans le Manding, traversa le grand fleuve, poussa jusqu’à Keniera, y infligea un humiliant échec aux bandes aguerries et menaçantes d’un conquérant musulman. L’année suivante, on résolut d’aller s’installer sur le Niger. On avait des raisons pour ne pas se presser, il y en avait de meilleures pour se hâter. Il fallait gagner de vitesse deux souverains indigènes qui avaient deviné les desseins du colonel et se disposaient à lui enlever sa proie. Après avoir réglé des affaires fort désagréables avec les Bambaras du Bélédougou, la colonne entrait à Bamako, le 1er février 1883, et six jours plus tard, on posait la première pierre du fort. Dans le discours qu’il prononça à cette occasion, le colonel rappelait à ses officiers toutes les sinistres prophéties qu’on leur avait prodiguées. On les avait mis au défi d’aller jusqu’à Bakel. D’autres, plus généreux, leur permettaient de pousser jusqu’à Kita, mais qu’ils atteignissent jamais le Niger, personne, à Saint-Louis, ne le croyait. C’était un de ces chimériques projets qui font sourire les gens sensés, un vrai conte à dormir debout. Le colonel ajoutait : « Messieurs, en prenant le commandement du Haut-Sénégal au mois de novembre, je vous ai dit que nous n’étions pas dans le Soudan pour parler, mais pour agir, que nous devions aller au Niger, que nous irions, et nous y sommes. »

On venait d’accomplir un voyage aussi périlleux que malaisé. Les pessimistes de Saint-Louis avaient eu beau jeu en prédisant des malheurs à une petite troupe condamnée à fournir de longues marches et à faire plus d’une mauvaise rencontre. On devait se tenir toujours prêt à intimider les malveillans par des actes de vigueur, et on employait ses loisirs à élever des courtines et des bastions, on se faisait maçon ou charpentier. Encore fallait-il se presser et profiter de la saison sèche, à laquelle succèdent des pluies torrentielles qui rendent tout impossible. On laisse dans les forts de petites garnisons, et, quelques mois plus tard, on est heureux, à son retour, de trouver la garnison vivante et le fort debout, car il faut que les murs soient solides pour résister au déluge de l’hivernage, et la chaux manque dans ce pays de grès et d’argile. On est charmé aussi de découvrir que le télégraphe n’a pas perdu tous ses poteaux. Quelques-uns ont subitement reverdi, ce qui nuit beaucoup à la circulation des dépêches; ces poteaux étaient des arbres qu’on croyait morts et qui s’avisent de revivre. D’autres ont été renversés par les éléphans; mais on assure que ces intelligens animaux se dégoûteront bientôt de cet amusement, qu’ils apprennent déjà à passer sous les fils sans les détruire.

Si les pluies de l’hivernage sont dangereuses aux constructions, le soleil dévorant de la saison sèche est fatal à l’Européen. Le sol, surtout dans les plateaux ferrugineux;, est comme surchauffé et calciné. « Le rayonnement est tel, disait dans un de ses rapports le docteur Martin-Dupont, que, quelques heures encore après le coucher du soleil, parfois jusqu’à minuit, il suffit d’interposer entre la terre et son visage un écran et de le retirer brusquement pour éprouver aussitôt la sensation très nette de l’exposition devant un corps chaud. » Nos tirailleurs sénégalais, indigènes commandés par des officiers français, résistent sans peine à ces ardeurs, ils ne laissent jamais un traînard sur la route, et, en arrivant à l’étape, ils ont allumé du feu, puisé de l’eau, installé leurs tentes avant que les Européens aient rien fait. Mais une colonne expéditionnaire recrutée exclusivement parmi les indigènes serait sujette à se désagréger. Excellens soldats quand ils sentent des blancs, derrière eux, il serait fâcheux de les livrer à eux-mêmes. Ils tiennent de leur race, ils en ont la mobilité d’esprit, le goût du changement, la passion du pillage. Ces grands enfans sont souvent difficiles à conduire, sans compter qu’ils désertent quelquefois. Quelques souffrances qu’il endure, le blanc ne déserte jamais; il sait que la fuite serait pour lui le commencement d’une chasse à courre où il aurait le rôle du gibier, sans aucune chance de salut. Mais ce climat débilitant épuise bientôt ses forces. Quoiqu’on partît de très bonne heure, qu’on gagnât l’étape avant le milieu de la matinée, et que le soldat n’eût à porter que son fusil et son bidon, c’était encore trop. Le colonel y pourvut en faisant faire à tous ses soldats blancs une partie des marches à des de mulet. A la réserve de nos tirailleurs, il n’y a qu’une infanterie montée qui puisse atteindre le Niger.

