Le Chemin de Fer du Pacifique et les Expéditions américaines dans l’Ouest


LE CHEMIN DE FER
DU PACIFIQUE
ET LES EXPÉDITIONS AMÉRICAINES DANS L’OUEST.


L’attention générale des peuples civilisés est aujourd’hui vivement attirée par toutes les entreprises qui ont pour but d’ouvrir au commerce du monde des routes nouvelles et plus rapides. Anglais, Français, Américains, ont exploré à l’envi, depuis vingt ans, l’isthme de Panama et les provinces de l’Amérique centrale. Les tracés de chemins de fer ou de canaux se multiplient ; n’est-on pas à la veille d’entreprendre le percement de l’isthme de Suez, rêve que depuis si longtemps un siècle avait transmis à l’autre, et que le nôtre verra peut-être se transformer en réalité ? Les merveilles de l’industrie moderne ont rempli toutes les imaginations d’une audace si confiante, que les projets les plus gigantesques rencontrent peu de sceptiques ou d’incrédules. La plupart des esprits sont beaucoup plus frappés de la grandeur de telles entreprises et des magnifiques résultats que l’avenir semble leur promettre que des difficultés qui en compliquent l’exécution. Au reste, pour avoir la véritable mesure d’une époque aussi bien que d’un homme, il faut la juger non-seulement sur ce qu’elle a pu accomplir, mais sur ce qu’elle a osé concevoir et espérer. Cette ambition, d’une espèce particulière, qui veut asservir à l’homme les élémens, le temps, l’espace, qui cherche partout et impatiemment de nouvelles conquêtes, qui aspire en quelque sorte à renouveler la face de la terre, est un des traits qui sans doute serviront un jour à caractériser notre siècle. C’est à ce titre que les conceptions les plus hasardeuses méritent d’être notées, lors même que le succès ne viendrait pas les couronner, ou que la réalisation n’en pourrait jamais être tentée.

Parmi les entreprises de cette nature, la plus hardie que nous connaissions est un projet de communication par chemin de fer entre l’Océan-Atlantique et l’Océan-Pacifique, à travers l’immense étendue du continent américain. Le chemin projeté franchirait les Montagnes-Rocheuses pour aboutir à l’Orégon ou à la Californie. Il ne s’agit plus seulement, comme à Suez ou à Panama, de creuser un court sillon sur l’étroite langue de terre qui sépare deux mers ; le chemin de fer du Pacifique, comme on l’appelle déjà aux États-Unis, n’est pas un simple expédient destiné à abréger une distance, c’est la conquête d’un continent tout entier, un champ sans limites ouvert à l’émigration, — la civilisation pénétrant dans d’immenses régions inoccupées. C’est la première artère d’un empire baigné par les deux océans, et dont nul ne peut prévoir les futures destinées. Les chemins de fer actuellement construits dans les États-Unis ne dépassent pas encore le Mississipi, et il suffit de jeter les yeux sur une carte pour juger de l’énorme distance qui sépare ce fleuve des côtes de la Californie. Traverser, sur une longueur de sept ou huit cents lieues, des contrées à peine connues, franchir des prairies, des fleuves, des chaînes de montagnes, des déserts, il y a là de quoi effrayer les plus osés. Si ce projet n’était qu’un rêve éclos dans une imagination oisive, on ne serait guère tenté de s’en occuper ; mais il a été adopté par le gouvernement des États-Unis. De nombreuses expéditions ont été organisées pour étudier les meilleurs tracés ; des sommes très considérables ont été dépensées pour explorer l’intérieur du continent. Le chemin de fer sera-t-il exécuté par le gouvernement ou par des compagnies particulières ? passera-t-il sur tel ou tel parallèle ? sera-t-il au nord ? sera-t-il au sud ? Voilà les questions qui se traitent partout, qui occupent le congrès, la presse américaine, et qui fournissent déjà un aliment irritant aux ambitions et aux rivalités des partis.

L’audace d’une pareille entreprise est en partie justifiée par l’histoire même du développement des États-Unis. L’accroissement inoui de la confédération est bien fait pour inspirer à ceux qui en sont les témoins, et se sentent eux-mêmes entraînés sur ce grand courant de fortune et de prospérité générales, une confiance qui devient facilement excessive. Les premiers colons qui descendirent sur les rochers de Plymouth et s’établirent sur les rives de l’Atlantique ne prévoyaient pas sans doute avec quelle rapidité tout le territoire compris entre la mer et les Alleghanys serait un jour envahi. Plus tard, les pionniers aventureux qui, du sommet des dernières crêtes de cette longue chaîne, aperçurent à leurs pieds la plaine sans limites qui, avec de douces ondulations, se déroule jusqu’au Mississipi, ne soupçonnaient pas que ces prairies, parcourues seulement par les tribus indiennes ou les troupes errantes des bisons, se couvriraient si vite de fermes, de villages, de villes, — que des routes et des chemins de fer sillonneraient en tous sens ces tranquilles et vierges solitudes.

L’immense bassin géographique du Mississipi, le plus grand qui existe dans le monde entier, commence seulement à se peupler. Quand les bouches de ce fleuve furent découvertes, en 1527, par l’Espagnol Narvaez, et aperçues plus tard par l’Espagnol de Soto dans l’expédition où il aborda en Floride, qui aurait pu prévoir le rôle que lui réservait l’avenir? Bien longtemps cette fertile vallée, qui n’a pas moins de mille lieues de long, demeura presque inconnue. Les Français établis au Canada en explorèrent seulement la partie supérieure, et il faut citer particulièrement dans le nombre Robert de La Salle, parti de France, en 1678, pour établir de nouvelles colonies, le père jésuite Hennepin et le moine défroqué Gendeville, qui publia, sous le nom de baron La Hontan, des récits de voyage où le fantastique le dispute un peu trop au réel. Au commencement même de ce siècle, le cours du Mississipi n’avait pas encore été exploré sur toute son étendue. Le gouvernement des États-Unis envoya à plusieurs reprises des expéditions pour en faire la reconnaissance complète, et il y a peu d’années seulement que Schoolcraft en découvrait la source. Aujourd’hui le fleuve est constamment sillonné par les bateaux à vapeur; les rives sont bordées de villes déjà populeuses. Les eaux du Mississipi et de l’Ohio baignent treize états, sans compter les territoires. Toutes ces provinces sont d’une admirable fertilité. Les immenses états de Missouri, d’Illinois, d’Iowa, de Wisconsin, le territoire de Minnesota, aussi grand à lui seul que la France et l’Angleterre réunies, envoient tous les ans d’énormes quantités de grains à Chicago, qui n’était, il y a trente ans, qu’un village, et qui, grâce à sa position sur le lac Michigan, est devenu un centre où rayonnent les chemins de fer, et le plus grand marché à céréales du monde entier, sans en excepter Odessa.

Saint-Louis est sans doute destiné à un avenir encore plus brillant. De même que New-York est la capitale des États-Unis littoraux, Saint-Louis sera sans doute un jour la grande capitale des États-Unis du continent. Les jésuites, repoussés de Baltimore par une population catholique où l’on retrouve encore les traits bien prononcés de l’esprit janséniste, ont fait de Saint-Louis leur quartier-général et le centre de leurs opérations, qui ne sont pas d’une nature exclusivement religieuse. Pour qui sait combien la fameuse compagnie s’est toujours montrée habile à étudier les ressources d’une contrée, ce choix a quelque chose de significatif. Dominant tout le cours du Mississipi, placé au centre d’un immense bassin houiller, Saint-Louis est lié à la Nouvelle-Orléans par le fleuve lui-même, à New-York et à Philadelphie par des chemins de fer. C’est de Saint-Louis que part le seul tronçon qui dépasse actuellement le cours du Mississipi, et qui aujourd’hui s’étend, dans la direction de l’ouest, jusqu’à la ville de Jefferson. C’est Saint-Louis qui sera peut-être la tête du chemin du Pacifique, s’il est jamais construit.

