Le Chemin de fer de Bagdad

Le Chemin de fer de Bagdad
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 655-682).
LE
CHEMIN DE FER DE BAGDAD

L’idée de joindre par une voie de communication rapide l’Europe aux mers des Indes a pris corps le jour où l’Asie turque est devenue, — après la péninsule balkanique, — un des champs d’expansion des grandes puissances européennes, un des théâtres où s’exercent leurs ambitions et leurs rivalités. Dans cette lutte sans trêve dont la suprématie mondiale est le prix, les desseins économiques couvrent et secondent les visées politiques. A peine la crise marocaine vient-elle d’être, sinon résolue, du moins ajournée, et voici qu’un nouvel épisode, l’affaire de Bagdad, attire l’attention et fait apparaître la question d’Orient sous une nouvelle face.

Il s’agit de créer, en territoire ottoman, un réseau de voies ferrées, admirable instrument de pénétration et d’influence, dont de puissans compétiteurs se disputent les avantages. Sans doute, un tel projet intéresse au premier chef les maîtres des régions traversées : aucune de ses conséquences n’a pu échapper à la perspicacité du sultan Abdul-Hamid. Souverain d’un immense empire encore mal pourvu de moyens de communication, il devait avoir, et il a en effet, une politique de chemins de fer. Depuis trente ans, il poursuit avec succès un plan méthodique de construction et de mise en exploitation de voies ferrées. Mais, chose remarquable, l’initiative de cette entreprise n’est pas venue de Constantinople. Le Turc, conservateur et fataliste, aime peu les changemens que n’a point prévus la loi du Prophète. Il maintient, il n’innove pas. C’est l’Europe, ce sont les capitaux d’Occident qui, en quête de placemens avantageux et de débouchés commerciaux, à la recherche de pays neufs à ouvrir et à féconder, sont allés demander à la Turquie des concessions de chemins de fer. La plus importante, celle qui soulève aujourd’hui tant de préoccupations, a pour objet d’unir le Bosphore au golfe Persique ; c’est la ligne à peine commencée et déjà légendaire du chemin de fer de Bagdad.


Il semble que la mystérieuse cité d’Aroun-al-Raschid, avec ses poétiques légendes qui hantent l’imagination populaire, avec les souvenirs de sa merveilleuse splendeur du temps des Khalifes, avec ses mosquées arabes aux dômes en forme de tiare, ses bazars, ses caravansérails, — il semble que Bagdad ait exercé une attraction irrésistible sur les grands entrepreneurs de chemins de fer. Tous ont plus ou moins caressé le rêve de pousser le rail jusque-là. Nombreux sont leurs projets et variés comme les ambitions qui les ont fait naître[1].

On parlait beaucoup, à Londres, il y a une soixantaine d’années, de la navigation de l’Euphrate et des moyens d’atteindre Bagdad. Des propositions répétées à la Chambre des communes familiarisèrent l’opinion avec l’idée d’un railway traversant la Mésopotamie pour relier l’Europe aux Indes. En 1851, une Compagnie se forma dans le dessein d’établir une voie ferrée de Suédieh, l’ancienne Séleucie, dans le golfe d’Alexandrette, à Koweït, sur le golfe Persique. Ses directeurs, le général sir Francis Chesney et M. William Andrew, obtinrent de la Porte, en 1856, un firman de concession et la promesse d’une garantie d’intérêt pour le capital employé. Mais, n’ayant pas obtenu de gages pour cette garantie, ils ne purent pas ouvrir de souscription publique et laissèrent périmer leur concession.

Vers 1872, le (projet Séleucie-Koweit reprit quelque faveur. Les frais d’établissement étaient estimés à 10 millions de livres sterling pour une longueur d’environ 1 400 kilomètres. Mais le tracé présentait de graves inconvéniens. Il prenait pour tête de ligue sur la Méditerranée une échelle médiocre et sans avenir, dont la rade, moins sûre que celle d’Alexandrette, ne sert qu’à quelques grandes barques à voiles de faible tonnage. A part Alep, il ne desservait aucune ville importante ; en revanche, il longeait de trop près le désert de Syrie pour qu’on pût répondre de sa sécurité. L’affaire parut si hasardeuse qu’elle n’a jamais été reprise sérieusement, même depuis l’occupation par les Anglais de l’île de Chypre, qui commande le golfe d’Alexandrette.

Toujours à Londres, il fut question, après l’ouverture du canal de Suez, de joindre par une voie ferrée Ismaïlia à Koweït. L’idée parut alors chimérique : traverser le désert d’Arabie, avec ses sables et ses bédouins, passait il y a trente-cinq ans pour une pure folie. A l’heure actuelle, l’obstacle ne semble pas absolument infranchissable ; on connaît mieux les oasis du Nedjd qui jalonnent la route et rien ne dit que l’Angleterre, protectrice de nombreux cheikhs arabes et maîtresse de l’Egypte, ait renoncé à son projet d’un chemin de fer d’Alexandrie aux Indes.

Les Russes eurent aussi, un moment, leur projet de ligne de la Méditerranée au golfe Persique. Un syndicat, formé par le comte Wladimir Kapnist, préconisait le tracé le plus court, de Tripoli de Syrie à Koweït, avec un embranchement sur Kerbéla, dans la direction de Bagdad. Cet itinéraire, qui traversait le désert de Syrie sur une longueur d’environ 800 kilomètres, était condamné à un échec certain.

Cependant, les concessions de chemins de fer se succédaient en Asie Mineure. Dès 1856, la Société anglaise de l’Aïdin-Railway commençait la ligne de Smyrne à Dinéïr, point de départ d’un réseau aujourd’hui prospère. Quelques années plus tard, une autre Compagnie anglaise construisait la section de Smyrne à Cassaba (Sardes, la capitale de Crésus), bientôt prolongée jusqu’à Alachéhr. En 1894, l’entreprise prenait un caractère français et obtenait une garantie kilométrique pour pousser la ligne sur le haut plateau. En 1896, elle atteignait son but, Afioun-Karahissar, « le Château noir de l’opium. » Ces deux réseaux, en substituant des transports rapides au régime lent et dispendieux des caravanes, devaient développer les ressources agricoles de la région et contribuer à faire de Smyrne la métropole commerciale du Levant. Enfin, des capitaux franco-belges établissaient la ligne à voie étroite Moudania-Brousse, qui n’a qu’une quarantaine de kilomètres.

Entre temps, les Turcs avaient construit eux-mêmes le premier chemin de fer d’Asie Mineure avant sa tête de ligne sur le Bosphore, le tronçon de Haïdar-Pacha, faubourg de Scutari, en face de Constantinople, à Ismidt, la Nicomédie bithynienne, que le rival de Mithridate livra jadis aux Romains. Exécuté de 1871 à 1873 par l’ingénieur wurtembergeois Wilhelm von Pressel, ce tronçon d’une centaine de kilomètres devait servir d’amorce à la future ligne de Bagdad.

Telle était déjà la conception de Pressel lui-même. Très en faveur à Constantinople, il avait dressé le plan d’un réseau complet de chemins de fer couvrant toute la Turquie d’Asie. Pour lui, l’artère principale devait passer par Sivas, Diarbékir, Mossoul, Bagdad et Koweït. Ce tracé a gardé le nom de « tracé du Centre » par opposition au tracé du Nord (par Erzéroum) et au tracé du Sud (par Konia), si souvent mis en concurrence. Pressel mourut en 1902, sans avoir pu faire adopter son programme.

Après un essai infructueux d’exploitation directe, le gouvernement ottoman donna en location la ligne d’Ismidt à un groupe anglais, puis à des capitalistes allemands. En 1888, M. Alfred Kaulla obtint à la fois l’exploitation du tronçon existant, et la concession de la voie ferrée à construire pour joindre Ismidt à Angora, centre universellement réputé du commerce des poils de chèvre.

M. Kaulla agissait comme mandataire de la Deutsche Bank de Berlin et d’une banque de Stuttgart. Ces deux établissemens financiers fondèrent, en 1889, avec des capitaux allemands, la « Société du Chemin de fer impérial ottoman d’Anatolie, » Trois ans plus tard, la ligne d’Angora était mise en exploitation. Au même moment, la Compagnie allemande obtenait la concession d’un embranchement d’Eski-Chéhir à Konia, et celle de la ligne Angora-Césarée avec prolongement éventuel par Sivas et Diarbékir vers Bagdad.