Un autre gros embarras est la difficulté des transports. La contrée qu’on traversait offre une succession; de plateaux rocheux, aux pentes abruptes, coupés par des marigots profonds, d’abord pénible, et ce qu’on appelle au Soudan un chemin n’est d’ordinaire qu’un sentier mal tracé, escaladant quelquefois des cols escarpés ou disparaissant sous la vase des ruisseaux taris. Ce n’est pas sans crainte qu’on y fait passer du canon. L’éléphant d’Afrique n’ayant pas encore été domestiqué, le transport des vivres et des munitions ne pouvait se faire que par des mulets et des ânes, chargés les uns de 100 kilos, les autres de 50. Pour la durée des quatre mois de l’hivernage, du commencement d’août à la fin de novembre, la garnison de Kita, composée d’une compagnie de tirailleurs et d’une dizaine de canonniers, avait besoin de 36 tonneaux de vivres. Cela représente un convoi de 360 mulets et de 720 ânes. On peut juger par là du travail nécessaire non-seulement pour assurer la subsistance des garnisons, mais pour ravitailler la colonne par des convois faisant la navette entre les divers magasins de la ligue.

Et que d’accidens fâcheux ! que de déconvenues! Tantôt une épizootie se déclarait dans la viande sur pied, c’est-à-dire dans le troupeau qui suivait la colonne. Tantôt c’étaient des sacs de riz et d’orge qui avaient crevé en route et semé les ornières de leur grain, ou des boucauts de vin qui parvenaient à destination à moitié vides. Quelquefois aussi c’étaient des obus de 4 que n’accompagnait aucun sachet de poudre, ce qui faisait dire au colonel : « Il aurait été préférable de m’envoyer des sachets sans obus, j’aurais pu du moins faire du bruit. » A mesure qu’on s’éloignait de la base d’opérations, tout devenait plus difficile, et la ligne de ravitaillement s’allongeant sans cesse, c’était comme un allongement d’inquiétudes et de soucis; on n’en comptait plus les kilomètres. Heureusement la situation s’est améliorée. Grâce au ciel et surtout aux commandans de place, il y a déjà entre Bafoulabé et Bamako des tronçons considérables de routes, où peuvent circuler de petites voitures en tôle et à deux roues. On ne sera plus à la merci des ânes et des âniers.

Celui qui conduisait cette petite troupe de Médine à Kita et de Kita à Bamako, c’est-à-dire à près de 400 lieues de Saint-Louis, devait penser à beaucoup de choses. Mais le premier de ses soins était d’éviter les mauvaises affaires, de se battre le moins possible, de ne se servir de ses pièces rayées de montagne que dans les cas d’urgente nécessité, car les bons gendarmes ne cherchent pas les querelles et n’entrent dans celles des autres que pour les arranger. Tout le long du chemin, il s’occupait de se ménager des intelligences avec ses alliés naturels et de donner de bonnes paroles à ses ennemis, qui néanmoins l’ont contraint plus d’une fois à leur infliger de dures leçons.