Le mouvement d’expansion des États-Unis obéit-il à une loi manifeste? Qu’il y ait une impulsion très vive vers l’ouest et une tendance à pénétrer de plus en plus dans le continent, c’est ce qui est incontestable : la limite du far-west recule rapidement vers l’intérieur. Comme l’incendie allumé dans la prairie déroule au loin ses vagues fumeuses, ainsi l’émigration s’aventure toujours plus avant : elle dépasse déjà l’état de Missouri pour envahir les riches provinces du Kansas. L’opinion accréditée est que pour fonder des établissemens nouveaux, on ne saurait aller assez loin vers l’occident. Puisque cette extension sans limites semble être une loi même du développement des États-Unis, il est désirable qu’elle s’opère plutôt dans cette direction que dans celle du sud : les Allemands patiens et robustes qui vont défricher les prairies reculées travaillent plus sûrement et plus honorablement à la prospérité de l’Union que les flibustiers qui, au mépris du droit des gens, organisent des expéditions contre Cuba et les provinces de l’Amérique centrale. L’annexion des provinces méridionales a toujours eu lieu bien moins afin d’agrandir l’étendue de l’Union que pour fortifier l’odieuse institution de l’esclavage par l’introduction de nouveaux états où il fût possible de l’établir, et tout le monde sait que ces adjonctions ont été souvent opérées par des moyens aussi honteux que l’espérance qui les inspirait. On ne peut prévoir jusqu’où peut s’étendre la plaie qui ronge l’Union, si l’ouest ne finit par saisir une part d’influence considérable, et ne fait pencher la balance en faveur du nord dans cette vitale question de l’esclavage, à laquelle toutes les autres sont depuis longtemps subordonnées.

Dans l’immense portion de l’Amérique du Nord que le chemin de fer du Pacifique contribuerait à vivifier, on peut distinguer cinq grandes régions principales, en allant de l’est à l’ouest. La première est l’immense bassin dont le Mississipi est le centre : elle comprend, sur la rive droite de ce fleuve, les états d’Iowa, de Missouri, d’Arkansas, du Texas, — les territoires de Minnesota, de Kansas, de Nebraska, — les territoires indiens, vastes régions arrosées par les longs et nombreux affluens du Mississipi, et qui s’élèvent en pentes insensibles jusqu’aux premiers gradins des Montagnes-Rocheuses.

La région suivante est formée par l’énorme bourrelet montagneux qu’on désigne sous le nom général de Montagnes-Rocheuses, et qui comprend une multitude de chaînons particuliers.

Au-delà de cette limite montagneuse, qui est pour ainsi dire l’arête centrale du continent, s’étendent, jusqu’aux montagnes de la Californie et de l’Orégon, les terres qui forment la troisième région, la moins connue de toute l’Amérique. Cette large ceinture comprend au nord la plus grande partie des territoires d’Orégon et de Washington, au sud les déserts du Nouveau-Mexique et de la Californie, et, dans la partie intermédiaire, cet immense bassin hydrographique intérieur qu’on nomme aujourd’hui aux États-Unis le Grand-Bassin. Les eaux qui descendent des montagnes dont il est ceint de toutes parts ne peuvent en sortir, et s’y amassent dans de grands lacs. La plus considérable de ces mers intérieures du territoire d’Utah a acquis une grande célébrité depuis que les mormons en habitent les bords.

La quatrième région est formée par la haute muraille de la Sierra-Nevada californienne et par la chaîne Cascade, qui est le représentant géographique de cette sierra dans l’Orégon.

Enfin au-delà de ces montagnes s’étend la contrée qui borde l’Océan-Pacifique, et qui comprend toutes les parties peuplées de la Californie et de l’Orégon.

Cet aperçu rapide doit suffire pour donner une première idée de la configuration physique d’une grande partie du continent de l’Amérique du Nord, et l’on ne peut s’empêcher d’y reconnaître une grande simplicité de lignes. Partout les fleuves ont d’immenses bassins à parcourir, les chaînes de montagnes se poursuivent sur des distances véritablement énormes, les traits naturels sont larges et faciles à saisir.

A tous les égards, il devient très important d’étudier les grands territoires dont nous venons de marquer la physionomie générale. L’importance de ces provinces, qu’elles soient ou non reliées un jour directement avec la Californie et l’Orégon, ne peut aller qu’en augmentant. Jusqu’où reculera cette limite flottante qui sépare en quelque sorte, aux confins de l’ouest, la vie sauvage de la vie civilisée? Quelles sont les ressources des contrées situées sur les deux versans des Montagnes-Rocheuses? Quelle voie naturelle l’émigration doit-elle suivre en se répandant dans ces solitudes ignorées? Toutes ces questions intéressent au plus haut point l’avenir du Nouveau-Monde, elles ne sont malheureusement pas près d’être résolues. L’immense rectangle compris entre le Mississipi, la limite méridionale des possessions anglaises, le Mexique et l’Océan-Pacifique, était encore, il y a peu d’années, une terra incognita, et l’on commence à peine à recueillir sur ces régions les premières notions rigoureuses. De la Californie, on a étudié la région des placers et la côte du Pacifique, mais l’on connaît encore fort peu certaines parties de cette contrée, et notamment toute la partie méridionale. L’Orégon a été visité surtout à l’époque où ce territoire était devenu un sujet de vives contestations entre les gouvernemens anglais et américain. L’hydrographie des côtes y fut faite alors presque en même temps par le capitaine Belcher, de la marine anglaise, et le capitaine américain Wilkes, qui fit aussi reconnaître le cours de la Colombie, les Montagnes-Bleues et l’intérieur des terres jusqu’à la baie de San-Francisco. En même temps le gouvernement des États-Unis envoyait dans l’Orégon des expéditions par terre à travers les Montagnes-Rocheuses, et favorisait de tout son pouvoir le développement des établissemens américains de la vallée de Willammette.

Quoi qu’il en soit de ces recherches, dirigées plus ou moins heureusement au-delà des Montagnes-Rocheuses, on ne connaît avec quelque détail que la région qui borde l’Océan-Pacifique : la géographie des contrées intermédiaires entre cette ceinture et les états de l’ouest reste encore à faire. Les expéditions américaines n’ont tracé que d’étroits sillons dans cet immense champ de découvertes ; mais ces lignes commencent à être assez rapprochées pour qu’on puisse dès aujourd’hui se rendre compte avec assez d’exactitude des traits et des caractères généraux des grandes provinces de l’intérieur. Pour en connaître la constitution physique, et en même temps pour apprécier les difficultés qu’y présente l’établissement d’un chemin de fer, le seul moyen est de suivre les routes des principales expéditions américaines qui ont dépassé les prairies de l’ouest et franchi les Montagnes-Rocheuses.

Le plus célèbre de tous les officiers américains qui ont attaché leur nom à ces longues et pénibles reconnaissances est le colonel Frémont. Voyageur infatigable, M. Frémont a traversé à plusieurs reprises, dans toutes les saisons, à toutes les latitudes, les parties avant lui si mal connues de f Amérique du Nord ; il a enrichi plus qu’aucun autre, depuis vingt ans, la géographie du Nouveau-Monde, et, à ne parler que de la longueur du chemin, nous ne croyons pas qu’aucun voyageur ait jamais parcouru par terre d’aussi énormes distances. Le récit de ses hardies et émouvantes campagnes forme une introduction naturelle et nécessaire à l’histoire des explorations faites par ordre du gouvernement central des États-Unis, et qui avaient pour but de déterminer la route la plus commode pour l’établissement du chemin de fer du Pacifique. Frémont prit d’ailleurs lui-même une part directe à ces grands travaux, et il n’est aucun des autres officiers américains qui n’ait fait son profit des importantes découvertes de l’intrépide colonel, et des précieuses indications qu’il avait rassemblées dans ses premiers voyages.