Le tronçon Eski-Chéhir-Konia fut achevé en 1896 ; il ne présentait pas de difficultés. Après avoir monté de 800 mètres, d’Ismidt à Eski-Chéhir, par les pittoresques défilés de la Suisse turque, le rail court en palier sur le plateau monotone où les Croisés de Godefroy de Bouillon, vainqueurs à Dorylée, souffrirent si cruellement de la faim et de la soif. Conrad III, puis Frédéric Barberousse, se hâtèrent de fuir ces solitudes inhospitalières. Les locomotives qui les traversent depuis dix ans relient deux des capitales successives de la domination turque : Konia, l’ancienne Iconium, l’illustre cité des Seldjoukides, et Constantinople, reine de l’Orient byzantin, suprême orgueil des Ottomans. Mais la ligne Angora-Césarée, jugée trop onéreuse, fut abandonnée presque aussitôt, et avec elle l’éventualité d’un prolongement sur Bagdad. Tout était donc remis en question, et le but pouvait paraître plus éloigné que jamais.

A Constantinople, les intrigues reprirent de plus belle, chaque ambassade soutenant par de savantes manœuvres les projets de ses nationaux. Pendant plusieurs années, la partie resta indécise entre les diplomaties. Cependant, l’influence allemande grandissait sans cesse à, Yildiz-Kiosk : elle finit par l’emporter. En 1899, le docteur Siemens, président du Conseil d’administration des Chemins de fer d’Anatolie, reçut en principe la concession d’une voie ferrée de Konia jusqu’au golfe Persique. Des influences extérieures déterminèrent ce choix. La Russie redoutait surtout le tracé du Nord. Ayant depuis longtemps jeté son dévolu sur Erzéroum, elle ne pouvait voir que d’un mauvais œil le projet d’une ligne allemande permettant la concentration rapide des forces ottomanes en Arménie. Pour écarter ce péril, l’ambassadeur du Tsar, M. Zinovief, usa d’intimidation. Au mois d’avril 1900, il réclama à la Porte le paiement immédiat des annuités en retard de l’indemnité de guerre établie par le traité de Berlin, soit environ 57 millions de francs. Et il ne consentit à retirer sa demande qu’au reçu d’un iradé impérial reconnaissant aux Russes un droit de préférence « pour la construction et l’exploitation de toutes voies de communication dans le bassin de la Mer-Noire, aux mêmes conditions que celles du chemin de fer de Bagdad et sous réserve des concessions déjà accordées dans cette région. »

La route du Nord se trouvant ainsi barrée, et le passage au Centre paraissant impraticable, les ingénieurs allemands devaient adopter le tracé du Sud. C’est celui qui figure dans la convention « relative à l’extension des lignes d’Anatolie jusqu’au golfe Persique » intervenue entre Zéhni-Pacha, ministre du Commerce et des Travaux publics, au nom (du gouvernement ottoman, M. Arthur Gwinner, au nom de la Deutsche Bank, et MM. Zander et Huguenin, au nom de la Société d’Anatolie. Du coup, l’Allemagne avait partie gagnée. Signé définitivement le 5 mars 1903, ce document capital reste encore aujourd’hui la charte de l’entreprise. L’ensemble de ses clauses fournit une mesure des chances de succès de l’affaire de Bagdad.

A première vue, la Convention de 1903 paraît très avantageuse pour les concessionnaires. La Société d’Anatolie obtient une prolongation de concession pour le réseau déjà exploité ; elle exploitera les lignes de Haïdar-Pacha-Angora et d’Eski-Chéhir-Konia pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, c’est-à-dire jusqu’au terme lointain consenti pour le nouveau réseau. La ligne principale a son origine au cœur même de l’Asie turque, à Konia, en liaison déjà avec Smyrne et Constantinople. Après une vaste courbe vers Erégli, elle traverse le Taurus cilicien, dessert Adana, remonte la vallée du Djihoun, se dirige vers l’Est, atteint l’Euphrate à quelques kilomètres au Sud de Biredjik, puis, le fleuve franchi, court vers le Nord-Est par Harran et Nissibine, gagne Mossoul et descend la vallée du Tigre jusqu’à Bagdad. Elle traverse alors de nouveau l’Euphrate, passe à Kerbéla, Nedjef et Zobéir, et vient aboutir à Bassora sur le Chatt-el-Arab. Cette longue artère forme l’axe d’un réseau qui la rattache à de nombreux centres de production ; des embranchemens desservent Castabol, Alep, Ourfa, Mardin, et relient Zobéir à un point à déterminer sur le golfe Persique. En absence d’indications officielles et de cartes exactes, ce parcours peut être évalué à 2 300 kilomètres. Avec les embranchemens, le développement total du réseau atteindrait 3 000 kilomètres. La distance par voie ferrée de Constantinople au golfe Persique serait à peu près celle de Paris à Constantinople : elle dépasserait légèrement 3 050 kilomètres.

Pour construire une pareille ligne, même à voie unique, il faut des capitaux énormes que le trafic ne suffira pas, de longtemps, à rémunérer. Mais la concession prévoit une large garantie d’intérêt : 12 000 francs par kilomètre et par an pour l’intérêt et l’amortissement du capital de construction, et 4 500 francs pour frais d’exploitation. La Compagnie recevra donc au total 16 500 francs de garantie kilométrique. Les recettes serviront, avant tout partage, à couvrir les 4 500 francs de dépenses d’exploitation ; quant à l’annuité de 12 000 francs, « il est absolument convenu qu’elle sera prise sur des affectations spéciales à déterminer d’un commun accord entre le gouvernement et la Société, » Et la mise à exécution de l’entreprise reste subordonnée à l’accomplissement des formalités relatives à ces affectations.

Aucun délai n’est imposé pour l’achèvement des travaux. La ligne, à voie normale, doit permettre la circulation de trains express marchant à la vitesse moyenne de 75 kilomètres à l’heure. Il faut donc éviter les rampes trop fortes et les courbes de trop petit rayon. Cette sujétion majore singulièrement le prix de revient. En revanche, la Société obtient un grand nombre d’avantages accessoires fort appréciables : droit de navigation sur le Tigre, l’Euphrate et le Chatt-el-Arub ; privilège de construire et d’exploiter des ports à Bagdad, à Bassora et sur le golfe Persique ; concession éventuelle d’embranchemens se détachant du réseau pour aboutir à la Méditerranée entre le port de Mersine et celui de Tripoli de Syrie.

Il est certain que, dans son économie générale, la concession de 1903 fait à la Société d’Anatolie une situation extrêmement favorable. Mais, à côté du contrat, il faut tenir compte d’autres élémens. Deux questions capitales se posent : de quelles conditions techniques dépend l’entreprise ? Et d’autre part, comment se présente l’organisation financière ?

Le parcours n’offre de difficultés topographiques vraiment sérieuses que dans la traversée du Taurus, énorme chaîne dont le massif central dépasse 3 500 mètres. En quelques mois, le rail a été posé jusqu’à Erégli et Boulgourlou, au pied du Boulghar-Dagh. Cette première section de 200 kilomètres ne rencontrait aucun obstacle. Konia, la tête de ligne, est située sur le plateau, à 1 027 mètres, et cette altitude se maintient jusqu’au terminus provisoire, la station de Boulgourlou.

Là commence la seconde section, celle qui doit aborder le redoutable massif du Taurus. Les études, activement poussées durant l’été de 1906, sont à l’heure actuelle achevées. Contrairement à une opinion très répandue, la ligne n’empruntera pas le défilé de Gülek-Boghaz, les célèbres Portes de Cilicie, route classique des invasions, d’Alexandre et des Croisés. Si les Pylæ ciliciæ, avec leur altitude modeste de 1 160 mètres, ouvrent un passage facile aux caravanes de chameaux et même aux véhicules des touristes, les pentes vertigineuses du versant méridional rendent la descente impraticable pour les locomotives. Les masses montagneuses s’abaissent brusquement au niveau de la mer sur l’étroite bande côtière qu’arrose le Tarsous, l’ancien Cydnus, dans les eaux duquel Frédéric Barberousse trouva la mort. Le tracé définitif remonte au Nord-Est le long de la chaîne ; il décrit une vaste courbe et perce la muraille par un tunnel en arc de cercle, de dix à douze kilomètres de long. Soigneusement relevé par des spécialistes qui ont fait leurs preuves au percement du Simplon, ce tunnel débouche dans la haute vallée du Korkun, affluent du Seïhoun, dont les gradins s’étagent en pente douce jusqu’à la plaine d’Adana. Cette section, avec ses nombreux ouvrages d’art, coûtera évidemment fort cher. Mais les ingénieurs sont prêts, et les travaux peuvent commencer dès le printemps.

