Le Chemin de France/Chapitre XI

Hetzel (p. 80-86).

XI

À dater de ce moment, il se fit dans la situation des deux familles une sorte de détente. Morceau avalé n’a plus de goût, comme on dit. M. Jean et Mlle Marthe étaient dans la situation d’époux qui sont obligés de se quitter momentanément. La partie la plus périlleuse du voyage, c’est-à-dire la traversée de l’Allemagne, au milieu de troupes en marche, ils la feraient ensemble. Puis, ils se sépareraient jusqu’à la fin de la guerre. On ne prévoyait pas, alors, que ce fût le début d’une longue lutte avec toute l’Europe, cette lutte prolongée par l’Empire durant une suite d’années glorieuses, et qui devait se terminer au profit des puissances coalisées contre la France !

Quant à moi, j’allais enfin pouvoir rejoindre, et j’espérais arriver à temps pour que le maréchal des logis Natalis Delpierre fût à son poste, quand il faudrait faire le coup de feu contre les soldats de la Prusse et de l’Autriche.

Les préparatifs de départ devaient être aussi secrets que possible. Il importait de ne point attirer l’attention, surtout celle des agents de la police. Mieux valait quitter Belzingen, sans que personne le sût, pour ne pas se voir tirer à Dieu et à diable.

Je comptais bien qu’aucun obstacle ne viendrait nous arrêter. Or, je comptais sans mon hôte. Je dis mon hôte, et pourtant, je n’aurais pas voulu l’héberger, même à deux florins la nuit, car il s’agissait du lieutenant Frantz.

J’ai dit plus haut que le mariage de M. Jean Keller et de Mlle Marthe de Lauranay avait été ébruité, malgré toutes les précautions prises. Toutefois, on ne savait pas que, depuis la veille, il eût été remis à une époque plus ou moins éloignée.

Les deux officiers avec leur arrogance naturelle. (Page 84.)

Il s’en suit donc que le lieutenant devait croire que ce mariage allait être prochainement célébré et il fallait craindre qu’il voulût mettre ses menaces à exécution.

En réalité, Frantz von Grawert n’avait qu’une manière d’empêcher ou de retarder ce mariage, c’était de provoquer M. Jean, de l’amener sur le terrain, de le blesser ou de le tuer.

Mais sa haine serait-elle assez forte pour lui faire oublier sa position, sa naissance, au point qu’il condescendrait à se battre avec M. Jean Keller ?

Eh bien, qu’on se rassure, s’il en arrivait là, il trouverait à qui parler. Seulement, dans les circonstances où nous étions, au moment de quitter le territoire prussien, il fallait redouter les conséquences d’un duel. Je ne cessais d’être très anxieux à ce sujet. On me rapportait que le lieutenant ne dérageait plus. Aussi, craignais-je qu’il ne se portât à un acte de violence.

Quel malheur que le régiment de Leib n’eût pas encore reçu l’ordre de quitter Belzingen ! Le colonel et son fils seraient loin déjà, du côté de Coblentz ou de Magdebourg. J’aurais été moins inquiet, ma sœur aussi, car elle partageait mes appréhensions. Dix fois par jour, j’allais du côté de la caserne, afin de voir s’il se préparait quelque mouvement. Le moindre indice m’eût sauté aux yeux. Et, jusqu’alors, rien n’indiquait un prochain départ.

Il en fut de même le 29, de même le 30. J’étais heureux de compter que nous n’avions plus que vingt-quatre heures à rester en deçà de la frontière.

J’ai dit que nous devions voyager tous ensemble. Cependant, pour ne point éveiller les soupçons, on convint que Mme Keller et son fils ne partiraient pas en même temps que nous. Ils nous rejoindraient à quelques lieues au-delà de Belzingen. Une fois hors des provinces prussiennes, nous aurions moins à craindre des agissements de Kalkreuth et de ses limiers.

Pendant cette journée, le lieutenant passa plusieurs fois devant la maison de Mme Keller. Il s’arrêta même comme s’il eût voulu y entrer pour régler ses affaires en personne. À travers la jalousie, je le voyais sans qu’il s’en aperçût, ses lèvres serrées, ses poings qui s’ouvraient et se fermaient, enfin tous les signes d’une irritation poussée à l’extrême. En vérité, il eût ouvert la porte, il eût demandé M. Jean Keller, que je n’en aurais pas été autrement surpris. Très heureusement, la chambre de M. Jean prenait vue sur la façade latérale, et il ne remarqua rien de ce manège.

