Le Chemin de France/Chapitre XXI

Hetzel (p. 174-182).

XXI

Séparés, après trois semaines d’un voyage qu’un peu plus de chance eût mené à bonne fin ! Séparés, lorsque, quelques lieues au-delà, c’était le salut assuré pour tous ! Séparés avec la crainte de ne plus jamais se revoir !

Et ces femmes, abandonnées dans la maison d’un paysan, au milieu d’un village occupé par l’ennemi, n’ayant pour défenseur qu’un vieillard de soixante-dix ans !

En vérité, est-ce que je n’aurais pas dû rester près d’elles ?… Mais, ne songeant qu’au fugitif, à travers cette redoutable Argonne qu’il ne connaissait pas, pouvais-je hésiter à rejoindre M. Jean à qui je serais si utile ? Pour M. de Lauranay et ses compagnes, il n’y allait que de la liberté — je l’espérais, du moins. Pour Jean Keller, il y allait de la vie. Rien que cette pensée m’eût retenu, si j’avais été tenté de revenir à la Croix-aux-Bois.

Voici, d’ailleurs, ce qui s’était passé, et pourquoi ce village fut envahi dans la journée du 16.

On se souvient que des cinq défilés de la forêt de l’Argonne, un seul, celui de la Croix-aux-Bois, était resté inoccupé par les Français.

Cependant, afin de se garder de toute surprise, Dumouriez avait envoyé au débouché de ce passage, vers Longwé, un colonel avec deux escadrons et deux bataillons. C’était assez loin de la Croix-aux-Bois pour que Hans Stenger n’eût pas eu connaissance de ce fait. D’ailleurs, telle était la conviction que les Impériaux ne se hasarderaient pas à travers ce défilé, qu’on ne prit aucune mesure pour le défendre. Ni abatis ne furent faits, ni palissades. Et même, persuadé que rien ne menaçait l’Argonne à cette hauteur, le colonel demanda à renvoyer une partie de ses troupes au quartier général — ce qui lui fut accordé.

C’est alors que les Autrichiens, mieux avisés, envoyèrent reconnaître le passage. De là, cette visite d’un tas d’espions allemands, qui parurent à la Croix-aux-Bois, puis l’occupation du défilé. Et voilà comment, par suite d’un faux calcul, une des portes de l’Argonne était ouverte sur la France.

Dès que Brunswick apprit que la passe de la Croix-aux-Bois était demeurée libre, il donna ordre de l’occuper. Et cela arriva même au moment où, très embarrassé pour déboucher dans les plaines de la Champagne, il s’apprêtait à remonter vers Sedan, afin de tourner l’Argonne par le nord. Mais, la Croix-aux-Bois à lui, il pouvait, non sans quelques difficultés sans doute, s’introduire par ce défilé. Il envoya donc une colonne autrichienne, avec les immigrés commandés par le prince de Ligne.

Le colonel français et ses hommes, surpris par cette attaque, durent céder la place, et se replier vers Grand-Pré. L’ennemi fut maître du passage.

Voilà ce qui s’était fait au moment où nous avions été obligés de prendre la fuite. Depuis, Dumouriez tenta de réparer cette faute si grave, en envoyant le général Chazot avec deux brigades, six escadrons et quatre pièces de huit, pour chasser les Autrichiens, avant qu’ils se fussent retranchés.

Malheureusement, le 14, Chazot ne fut pas en mesure d’opérer, le 15, non plus. Lorsqu’il attaqua dans la soirée du 16, il était déjà trop tard.

En effet, s’il repoussa d’abord les Autrichiens du défilé, s’il leur tua même le prince de Ligne, il eut bientôt à soutenir le choc de forces supérieures. Malgré d’héroïques efforts, le passage de la Croix-aux-Bois fut définitivement perdu.

Faute très regrettable pour la France, et, j’ajouterai, pour nous, car, sans cette déplorable erreur, dès le 15, nous eussions pu être au milieu des Français.

Maintenant, cela n’était plus possible. En effet, Chazot, se voyant coupé du quartier-général, recula sur Vouziers, tandis que Dubourg, qui occupait le Chêne-Populeux, craignant d’être enveloppé, revenait vers Attigny.

La frontière de France était donc ouverte aux colonnes des Impériaux. Dumouriez risquait d’être cerné et contraint de mettre bas les armes.

Et alors, plus d’obstacles sérieux à opposer aux envahisseurs entre Paris et l’Argonne.

Quant à nous deux Jean Keller, je suis forcé de convenir que nous étions mal pris.

Presque aussitôt après avoir quitté la maison de Hans Stenger, j’avais rejoint M. Jean au plus épais du bois.

« Vous… Natalis ? s’écria-t-il.

— Oui !… moi !…

— Et votre promesse de ne jamais abandonner ni Marthe ni ma mère !

— Minute, monsieur Jean ! Écoutez-moi ! »

Je crois bien que l’un de ces chenapans tomba. (Page 182.)