La politique était sa principale étude, et la politique est fort compliquée au Soudan. On y trouve des empires conquérans, vivant d’exactions et de rapines, et des populations rançonnées par leurs vainqueurs qui les tiennent à la gorge, d’autres qui ont reconquis à grand’peine leur liberté et sont toujours sur le qui-vive. Du Haut-Sénégal au Niger, il y a partout ce qu’on pourrait appeler un parti national et un parti de l’étranger. Malinkés ou Bambaras, les opprimés sont fétichistes, les oppresseurs sont musulmans, et partout aussi ce sont les fétichistes qui sont nos amis ou qui sont capables de le devenir, en s’instruisant à notre école. Sans contredit, il vaut mieux croire à Mahomet qu’à un sorcier, et Allah fait dans ce monde une plus grande figure qu’un fétiche de pierre ou de coton. Mais, au Soudan, les servans d’Allah sont les plus improgressifs des hommes, et notre civilisation leur inspire une horreur mêlée de dégoût. Au fanatisme sanguinaire, à la pieuse conviction que toute trahison est permise à l’égard de l’infidèle ou du kefir, à la férocité tranquille et satisfaite ils joignent la morgue suprême, l’immuable mépris, et rien n’est plus fatal à tout progrès que les sots mépris. Pendant le séjour que M. Mage fit à Ségou-Sikoro, où l’avait envoyé le général Faidherbe, il rencontra un chérif de la Mecque qui se plaisait à raconter que, chaque année, les Anglais et les Français vont porter humblement leur tribut à Stamboul, et que le sultan se donne le plaisir de les faire attendre dans son antichambre tout un jour et souvent plus, leur charge sur la tête. Ainsi gasconnait ce Gascon du désert, et le roi de Ségou croyait à ses histoires comme au Coran. C’est l’imagination qui gouverne le monde.

Les Peuhls ou Foulahs, au teint d’un brun rougeâtre, aux cheveux à peine laineux, aux traits presque européens, aux formes sveltes et élégantes, étaient primitivement un peuple pasteur, de mœurs assez douces, auquel on ne reprochait que d’avoir peu de respect pour le bien d’autrui. Ils ont adopté les premiers l’islamisme, et l’islamisme les a rendus conquérans. En s’alliant aux noirs Ouolofs ou Mandingues qu’ils ont vaincus, ils ont produit la race remarquable des Toucouleurs, lesquels sont devenus les convertisseurs à main armée du Soudan, De temps à autre, un marabout doué de cette autorité de caractère et de cette puissance de parole qui s’imposent aux hommes, après avoir employé quelques années à se créer des amis, des croyans, un trésor et une armée, déploie le saint étendard, répand partout par ses massacres la terreur de son nom, conquiert en quelques mois à Mahomet de vastes territoires, qui ne reconnaissent plus d’autre loi que l’insolence de ses caprices. Mais le musulman s’entend moins à conserver qu’à acquérir. Ces grands établissemens ne durent guère, ces épées victorieuses sont bientôt frappées de torpeur, ces volontés hautaines tombent en léthargie, et les empires éphémères qu’elles avaient fondés et qui se disloquent étonnent également par la rapidité de leur élévation et de leur chute.

Tel fut celui que fonda cet Oumar Al-Hadj, dont l’étoile avait pâli une première fois devant Médine et qui, après d’étonnantes victoires, périt en s’acharnant à la conquête de Tombouctou. Il légua ses états comme son titre à celui de ses fils qu’il préférait. Ahmadou règne aujourd’hui dans sa capitale de Ségou-Sikoro, à quelques lieues en aval de Bamako et de notre fort français; mais l’héritage paternel a périclité dans ses mains. Il n’a pas su organiser ses provinces, faire oublier par une sage administration les violences et les barbaries de son père. Rapace et avare, il prend beaucoup et donne peu. Ses voisins de Bamako disaient de lui : « Ahmadou nous a toujours trompés ; c’est un pillard, un brigand, qui rançonne tout le pays avec ses talibés, enlève nos femmes et nos enfans. » Son empire toucouleur s’en va par morceaux. Le Bélédougou a reconquis son indépendance. Ses frères, dont il a fait ses satrapes et qui gouvernent des royaumes en son nom, tendent à se détacher de lui, ne lui fournissent plus ni troupes ni argent, et quand il les somme de venir le voir, ils s’y refusent. Bien leur en prend, puisque le seul qui s’est rendu à ses pressans appels a eu la tête tranchée. Toutefois Ahmadou n’est pas un ennemi à mépriser. Il dispose encore de quatre mille cavaliers ou talibés, d’environ huit mille fantassins ou sofas, qui à la vérité refusent quelquefois de marcher ; mais, pour être obéi, il lui suffirait de renoncer à ses habitudes de sordide avarice, de distribuer autour de lui une partie de son trésor, et de proclamer la guerre sainte. Peut-être alors ses frères eux-mêmes lui viendraient-ils en aide. Celui qui est roi de Kaarta, Mohamed Montaga, semblait bien disposé pour nous, mais il doit compter avec les fanatiques qui l’entourent. Pour leur être agréable, il adressait cette année même au chef de notre colonne expéditionnaire une insolente missive par laquelle il lui mandait « que le Dieu qui a élevé la chapelle de l’islam, affaibli les villes des infidèles et détruit leurs constructions, confondrait l’incirconcis colonel Desbordes, fils d’un infidèle, le plus malfaisant, le plus traître et le plus méchant des hommes. » Il ajoutait : « Plus de correspondance entre nous. Adresse-toi à l’émir des croyans ; sa paix est notre paix, sa guerre est notre guerre. »

