Le Chemin de France/Chapitre V

Hetzel (p. 35-40).

V

Nous fîmes une bonne promenade, nous deux M. Jean, sur la route qui monte vers le Hagelberg, du côté de Brandenbourg. On causait plus qu’on ne regardait. En somme, il n’y avait rien de bien curieux à voir.

Ce que j’observai toutefois, c’est que les gens me dévisageaient beaucoup. Que voulez-vous ? Une figure nouvelle dans une petite ville, c’est un événement.

Je fis aussi cette remarque : c’est que M. Keller semblait jouir de l’estime générale. Dans le nombre de ceux qui allaient et venaient, il en était bien peu qui ne connussent la famille Keller. Aussi que de coups de chapeau, que je croyais devoir rendre fort poliment, bien qu’ils ne me fussent pas personnellement adressés. Il ne fallait point manquer à la vieille politesse française !

De quoi M. Jean m’a-t-il causé pendant cette promenade ? Ah ! de ce qui préoccupe surtout sa famille, de ce procès qui n’en finissait pas.

Il me raconta l’affaire tout au long. Les fournitures soumissionnées avaient été livrées dans les délais voulus. M. Keller, étant prussien, remplissait les conditions exigées par le cahier des charges, et le bénéfice, légitimement, honnêtement acquis, aurait dû lui être accordé sans contestation. À coup sûr, si jamais procès méritait d’être gagné, c’était celui-là. En cette circonstance, les agents de l’État se conduisaient comme des gueux.

« Mais minute ! ajoutai-je. Ces agents ne sont pas des juges ! Ceux-ci vous rendront justice, et il m’est impossible de croire que vous perdiez…

— On peut toujours perdre un procès, même le meilleur ! Si le mauvais vouloir s’en mêle, puis-je espérer qu’on nous rende justice ? J’ai vu nos juges, je les vois encore, et je sens bien qu’ils sont prévenus contre une famille qui tient par quelque lien à la France, maintenant surtout que les rapports sont tendus entre les deux pays. Il y a quinze mois, à la mort de mon père, personne n’aurait douté de la bonté de notre cause. À présent, je ne sais que penser. Si nous perdions ce procès, ce serait presque toute notre fortune engloutie !… Il nous resterait à peine de quoi vivre !

— Cela ne sera pas ! m’écriai-je.

— Il faut tout craindre, Natalis ! Oh ! non pour moi, ajouta M. Jean. Je suis jeune, je travaillerai. Mais ma mère !… En attendant que j’aie pu lui refaire une position, mon cœur se serre à la pensée que, pendant des années, elle serait dans la gêne !

— Bonne madame Keller ! Ma sœur m’en a tant fait l’éloge !… Vous l’aimez bien ?…

— Si je l’aime ! »

M. Jean se tut un instant. Puis, il reprit :

« Sans ce procès, Natalis, j’aurais déjà réalisé notre fortune, et puisque ma mère n’a qu’un désir, revenir dans cette France que vingt-cinq ans d’absence n’ont pu lui faire oublier, j’aurais arrangé nos affaires de manière à lui donner cette joie d’ici un an, d’ici quelques mois peut-être !

— Mais, demandai-je, ce procès gagné ou perdu, madame Keller ne pourra-t-elle quitter l’Allemagne ?

— Eh ! Natalis, de revenir au pays, dans cette Picardie qu’elle aime, pour n’y plus retrouver la modeste aisance à laquelle elle est accoutumée, combien ce serait pénible ! Je travaillerai, sans doute, et avec d’autant plus de courage que ce sera pour elle ! Réussirai-je ? Qui peut le savoir, surtout au milieu des troubles que je prévois, et dont le commerce aura tant à souffrir ! »

D’entendre M. Jean parler ainsi, cela me causait une émotion que je ne cherchais point à cacher. Plusieurs fois, il m’avait pris la main. Je répondais à son étreinte, et il devait comprendre tout ce que j’éprouvais. Ah ! que n’aurais-je voulu faire pour épargner une peine à sa mère et à lui !

Il arrêtait alors de parler, les yeux fixes, comme un homme qui regarde dans l’avenir.

« Natalis, me dit-il alors d’un ton singulier, avez-vous remarqué comme les choses s’arrangent mal en ce monde ! Ma mère est devenue allemande par son mariage, et moi, je resterais allemand, même si j’épousais une Française ! »

Ce fut la seule allusion à ce projet dont Irma m’avait dit deux mots dans la matinée. Toutefois, comme M. Jean ne s’étendit pas davantage, je ne crus pas devoir insister. Il faut être discret avec les personnes qui vous témoignent de l’amitié. Quand il conviendrait à M. Keller de m’en parler plus longuement, il trouverait toujours une oreille ouverte pour l’écouter, une langue prête à lui faire compliment.

La promenade continua. On causa de choses et d’autres, et plus particulièrement de ce qui me concernait. Je dus encore raconter quelques faits de ma campagne en Amérique. M. Jean trouvait cela très beau que la France eût prêté son appui aux Américains pour les aider à conquérir leur liberté. Il enviait le sort de nos compatriotes, grands ou petits, dont la fortune ou la vie avaient été mises au service de cette juste cause. Certes, s’il se fût trouvé dans des conditions à pouvoir le faire, il n’aurait pas hésité. Il se serait engagé parmi les soldats du comte de Rochambeau. Il eût déchiré la cartouche à Yorktown. Il se serait battu pour arracher l’Amérique à la domination anglaise.