Alors je lui dis tout, que je connaissais ce pays de l’Argonne dont il ignorait l’étendue et la disposition, que Mme Keller et Mlle Marthe, m’avaient, pour ainsi dire, donné l’ordre de le suivre, que je n’avais pas hésité…

« Et si j’ai mal fait, monsieur Jean, ajoutai-je, que Dieu me punisse !

— Venez donc ! »

En ce moment, il ne s’agissait plus de suivre le défilé jusqu’à la frontière de l’Argonne. Les Autrichiens pouvaient se jeter en dehors du passage de la Croix-aux-Bois, et même de la sente de Briquenay. De là, nécessité de piquer droit au sud-ouest, de manière à franchir la ligne de l’Aisne.

Nous allâmes dans cette direction jusqu’à l’heure où le jour manqua tout à fait. S’aventurer dans l’ombre n’était pas possible. Comment s’orienter ? Nous fîmes halte pour la nuit.

Pendant les premières heures, les coups de feu ne cessèrent de se faire entendre, à moins d’une demi-lieue. C’étaient les volontaires de Longwé, qui essayaient de reprendre le défilé aux Autrichiens. Mais, n’étant pas en force, ils furent obligés de se disperser. Par malheur, ils ne se jetèrent pas à travers la forêt, où nous aurions pu les rencontrer et apprendre d’eux que Dumouriez avait son quartier général à Grand-Pré. Nous les eussions accompagnés. Là, ainsi que je le sus plus tard, j’aurais retrouvé mon brave régiment de Royal-Picardie, qui avait quitté Charleville pour se joindre à l’armée du centre. Arrivés à Grand-Pré, M. Jean et moi, nous étions au milieu de nos amis, nous étions sauvés, nous aurions vu ce qu’il convenait de faire pour le salut des êtres si chers, abandonnés à la Croix-aux-Bois.

Mais les volontaires avaient évacué l’Argonne et remonté le cours de l’Aisne, afin de regagner le quartier général.

La nuit fut mauvaise. Il tombait une bruine qui perçait jusqu’aux os. Nos vêtements, déchirés par les broussailles, s’en allaient par lambeaux. Je n’en réchapperais même pas ma roulière. C’étaient surtout nos chaussures qui menaçaient de nous laisser pieds nus. En serions-nous donc réduits à marcher sur notre « chrétienté », comme on dit au village ? Enfin, nous étions transis, car la pluie filtrait à travers le feuillage, et j’avais en vain cherché un trou pour nous y blottir. Ajoutez à cela quelques alertes, des coups de feu tellement rapprochés que, deux ou trois fois, je crus en voir la lueur, et cette angoisse d’entendre à chaque instant retentir le hurrah prussien !… Il fallait alors s’enfuir plus profondément, crainte de se faire ramasser. Ah ! misère et poussière ! que le jour tardait à venir !

Dès que l’aube eut monté, nous reprîmes notre course à travers la forêt. Je dis course, car nous allions aussi vite que le permettait la nature du sol, tandis que je m’orientais de mon mieux sur le soleil levant.

De plus, rien dans le ventre, et la faim nous aiguillonnait. M. Jean, en fuyant la maison des Stenger, n’avait pas eu le temps de prendre des provisions. Moi, parti comme un fou, tant je redoutais que la retraite me fût coupée par les Autrichiens, je ne m’étais pas mieux pourvu. Nous en étions donc réduits à danser devant le buffet, ainsi que l’on fait quand il est vide. Si les corneilles, les émouchets, et nombre de petits oiseaux, des bruants surtout, volaient par centaines à travers les arbres, le gibier paraissait rare. À peine çà et là un gîte de lièvre ou quelques couples de gelinottes qui fuyaient sous le taillis. Et comment les attraper ? Par bonheur, les châtaigniers ne manquent pas dans l’Argonne, ni les châtaignes en cette saison. J’en fis cuire sous la cendre, après avoir allumé un tas de broussailles avec un peu de poudre. Cela nous empêcha positivement de succomber à la faim.

La nuit vint — une nuit froide et sombre. Le bois était si serré que nous n’avions pas fait longue route depuis le matin. Cependant la lisière de l’Argonne ne pouvait être éloignée. On entendait la mousqueterie des éclaireurs qui battaient l’estrade le long de l’Aisne. Toutefois, il faudrait encore près de vingt-quatre heures, avant que nous eussions pu trouver refuge de l’autre côté de la rivière, soit à Vouziers, soit dans un des villages de la rive gauche.

Je ne parlerai pas de nos fatigues. Nous n’avions pas le temps d’y songer. Ce soir-là, malgré que mon cerveau fut obsédé de mille craintes, comme j’avais sommeil, je m’étendis au pied d’un arbre. Je me rappelle qu’au moment où mes yeux se fermèrent, je songeais à ce régiment du colonel von Grawert, qui avait laissé une trentaine de ses morts dans la clairière, quelques jours avant. Ce régiment, avec son colonel et ses officiers, je l’envoyais au diable, et il y allait, quand je m’endormis.