Mais, ce que ne fit pas le lieutenant ce jour-là, d’autres le firent pour lui.

Vers quatre heures, un soldat du régiment de Leib vint demander M. Jean Keller.

Celui-ci se trouvait seul avec moi, à la maison, et prit communication d’une lettre que lui apportait ce soldat.

Quelle fut sa colère, quand il eut achevé de la lire !

Cette lettre était de la dernière insolence envers M. Jean, injurieuse aussi pour M. de Lauranay. Oui ! l’officier von Grawert était descendu jusqu’à insulter un homme de cet âge ! En même temps, il mettait en doute le courage de Jean Keller — un demi-Français qui ne devait avoir qu’une demi-bravoure ! Il ajoutait que si son rival n’était pas un lâche, on le verrait bien à la manière dont il recevrait deux de ses camarades qui viendraient lui rendre visite dans la soirée.

Pour moi, nul doute à cet égard, le lieutenant Frantz n’ignorait plus que M. de Lauranay se préparait à quitter Belzingen, que Jean Keller devait le suivre, et, sacrifiant sa morgue à sa passion, il voulait empêcher ce départ.

Devant une injure qui s’adressait non seulement à lui, mais aussi à la famille de Lauranay, je crus que je ne parviendrais pas à contenir M. Jean.

« Natalis, me dit-il d’une voix altérée par la colère, je ne partirai pas sans avoir châtié cet insolent ! Je ne partirai pas avec cette tache ! C’est indigne de venir m’insulter dans tout ce que j’ai de plus cher ! Je lui ferai voir, à cet officier, qu’un demi-Français, comme il m’appelle, ne recule pas devant un Allemand ! »

Je voulus calmer M. Jean, faire ressortir les conséquences d’une rencontre avec le lieutenant. S’il le blessait, il pouvait s’attendre à des représailles qui nous susciteraient mille embarras. S’il était blessé, comment s’effectuerait notre départ ?

M. Jean ne voulut rien entendre. Au fond, je le comprenais. La lettre du lieutenant dépassait toutes les bornes. Non ! Il n’est pas permis d’écrire de ces choses-là ! Ah ! si j’avais pu prendre l’affaire à mon compte, quelle satisfaction ! Rencontrer cet insolent, le provoquer, m’aligner avec lui à la pointe, à la contre-pointe, au pistolet d’arçon, à tout ce qui lui aurait convenu, et se battre jusqu’à ce que l’un de nous deux fût par terre ! Et si c’eût été lui, je n’aurais pas eu besoin d’un mouchoir de six quarts pour le pleurer !

Enfin, puisque les deux camarades du lieutenant étaient annoncés, il fallait les attendre.

Tous deux vinrent dans la soirée, vers huit heures.

Très heureusement, Mme Keller se trouvait alors en visite chez M. de Lauranay. Mieux valait qu’elle ne sût rien de ce qui allait se passer.

De son côté, ma sœur Irma était sortie pour régler quelques derniers comptes chez les marchands. Cela resterait donc entre M. Jean et moi.

Les officiers, deux lieutenants, se présentèrent avec leur arrogance naturelle, ce qui ne m’étonna pas. Ils voulurent faire valoir qu’un noble, un officier, lorsqu’il consentait à se battre avec un simple bourgeois du commerce… Mais M. Jean les coupa net par son attitude, et se borna à dire qu’il était aux ordres de M. Frantz von Grawert. Inutile d’ajouter de nouvelles insultes à celles que contenait déjà la lettre de provocation. Ceci fut envoyé et bien envoyé.

Les officiers se décidèrent donc à remettre leur jactance au fourreau.

L’un d’eux fit alors observer qu’il convenait de régler sans retard les conditions du duel, car le temps pressait.

M. Jean répondit qu’il acceptait toutes conditions d’avance. Il demandait seulement qu’on ne mêlât aucun nom étranger à cette affaire, et que la rencontre fût tenue aussi secrète que possible.