Pour la suite du parcours, les études, encore sommaires, manquent de précision. Après Adana, la ligne quitte la riante région méditerranéenne, s’engage dans la zone montagneuse du Gjaur-Dagb, franchit l’Euphrate, court à travers les steppes arides de la haute Mésopotamie et continue le long des pentes des monts de Mardin, habités par des Kurdes, jusqu’à Mossoul, sur le Tigre, en face des ruines grandioses de Ninive. Quatre cents kilomètres séparent Mossoul de Bagdad ; la région, bordée de déserts et médiocrement peuplée, n’est pas sûre. De Bagdad, la voie incline au Sud-Ouest et traverse une seconde fois l’Euphrate pour toucher les villes saintes des musulmans chiites, Kerbéla et Nedjef, fières du tombeau d’Ali, gendre du Prophète. Puis, évitant les marécages de l’Irak-Arabi, elle suit la courbe du fleuve et par Zobéir gagne Bassora sur le Chatt-el-Arab. Mais, avec son port insignifiant, « la Venise arabe » ne peut pas servir de terminus à un railway de cette importance. On a donc songé à Koweït, dont la baie vaste, profonde et bien abritée, forme incontestablement le meilleur port du golfe Persique. Mais l’Angleterre, qui protège le cheikh de Koweït, a soulevé un incident diplomatique qui a fait renoncer à ce choix, du moins pour le moment. On a parlé aussi de Fao, sur le Delta du Chatt-el-Arab, et de Mohammérah sur le Karoun ; ce sont là des pis aller qui n’ont rien de définitif. En somme, la question du terminus reste provisoirement en suspens.

Elle ne présente d’ailleurs qu’un intérêt lointain. La Compagnie a dû en effet s’interdire par une clause formelle de faire fonctionner l’exploitation entre Bassora et Bagdad avant l’achèvement de la ligne principale. Les Turcs évitent ainsi qu’une entente n’intervienne au sujet du golfe Persique entre l’Allemagne et l’Angleterre avant qu’ils puissent eux-mêmes envoyer par terre des troupes dans cette direction. Or, dans les conditions où se présente l’entreprise, il ne semble pas que les locomotives puissent atteindre Bagdad avant de nombreuses années.

Comment évaluer le prix de revient des trois mille kilomètres du réseau ? Sans entrer dans le détail, on peut procéder par comparaison et chercher un élément d’appréciation dans les dépenses analogues des lignes en service. Les calculs de M. Rey, directeur de la Compagnie Jonction-Salonique-Constantinople, font ressortir le coût moyen du kilomètre construit et exploité en Turquie à 189 110 francs. Cette somme comprend : les achats de terrain, la construction, les installations de toute nature, le matériel fixe ou roulant, les intérêts intercalaires, etc. C’est, en un mot, le capital qui a été nécessaire pour mettre en exploitation un kilomètre de chemin de fer. Pour la ligne de Bagdad, à voie normale de 1m,44 et avec trains à grande vitesse, nous pouvons adopter, à titre d’approximation grossière, la somme de 200 000 francs. Bien entendu, le prix de l’infrastructure variera considérablement d’une section à l’autre, mais il s’agit d’une moyenne. Appliquons-la au réseau entier. Nous obtenons une somme de 600 millions. En y joignant les frais d’émission, la création des ports sur le Tigre, l’Euphrate et le Chatt-el-Arab, les dépenses accessoires diverses, on voit que, pour achever l’œuvre, il s’agira de trouver, au bas mot, un capital de sept à huit cents millions.

S’il est difficile d’estimer, même approximativement, le coût de l’entreprise de Bagdad, il est encore plus malaisé d’en prévoir les recettes. La nouvelle ligne sera la voie la plus directe et la plus rapide d’Europe vers l’Inde. Elle détournera du canal de Suez une partie des voyageurs à destination de l’Extrême-Orient, des marchandises légères et peu encombrantes, et peut-être aussi, quelque jour, la malle des Indes. De Londres à Bombay, par Brindisi et la Mer-Rouge, on met au moins quatorze jours. Par Vienne, Constantinople, Bagdad et Koweït, il n’en faudra que dix. Economie de temps, compensée par un surcroît de fatigue. On sait du reste que le transport des voyageurs ne laisse jamais que des bénéfices minimes.

Peut-on compter sur un transit de marchandises d’Europe vers la Perse ou les Indes, et réciproquement ? La grande route commerciale est avant tout la mer. La concurrence des lignes de navigation l’emportera toujours sur une voie mixte qui exige un transport coûteux par chemin de fer, avec deux transbordemens, sans autre avantage qu’un gain de temps dérisoire. Une artère aussi étendue que le railway de Bagdad ne peut vivre que du trafic local. C’est le sol des pays traversés qui doit lui fournir son aliment. Or, dans presque toute sa longueur, la ligne parcourt des régions jadis prospères, mais aujourd’hui ruinées, de sorte que son avenir dépend au premier chef de la mise en va- leur de contrées déchues. Dans quelle mesure, en combien d’années, au prix de quels sacrifices, cette œuvre de régénération pourra-t-elle aboutir ? Sur ce point capital, les avis sont très partagés. Une récente enquête sur place nous a fourni quelques élémens d’appréciation.

Les Turcs nourrissent de grandes espérances. Le 25 octobre 1904, en inaugurant le tronçon Konia-Erégli, le représentant du Sultan, Turkhan Pacha, célébrait l’entreprise en termes enthousiastes : « Cette ligne traversera de vastes vilayets dont le sol est des plus fertiles, réunira deux mers et étendra, comme un arbre robuste, ses ramifications dans toutes les directions. Les régions situées sur son parcours verront leur commerce et leur prospérité ainsi que le bonheur et le bien-être des populations s’accroître et se développer. De nouveaux centres de civilisation et de richesse surgiront et de tous côtés on verra se créer des localités prospères. »

L’opinion répandue en Allemagne n’est pas moins optimiste. L’Assyrie et la Chaldée, sièges, il y a cinq et six mille ans, des civilisations les plus brillantes, retrouveront, au contact du progrès moderne, leur splendeur d’autrefois. Là ont fourmillé les hommes, les sociétés, les idées. De rares oasis l’attestent, le sol n’a rien perdu des qualités naturelles qui firent dans l’antiquité la fortune de ses habitans. Des colons européens, actifs et bien outillés, obtiendront en Mésopotamie les récoltes d’une Terre promise : le blé en abondance, le coton, les fruits ; ils trouveront sur place la houille et le pétrole : séduisante perspective, bien faite pour frapper l’imagination populaire.

Ces espérances, il faut le reconnaître, ne sont pas dépourvues de tout fondement. Elles reposent sur les premiers symptômes de rénovation économique observés dans la zone de pénétration des lignes existantes. Dans tous les vilayets traversés par des voies ferrées, le produit de la dîme augmente : preuve certaine, dans un pays essentiellement agricole, d’une augmentation du rendement de la terre. Certes, les procédés de culture et d’exploitation sont restés des plus rudimentaires. On voit encore, dans la plaine de Caramanie, les lourds paysans turcs labourant leurs champs avec une pointe de l’er fixée au bout d’un pieu ou même avec un simple soc de bois. Pour les transports, il se servent des « ganlis » de l’antiquité, grossiers chariots à deux roues massives, traînés par des bœufs, et dont le grincement perpétuel fait le désespoir des oreilles trop fines. Mais déjà, dans les gares, on aperçoit des instrumens agricoles perfectionnés : charrues, herses, moissonneuses... La Société d’Anatolie les cède à prix réduit aux agriculteurs qui peu à peu apprennent à s’en servir. Dans la seule province d’Adana, en 1904, l’importation des machines agricoles a atteint près de deux millions de francs : dans cette province, en cinq ans, le commerce a doublé. A Eski-Chéhir, les étrangers, venus pour la construction du chemin de fer, ont introduit la pomme de terre dont la culture a pris une extension remarquable. Le gouvernement fait tous ses efforts pour l’encourager dans la plaine de Konia. Quoique petit, le tubercule est exquis et de cuisson facile. En 1906, on estimait que la superficie des terrains ensemencés était de 50 pour 100 supérieure à celle de l’été précédent.