Les expéditions qui ont succédé aux voyages de Frémont, et qui nous occuperont dans la dernière partie de cette étude, remontent au mois de mars 1853. C’est alors que le congrès ordonna de commencer les études du chemin de fer du Pacifique, et vota la somme de 150,000 dollars pour en payer les frais. Six expéditions furent chargées d’explorer les routes qui traversent le continent à diverses latitudes, depuis le 32e jusqu’au 41e degré. Les rapports des commandans américains ont déjà été soumis au congrès, et dès aujourd’hui on peut tirer de ces documens quelques conclusions relativement à l’établissement du chemin de fer du Pacifique, à la route qu’il doit suivre et aux obstacles de toute nature qui peuvent en retarder ou peut-être en empêcher la réalisation.


I. — EXPEDITIONS DE FRÉMONT DE 1842 A 1845.

Les premiers et pendant longtemps les seuls géographes des contrées lointaines de l’ouest ont été ces chasseurs, désignés communément sous le nom de trappeurs, dont l’existence aventureuse a été dépeinte par Cooper avec tant de charme. Obligés de parcourir sans cesse les vastes solitudes de l’ouest, ils en ont visité dès longtemps les parties les plus reculées, ils en connaissent les ressources, les fleuves, les rivières, les arbres, les plantes, les animaux. Plus d’un, la carabine sur l’épaule, est allé s’aventurer dans les plus hautes vallées des Montagnes-Rocheuses et aux alentours du Grand-Lac-Salé, avant que personne eût songé à s’y établir. Seulement la géographie toute pratique des trappeurs n’a jamais été formulée dans des livres : la puissante compagnie de la baie d’Hudson, qui pendant si longtemps les employa exclusivement, n’a jamais jugé à propos de livrer au public les renseignemens que depuis de si longues années elle a pu rassembler sur ces régions inconnues. De nos jours, il s’est formé plusieurs compagnies américaines qui font le commerce des fourrures dans le territoire des États-Unis, mais elles ont dû recruter la plupart de leurs agens dans le Canada. On le devine en jetant les yeux sur une carte de ces territoires vagues, compris encore souvent sous le nom de territoire indien, car on voit que les noms y sont pour la plupart d’origine française. Les chasseurs canadiens sont depuis longtemps habitués à la vie des prairies; mais il n’est pas rare de voir que des Américains, quelquefois assez instruits et bien élevés, adoptent cette existence hasardeuse par ennui, par dépit ou par simple amour des aventures. Il s’en faut de beaucoup d’ailleurs que les trappeurs ordinaires soient des hommes tout à fait grossiers. L’habitude du danger, la nécessité de ne jamais compter que sur soi-même, une activité sans trêve, une communication constante avec une nature qui a conservé la grandeur et le charme mystérieux de la solitude, semblent faites pour relever et ennoblir les natures les plus vulgaires.

Frémont, dont nous voulons raconter les voyages, était un simple trappeur avant de devenir un officier du gouvernement américain et l’un des hommes les plus considérables de l’Union. Il y avait bien longtemps que l’exploration des terres comprises entre les États-Unis et l’Océan-Pacifique avait fixé l’attention du cabinet de Washington. Dès 1804 Jefferson avait envoyé les capitaines Lewis et Clarke à la recherche d’une voie de communication directe à travers le continent américain, soit par la Colombie, soit par le Rio-Colorado. Ces officiers remontèrent le Missouri, dépassèrent les Montagnes-Rocheuses, et suivirent les eaux de la Colombie jusqu’à l’embouchure de ce fleuve. En 1810, le major Pike fut chargé d’étudier le versant oriental des Montagnes-Rocheuses, et toutes les expéditions postérieures se bornèrent à reconnaître les vallées du Missouri et du Mississipi. Ce n’est que de 1833 à 1838 que Nicollet visita la contrée située au-delà des branches septentrionales du Mississipi. Le gouvernement américain lui adjoignit plus tard Frémont, et pendant deux ans les deux explorateurs réunis parcoururent de nouveau les régions reconnues de 1833 à 1838. Frémont seul fut ensuite chargé d’aller, à une latitude plus méridionale, examiner toute la contrée qui s’étend jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, en suivant la vallée de la rivière qu’on appelle indifféremment la Flatte ou la Nebraska, et qui, coulant à peu près sur toute sa longueur dans la direction de l’est à l’ouest, va se jeter dans le Missouri. La Nebraska est aussi longue qu’un de nos grands fleuves d’Europe, et pourtant elle n’est que l’affluent d’un affluent du Mississipi.

Frémont fit son premier voyage en 1842 : il partit de Saint-Louis avec vingt-trois hommes, tous armés et montés, sauf huit d’entre eux qui conduisaient les chariots chargés des provisions, des bagages, des instrumens, et traînés chacun par deux mulets. Quelques chevaux de rechange et des bœufs complétaient la caravane. C’est ordinairement en troupes assez nombreuses qu’on parcourt le territoire indien pour se défendre contre les attaques des nomades, et encore empêche-t-on difficilement les Indiens de venir la nuit se glisser jusque dans le camp pour voler les chevaux. Les caravanes qui traversent la prairie américaine sont bien différentes de celles qui parcourent les déserts sablonneux de l’Arabie : au lieu d’une longue file de chameaux, on ne voit qu’une suite monotone de voitures traînées par des mulets et recouvertes d’un berceau en toile, puis la troupe des cavaliers qui dirigent la marche. On campe deux heures avant le coucher du soleil : les voitures sont disposées en cercle pour former une sorte de barricade; on plante les tentes à l’intérieur de cette enceinte; les bœufs, les chevaux sont mis en liberté, et l’on prépare la cuisine du soir. A la tombée de la nuit, on attache les animaux. Quand il y a des Indiens hostiles dans le voisinage, quelques hommes qui se relaient montent la garde toute la nuit. Au retour du soleil, on lève le camp et on laisse paître les animaux. On déjeune ordinairement entre cinq et six heures, puis l’on reprend la marche pour toute la journée, sauf une halte d’une ou deux heures vers midi.

Les incidens de cette vie régulière ne sont pas nombreux; tantôt c’est le spectacle lointain d’un incendie dans la prairie qui couvre l’horizon d’un nuage de fumée, tantôt la rencontre de quelque trappeur ou la vue d’un cavalier indien qui passe au loin, rapide comme un trait, quelquefois la traversée d’un bras de rivière. Quand le cours d’eau n’est pas guéable, les animaux passent à la nage, mais il faut démembrer les voitures : on les charge dans un canot de caoutchouc; un bon nageur prend dans ses dents la corde attachée au canot, et en plusieurs voyages il a tout passé de l’autre côté.

Quand on arrive dans les régions habitées par les bisons, la chasse devient une des principales occupations des voyageurs. « L’Indien et le bison, dit Frémont, sont la poésie de la prairie. » Laissons-le raconter lui-même l’impression qu’on éprouve pour la première fois à la rencontre de ces immenses troupeaux : « A la vue de cette mer animée, le voyageur ressent une étrange impression de grandeur. Nous avions entendu de loin un murmure sourd et confus, et quand nous arrivâmes devant cette sombre masse, il n’y eut pas un seul de nous qui ne sentît son cœur battre plus vite. C’était le matin : les bisons prenaient leur nourriture, et tout était en mouvement. Cà et là, l’un d’eux se roulait dans l’herbe, et des nuages de poussière se soulevaient en divers points, — chacun théâtre d’une lutte obstinée. »

Après avoir quitté Saint-Louis, Frémont avait passé la rivière Kansas, un des affluens de la Nebraska; il suivit d’abord la route ordinaire des émigrans qui se dirigent vers l’Orégon, si l’on peut donner le nom de route à une ligne qui traverse les prairies, seulement reconnaissable parce que les herbes y sont moins touffues, et à peine tracée dans les sables rouges aux approches des Montagnes-Rocheuses. Plusieurs familles se réunissent ordinairement en caravane pour traverser ces territoires indiens, sous la conduite d’un agent de l’émigration ou du gouvernement : elles emmènent leurs bestiaux, leurs instrumens de labour et de travail; mais souvent les retards et les difficultés du voyage les obligent à tuer les animaux, à abandonner les instrumens et les voitures. La route est semée çà et là d’ossemens et de débris de toute espèce. Arrivé dans la vallée de la Nebraska, Frémont l’explora jusqu’au point où la rivière se bifurque : il envoya de là un de ses compagnons sur la branche septentrionale, et remonta lui-même la branche méridionale jusqu’à la source, qu’il trouva à la hauteur de 5,400 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le niveau du sol s’élève très graduellement et très régulièrement depuis le Missouri jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, en face desquelles Frémont était arrivé. La branche du fleuve qu’il avait suivie y prend naissance, non loin de l’un des pics les plus hauts de cette chaîne, le pic de Long, que les Canadiens nomment ordinairement le pic des Deux-Oreilles.

