Le Chemin de fer du Righi

LE CHEMIN DE FER DU RIGHI


Le lever du soleil, contemplé du sommet du Righi, est un des spectacles les plus sublimes que présentent les montagnes de la Suisse ; pas un des cinquante mille touristes qui visitent tous les ans Lucerne ne manque de faire son pèlerinage au mont qui se dresse entre les lacs de Zug et des Quatre-Cantons. Mais ce petit voyage ne laissait point que d’être assez rude : si l’on n’avait pas les jambes suffisamment solides pour gravir la montagne à pied, ou si l’on n’était point assez bon cavalier pour enfourcher un mulet, il fallait recourir à la trop aristocratique chaise à porteurs : grosse fatigue ou grosse dépense, tel était le dilemme. Mais tout se perfectionne et se démocratise — ce qui si souvent est synonyme — dans le grand pays égalitaire, les États-Unis, les chemins de fer grimpeurs ont été inventés, et maintenant les hauts sommets seront accessibles aux faibles et aux pauvres tout aussi bien qu’aux riches et aux forts.

Se rappelant qu’un demi-siècle plus tôt, en 1811, l’Anglais Blenkinsop avait eu l’idée, pour faire avancer les locomotives, de les munir d’une roue dentée engrenant avec une crémaillère placée entre les rails ; M. Sylvester Marsh, de Chicago, comprit que ce système, — tout à fait inutile dans le cas où Blenkinsop voulait l’employer, c’est-à-dire en plaine sur un chemin de fer horizontal — pouvait en revanche permettre de gravir sur le flanc d’une montagne une rampe excessivement forte.

Le nouveau chemin de fer du Righi[1].

Il restait à ne pas se heurter à la pierre d’achoppement des inventeurs, les difficultés pratiques ; M. Marsh les résolut si bien, que le railway à crémaillère, dont il avait eu la première idée en 1857, fut essayé avec succès dès 1866, et l’on commença immédiatement un chemin de fer montant de la base au sommet du mont Washington, le point le plus élevé de l’est des États-Unis. En 1869, cette petite ligne, était finie. Elle gravit la rampe la plus roide que jamais véhicule ait surmontée : en quelques points l’inclinaison est de 330 millimètres par mètre ; pas une voiture, pas une bête de somme ne pourrait la franchir. Quant aux chemins de fer, il suffit de rappeler que la célèbre rampe de Saint-Germain est de 35 millimètres par mètres ; c’est une suffisante comparaison.

M. l’ingénieur suisse Riggenbach a eu l’heureuse pensée de transporter dans son pays accidenté l’invention de M. Marsh. Le chemin de fer fut commencé sur les flancs du Righi au mois de novembre 1869. Il a été inauguré, jusqu’aux trois quarts de la hauteur de la montagne, le 23 mai 1871, et il sera bien probablement exploité jusqu’au sommet à l’heure où paraîtra cet article. Le railway part d’un petit port du lac des Quatre-Cantons, appelé Vitznau, et parvient au sommet du Righi, à 1 810 mètres au-dessus de la mer, après un parcours de deux lieues (exactement 8 300 mètres) en s’élevant de 1 370 mètres depuis le lac par une rampe qui souvent atteint 250 millimètres par mètre. Plus tard, la ligne sera prolongée le long de l’autre versant de la montagne et le redescendra jusqu’à Arth, sur le lac de Zug. Le principal ouvrage d’art de la voie est le pont en fer sur le torrent de la Schnurtobel, établi à l’issue d’un tunnel de 75 mètres ; le pont, d’un développement de 76m,50, s’élève 23 mètres au-dessus du torrent, il a une pente de 25 centimètres par mètre et s’arrondit en une courbe de 180 mètres de rayon, ce qui est le minimum adopté pour cette ligne.

Depuis, M. Riggenbach a construit un second chemin de fer à crémaillère sur les flancs du Kalhenberg, dont le sommet domine Vienne en Autriche. Un troisième réunit les carrières de pierre d’Ostermundigen au railway de Berne à Thoune.

La crémaillère centrale est une véritable échelle de fer appliquée au milieu de la voie ferrée, le long de la côte, et entre les échelons de laquelle pénètrent les dents des roues placées sous les locomotives et les wagons. Par l’intermédiaire des pistons et des bielles, la vapeur fait tourner la roue dentée de la locomotive ; les dents s’appuient successivement sur les échelons de la crémaillère et hissent ainsi la machine qui pousse le wagon devant elle, comme elle le retient à la descente. Dans ce dernier cas, la pesanteur tend à précipiter les véhicules vers le bas de la montagne ; mais comme les dents des roues engrènent toujours avec la crémaillère, des freins puissants, serrant l’essieu de la roue dentée, l’empêchent de tourner et s’opposent par suite à la descente du train, qui est littéralement suspendu par les dents des roues aux échelons de la crémaillère.

Pont de Schnurtobel (chemin de fer du Righi).

En desserrant légèrement les freins, le train descend, mais lentement, par suite du frottement considérable que doit vaincre l’essieu de la roue dentée pour tourner malgré la grande pression des freins. Chacun des deux essieux de tous les véhicules étant armé de cette roue dentée et, d’autre part, l’unique wagon qui, avec la machine, compose un train, s’appuyant sur elle sans y être attaché, chacun d’eux peut, en cas de besoin, s’arrêter ou descendre isolément, ce qui garantit de tout accident.

Les trains, pour gravir la rampe ou descendre la pente, vont très-lentement ; on ne fait pas plus de 4 à 5 kilomètres à l’heure. Sur les parties peu inclinées ou horizontales, les locomotives de M. Marsh, ne peuvent marcher beaucoup plus vite, et c’est alors un inconvénient. M. Riggenbach a fait disparaître ce défaut en imaginant, pour le railway d’Ostermundigen, une machine se mouvant à l’aide d’une roue dentée sur les parties très-inclinées, et fonctionnant comme une locomotive ordinaire sur les parties à peu près horizontales.

Cette vitesse d’une lieue à l’heure paraît bien minime aux habitués des express, et pourtant elle diminue des deux tiers la durée du voyage au Righi. Après une heure de navigation, le vapeur de Lucerne vous dépose à Vitznau ; quatre-vingts voyageurs s’entassent en hâte dans le vagon unique et l’on part. De minute en minute l’horizon s’élargit ; la voiture fermée de glaces sans tain, les sièges en amphithéâtre, laissent voir à chacun le panorama grandiose ; les chênes succèdent aux vignes, les hêtres remplacent les chênes ; on stoppe un instant devant le grand établissement balnéaire de Kaltbad, puis, au-dessus des hêtres, on entre dans la région des sapins ; l’air se refroidit, la flore alpestre le sature de parfums pénétrants ; on atteint les grands nuages qui reposent légèrement sur les flancs de la montagne, c’est une ascension en locomotive. La vapeur de la chaudière se mêle à celle des nuées ; échappés du foyer brûlant, les nuages humains vont retrouver leurs frères célestes, le soleil les illumine tous et les fait tous resplendir ; comme un léger aérostat, la machine, continue son voyage, reprend son vol, traverse les brumes et, une heure et demie après le départ, domine le sommet. On a la Suisse tout entière à ses pieds.

Charles Boissay.


  1. Cette figure, faite d’après une photographie, représente exactement la pente de la voie. Nous devons à l’Engineering l’autre gravure du pont de Schnurtobel.