Chaque année, le vilayet de Konia dirige sur Smyrne des quantités croissantes de céréales. A la gare d’Afioun-Karahissar, les expéditions ont augmenté, en dix ans, dans la proportion de un à vingt. Lhicore faut-il noter que les lignes de Smyrne-Cassaba et d’Anatolie, qui passent toutes deux à Karahissar, ne sont pas soudées. La voie de raccordement existe, mais un rail, soigneusement enlevé, empêche la jonction. C’est la Société d’Anatolie qui s’y oppose. Concessionnaire du port excellent mais peu fréquenté de Haïdar-Pacha, elle attire à Constantinople des marchandises qu’un courant naturel amènerait à Smyrne. Le parcours est ainsi allongé d’une cinquantaine de kilomètres et vient aboutir à la Marmara, mer fermée soumise à des droits de phare exorbitans. Aussi transborde-t-on nombre de sacs à Karahissar, qui vont s’embarquer sur les quais de Smyrne. D’autre part, les files de chameaux porteurs traversent encore de leur pas indolent les gorges du Taurus pour descendre sur Adalia, Mersine ou Sélefké. La vallonée, l’orge, (le blé, vendus jadis sur place à vil prix, ou grevés d’un transport ruineux, trouvent aujourd’hui des marchés rémunérateurs. Aussi, la culture devenant profitable, la population augmente. Faute de recensemens méthodiques, on ne peut risquer que des approximations, mais celles que nous avons recueillies dans un certain nombre de villes reposent sur des données sérieuses. Sans parler de Smyrne, qui a passé de 200 000 à .320 000 âmes, — avec un commerce de près de 300 millions, — voici Alachehr, « la petite Athènes, » qui, malgré tous ses malheurs, compte 25 000 habitans au lieu de 15 000 ; Afioun-Karahissar, 35 000 au lieu de 20 000 ; Konia, 55 000 ou 60 000[2] au lieu de 45 000.

Cet afflux de population apporte à l’industrie extractive les bras qui lui manquaient. On cite un grand nombre de permis d’exploitation de mines aux environs de Konia : manganèse, chrome, zinc, cuivre et plomb argentifères, mercure. Et les demandes d’autorisation ne manqueront pas de se multiplier le jour où les puissances auront obtenu la re vision de la loi minière, une des moins libérales de la législation ottomane. Le sol de l’Asie Mineure renferme des richesses inappréciables, destinées, tôt ou tard, à circuler sur ses chemins de fer.

Mais il faut bien dire que le tracé de la future ligne de Bagdad n’est pas, à beaucoup près, celui qui assurera la mise en valeur des contrées les plus favorisées. En passant au Nord, par Amasia-Sivas-Diarbékir, ou par Angora-Sivas-Diarbékir, on traverserait une région qui, avec le bassin houiller d’Héraclée, avec ses ressources en fer, nickel et cuivre, constituerait un district industriel de premier ordre. Viennent ensuite les vilayets de Si vas, de Mamouret-ul-Aziz, de Diarbékir, privilégiés à tous égards, arrosés par des eaux abondantes, jouissant d’un climat tempéré dû à la grande différence d’altitude avec les monts voisins de l’Euphrate. Un embranchement le long de la chaussée de Sivas à Samsoun servirait de relais sur la mer. C’est la route que prennent déjà les fruits de Tokat et d’Amasia, poires, pêches, prunes et abricots, réputés à Constantinople. Voici Eghine la verte et Malatia la fleurie, qui cultivent le mûrier, la vigne, le riz, le tabac, la garance. La vallée de l’Euphrate Oriental leur envoie ses cuirs, ses fourrures et ses soieries. Les populations, agricoles ou industrielles, ont été très riches ; elles forment encore un peuple de commerçans.

Que trouvons-nous au contraire dans le tracé du Sud, qui a prévalu ? D’abord, les vilayets d’Adana et d’Alep, dont le sol, d’une fertilité extrême, présente les produits les plus variés des pays chauds ou tempérés. Mais bientôt, il faut quitter les enchantemens de la zone côtière. La haute Mésopotamie, avec ses maigres pâturages, élève de nombreux troupeaux qui viennent passer l’Euphrate à Biredjik pour se diriger sur les grandes villes ou les ports de la Syrie. Les habitans, Arabes récemment enlevés à la vie nomade, médiocres agriculteurs, ont peu de besoins et ne font pas de commerce.

Plus loin, à partir de Mossoul, les tracés se confondent. On entre alors dans la Mésopotamie proprement dite, qui n’offre plus, à des centaines de lieues à la ronde, ni habitations, ni végétation. Il y avait là, jadis, un système complet de canaux fertilisans dont on voit encore aujourd’hui de larges tronçons[3]. Le Tigre et l’Euphrate étaient endigués, et comme le Nil d’Egypte, ils fécondaient le pays par des inondations périodiques. A côté de ces vastes plaines, les luxuriantes forêts de l’actuel Kurdistan ralentissaient la fonte des neiges et régularisaient le régime des eaux. Des déboisemens millénaires ont tout détruit. Sur la roche nue, la neige glisse aux premiers rayons du soleil ; elle forme les crues torrentielles qui ont enlevé les digues et comblé les canaux. Dès lors, c’en est fait de la culture. La pluie est trop rare pour que la terre produise sans irrigation. La sécheresse devient un fléau, la récolte manque ; l’indigène, épuisé de privations, accablé par la tyrannie, émigré ou meurt : le sable règne en maître sur les ruines de Nimroud et d’Assour.

Pour ramener la vie dans ce désert, il faudrait reconstituer la situation que l’imprévoyance des peuples et l’incurie administrative ont abolie depuis si longtemps : reboiser, relever les digues, déblayer les canaux, assurer aux cultivateurs l’ordre] et la sécurité. « Le pays ne saurait être mis en valeur, ce qui est de toute nécessité pour qu’un chemin de fer soit utile et puisse subsister, sans le rétablissement préalable des digues et des canaux du Tigre et de l’Euphrate... Sans cette première amélioration, en tout cas indispensable, le trafic du chemin de fer périclitera, faute d’être alimenté... De faibles efforts suffiront à développer des richesses naturelles jusqu’ici inexploitées[4]. » Ainsi s’exprimait déjà, il y a une douzaine d’années, le consciencieux Vital Cuinet. Et l’illustre ingénieur anglais, sir William Willcocks, ancien directeur des réservoirs du Nil, conseille à la Compagnie concessionnaire de mener de pair le railway et l’irrigation. Il demande 500 millions pour mettre en plein rapport une superficie de 1 100 000 hectares d’un revenu énorme. L’attribution de la moitié des terrains incultes qu’on traverse en amont et en aval de Bagdad, suffirait largement, dit-il, sans aucune autre garantie, pour assurer une plantureuse rémunération à tout le capital engagé dans la double entreprise.

Ici encore, on le voit, nous sommes en présence d’espoirs grandioses, plus proches du rêve que de la réalité. Le pays est presque entièrement dépeuplé ; l’Arabe nomade et le Kurde pillard s’y donnent seuls rendez-vous. Pour organiser l’exploitation, il faudra faire appel à la main-d’œuvre européenne. Les publicistes allemands y ont songé. Depuis longtemps, ils préconisent l’envoi de colons par milliers en Anatolie d’abord et de là en Mésopotamie. Ils invoquent l’exemple des émigrans souabes de Palestine, les « templiers, » qui, depuis 1868, se sont établis par petits groupes dans les ports de Kaïffa et de Jaffa. Grâce à la ténacité germanique, leurs établissemens sont aujourd’hui en pleine prospérité. Ils s’occupent de culture maraîchère, des fruits, des abeilles, de la fabrication du vin. Toute la contrée environnante a largement progressé. Et l’empereur Guillaume, au cours de son voyage en Terre Sainte, a pu célébrer le succès de la colonisation allemande.

Mais il semble bien que le cas des << templiers » soit une exception. En Anatolie et surtout en Mésopotamie, la colonisation rencontre des difficultés plus grandes qu’en Palestine. Le Turc regarde ces contrées comme son dernier asile, sa suprême réserve. Les musulmans d’Europe, les Turkmènes, les Tcherkesses du Caucase, viennent y abriter les traditions de l’esprit islamique. Partout on rencontre leur pittoresque costume, tunique avec cartouchières brodées sur la poitrine et bonnet d’astrakan. Comment admettre que ce peuple de croyans fanatiques tolère l’intrusion des « ghiaours » dans son domaine ? En butte à l’hostilité des indigènes, aux tracasseries de l’administration, aux mille complications du régime de la propriété foncière, l’Européen fixé en Babylonie ne laisserait pas que d’avoir peine à s’acclimater. Presque partout, la fièvre ou des chaleurs excessives, ce qui semble indiquer que le climat, à la longue, a bien pu se modifier. A cet état de choses, les grands déboisemens ne sont sans doute pas étrangers. Or, n’est-il pas évident que s’il faut, pour y porter remède, des sommes énormes, il faudra peut-être aussi des siècles d’efforts persévérans ?