Frémont remonta vers le nord, en suivant le pied oriental des Montagnes-Rocheuses dans la partie où les articulations de la chaîne forment trois hautes vallées ou plutôt trois bassins, que leur magnifique verdure a fait surnommer les Parcs, il alla rejoindre le reste de sa troupe au fort Laramie, où il séjourna quelque temps. Ce fort est un bâtiment quadrangulaire bâti en argile non cuite, à la façon mexicaine; les murs ont cinq mètres de haut, et les habitations s’ouvrent sur une grande cour intérieure. Le fort Laramie était, au moment du passage de Frémont, un des postes principaux de la compagnie américaine des fourrures; toutes les tribus indiennes voisines venaient deux ou trois fois par an faire l’échange de leurs peaux de buffle et de leurs fourrures contre des articles de toute espèce, couvertures, calicot, fusils, poudre, plomb, verroteries, vermillon, tabac et liqueurs. Frémont signale en passant les terribles ravages que fait l’ivrognerie parmi les Indiens. Il est officiellement interdit de leur vendre des boissons spiritueuses, mais cette défense est complètement illusoire; l’Indien donne le produit de sa chasse et tout ce qu’il possède pour avoir de l’eau-de-vie. Les grandes compagnies qui font le commerce de fourrures sont trop intéressées à ce que les Indiens conservent leurs armes et leurs chevaux pour se prêter à de pareils marchés; mais les aventuriers qui font le commerce avec les tribus, et qu’on nomme les coureurs des bois, n’ont pas le même scrupule. Ce n’était pas assez d’expulser les hommes rouges des territoires dont, pendant des siècles, ils avaient été les souverains incontestés, de les exterminer comme des bêtes sauvages : il fallait encore faire périr ce qui reste d’une noble race dans la misère et l’abjection.

Au-delà du fort Laramie, la contrée change complètement d’aspect. Le pays devient sablonneux et en apparence stérile; la terre est partout couverte d’artémises et d’autres plantes odoriférantes, auxquelles le sol froid et l’air sec de ces régions élevées paraissent particulièrement favorables ; l’atmosphère est imprégnée de l’odeur de camphre et de térébenthine particulière aux artémises ; les racines puissantes de cette plante rendent souvent la marche difficile aussitôt qu’on quitte le chemin battu, et elles croissent même sur la route ordinaire où les voitures ne passent qu’une ou deux fois l’an.

L’explorateur américain traversa ces plaines ondulées en suivant la vallée de la rivière d’Eau-Douce, et arriva bientôt à ce fameux rocher isolé, relai bien connu des voyageurs, et qu’ils appellent pompeusement le Roc de l’Indépendance. Au-delà de ce point, la rivière d’Eau-Douce se resserre et coule entre des rochers à pic de plus de 100 mètres de hauteur. En remontant la rivière d’Eau-Douce jusqu’à sa source, Frémont arriva au Col du Sud, qui forme une forte dépression dans les Montagnes-Rocheuses, et par où on les franchit à cette latitude. Ce passage a été découvert par un parti de trappeurs engagés au service d’un négociant de Saint-Louis ; il ne mérite pas véritablement le nom de col, et sa forme ne rappelle en rien, par exemple, les fameux cols des Alpes. Une longue plaine de quarante lieues d’étendue s’élève lentement jusqu’à l’altitude de 7, 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Arrivé au sommet de ce plan incliné, le voyageur domine tout à coup le versant occidental des Montagnes-Rocheuses et la partie du continent dont les eaux vont se verser dans le Pacifique ; il n’a que quelques pas à faire pour rencontrer les premiers tributaires du Colorado, qui va se jeter dans le golfe de Californie.

Frémont visita la chaîne des Montagnes-Rocheuses qui domine du côté septentrional la grande dépression du Col du Sud, et qui porte le nom de chaîne du Vent. Les immenses pics de cette région, toujours couronnés de neige, passent pour les plus élevés de l’énorme barrière qu’on comprend sous le nom général de Montagnes-Rocheuses : la chaîne du Vent y forme une sorte de nœud ou de point remarquable d’où descendent quatre grands fleuves, le Colorado, ou Rivière-Verte des Américains, et la Colombie, qui se jettent dans le Pacifique, — le Missouri et la Nebraska, qui, de l’autre côté, vont se réunir au Mississipi.

Avec quelques-uns de ses compagnons, l’officier américain gravit, au prix de mille fatigues et presque sans provisions, les cimes les plus élevées de la chaîne ; il réussit à monter sur l’immense muraille qui en forme la charpente centrale. Le nom de pic de Frémont a depuis été donné à bon droit au point le plus élevé auquel il soit parvenu, situé à 13, 570 pieds au-dessus du niveau de la mer. On apercevait de là comme un amoncellement de cimes neigeuses et de crêtes fuyant les unes derrière les autres, des vallées sauvages, des lacs enfermés dans des bassins élevés, une multitude de torrens, dont les filets d’argent se dessinaient dans la sombre masse des rochers. Frémont, pressé par la faim, quitta pourtant à regret ce magnifique spectacle; il alla retrouver le gros de l’expédition, et retourna vers la Nebraska. Cette fois il descendit le fleuve en canot, et réussit à franchir heureusement trois rapides, grâce à l’élasticité de son embarcation, faite en caoutchouc; ces rapides sont encaissés entre des précipices élevés. On les désigne communément aux États-Unis sous le nom mexicain de cañon. Ces rapides embarrassent le cours de tous les fleuves de cette partie occidentale de l’Amérique et du Mexique, souvent ils sont très longs et très dangereux à franchir à cause de la rapidité du courant et des rochers qui encombrent le lit.

La fin de ce premier voyage de Frémont ne fut signalée par aucun incident remarquable; il descendit le cours de la Nebraska, et revint à Saint-Louis par le Missouri.