À l’amont de notre établissement de Bamako, dans la région du Haut-Niger, a surgi un autre conquérant musulman, et l’on peut dire de nous ce que Goethe disait un jour de lui-même : « Un prophète à droite, un prophète à gauche : l’enfant du monde est au milieu. » Ce nouveau conquérant, le trop célèbre Samory, qui avait réussi quelque temps à se mettre à cheval, sur les deux rives du Niger jusqu’à la hauteur ! de Faraba, n’est pas un Toucouleur. Malinké par son origine et de petits commencemens, après avoir été captif chez des forgerons, il s’est élevé par la trahison et la perfidie. Il s’insinua dans la confiance d’un saint marabout, le trompa si bien qu’il lui prit un jour ses richesses, ses amis, son armée et l’enfermai dans une prison, à la charge d’y employer le reste de ses jours à prier pour qu’Allah donne à jamais la victoire à son geôlier. Ce parvenu n’est pas un homme ordinaire. Il a su former dix-neuf escadrons d’une cavalerie bien dressée, dont l’approche est redoutée ; partout comme la peste. Il ne prend pas d’assaut les villes fortifiées ; il. les réduit par la famine, en procédant au blocus avec une rigueur mathématique. Malheur à qui tombe dans ses mains ! Il brûle à petit feu ses prisonniers, vend leurs femmes et leurs enfans. Samory n’est pas un vrai sultan comme Ahmadou. Quoiqu’on le dise très pénétré de l’idée de sa mission divine, cet aventurier de grande taille, à la voix haute et-vibrante, paraît être avant tout un admirable spéculateur en bois d’ébène, le grand pourvoyeur de captifs du marché de Keniera, et son commerce eût embrassé avant peu toute la vallée du Niger, si le colonel et son monde ne fussent entrés à Bamako un peu plus tôt qu’on ne les y attendait.

On arrivait à point. Les bandes de Samory, commandées par son frère Tabou, poussaient déjà des reconnaissances jusqu’aux portes de la ville, divisée en deux partis. L’un, qui se recrutait parmi les marchands maures, travaillait pour le conquérant. Le colonel s’appuya sur le parti national et fétichiste et déjoua par quelques mesures de rigueur les intrigues des Maures. Sa situation ne laissait pas d’être critique. Il recevait du nord des dépêches alarmantes, on lui annonçait qu’une armée était partie du Kaarta pour couper sa ligne de ravitaillement. L’attitude du sultan Ahmadou n’était pas non plus rassurante. Il fallait frapper un coup de force qui tînt tout le monde en respect. Il demanda un suprême effort à sa troupe harassée, surmenée. A peine lui laissa-t-il le temps de respirer avant de la conduire à l’ennemi. L’affaire fut sérieuse et en apparence indécise. Heureusement la violence de ce premier choc avait fait une si vive impression sur les lieutenans de Samory qu’ils ne purent se résoudre à accepter de nouveau le combat. Ils se dérobèrent bientôt par une fuite précipitée et il fallut renoncer à les poursuivre ; ces escadrons si refoulés l’étaient dissipés comme une fumée. Nous avions payé chèrement notre succès, mais il fut aussi fructueux que nous pouvions le désirer. Le sultan Ahmadou resta tranquille, se résigna au fait accompli, et s’abstint de nous déranger dans nos travaux de maçonnerie. De son côté, le roi de Kaarta n’essaya point de couper nos communications. Il avait annoncé au colonel « que le jour où il le rencontrerait les oiseaux du ciel n’auraient pas besoin de chercher leur nourriture. » Il s’est arrangé pour ne pas le rencontrer et les oiseaux du ciel ont dû se pourvoir ailleurs.