Que reste-t-il alors, pour la ligne de Bagdad, des prévisions fondées sur la renaissance économique du pays ? L’adoption du tracé du Sud ajourne les résultats à des échéances lointaines, que la prudence interdit de trop escompter. Pour organiser financièrement l’entreprise, il faudra prévoir une recette kilométrique pendant longtemps médiocre, très inférieure aux 12 000 francs de Haïdar-Pacha-Angora, aux 7 000 francs d’Eski-Chéhir-Konia, et même aux 5 000 francs de Cassaba-Prolongement[5]. La première section du Bagdad rend environ 1 600 francs, et sans doute elle se termine en cul-de-sac et n’a pas encore son débouché sur la mer. Mais la distance est longue du golfe d’Alexandrette au golfe Persique, et les recettes viendront lentement. Bien des années passeront avant que l’affaire donne les bénéfices qu’envisagent ses promoteurs. Il sera donc sage de compter sur une faible moyenne, et de faire gager solidement la garantie kilométrique, dernier refuge des capitaux en mal d’intérêt.

Cette question de la garantie d’intérêt menace d’être la pierre d’achoppement de l’affaire de Bagdad. Les capitaux qui s’engagent dans des entreprises de chemins de fer en Turquie ne se contentent pas d’une promesse de rémunération stipulée par le gouvernement : ils exigent des sûretés réelles. Or, les finances de l’Empire, singulièrement obérées, ne permettent pas de fournir sans cesse de nouveaux gages.

Pour la première section Konia-Boulgonrlou, la Compagnie concessionnaire a obtenu des garanties suffisantes : d’une part, l’annuité de 4 500 francs pour dépenses d’exploitation est couverte par l’excédent des revenus affectés à la garantie kilométrique des chemins de fer d’Anatolie ; d’autre part, la Porte a contracté un emprunt de 54 millions à 4 pour 100, pour gager l’annuité de 12 000 francs qui assure le paiement des intérêts et l’amortissement du capital de construction. Grâce à cette combinaison, la Deutsche Bank a pu constituer à Berlin, Vienne et Paris, le capital du tronçon déjà exploité d’Erégli-Boulgourlou.

Il s’agit maintenant d’aborder la section, infiniment plus coûteuse, qui doit franchir le Taurus et gagner Adana. Nous avons dit que les ingénieurs de la construction n’attendent qu’un ordre pour attaquer les travaux. Mais c’est l’argent qui laisse à désirer. La garantie, d’après un accord de 1904, serait gagée par des ressources à provenir de la majoration douanière. On. sait qu’il est question, depuis près d’un an, d’élever de 8 à 11 pour 100 les droits de douane ad valorem sur les marchandises étrangères importées dans l’empire ottoman. Cette surtaxe a pour but déclaré de permettre l’accomplissement des réformes en Macédoine. On espère équilibrer ainsi le budget des trois vilayets rouméliotes et rendre disponibles les excédens de revenus anciens concédés à la Dette, qui seraient affectés à la garantie d’intérêt du chemin de fer de Bagdad. Ce serait le moyen de gager, outre la section Boulgourlou-Adana, une notable fraction du réseau. Mais les tarifs douaniers de la Turquie résultent de « capitulations, » et l’assentiment des puissances est indispensable à leur relèvement. Le Sultan a bien essayé, en 1902, de brusquer la réforme en décidant, seul, d’appliquer une augmentation des droits : aussitôt les protestations de l’Angleterre et de la Russie firent rapporter cette mesure. Il a donc fallu se résoudre à une entente préalable avec les puissances qui n’y mettent pas toutes la même bonne volonté. Des négociations laborieuses se poursuivent à Constantinople, avec des péripéties diverses.

Les ambassades énumèrent sans hâte les conditions posées par leurs gouvernemens respectifs : révision de lois contraires aux intérêts du commerce européen, loi sur les mines, les analyses en douane, les marques de fabrique, l’emmagasinage du pétrole ; sûretés demandées à la Porte (garantissant que le produit de la surtaxe ira combler le déficit budgétaire des vilayets de Salonique, Kossovo et Monastir ; engagement de ne pas frapper les opérations douanières de nouvelles taxes sous la forme de droit de timbre ou de toute autre manière. Enfin, à côté de ces conditions d’ordre général, certains États subordonnent leur acceptation à des avantages particuliers. Ainsi la Grande-Bretagne a obtenu le prolongement, toujours refusé depuis dix ans, de la ligne d’Aïdin jusqu’aux lacs de Bourdour et d’Egherdir, dans une région naturellement riche, mais dépourvue de débouchés. Cette concession a mécontenté les Allemands, qui affectent d’y voir une concurrence à leurs lignes d’Anatolie. A plusieurs reprises, la Deutsche Bank avait voulu profiter des embarras de la Compagnie anglaise pour l’absorber par voie de rachat : elle n’avait pas réussi. Depuis, le réseau d’Aïdin a prospéré. Son extension dans une contrée déjà tributaire de ses rails ne porte aucun préjudice à la ligne de Konia. Mais cet épisode montre les rivalités qui se donnent carrière autour du relèvement des droits de douane et qui retardent la solution. Il semble cependant qu’on soit près d’aboutir. Nul doute, du reste, qu’au besoin la Porte saurait user une fois de plus d’expédient pour gager la seconde section du réseau de Bagdad. Mais qui fournira le capital nécessaire à la construction de ces 200 kilomètres ?

Dès 1899, les représentans de la Deutsche Bank, des Chemins de fer d’Anatolie, de la Banque Ottomane, de la Compagnie de Smyrne-Cassaba, réunis à Berlin, décidèrent que la « Société impériale Ottomane du chemin de fer de Bagdad » resterait distincte de la Société d’Anatolie. Français et Allemands convinrent en outre que les deux pays auraient parts égales dans l’apport des capitaux et dans la direction de l’entreprise. Après la concession définitive, l’entente fut précisée par deux conventions. La première répartissait le capital à raison d’un quart aux Allemands, aux Français et aux Anglais, le dernier quart à la Société d’Anatolie et à divers participans. La proportion ainsi établie entre les groupes financiers devait se retrouver dans le conseil d’administration. Mais lorsque la Société de Bagdad se constitua, elle prit une apparence exclusivement allemande. Mécontens, les Anglais se retirèrent et leur départ fit tomber l’accord.

Un nouveau condominium se forma entre les lignes françaises et allemandes. Le capital serait fourni deux cinquièmes par les Français, autant par les Allemands, et le reste par divers syndicats. Le Conseil d’administration comprendrait onze Allemands, onze Français, et deux représentans des autres groupes. Six administrateurs, trois de chaque nationalité, formeraient un Comité de direction, siégeant à Constantinople, avec présidence alternativement française et allemande. Cet arrangement obtint l’adhésion des parties intéressées.

Cependant l’égalité d’influence était plus apparente que réelle. Si l’appoint venait de l’Italie, de l’Autriche ou de la Russie, la parité n’existait plus en fait. Or, la presse russe menait une campagne d’opposition des plus vives ; loin de réclamer la moindre participation, elle s’indignait de la coopération de la France à l’entreprise.

Interpellé à la Chambre, le 24 mars 1902, M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, avait défini en ces termes les conditions de notre concours : « Si une solution était trouvée, en vertu de laquelle la Société d’Anatolie, concessionnaire de la ligne de Bagdad,... céderait le pas à une Société définitive, où l’élément russe aurait pleine faculté d’entrer et où l’élément français aurait, dans la construction, dans l’exploitation et dans la direction de l’entreprise, une part absolument égale à celle de l’élément étranger le plus favorisé, je demande à la Chambre s’il n’y aurait pas lieu de se féliciter de cette participation. » Et le ministre ajoutait : « C’est la solution qui se poursuit actuellement. »

Mais lorsque les circonstances parurent favorables pour lancer un appel au crédit, le gouvernement jugea que les conditions qu’il exigeait n’étaient pas suffisamment remplies. L’Allemagne conservait dans l’affaire une légère prépondérance. Bien que l’accord lut absolument privé et dépourvu de sanction officielle, nous ne pouvions pas y souscrire. Aussi l’émission publique n’eut-elle pas lieu. Le premier tronçon du Bagdad a été construit, comme les lignes d’Anatolie, avec l’aide de capitaux français. Mais ce sont des maisons de Paris, en relations d’affaires avec la Deutsche Bank, qui ont apporté les fonds aux entrepreneurs allemands.