Dès l’année suivante, en 1843, le hardi lieutenant fut chargé d’explorer l’Orégon et la Californie; il partit avec trente hommes, remonta le Kansas et la rivière qu’on nomme Républicaine; il traversa rapidement la fertile et belle contrée qu’arrose cette rivière. Comme dans la vallée de la Nebraska, il vit le sol, d’abord fertile, devenir sablonneux et se couvrir de plantes aromatiques ; on ne rencontra bientôt plus d’autres arbres que quelques cotonniers, qui suivent la ligne des vallons. Le cotonnier est l’arbre du désert américain; il est précieux pour le voyageur, à qui il sert de combustible et indique de loin la place où il trouvera de l’eau. Le premier échelon par où, sur la route suivie par Frémont en 1843, l’on gravit les Montagnes-Rocheuses est une immense prairie élevée, coupée par des torrens profonds; à l’horizon, on aperçoit la bordure sombre des forêts qui couvrent les flancs de la chaîne, et au-dessus la ligne blanche des neiges. Frémont dépassa bientôt la rivière Républicaine, visita les branches supérieures de l’Arkansas, et remonta vers le Col du Sud, en suivant des plateaux montagneux, déchirés, découpés en tous sens et couverts de petits lacs. Dans ce voyage, il franchit le célèbre col, et se dirigea vers le bassin du Grand-Lac-Salé. A l’époque où il les visitait pour la première fois, ces régions, aujourd’hui peuplées et devenues le refuge écarté d’une colonie religieuse, n’étaient connues que de quelques vieux trappeurs, qui avaient propagé les contes les plus étranges sur les merveilles de la mer intérieure. Frémont, en s’en rapprochant, subissait malgré lui la vague influence de ces récits populaires. Partout la contrée qu’on traversait présentait des traces d’une ancienne activité volcanique, nappes de basalte, sources d’eau chaude, sources gazeuses, que les voyageurs baptisèrent du nom de sources de bière. Frémont trouva même au haut d’une colline un petit cratère circulaire parfaitement régulier. Il entra dans la pittoresque vallée de la rivière de l’Ours, qui forme le principal tributaire du Grand-Lac-Salé, et la descendit sur son canot de caoutchouc jusque vers l’embouchure, dont il trouva les bords, ainsi que ceux du lac, tout couverts d’efflorescences salines. Il ne craignit pas d’aventurer son frêle canot sur les flots agités de cette mer intérieure, bien qu’il eût entendu raconter par les trappeurs que les eaux vont s’y engloutir en tourbillonnant dans un gouffre souterrain, et qu’on ne peut s’y confier sans danger. Le premier de tous les voyageurs, il visita les îles qui sont semées sur le lac, et forment comme les sentinelles des âpres montagnes qui le dominent de toutes parts. Frémont devina du premier coup que le bassin du Grand-Lac-Salé deviendrait un jour un centre de population : des bois magnifiques, de l’eau pure, un sol extrêmement fertile, d’excellens pâturages, l’abondance du sel, font de cette région une véritable oasis au-delà des Montagnes-Rocheuses. C’est aussi Frémont qui devait plus tard exalter le plus vivement la merveilleuse fertilité et les richesses naturelles de la Californie, et deviner l’avenir magnifique qui attend cette partie du continent américain. Il est assez singulier qu’il ait été réservé au même voyageur de pressentir les destinées futures du bassin des lacs salés et celles de la Californie, qui sont aujourd’hui les points les plus curieux de l’Amérique du Nord. Bien entendu, son don de prophétie ne pouvait aller jusqu’à prévoir quelle étrange population irait bientôt se grouper près de ce grand lac qu’il avait le premier parcouru, ni quel puissant stimulant viendrait, en dehors des ressources du sol, activer l’émigration californienne.

Après avoir quitté les bords du Grand-Lac-Salé, Frémont entra dans les plaines de l’Orégon, et remonta la branche méridionale de la Colombie, ou rivière Lewis, à laquelle l’absence de bois et la sécheresse du sol donnent l’apparence d’un désert. Arrivé au confluent de la Rivière-aux-Malheurs, il quitta les bords de la rivière Lewis, qui plus loin s’engage dans d’impraticables cañons, et entra dans une contrée montagneuse, couverte d’herbes et de forêts épaisses, où la végétation est d’une vigueur qu’on ne retrouve pas dans les régions occidentales de l’Amérique et dans celles de l’Europe situées à la même latitude. Ce groupe de montagnes, qui portent le nom de Montagnes-Bleues, forme la limite des régions fertiles et boisées du côté des déserts du Grand-Bassin. Nous appellerons désormais avec Frémont de ce nom de Grand-Bassin la contrée comprise entre les Montagnes-Rocheuses et la chaîne de la Sierra-Nevada californienne. Ce bassin intérieur et d’une immense étendue a, comme nous l’avons dit, un système hydrographique propre, des fleuves qui ne vont se verser dans aucune mer, mais qui aboutissent à des lacs intérieurs, dont le Grand-Lac-Salé est le plus fameux.

Après avoir traversé les Montagnes-Bleues, Frémont descendit dans les riches prairies qui s’étendent jusqu’à la Colombie. En débouchant des bois, il aperçut à soixante lieues de distance la masse neigeuse du mont Hood, élevée au-dessus de la plaine au bord de l’horizon. Cette montagne est une des cimes les plus élevées de la chaîne Cascade, qui s’étend à peu près parallèlement aux côtes de l’Orégon, et que la Colombie franchit à angle droit. Frémont arriva bientôt sur les bords de ce fleuve; avec quelques-uns de ses compagnons, il franchit la série des rapides qu’on nomme les Cascades, nom qui a été aussi donné à la chaîne de montagnes volcaniques que la Colombie traverse en ce point.

De la chaîne Cascade, Frémont allait se diriger vers la limite occidentale du Grand-Bassin. Les anciens géographes avaient marqué sur les cartes un fleuve Buenaventura, qui devait couler depuis les Montagnes-Rocheuses jusqu’au Pacifique : Frémont se proposait d’en aller vérifier l’existence et de visiter les lacs qui sont situés aux abords de la Sierra-Nevada. C’était une sérieuse et difficile entreprise que de s’engager, au commencement de l’hiver, au nombre de vingt-cinq seulement, dans des régions complètement inconnues. Frémont emmena avec lui cent quatre mulets et chevaux, et pour tenir en respect les Indiens un petit canon de montagne, pareil à ceux que les troupes françaises emploient dans les guerres d’Afrique. On se mit en marche en suivant les belles prairies qui longent sur une vaste étendue cette interminable chaîne Cascade, couverte de sombres forêts et çà et là tachée de neige. Le chef de l’expédition américaine se sentit vivement tenté de monter sur ces belles cimes, que les Indiens eux-mêmes n’ont jamais gravies, et que leur imagination a peuplées de mauvais esprits; mais le temps le pressait. Il arriva, en traversant de magnifiques forêts, à une savane qui porte le nom de lac Klamath, parce qu’elle forme un lac de fraîche verdure au milieu de montagnes couvertes de noirs sapins. Frémont campa dans cette belle prairie, fit tirer le canon pour intimider les Indiens, qui, dans cette contrée, passent pour être très dangereux, et alla lui-même les visiter dans leur village; mais il essaya en vain d’en obtenir quelque in- formation sur les chemins qu’il devait suivre. Il fallut donc cheminer presque au hasard, à travers d’épaisses forêts, dans une région montagneuse qui semblait s’élever de plus en plus. On était dans les premiers jours de décembre, la neige rendait déjà la marche pénible et dangereuse, et tombait constamment à gros flocons. Les voyageurs avançaient tristement à travers les bois, quand tout à coup ils arrivèrent sur la crête d’une immense muraille presque verticale; à leurs pieds s’étendait un lac dont les bords étaient couverts d’une herbe verte; on n’y apercevait point de glace. Ils laissaient derrière eux l’hiver, le vent froid, les plus sombres, la neige, pour entrer dans le printemps. La plaine qui se déroulait devant eux est une partie du Grand-Bassin, et les montagnes qu’ils venaient de traverser en forment de ce côté la ceinture. Une fois descendu dans le Grand-Bassin, Frémont en suivit la limite occidentale en inclinant vers le sud, et découvrit une suite de lacs rangés au pied de la Sierra-Nevada californienne, comme, du côté des Montagnes-Rocheuses, le Grand-Lac-Salé, les lacs Utah, Nicollet et Preuss sont situés le long de la chaîne des montagnes qu’on nomme Wahsatch. Cette singulière région, que Frémont appelle le Grand-Bassin, ne mérite donc pas, à proprement parler, ce nom, puisque les cours d’eau ne descendent point vers une mer intérieure centrale, mais vont du centre vers les bords, où ils sont arrêtés par de hautes barrières montagneuses, et s’amassent dans des lacs où ils deviennent saumâtres ou salés.

Le plus grand de tous les lacs aperçus par Frémont est celui auquel il donna le nom de lac de la Pyramide à cause de la forme d’un rocher qui s’y élève dans le milieu, à 200 mètres au-dessus du niveau de l’eau. Ce lac est situé à 4,890 pieds d’altitude, par conséquent à 700 pieds plus haut que le Grand-Lac-Salé lui-même. Dominé par les âpres escarpemens de la sierra californienne, il forme en quelque sorte le pendant naturel de la Mer-Morte des mormons, qui s’étend au pied d’une chaîne des Montagnes-Rocheuses, et ces deux lacs, les plus grands de tout le bassin, occupent les deux extrémités du diamètre qui le traverse dans la direction de l’est à l’ouest.