À cela les deux officiers ne firent aucune objection. Ils n’avaient point à en faire, puisque, finalement, M. Jean s’en remettait à eux pour les conditions.

On était au 30 juin. Le duel fut fixé au lendemain, neuf heures du matin. Il aurait lieu dans un petit bois qui se trouve à gauche en remontant la route de Belzingen à Magdebourg. À ce sujet, pas de difficultés.

Les deux adversaires se battraient au sabre, et ne s’arrêteraient que lorsque l’un d’eux serait mis hors de combat.

Admis encore. À toutes ces propositions M. Jean ne répondait que par un signe de tête.

Un des officiers dit alors — l’insolence reprenant le dessus — que, sans doute, M. Jean Keller se trouverait là à neuf heures juste, heure convenue…

À quoi M. Jean Keller répondit que si M. von Grawert ne se faisait pas plus attendre que lui, tout pourrait être terminé à neuf heures un quart.

Sur cette réponse, les deux officiers se levèrent, saluèrent assez cavalièrement et quittèrent la maison.

« Vous connaissez le maniement du sabre ? demandai-je aussitôt à M. Jean.

— Oui, Natalis. Maintenant, occupons-nous de mes témoins. Vous serez l’un d’eux ?

— À vos ordres, et fier de l’honneur que vous me faites ! Pour l’autre, vous devez avoir à Belzingen quelque ami qui ne refusera pas de vous rendre ce service ?

— Je préfère m’adresser à monsieur de Lauranay qui, j’en suis sûr, ne me refusera pas.

— Non, certes !

— Ce qu’il faut éviter surtout, c’est que ma mère, Marthe et votre sœur, Natalis, soient prévenues. Il est inutile d’ajouter de nouvelles inquiétudes à celles qui ne les accablent que trop déjà.

— Votre mère et Irma vont bientôt rentrer, monsieur Jean, et puisqu’elles ne quitteront plus la maison avant demain, il est impossible qu’elles apprennent…

— J’y compte, Natalis, et comme nous n’avons pas de temps à perdre, allons chez M. de Lauranay.

— Allons, monsieur Jean. Votre honneur ne pourrait être en de meilleures mains. »

Précisément, Mme Keller et Irma, accompagnées de Mlle de Lauranay, rentrèrent au moment où nous allions sortir. M. Jean dit à sa mère qu’une course nous retiendrait dehors, une heure environ, qu’il s’agissait de terminer l’affaire des chevaux nécessaires pour le voyage, et qu’il la priait de reconduire Mlle Marthe, au cas où nous tarderions à revenir.

Mme Keller ni ma sœur ne se doutaient de rien. Cependant Mlle de Lauranay avait jeté un regard inquiet sur Jean Keller.

Dix minutes plus tard, nous arrivions chez M. de Lauranay. Il était seul. On pouvait parler en toute liberté.

M. Jean le mit au courant. Il lui montra la lettre du lieutenant von Grawert. M. de Lauranay frémit d’indignation en la lisant. Non ! Jean ne devait pas partir sous le coup d’une pareille insulte ! Il pouvait compter sur lui.

M. de Lauranay voulut alors revenir chez Mme Keller, afin d’y reprendre sa petite fille.

Nous sortîmes tous les trois. En redescendant la rue, l’agent de Kalkreuth se croisa avec nous. Il me lança un coup d’œil qui me parut singulier. Et comme il venait du côté de la maison Keller, j’eus comme un pressentiment que le coquin se réjouissait d’avoir fait quelque mauvais coup.

Mme Keller, Mlle Marthe et ma sœur étaient dans la petite salle du bas. Elles me parurent troublées. Savaient-elles donc quelque chose ?

« Jean, dit Mme Keller, c’est une lettre que l’agent de Kalkreuth vient d’apporter pour toi ! »

Cette lettre portait le cachet de l’administration militaire.

Voici ce qu’elle contenait :

« Tous les jeunes gens d’origine prussienne, jusqu’à vingt-cinq ans, sont appelés au service. Le nommé Jean Keller est incorporé dans le régiment de Leib, en garnison à Belzingen. Il devra avoir rejoint demain, 1er  juillet, avant onze heures du matin. »