Après avoir laissé dans le fort, désormais en état de défense, une garnison composée de trente-neuf Européens et de cent-vingt-neuf indigènes, confiés aux soins du capitaine Grisot, l’héroïque petite troupe quitta Bamako le 27 avril de cette année pour regagner Saint-Louis. Elle pouvait se rendre le témoignage qu’elle avait bien travaillé pendant ses trois campagnes et utilement employé son temps. Par la prise de deux villages fortifiés, enlevés d’assaut malgré une fusillade meurtrière, par la chute de l’orgueilleuse citadelle de Mourgoula, poste avancé des Toucouleurs, par les glorieux combats livrés sur le Niger, elle avait contraint les chefs assez puissans pour arrêter notre marche à capituler ou à disparaître. La brigade topographique avait presque achevé le levé des pays traversés par nous. Le télégraphe reliait Bamako et notre colonie du Sénégal. On avait construit trois forts et un fortin. Nos convois cheminaient sans être inquiétés sur toute la longueur de la route que nous avions suivie : « Un Français peut y aller seul et sans armes, disait le colonel, sans avoir rien à craindre, un traitant peut y circuler librement en invoquant mon nom. » Du Maka et du Gangaran jusqu’au pays de Sibi, quinze états ou royaumes ont reconnu l’autorité de la France. Les Malinkés de la vallée du Backoy ont conclu avec nous des traités par lesquels ils se placent sous notre protectorat. Nous avions payé un lourd tribut au climat du Soudan, à l’anémie, à la fièvre, et plus d’un brave était tombé au champ d’honneur. Mais les survivans pouvaient se dire qu’ils avaient fait beaucoup de choses en peu de temps.

Faut-il croire que nous en ayons fini avec toutes les difficultés? Ne nous faisons pas cette illusion. Ne pouvant entretenir un millier d’hommes dans le Soudan, nous devons veillera ce que nos divers postes puissent communiquer rapidement entre eux et se prêter main-forte en cas d’alerte; aussi ne saurions-nous trop perfectionner notre chemin vicinal. Il importe aussi de nous assurer que, sur les deux rives du Sénégal, notre base d’opérations sera toujours à l’abri de toute insulte. Mais ce n’est pas tout. Nous ne sommes pas allés à Bamako pour avoir le plaisir d’y aller; notre but ne sera atteint que quand il nous sera permis de descendre librement le Niger, navigable en toute saison, et d’y faire passer nos chalands, au besoin, nos canonnières. Par malheur, notre incommode voisin toucouleur, le sultan Ahmadou, qui surveille d’un œil jaloux nos établissemens et nos progrès, est là pour nous barrer le passage.

Nous devons éviter une guerre avec lui, et c’est par notre éloquence que nous tâcherons de l’amener à composition. Mais nous ne serons éloquens et persuasifs que le jour où nos excellentes relations avec ses anciens sujets fétichistes lui démontreront notre force et sa faiblesse. L’intrépide docteur Bayol, envoyé par le colonel pour proposer des traités d’alliance aux braves Bambara-; du grand Bélédougou, paraît satisfait de son voyage. Peut-être, l’an prochain, tendrons-nous de nouveaux fils en envoyant une mission à Tombouctou. L’audace nous a réussi, c’est d’industrie et de patience que nous avons besoin aujourd’hui. Nous avons à faire dans le Soudan un travail d’araignée, et les araignées sont toujours attentives et infiniment patientes. Il y a des gens qui désirent que la France ne fasse rien, d’autres voudraient qu’elle fît tout à la fois et en un jour. Défions-nous également des découragés et des impatiens, des pessimistes et des bousilleurs.


G. VALBERT.