Frémont, continuant de longer la Sierra-Nevada, dont il apercevait les cimes aiguës et couronnées de neige, cherchait toujours le fleuve Buenaventura, qu’il se proposait de descendre jusqu’à l’Océan-Pacifique; mais tous les Indiens qu’il rencontra lui firent comprendre par signes qu’aucun des cours d’eau du Grand-Bassin ne franchissait les montagnes. La position de Frémont devenait critique : il ne pouvait rester plus longtemps avec sa petite troupe dans cette région inconnue, dépourvue à peu près de toute ressource, ni traverser avec le peu de provisions qui lui restaient l’immense étendue qui le séparait des Montagnes-Rocheuses et du Col du Sud. Il prit le parti héroïque et presque désespéré de franchir, au cœur de l’hiver, la haute chaîne de la Sierra-Nevada pour descendre dans la Californie. Quand il demanda un guide aux Indiens, ils ne répondirent à ses offres et à ses présens qu’en montrant du doigt la neige sur les montagnes, et lui firent comprendre par signes qu’il fallait descendre beaucoup plus loin vers le sud pour trouver un passage dans la sierra. Frémont savait lui-même qu’un hardi trappeur, du nom de Walker, avait découvert le col que les Indiens voulaient indiquer au point où la chaîne de la Sierra-Nevada va s’unir à une chaîne plus basse qui suit la côte de la Californie. Il se détermina pourtant à chercher un passage lui-même et à entrer directement dans la sierra, au lieu d’aller, comme Walker, la tourner par le sud. Il traversa à marches forcées les premiers échelons de l’immense barrière montagneuse, et se trouva bientôt en face de la chaîne centrale. Les Indiens vinrent le soir à son bivouac, lui expliquèrent par signes qu’il ne pourrait réussir, et le conjurèrent de renoncer à son projet. Un jeune homme qui avait déjà franchi les montagnes et vu les blancs consentit enfin à lui servir de guide.

Au moment de tenter la périlleuse ascension de la sierra, Frémont rassembla tous ses hommes, et leur demanda de faire un grand effort ; il leur parla du Sacramento, des beaux pâturages, du climat délicieux de la Californie, de l’abondance du gibier qu’ils y trouveraient : il les anima tous de son courage et de sa confiance. On commença aussitôt l’ascension des montagnes ; la neige était extrêmement profonde, et il fallait y creuser une route. Pour faire ce service, on formait un parti de dix hommes, à qui on donnait les chevaux les plus forts. L’un d’eux ouvrait la route à pied ou à cheval ; quand la fatigue l’arrêtait, il se plaçait derrière la file, et d’autres prenaient la tête. On n’avançait ainsi qu’avec une extrême lenteur. Chaque soir on faisait un grand feu, et l’on formait un camp en fondant la neige, qui presque partout atteignait les branches élancées des pins, et au-dessous de laquelle on trouvait quelquefois un peu d’herbe pour les chevaux. Quelques Indiens vinrent encore rejoindre les voyageurs et essayèrent de les empêcher d’aller plus loin. « Roche sur roche, neige sur neige, » répétaient-ils sans cesse dans leur harmonieux langage, en montrant à Frémont les crêtes qui s’élevaient encore devant lui. Le lendemain le jeune guide indien déserta ; les provisions de la troupe étaient épuisées ; il fallut manger deux chiens et tuer ensuite des mulets : rien ne put décourager Frémont.

Quelle ne fut pas la joie des voyageurs quand, arrivés au sommet d’un pic élevé, ils aperçurent à l’horizon la ligne verte qui marquait la vallée du Sacramento ! Mais, pour y parvenir, il fallait encore traverser d’immenses champs de neige, gravir des cimes sans nombre. Le col qui amena Frémont sur le versant occidental de la grande chaîne de la sierra a 9,238 pieds d’altitude, et se trouve par conséquent à 2,000 pieds plus haut que le Col du Sud, par où l’on franchit les Montagnes-Rocheuses. Sur le côté oriental de la sierra, les montagnes sont massives et précipiteuses, et l’on n’y trouve presque ni vallées, ni torrens. Du côté occidental, une multitude de petits ruisseaux descendent vers le Sacramento. Le climat des deux versans est aussi très différent : pendant tout le temps de l’ascension, il n’avait cessé de neiger à gros flocons; mais aussitôt que les voyageurs dépassèrent le sommet de la sierra, ils furent surpris d’apercevoir le soleil et un beau ciel d’un bleu foncé, pareil à celui de Smyrne ou de Palerme. A mesure qu’ils descendaient les pentes de la chaîne, le froid des hauteurs faisait place à une brise douce et chaude; des arbres magnifiques, pleins d’oiseaux, étalaient un feuillage toujours vert : on entrait dans l’éternel printemps du Sacramento.

Pour donner une idée des souffrances qu’avaient endurées Frémont et ses compagnons pendant le passage de la sierra, qui ne dura pas moins d’un mois, il suffira de dire que la faim, la fatigue, la crainte de mourir dans les montagnes avaient momentanément privé quelques hommes de leur raison. « C’était un rude temps, dit Frémont, que celui où des hommes robustes perdaient l’esprit par excès de souffrance, où les chevaux périssaient, où l’on tuait, pour les manger, les mulets sur le point d’expirer : pourtant il n’y eut jamais parmi mes compagnons de murmures ou d’hésitation. »

Nous ne suivrons point Frémont dans son voyage le long de la Californie, où sa troupe se dédommagea amplement des fatigues d’une si rude campagne. Des soixante-sept chevaux qu’il avait en quittant l’Orégon, trente-trois seulement étaient arrivés dans la vallée du Sacramento; mais c’est avec une immense caravane de cent trente chevaux et mulets que le lieutenant américain remonta la vallée de San-Joaquin pour aller chercher le Col de Walker, par où il se proposait de franchir la Sierra-Nevada pour revenir à l’est. La vallée de San-Joaquin, comme celle du Sacramento, est comprise entre la Sierra-Nevada et la chaîne basse qui porte le nom de Chaîne de la Côte. Il y a peu d’exemples d’une disposition aussi singulière que celle de ces deux fleuves californiens : ils coulent, sur toute leur étendue, dans une direction exactement parallèle à la côte de l’Océan-Pacifique, et arrivent à la mer en se jetant dans la baie de San-Francisco, qui échancre profondément les terres. Aucun fleuve ne descend vers l’Océan-Pacifique en traversant la Sierra-Nevada, et le fleuve Buenaventura, que Frémont avait cherché, n’est qu’une mince rivière qui descend de la Chaîne de la Côte. Ainsi, dans cette partie de l’Amérique, le seul fleuve qui établisse une communication entre l’intérieur du continent et la mer est la Colombie, dont une des branches descend des Montagnes-Rocheuses, et dont l’autre est en rapport avec les eaux de la baie d’Hudson. Après avoir franchi le Col de Walker, Frémont descendit dans les grandes plaines ou llanos dépourvues d’herbes et d’eau et semées seulement de quelques oasis fertiles ou vegas; il quittait les belles vallées alpines de la Sierra-Nevada parcourues par de nombreux ruisseaux, les forêts magnifiques peuplées d’animaux de toute espèce, pour entrer dans des déserts dont la monotonie décourage le voyageur, et où l’on n’aperçoit plus d’autres arbres que les maigres et disgracieux yuccas. Quelques torrens qui descendent des montagnes vont s’y perdre bientôt dans les sables, et la contrée devient complètement aride.