Cependant les accords, autrefois conclus entre la Deutsche Bank et les syndicats français concessionnaires de chemins de fer en Turquie, subsistent toujours en principe. Après échange de vues entre financiers à Paris et à Berlin, il paraît que les Allemands se sont assuré l’appui des capitaux français pour la construction de la seconde section qu’ils ont hâte d’aborder et qui présente en effet un intérêt essentiel. Arrêtée en deçà du Taurus la ligne reste en l’air, privée de trafic comme de débouchés, tandis que le tronçon Boulgourlou-Adana doit la mettre en communication avec la mer. Sans doute, le tracé ne touche en aucun point le golfe d’Alexandrette, mais la jonction peut se faire par un simple raccordement avec la voie ferrée d’Adana-Tarsous-Mersine.

Cette petite ligne de 67 kilomètres, construite par une Compagnie franco-anglaise, devait constituer l’amorce d’une longue artère remontant jusqu’à la Mer-Noire. Pendant vingt ans, la Société demanda à s’étendre vers l’intérieur. Mais ses efforts se heurtèrent à l’opposition invariable des Allemands. Un jour pourtant, elle put se croire près du succès, le ministre de la Guerre ayant donné un avis favorable au prolongement de la voie jusqu’à Diarbékir, pour des raisons stratégiques de haute importance. Diarbékir est en effet la clef de l’Asie Antérieure. De là une armée peut rayonner dans tous les sens, menacer la Perse par les routes de caravanes du Kurdistan, soutenir Erzéroum par la vallée de l’Euphrate et marcher sur le Caucase. Mais on passa outre à ces considérations ; une fois de plus, le veto de la Société d’Anatolie arrêta tout. Bientôt la concession de Bagdad vint ruiner les espérances de la Compagnie. Non seulement elle perdait toute perspective d’extension, mais elle pouvait s’attendre à mourir d’inanition, la nouvelle voie devant drainer tout le transit de l’arrière-pays d’Adana qui alimentait son trafic.

Restait une dernière chance, le rattachement au réseau de Bagdad. Aux mains des Allemands, le tronçon d’Adana prenait une valeur énorme ; il leur ouvrait un débouché sur la mer. Mersine, la ville des myrtes, avec sa rade vaste et sûre, quoique peu profonde, pouvait suppléer Alexandrette comme aboutissement méditerranéen. Les produits de l’Osroène, de la Cilicie, de la Caramanie, au lieu de faire le grand tour par Eski-Chéhir et Constantinople, viendraient s’écouler par Adana-Mersine. Or les actions de la ligue étaient tombées, de chute en chute, à un prix dérisoire. La Deutsche Bank en racheta la grande majorité et devint ainsi maîtresse de l’affaire, en attendant le transfert de la concession au nom de la Société de Bagdad et l’autorisation de raccorder les deux lignes.

En somme, la construction très prochaine de la section Boulgourlou-Adana, va mettre en liaison les rives du Bosphore avec le littoral syrien. Un courant économique résultera de la jonction de ces deux débouchés. Les Allemands se tiennent prêts à en tirer parti. Depuis plusieurs années, ils concentrent leur activité dans la région d’Adana. Cette plaine fertile se prête admirablement à la production du coton. Pour la développer, la Deutsche Bank et la Deutsche Levante Linie ont fondé la Société cotonnière allemande du Levant, qui donne toutes sortes de facilités aux agriculteurs cultivant le cotonnier. Elle leur fait des avances à des taux d’intérêt très bas ; elle achète à terme, aux prix les plus élevés, et paie comptant ; elle cède à des conditions très avantageuses la graine de choix qu’elle importe d’Amérique.

Sous cette impulsion vigoureuse, la récolte du textile augmente et sa qualité s’améliore. Les cotons achetés vont à Hambourg dans les ateliers d’une grande filature allemande qui a établi à Adana des fabriques de presses à coton et des machines à décortiquer perfectionnées[6]. La province est parcourue par de nombreuses personnalités allemandes : ingénieurs, négocians, industriels. Les initiatives se multiplient et frayent hardiment la voie, jusqu’au jour où l’arrivée des locomotives donnera tout leur essor aux exploitations.

Impatiemment réclamé au-delà du Taurus, le chemin de fer allemand coupera en diagonale la péninsule anatolique. De Haïdar-Pacha à Mersine, à travers le plateau, il formera une artère indépendante, se suffisant à elle-même. Son achèvement marquera une étape décisive, suivie sans doute d’un temps d’arrêt. Plus loin, c’est une œuvre nouvelle qu’il s’agit d’entreprendre : l’ambition allemande devra réaliser les vieux projets de l’Angleterre. Bien des obstacles, du fait des hommes plus que de la nature, s’opposent au nouveau bond qui porterait la ligne, non plus du Bosphore, mais de la Méditerranée au golfe Persique. Les grands wagons de luxe qui attendent, au dépôt d’Eski-Chéhir, la mise en circulation des trains rapides, portent déjà en caractères énormes le nom de Bagdad. L’étiquette pourra rester encore longtemps mensongère. Tant de compétitions hostiles guettent dans la vallée de l’Euphrate la poussée allemande vers l’Orient.

Une redoutable partie va se jouer entre les puissances européennes dans l’Orient musulman, sur ce vaste échiquier qui comprend la Turquie d’Asie, l’Arabie, l’Egypte et la Perse. Tandis que la Russie, l’Angleterre et même la France ont dès longtemps pris position, un nouveau concurrent, l’Allemagne, se présente et, dernier venu, affirme la prétention de supplanter tous ses rivaux.

Depuis plusieurs années déjà, le Drang nach Osten, — la poussée allemande vers l’Est, — ne s’arrête plus à Salonique, ni même à Constantinople. Au Congrès de Berlin, le prince de Bismarck avait chargé l’Autriche d’infiltrer le germanisme à travers les Balkans. L’Allemagne de Guillaume II va plus loin. Sûre de sa force, puissamment outillée pour la production, elle a pris un essor qui rend chaque jour plus impérieux son besoin d’expansion. Il faut à son industrie des matières premières à bon compte, des débouchés à son commerce, un exutoire au trop-plein de sa population. Protectrice et amie du Sultan, toujours disposée à lui offrir l’appui de sa diplomatie, elle ne demande en paiement que des fournitures et des commandes. L’Empereur ne croit pas déroger en préparant lui-même des marchés. Il est allé à Constantinople pour affermir son crédit auprès d’Abdul-Hamid : il a gagné la clientèle d’un peuple sans activité économique et sans industrie. Toutes les concessions vont aux Allemands, qu’il s’agisse du port de commerce de Haïdar-Pacha, du chemin de fer de Bagdad, qui mobilisera près d’un milliard, ou, tout récemment, du grand pont de Karakeüy qui réunit Stamboul à Galata, sur la Corne d’Or.

Sous la puissante égide du Kaiser voyageur, le Drang a franchi le Bosphore, pénétré l’Asie Mineure, atteint le Taurus. Aujourd’hui il s’apprête à descendre dans les vallées du Tigre et de l’Euphrate, vers ce golfe Persique où les navires de la « Hamburg-Amerika Linie » viennent, depuis quelques mois, montrer les couleurs allemandes. Semées le long de la ligne de Bagdad, des colonies d’exploitation et de peuplement fourniront au pays entre les fleuves la main-d’œuvre qui lui manque ; la ténacité allemande réalisera le programme des économistes : arracher la Mésopotamie au désert pour lui rendre la prospérité fabuleuse des temps du Khalifat.

Or, sur ces confins de l’Asie Mineure et de l’Asie Moyenne, nous ne sommes plus en territoire exclusivement turc. Les populations rurales, kurdes et arabes, en partie nomades, supportent mal l’autorité du Sultan. On a pu voir, en ces dernières années, le vali de Mossoul tenu en échec par quelques bandes de pillards rebelles. Cette faiblesse de la domination ottomane encourage toutes les convoitises. Depuis longtemps, les deux grandes puissances asiatiques, la Russie et l’Angleterre, visent ces vieux pays ; chacune d’elles y a tracé sa zone d’influence et de pénétration. Pour se faire une place, le Drang pangermaniste refoule les anciens rivaux, froisse leurs intérêts, contrecarre leurs plans. Ecartant l’un, évinçant l’autre, réussira-t-il à se glisser, par la vallée de l’Euphrate, jusqu’au golfe Persique, pour y rebondir vers l’Extrême Orient ? La question se pose à Londres, à Pétersbourg, à Berlin. De la réponse dépend l’avenir du chemin de fer de Bagdad.