Et rien qu’à la manière dont il disait cela, à sa voix vibrante, à son accent qui m’allait au cœur, je puis affirmer que M. Jean eût crânement accompli son devoir. Mais on est rarement maître de sa vie. Que de grandes choses on n’a pas faites et qu’on aurait pu faire ! Enfin, c’est ainsi la destinée, et il faut la prendre comme elle vient.

Nous revenions alors vers Belzingen, en redescendant la route. Les premières maisons blanchissaient au soleil. Leurs toits rouges, très visibles entre les arbres, éclataient comme des fleurs au milieu de la verdure. Nous n’en étions plus qu’à deux portées de fusil, lorsque M. Jean me dit :

« Ce soir, après souper, ma mère et moi, nous avons une visite à faire.

— Que je ne vous gêne pas ! répondis-je. Je resterai avec ma sœur Irma.

— Non, au contraire, Natalis, et je vous demanderai de venir avec nous chez ces personnes.

— Comme il vous plaira !

— Ce sont des compatriotes à vous, M. et Mlle de Lauranay, qui demeurent depuis longtemps à Belzingen. Ils auront du plaisir à vous voir, puisque vous venez de leur pays, et je désire qu’ils fassent votre connaissance.

— À votre volonté, » répondis-je.

Je compris bien que M. Jean voulait m’introduire plus avant dans les secrets de sa famille. Mais, pensai-je, ce mariage ne sera-t-il pas un obstacle au projet de revenir en France ? Ne créera-t-il pas un lien qui attachera plus obstinément Mme Keller et son fils à ce pays, si M. de Lauranay et sa fille y sont fixés sans esprit de retour ? Là-dessus, je devais bientôt savoir à quoi m’en tenir. Un peu de patience ! Il ne faut pas tourner plus vite que le moulin, ou l’on fait de mauvaise farine.

Nous étions arrivés aux premières maisons de Belzingen. Déjà M. Jean s’engageait dans la principale rue, lorsque j’entendis au loin un bruit de tambours.

Il y avait alors à Belzingen un régiment d’infanterie, le régiment de Leib, commandé par le colonel von Grawert. J’appris plus tard que ce régiment y tenait garnison depuis cinq à six mois déjà. Très probablement, par suite du mouvement de troupes qui se prononçait vers l’ouest de l’Allemagne, il ne tarderait pas à rejoindre le gros de l’armée prussienne.

Un soldat aime toujours à regarder d’autres soldats, même quand ils sont étrangers. On cherche à voir ce qui est bien, ce qui est mal. Question de métier. Depuis le dernier bouton des guêtres jusqu’à la plume du chapeau, on examine leur uniforme et comment ils défilent. Cela ne laisse pas d’être intéressant.

Je m’arrêtai donc. M. Jean s’arrêta.

Les tambours battaient une de ces marches d’un rythme continu, qui sont d’origine prussienne.

Derrière eux, quatre compagnies du régiment de Leib marquaient le pas. Ce n’était point là un départ, mais une simple promenade militaire.

M. Jean et moi, nous étions rangés le long de la route, pour laisser passage. Les tambours étaient arrivés à notre hauteur, lorsque je sentis que M. Jean me saisissait vivement par le bras, comme s’il eût voulu se forcer à rester en place.

Je le regardai.

« Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Rien ! »

M. Jean était devenu pâle tout d’abord. Maintenant le sang lui montait aux joues. On eût dit qu’il venait d’avoir un étourdissement, ce que nous appelons des bleues vues. Puis, son regard devint fixe, et il eût été difficile de le faire baisser.

En tête de la première compagnie, sur la gauche, marchait un lieutenant, et, par conséquent, du côté que nous occupions le long de la route.

C’était un de ces officiers allemands comme on en voyait tant alors et comme on en a tant vus depuis. Un assez bel homme, blond tirant sur le roux, yeux bleu de faïence, froids et durs, l’air bravache avec un dandinement de faraud. Malgré ses prétentions à l’élégance, on le sentait lourd. Pour mon compte, ce bellâtre m’eût inspiré de l’antipathie, même de la répulsion.

Sans doute, c’est ce qu’il inspirait à M. Jean — peut-être même plus que de la répulsion. J’observai, au surplus, que l’officier ne paraissait pas animé de meilleurs sentiments à son endroit. Le regard qu’il lui jeta ne fut rien moins que bienveillant.

Tous deux n’étaient plus qu’à quelques pas l’un de l’autre, lorsqu’ils se croisèrent. Le jeune officier fit intentionnellement un dédaigneux mouvement d’épaules au moment où il passait. La main de M. Jean me serra violemment dans une étreinte de colère. Un instant, je crus qu’il allait bondir : il parvint à se maîtriser.

Évidemment, entre ces deux hommes, il y avait une haine dont je ne soupçonnais pas la cause, mais qui ne devait pas tarder à m’être révélée.

Puis, la compagnie passa, et le bataillon se perdit au détour de la route.

M. Jean n’avait pas prononcé un mot. Il regardait les soldats s’éloigner. Il semblait qu’il fût cloué à cette place. Il y resta jusqu’à ce que le bruit des tambours eût cessé de se faire entendre.

Alors, se retournant vers moi, il me dit :

« Allons, Natalis, à l’école ! »

Et nous rentrâmes chez Mme Keller.