Frémont se proposait de tourner le Grand-Bassin par le sud, comme il l’avait déjà fait par le nord. Il alla donc chercher la route espagnole que suivent tous les ans les caravanes qui vont de Santa-Fé à la Puebla de los Angeles, située près de la côte du Pacifique. Le voyage à travers ces brûlantes solitudes est extrêmement pénible, et les explorateurs y souffrirent presque constamment de la soif. Les Indiens, habitués à lever un tribut tous les ans sur les caravanes, suivaient la troupe de Frémont comme une bande de corbeaux, et assassinèrent un de ses hommes. Frémont quitta la route espagnole au point où elle s’écarte de la limite du Grand-Bassin, et suivit le versant occidental des monts Wahsatch, qui le ferment de ce côté. La contrée qu’il traversa le long de cette chaîne élevée est couverte de riches pâturages et arrosée par de nombreux ruisseaux. Il traversa sur des radeaux la rivière Nicollet, qui se jette dans un des lacs situés sur cette fertile ceinture du Grand-Bassin, et arriva au lac Utah, voisin du Grand-Lac-Salé, avec lequel il communique par une rivière que les mormons ont appelée le Jourdain. L’intrépide voyageur avait ainsi fait le tour entier du Grand-Bassin et complété un immense circuit qui comprend à peu près 12 degrés du nord au sud et de l’est à l’ouest. Il retourna vers les Montagnes-Rocheuses, en passant par les Trois-Parcs, hautes vallées enfermées entre des chaînes couronnées de neige, et revint, après deux ans d’absence, dans le Missouri en descendant l’Arkansas.

Après avoir étudié tout le pourtour du Grand-Bassin, c’est encore Frémont qui, dès l’année suivante (1844), en parcourut l’intérieur et compléta ainsi la géographie de cette vaste région, la moins connue de toute l’Amérique du Nord. Il suivit sur toute sa longueur la rivière Mary ou Humboldt, qui traverse le Grand-Bassin de l’est à l’ouest sur une très grande étendue, et va se perdre dans un petit lac situé à trente lieues environ du col de la Sierra-Nevada, le plus facile à franchir à ces latitudes. La fertile vallée de cette rivière, qui traverse des plaines de sables et prend sa source dans une chaîne de montagnes très rapprochée du Grand-Lac-Salé, est devenue aujourd’hui la seule route des émigrans qui vont en Orégon ou en Californie.

L’intérieur du Grand-Bassin est formé par une succession de chaînes dirigées du nord au sud, de vallées et de plateaux. L’altitude moyenne de la contrée est de 4,000 à 5,000 pieds au-dessus de la mer. Les montagnes et les collines sont couvertes d’herbes, de pins, de cèdres ; mais les vallées sont arides et semées seulement d’artémises. Pourtant, suivant Frémont, le Grand-Bassin ne mérite qu’en peu de parties le nom de désert. Les hivers d’ailleurs y sont doux, il y pleut et neige assez rarement. « En fait, dit-il, il n’y a rien dans le climat de cette région, quoiqu’elle soit élevée, qu’elle soit entourée et traversée de montagnes neigeuses, qui empêche les hommes de s’y établir et d’y trouver les moyens d’y vivre heureusement dans les parties arables. »

Ici s’arrête la partie des voyages de Frémont qu’il est absolument nécessaire de connaître, quand on cherche à se rendre compte des traits généraux de la région occidentale du continent américain. Frémont réussit à les marquer avec une grande netteté ; il établit les véritables caractères de la contrée qu’il nomma le Grand-Bassin, de l’Orégon, de la grande chaîne de la Sierra-Nevada et des vallées californiennes. L’importance de ces résultats, au point de vue de l’établissement du chemin de fer du Pacifique, n’a pas besoin d’être démontrée. La tâche des officiers qui explorèrent, après Frémont, les latitudes qu’il avait parcourues a été rendue singulièrement facile par ses travaux. Aussi verra-t-on que la plupart des dernières expéditions ont été dirigées vers des latitudes plus méridionales, voisines de la limite actuelle du Mexique. C’est l’examen de ces travaux récens que nous voudrions maintenant entreprendre, en n’insistant que sur ceux qui ont pour but spécial de rechercher la meilleure ligne de chemin de fer entre les États-Unis et le Pacifique.


II. — DERNIÈRES EXPÉDITIONS ET ÉTUDES DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE.

Après les premiers voyages de Frémont, la guerre du Mexique vint pendant quelque temps donner un intérêt particulier à toutes les expéditions faites dans les provinces du sud que les Américains devaient si facilement arracher à leurs faibles voisins. Le major Emory a laissé des notes très précieuses sur une reconnaissance militaire qu’il fit, en 1846 et en 1847, depuis le fort Leavenworth, dans le Missouri, jusqu’à San-Diego, l’un des ports de la Californie, avec l’avant-garde de « l’armée de l’Ouest. » Il se rendit à Santa-Fé, la capitale du Nouveau-Mexique, descendit le Rio-del-Norte, entra dans la vallée du Gila, suivit ce fleuve jusqu’au Rio-Colorado, et traversa le désert qui sépare ce fleuve de la Chaîne de la Côte et du Pacifique. Un grand nombre d’autres officiers américains publièrent de même le journal de leurs marches et de leurs reconnaissances dans le Nouveau-Mexique, et les nombreux renseignemens qu’ils ont rassemblés sur cet immense territoire ont pris une valeur toute nouvelle depuis que les officiers du bureau topographique, chargé d’examiner les divers projets du chemin de fer du Pacifique, donnent une préférence marquée à la ligne du 32e degré de latitude, qui traverse une partie du Texas et le Nouveau-Mexique tout entier. Quand on réfléchit à l’intérêt qu’auraient les partisans de l’esclavage à faire adopter ce dernier tracé, on ne peut s’empêcher de croire que la préférence dont on trouve l’expression dans tous les rapports officiels n’a pas été uniquement déterminée par des considérations topographiques et techniques; mais comme celles-ci sont les seules qu’on ose mettre en avant pour agir sur l’opinion publique, il importe de les apprécier. Dans l’examen de la valeur relative des traités étudiés, nous aurons donc recours aux indications précieuses répandues dans les rapports des divers officiers qui ont visité, à l’occasion de la guerre, le grand territoire du Nouveau-Mexique et la Californie.

C’est en 1853 que le congrès américain ordonna d’étudier plusieurs routes situées à diverses latitudes et traversant toute l’étendue du continent américain jusqu’à l’Océan-Pacifique. Nous suivrons, en les examinant, l’ordre topographique, en commençant par le nord et finissant par le sud. La première route s’étend à peu près sur le 47e degré de latitude. Le parti chargé d’étudier cette route était commandé par M. Stevens, gouverneur du territoire de Washington[1]. Il visita, avec le concours de plusieurs officiers américains, le territoire du Minnesota, les vallées du Missouri et de ses tributaires, les points par où l’on peut franchir les Montagnes-Rocheuses et les branches principales de la Colombie.

On comprend aisément quels seraient les avantages d’une ligne qui suivrait ce parcours. Partant des grands lacs, qui sont le centre d’une immense navigation intérieure, elle s’appuierait partout sur des voies navigables. Faire un chemin de fer en quelque sorte de toutes pièces dans des solitudes, sur une longueur de sept cents lieues, est une tentative folle, si les régions où il doit passer ne présentent point les ressources et les facilités qui attirent ordinairement l’émigration, et parmi lesquelles on peut ranger en première ligne les grands cours d’eau navigables. Il est bien nécessaire de comprendre qu’une entreprise semblable ne peut réussir qu’à la condition de devenir le signal et l’auxiliaire d’une grande œuvre de colonisation intérieure. Il faut qu’on puisse réussir à diriger vers les contrées que le chemin de fer du Pacifique doit traverser cette foule d’émigrans qui commence à devenir gênante pour les anciens états de l’Union, et qu’un parti inintelligent voudrait même repousser entièrement du sol de l’Amérique. Il ne semble pas bien difficile d’attirer les nouveaux arrivans sur des points particuliers du continent, quand on voit que les mormons eux-mêmes réussissent à en entraîner un grand nombre dans leurs villes nouvelles, que la haine et le mépris, plus encore que les montagnes et les déserts, séparent de tout le reste de l’Union. Pourtant il faut encore que l’émigration puisse trouver quelques élémens de prospérité dans les nouvelles régions où l’on chercherait à la porter. C’est pour cela que les considérations qui tiennent à la nature même du pays, à la fertilité du sol, au climat, à l’abondance de l’eau et du bois, dominent, dans le choix d’une ligne destinée à joindre les océans, celles qui sont d’un ordre purement technique, et ne se rattachent qu’à la construction même et à l’exploitation du chemin de fer.