Le matin venu, M. Jean, je le vis bien, n’avait pas fermé l’œil. Il ne pensait guère à lui, — on le connaît assez pour en être sûr. Mais de se représenter sa mère, Mlle Marthe, dans cette maison de la Croix-aux-Bois, entre les mains des Autrichiens, exposées à tant d’injures, brutalisées peut-être, cela lui brisait le cœur.

En somme, pendant cette nuit, c’était M. Jean qui avait veillé. Et il faut que j’aie eu le sommeil dur, car les détonations éclatèrent encore à peu de distance. Comme je ne me réveillais pas, M. Jean voulut me laisser dormir.

Au moment où nous allions nous remettre en route, M. Jean m’arrêta et dit :

« Natalis, écoutez-moi. »

Il avait prononcé ces mots du ton d’un homme dont la résolution est prise. Je vis bien de quoi il retournait, et je répondis sans plus attendre : « Non, monsieur Jean, je ne vous écouterai pas, si c’est de séparation que vous avez à me parler.

— Natalis, reprit-il, c’est par dévouement pour moi que vous avez voulu me suivre.

— Soit !

— Tant qu’il ne s’est agi que de fatigues, je n’ai rien dit. Maintenant, il s’agit de dangers. Si je suis pris et si l’on vous prend avec moi, on ne vous épargnera pas. Ce sera la mort pour vous… et cela, Natalis, je ne puis l’accepter. Partez donc !… Passez la frontière… J’essaierai de le faire de mon côté… et si nous ne nous revoyons pas…

— Monsieur Jean, répondis-je, il est temps de se remettre en route. Nous serons sauvés ou nous mourrons ensemble !

— Natalis…

— Je jure Dieu que je ne vous quitterai pas ! »

Et nous voilà repartis. Les premières heures du jour avaient été bruyantes. L’artillerie ronflait au milieu des crépitements de la mousqueterie. C’était une nouvelle attaque du défilé de la Croix-aux-Bois, — attaque qui ne réussit pas en présence d’un ennemi trop nombreux.

Puis, vers huit heures, tout redevint silencieux. On n’entendait plus un seul coup de fusil. Terrible incertitude pour nous ! Qu’un combat se fût livré dans le défilé, nul doute possible à cet égard. Mais quel en avait été le résultat ? Devions-nous remonter à travers la forêt ? Non ! D’instinct, je sentais que c’eût été se livrer. Il fallait continuer toujours, continuer quand même, en marchant dans la direction de Vouziers.

À midi, quelques châtaignes, grillées sous les cendres, furent encore notre seule nourriture. Le taillis était si épais que nous faisions à peine cinq cents pas en une heure. Et puis, des alertes soudaines, des coups de feu à droite, à gauche, et enfin, ce qui vous mettait l’effroi dans l’âme, le glas du tocsin qui bourdonnait dans tous les villages de l’Argonne !

Le soir vint. Nous ne devions pas être à une lieue du cours de l’Aisne. Le lendemain, si aucun obstacle ne nous arrêtait, notre salut serait assuré de l’autre côté du fleuve. Il n’y aurait qu’à le redescendre pendant une heure sur sa rive droite, et nous le passerions sur les ponts de Senuc ou de Grand-Ham, dont Clairfayt ni Brunswick n’étaient encore les maîtres.

Nous avions fait halte vers huit heures. De notre mieux, nous cherchions à nous garantir du froid au fond d’un épais fourré. On n’entendait que le grignotement de la pluie sur les feuilles. Tout était tranquille dans la forêt, et je ne sais pourquoi je trouvais quelque chose d’inquiétant à cette tranquillité.

Soudain, à quelque vingt pas, des voix se firent entendre. M. Jean me saisit la main :

« Oui ! disait-on, nous sommes sur ses traces depuis la Croix-aux-Bois !

— Il ne nous échappera pas !

— Mais rien des mille florins aux Autrichiens !…

— Non !… non !… camarades !… »

Je sentais la main de M. Jean qui serrait plus fortement la mienne.

« La voix de Buch ! murmura-t-il à mon oreille.

— Les gueux ! répondis-je. Ils sont là cinq ou six peut-être !… Ne les attendons pas !… »

Et voilà que nous glissons hors du fourré en rampant au milieu des herbes.

Tout à coup, un bruit de branche brisée nous trahit. Presque aussitôt, un coup de feu illumina le sous-bois. Nous avions été aperçus.

« Venez, monsieur Jean, venez ! m’écriai-je.

— Pas avant d’avoir cassé la tête à l’un de ces misérables ! »

Et il déchargea son pistolet dans la direction du groupe qui se précipitait vers nous.

Je crois bien que l’un de ces chenapans tomba. Mais j’avais autre chose à faire que de m’en assurer.

Nous courions de toute la vitesse de nos jambes. Je sentais Buch et ses camarades à nos chausses. Nous étions à bout de forces !

Un quart d’heure après, la bande tomba sur nous. Ils étaient là une demi-douzaine d’hommes armés.

En un instant, ils nous eurent terrassés, liés par les mains, poussés en avant, sans épargner les coups.

Une heure après, nous étions entre les mains des Autrichiens, établis à Longwé, puis enfermés et gardés à vue dans une maison du village.