La Russie reste, en Arménie, la voisine immédiate de l’Empire ottoman, dont elle a longtemps prétendu hériter. Détournée des Balkans par le traité de Berlin, séparée de Constantinople par de jeunes États qui répudient sa tutelle, elle a dirigé vers l’Asie les grands desseins de sa politique. Les Skobeleff ont achevé la conquête du Turkestan, tandis que les Annenkof construisaient le chemin de fer transcaspien, aujourd’hui relié à Orenbourg et aux réseaux d’Europe. D’immenses territoires, naguère improductifs, cultivent avec succès le mûrier, le cotonnier, la vigne. Mais l’Angleterre veillait sur l’Inde. Hantée par la crainte du « péril cosaque, » elle protégeait l’Afghanistan, que menaçait la Russie. La rivalité devint si aiguë qu’on put croire la guerre imminente : les deux gouvernemens s’arrangèrent à l’amiable. Il fallut ensuite tracer la frontière afghane sur le Pamir, et l’opération ne prit fin qu’en 1895. Depuis lors, les conflits ont cessé dans ces parages. Mais les gradins de l’Afghanistan, marche militaire anglaise, barrent la route des Indes. L’expansion russe a trouvé ses bornes dans l’Asie Centrale. Elle s’est reportée vers l’Extrême-Orient, dans une course audacieuse qui parut d’abord triomphale. En 1900, le Transsibérien atteignait Vladivostok, la « dominatrice de l’Est, » et les provinces mongoles passaient dans la sphère d’influence de la Russie. Elle allait capter au loin les grandes sources du commerce, détourner les anciennes routes de la Chine et des Indes. Port-Arthur lui donnait un port en eau libre sur le Pacifique : elle y trouva la guerre.

Refoulée par les victoires japonaises, paralysée par son évolution intérieure, la Russie paraît momentanément désenchantée de la politique d’expansion. Mais lorsqu’elle voudra sortir de ce recueillement, où trouvera-t-elle hors de ses frontières un champ ouvert à son activité ? Les obstacles accumulés lui laisseront peu de choix. Tout porte à croire qu’elle jettera les yeux sur cette Asie Occidentale dont elle n’a jamais paru se désintéresser.

Le traité de Berlin lui a donné un morceau d’Arménie, les territoires de Kars et Andahan, mais en lui refusant Bayazid et Erzéroum qu’elle s’était adjugées à San Stéfano. A ses projets d’agrandissement vers le golfe d’Alexandrette, l’Angleterre a répondu en obtenant Chypre des Turcs et en leur faisant faire d’Erzéroum un formidable camp retranché. C’est qu’en effet le plateau arménien est le nœud stratégique de l’Asie Occidentale. A Kars et Erivan, un corps expéditionnaire russe est merveilleusement placé pour pénétrer dans le massif de l’Euphrate, bousculer les divisions turques de Khozat et de Kharpout, et, par le vilayet d’Alep, descendre jusqu’aux rives séduisantes de la Méditerranée. Or, si l’entreprise de Bagdad réussit, la route est coupée. Le ruban de voie ferrée, propriété allemande, qui se déroule du Bosphore au golfe Persique, arrête net l’élan des Russes vers la mer libre, but constant de leur ambition. Le rêve de Pierre le Grand et de Catherine s’évanouit. De même qu’en Europe le Tsar renonce à recueillir, au nom du panslavisme, riiéritage universel de « l’homme malade, » de même en Palestine, il devra abdiquer sa prétention traditionnelle de devenir, au nom de l’orthodoxie, le maître des Lieux-Saints. Après les droits de la race, souvent admis par les Occidentaux, il cessera d’invoquer les droits de la religion, si forts en Orient ; détourné du « chemin de Byzance, » il se verra fermer le chemin de Jérusalem.

Bloquée en Asie Mineure, la Russie pourra laisser prescrire des projets qu’elle n’a, semble-t-il, aucune hâte de reprendre. Mais si ses occupations sur d’autres théâtres la détournent temporairement, du moins ne voudra-t-elle pas livrer l’accès de ses possessions. Or, le chemin de fer de Bagdad la menace jusque chez elle, dans ses riches provinces de Transcaucasie. Déjà elle a pu faire écarter les tracés du Nord et du Centre, qui visaient directement sa frontière. Mais la ligne Konia-golfe Persique pourrait aussi, le cas échéant, jouer un rôle considérable. En 1877, le corps d’armée turc de Bagdad n’arriva sur les champs de bataille d’Arménie qu’après deux mois de marches forcées, ayant perdu une partie de ses effectifs, trop tard pour empêcher la chute de Kars et l’investissement d’Erzéroum. La voie ferrée abrégera notablement la distance ; en quelques jours, les rédifs du VIe corps, les célèbres « muets » de Bagdad, pourront se concentrer à Diarbékir.

Qui sait, du reste, si le tracé primitif ne va pas bénéficier d’un retour de faveur ? Nous avons reconnu sa supériorité au point de vue économique ; elle n’est pas moins évidente au point de vue militaire. Des déplacemens rapides entre le haut cours du Tigre et la vallée moyenne de l’Euphrate, de Diarbékir à Kharpout, Divrighi et Erzindzan, rachèteraient par des manœuvres foudroyantes la faiblesse numérique des Turcs. Ils ont parfaitement compris ces avantages, et rien ne dit qu’ils ne songent pas à profiter des embarras actuels de la Russie pour substituer dans la concession allemande l’ancien tracé du Centre à celui du Sud. L’augmentation des dîmes des riches vilayets de Sivas, Mamouret-ul-Aziz et Diarbékir servirait à gager la garantie d’intérêt. Ainsi Adana, ou si l’on veut Mersine, bientôt atteinte, resterait le terminus de la ligne d’Anatolie et de son prolongement.

Quel que soit le tracé qui doive finalement prévaloir, le chemin de fer de Bagdad gêne les visées politiques et met en danger la suprématie militaire de la Russie en Asie Mineure. Il aura sur sa situation économique une répercussion non moins fâcheuse. Il détournera du Transcaucasien et des navires de la mer Caspienne une partie du trafic de la Perse du Nord, débouché naturel des produits russes. Il permettra l’exploitation des pétroles de Mésopotamie au grand préjudice des gisemens du Caucase. Il fera concurrence au Transsibérien, au railway du Turkestan et à ses futurs embranchemens vers l’océan Indien, qui se heurtent à des difficultés d’exécution presque insurmontables. Mais ici l’intérêt russe n’est plus seul en cause ; l’Angleterre entre en scène et se rapproche de son compétiteur d’hier, la Russie, dans la mesure de leur hostilité commune au chemin de fer de Bagdad.

L’Angleterre a fait de ses possessions d’Asie le joyau de son empire colonial et comme le symbole de sa politique extérieure : elle doit à tout prix garder la maîtrise des voies d’accès de l’Inde. Son immense commerce, ses relations avec la vice-royauté ne souffrent ni interruption, ni retard. D’abord adversaire, puis maîtresse du Canal de Suez, elle voit que « la grande route de l’Europe aux Indes tend de plus en plus à passer par la vallée de l’Euphrate et les plateaux de l’Iran[7]. » Longtemps elle a contenu, dans les régions iraniennes, la poussée moscovite définitivement enrayée par son allié le Japon. Mais voici un autre sujet d’alarme : par la vallée de l’Euphrate, le Drang germanique avance à pas de géant, et avec lui les espoirs grandioses de la Weltpolitik. Concurrente de l’Angleterre sur tous les marchés du monde, l’Allemagne vient imposer sa prépondérance économique jusqu’au cœur de l’Asie anglaise. Ses industriels, ses commerçans, reprennent en le modernisant le « grand projet » de Bonaparte et de Paul Ier. Pacifiquement, ils vont conquérir l’Inde, au risque de frapper la métropole d’un « coup mortel. » La ligne de Bagdad détournera de Suez le trafic de la Perse méridionale, menacera le monopole anglais dans l’océan Indien, atteindra gravement l’orgueil de l’impérialisme britannique.

Mais il faut compter avec l’Angleterre. Elle occupe l’Egypte, dont le Hedjaz et l’Yémen sont une dépendance historique : l’Arabie a toujours suivi la fortune des maîtres du Nil. Or, la péninsule arabique donne la maîtrise des voies de terre et d’eau entre l’Europe et l’Inde, aussi bien du Canal de Suez et de la mer Rouge que des chemins de fer dirigés par la Mésopotamie vers le golfe Persique. Cette maîtrise est l’objectif de l’Angleterre ; de tous les côtés à la fois, elle a donc entamé l’Arabie. Au Nord, la presqu’île du Sinaï, allongée en pointe entre les golfes de Suez et d’Akaba, fait partie de l’Egypte depuis les conquêtes de Méhémet-Ali. On n’a pas oublié le récent conflit anglo-turc sur cette frontière à propos de l’oasis de Tabah[8]. La vigilance britannique a fait reculer le Sultan ; elle a fermé à son chemin de fer de Damas à la Mecque un utile débouché sur la mer. Au Sud, la pénétration dans l’Yémen a pour base le port d’Aden dont l’hinterland s’étend sans cesse par des traités passés avec les cheikhs de l’intérieur, si bien qu’on songe à construire une voie ferrée jusqu’à Sanâa. Dans l’Oman, l’émir de Mascate s’est mis sous le protectorat de la Grande-Bretagne pour échapper à notre influence. Quant aux côtes du golfe Persique, lord Curzon les a fait rentrer dans la zone d’expansion des Indes ; de cette mer presque fermée, il a voulu exclure toute concurrence pour en faire un lac anglais. Les steamers de Bombay et de Kurrachee desservent les ports persans de Bender-Abbas et de Bouchéïr pour atteindre à Bassora l’entrée de la Mésopotamie. La marine anglaise accapare la navigation du Karoun, une des portes d’entrée en Perse.

Le touriste qui remonte le Chatt-el-Arab et le Tigre ne trouve de confort que sous le pavillon britannique. Il a soin d’emporter dans sa valise un habit noir pour le séjour à Bagdad, car la cité des Khalifes a pris les mœurs anglaises. Sur la côte d’El-Hasa, les îles Bahreïn servent d’entrepôt aux importations de l’Angleterre ; l’émir de Koweït est son vassal et son agent. Avec son appui, il s’est fait céder par la Porte les seuls bons mouillages de ces régions. Il détient pour le compte de sa suzeraine tous les débouchés possibles du chemin de fer de Bagdad, de sorte que la poussée allemande risque fort de n’aboutir qu’à un cul-de-sac.

Mais il ne suffit pas à l’Angleterre de devancer le Drang à son embouchure ; elle lui prépare, sur son parcours même, un formidable obstacle. C’est l’Arabie, tout entière soulevée dans une crise de particularisme contre la domination ottomane, l’Arabie où le nationalisme se réveille[9], où l’or anglais suscite révoltes sur révoltes, où l’émir Ibn-Séoud, héritier des Wahabites et maître incontesté du Nedjd, étend son influence jusqu’aux approches de La Mecque et en Mésopotamie, où l’iman Mahmoud-Yahia tient en respect dans Sanâa les troupes épuisées du maréchal Feizi-Pacha, tandis que l’Assir et le Hedjaz, suivant l’exemple de l’Yémen, chassent les garnisons turques et s’affranchissent du joug ottoman.

Sans doute, l’Arabie est un foyer d’individualisme anarchique où chacun répète volontiers ce dicton : « Mon fusil seul est mon cheikh ; » sans doute, l’inaptitude des nomades à la discipline et à l’union contribue, plus que la force des armes, à rétablir l’autorité du Sultan. La ligne du Hedjaz, activement poussée, finira peut-être par faire le reste. Mais qu’un État d’Europe s’avise d’intervenir, et la situation change. Il ne tient qu’à l’Angleterre de détourner à son profit le mouvement d’indépendance dont elle a si ouvertement favorisé le succès. Par l’intermédiaire de cheikhs qu’elle arme et protège, elle peut substituer, sinon sa souveraineté, du moins son contrôle, à la domination si souvent nominale de la Porte dans tout le domaine de la race arabe, de la Méditerranée à la mer des Indes, de l’Arménie turque au plateau de l’Iran. Et sans entrer dans des hypothèses de politique conjecturale, les incidens de Koweit et de Tabah ont dû suggérer à l’Allemagne cette constatation de M. de Freycinet, « que l’Angleterre, maîtresse de l’Egypte et soutenue par la plus formidable marine du monde, pourrait, à son gré, devenir maîtresse de la Syrie et dominer à la fois l’Asie Mineure et la région de l’Euphrate, c’est-à-dire commander l’Empire ottoman et les voies de communication terrestres entre Constantinople et le golfe Persique ; de sorte que le grand chemin de fer de Bagdad, comme le canal maritime de Suez, dépendent d’une seule volonté[10]. »

Amie de l’Angleterre, alliée de la Russie, la France n’a pas, comme elles, sur le chemin du Drang, dans l’Asie Antérieure ou sur le golfe Persique, des intérêts vitaux à sauvegarder. Mais elle ne peut oublier ni sa situation privilégiée dans le Levant, ni les droits qui lui restent d’un passé glorieux. C’est nous qui, de temps immémorial, avons représenté, dans l’Asie turque, la civilisation des peuples occidentaux ; c’est notre langue qu’on y parle et, grâce à elle, c’est notre goût qu’on apprécie, notre génie qu’on aime. C’est nous qui avons détenu jadis le monopole du commerce et qui en gardons encore une bonne part. C’est nous qui naguère avons conduit au succès le grand œuvre de Suez : que devient notre prestige si nous nous désintéressons de l’affaire de Bagdad ?

Il faudra bien du reste que nous y songions quelque jour, ne fût-ce que pour écarter des conflits plus ou moins lointains, mais inévitables. L’Allemagne est engagée à fond dans ce Drang oriental qui satisfait son irrésistible besoin d’expansion. La Russie et l’Angleterre défendent, l’une et l’autre, sur ce même terrain, des positions essentielles. Un tel antagonisme ne peut qu’amener des chocs redoutables. N’est-ce pas à nous de les prévenir ? Pourquoi n’essaierions-nous pas de concilier, par une série d’accords, les ambitions en présence ? Déjà Londres et Pétersbourg ont mis en avant l’idée d’une internationalisation[11]. Il s’agirait d’ôter au chemin de fer son caractère d’entreprise exclusivement allemande, et de permettre ainsi au Drang germanique de continuer sa marche sans absorber tout sur son passage.

N’aperçoit-on pas dans cette formule les élémens d’une transaction ? L’Allemagne renonce aux visées du pangermanisme sur la ligne de Bagdad internationalisée, l’Angleterre à son hostilité systématique, la Russie à son opposition acharnée. La France, fixant enfin, après tant d’hésitations, les principes de sa politique extérieure, facilite l’entente anglo-russe trop longue à se déclarer. Le concessionnaire lui-même trouve son avantage dans la combinaison. Il obtient d’emblée des concours financiers qu’il aurait peut-être sollicités en vain. Bien plus, qu’une volte-face politique à Constantinople, qu’un changement de règne déplace demain le courant des faveurs, et voilà la ligne allemande gravement compromise. Internationale, elle peut compter sur la protection collective des puissances. Quant au Turc, au lieu de tout devoir à son unique ami, trop fort et chaque jour plus envahissant, il aura la collaboration de quatre ou cinq États d’Europe. L’expérience prouve qu’il saura trouver dans cette situation une garantie nouvelle pour l’ « intégrité » de l’Empire, en même temps qu’un moyen de faire prévaloir sur tous les autres ses propres intérêts.

Ainsi s’agitent sans répit autour d’un projet de chemin de fer, avec les mille intrigues de concurrens partout rivaux, les compétitions traditionnelles des puissances à l’hégémonie orientale. Ce n’est pas seulement le trafic qu’elles se disputent. C’est l’influence, les débouchés, les positions stratégiques, les moyens en un mot d’acquérir la prépondérance sur des régions nouvelles. Après Constantinople et Salonique, Bagdad devient, par le miracle des locomotives, un des centres de gravitation de la politique européenne, plus intéressée aujourd’hui que jamais aux affaires d’Orient.


PAUL IMBERT.

  1. A. Chéradame, la Question d’Orient (La Macédoine. Le Chemin de fer de Bagdal). Plon. 1903.
  2. Évaluation du R. P. Gaudens, Supérieur des Pères Assomptionnistes de Konia.
  3. Turquie d’Asie, par M. J. Duckerts, consul général de Belgique à Smyrne, Bruxelles, Weissenbruch 1904.
  4. Vital Cuinet, Turquie d’Asie.
  5. Alexis Rey, Statistique des principaux résultats de l’exploitation des chemins de fer de l’Empire ottoman pour l’exercice 1905.
  6. Bulletin de la Chambre de Commerce française de Constantinople. Livraison du 31 décembre 1906.
  7. Élise Reclus, Géographie universelle, IX. L’Asie Antérieure.
  8. Voyez le Conflit anglo-turc dans la Revue du 1er juillet 1906.
  9. Negib Azoury, le Réveil de la nation arabe dans l’Asie Turque. Plon, 1905.
  10. De Freycinet, la Question d’Égypte. Calmann-Lévy, 1905.
  11. C’est aussi la solution préconisée par M. A. Chéradame dans l’Énergie française.