M. Stevens, le gouverneur du territoire de Washington, visita d’abord les prairies du Minnesota; il propose de faire partir le chemin de fer de Saint-Paul, qui forme la tête de la navigation du Mississipi. La ligne traverserait la belle et fertile région qui sépare cette ville de la pointe du Lac-Supérieur, et suivrait ensuite la grande plaine qui porte le nom de prairie du bois des Sioux. Toute la partie orientale du Minnesota, le long du Missouri, est formée par une prairie haute et ondulée qu’on appelle le coteau du Missouri. Le chemin de fer doit tourner ce long plateau par le nord, suivre quelque temps la vallée du Missouri, puis remonter sur les prairies, et, coupant les principaux tributaires de ce fleuve, se diriger vers les Montagnes-Rocheuses. Sur l’immense distance qui les sépare du Lac-Supérieur, il n’y a aucune difficulté de construction; le sol est presque partout uni, les pentes sont régulières et d’une extrême douceur; mais le passage des montagnes présente les plus grands obstacles, bien que le massif des Rocheuses, si élevé au milieu du continent, vienne graduellement s’abaisser vers le nord. Les cols par où on peut les franchir, vers le 47e degré de latitude, ont en moyenne 6,300 pieds d’altitude, et sont par conséquent à 700 pieds plus bas que le Col du Sud. Stevens et ses officiers en examinèrent jusqu’à sept dans la chaîne des Montagnes-Rocheuses proprement dites. Plus à l’ouest, il fallut encore explorer ceux d’une chaîne secondaire qu’on nomme chaîne Racine-Amère et chaîne Cœur d’Alêne. Toute la contrée montagneuse intermédiaire est extrêmement tourmentée, et il faudrait accumuler les travaux d’art pour la traverser. Les officiers américains mesurèrent la hauteur des cols par où l’on peut franchir les deux chaînes principales. Les plus favorables ne peuvent être traversés qu’à l’aide de tunnels. Cette partie de leurs études a donné des résultats très peu satisfaisans, mais il faut ajouter qu’elles sont loin d’être complètes, et qu’il y a sans doute d’autres passages qu’ils n’ont pas eu le temps d’examiner.

Au-delà des Montagnes-Rocheuses s’étendent les plaines de la Colombie, et il ne reste plus, pour arriver au Pacifique, qu’à franchir la chaîne Cascade. Les officiels américains allèrent y explorer deux passages, mais ils s’assurèrent que le meilleur de tous était celui que suit la Colombie elle-même. On n’a pas l’intention de faire aboutir le chemin de fer étudié par M. Stevens jusqu’à l’embouchure du fleuve, bien que la Colombie soit navigable sur une très grande longueur, parce que le banc qui en encombre l’entrée y rend la navigation incertaine et dangereuse. La ligne proposée part du fort Vancouver, et, à travers de belles et fertiles contrées, va aboutir à l’excellent port de Puget’s-Sound, situé tout près de l’île Vancouver.

L’établissement d’un chemin de fer dans les territoires d’Orégon et de Washington ne présente quelques difficultés que sur une très petite étendue, — le long de la Colombie. Le seul obstacle sérieux dans ce trajet est donc le passage du massif des Montagnes-Rocheuses, et les nouvelles reconnaissances auxquelles on se livre en ce moment même parviendront sans doute à l’atténuer. Sur tout le parcours, il sera possible de se procurer l’eau et le bois nécessaires à la construction de la voie; l’immense bassin houiller du Mississipi, celui de Vancouver, les forêts des Montagnes-Rocheuses fourniront du combustible en abondance, si même on ne peut utiliser les cotonniers qui croissent encore dans les parties les plus arides de la route. S’il y a de grandes difficultés dans la construction du chemin, on peut dire qu’il n’y en aurait aucune dans l’exploitation même.

En dehors de ces questions techniques, il faut examiner si ce tracé satisfait à d’autres exigences auxquelles il ne faut pas hésiter à donner plus d’importance encore. Est-il possible d’attirer l’émigration sur une partie au moins de ce parcours, et quelques points privilégiés peuvent-ils y devenir des centres de population? A l’une des extrémités du chemin, les belles vallées de l’Orégon, à l’autre les riches prairies du Minnesota et les bords du Lac-Supérieur, commencent dès à présent à se peupler; mais l’immense région intermédiaire ne se prêterait sans doute à la culture que le long de quelques vallées. Les Montagnes-Rocheuses sont bordées, sur les deux versans, par une ceinture fertile; mais au-delà s’étendent, sur le côté oriental, d’immenses plaines qui présentent l’aspect d’un désert. Voici comment les officiers américains le dépeignent : « Le sol n’y est pas absolument mauvais; mais ce qui manque de ce côté des Montagnes-Rocheuses est la pluie. La terre se couvre au printemps d’herbes luxuriantes, et le pays n’est plus qu’un immense et magnifique pâturage; mais la chaleur de l’été brûle les graminées et dessèche le sol. Peut-être que, si la prairie ne brûlait pas chaque année, il y croîtrait des forêts qui attireraient l’eau atmosphérique, et qu’il se formerait ainsi un sol plus fertile. »

Le climat ne rend pas l’établissement d’un chemin de fer impossible sous ces latitudes élevées; les hivers n’y sont pas beaucoup plus rigoureux que dans les états du nord qui bordent l’Atlantique, et la neige ne bloquerait jamais les cols des Montagnes-Rocheuses, explorés par les officiers américains, de façon à rendre le passage impraticable. Pourtant, parmi les raisons que les adversaires de ce tracé mettent en avant, ils insistent fortement sur les inconvéniens du climat rigoureux des provinces du nord. A notre avis, ils subordonnent à une question technique une question plus considérable : il s’agit en effet moins de savoir si les difficultés de l’exploitation seront aggravées pendant une partie de l’année que de rechercher comment les conditions météorologiques s’accommodent aux mœurs et aux habitudes des émigrans. Un climat septentrional convient mieux aux Allemands et aux Anglo-Saxons, qui forment le fond de l’émigration américaine. Le nombre des habitans qui ne sont pas nés en Amérique est aujourd’hui de deux millions, et une statistique récente a fait voir que plus des neuf dixièmes habitent les états du nord.

Le véritable inconvénient de la route septentrionale, tracée par Stevens, est la grande largeur de la partie incultivable et infertile, qui ne présente en quelque sorte aucun point de ralliement, aucune oasis à des populations agricoles. Sous ce rapport, une autre route, celle du 45e et du 42e parallèle, offre un grand avantage : le bassin du Grand-Lac-Salé y forme comme un vaste relai au milieu de la distance qui sépare le Mississipi de l’Océan-Pacifique. D’après le capitaine Stransbury, la région des lacs, qui n’est aujourd’hui peuplée que par quatre-vingt mille mormons, peut nourrir une population de plus d’un million d’habitans. Il y a quelques années, cet officier fut chargé par le gouvernement américain de faire le lever topographique des alentours du Grand-Lac-Salé. L’excellent ouvrage qu’il a publié sur son expédition obtint un très vif succès à cause des nombreux renseignemens qu’il y donne sur les établissemens des mormons. Bien que son exploration n’eût pas directement pour but d’étudier le tracé d’un chemin de fer, ce sont pourtant ses résultats, avec les travaux de Frémont, qui ont servi de base au projet du chemin de fer du 42e degré de latitude.

Le capitaine Stransbury insista très fortement sur la nécessité de comprendre le bassin du Grand-Lac-Salé dans tout projet de communication à travers le continent. Plus soucieux de colonisation et d’intérêts économiques que de questions religieuses, il proposa même de faire passer le chemin de fer du Pacifique, dont on commençait à se préoccuper, près de la capitale des mormons. Au-delà de ce point, il conseillait de faire deux embranchemens, l’un vers l’Orégon, l’autre vers la Californie; le premier devait aller rejoindre la route ordinaire qui suit la rivière Humboldt ; le second, longeant les établissemens mormons, devait se diriger vers San-Diego en doublant l’extrémité méridionale de la Sierra-Nevada, ou, si c’était possible, entrer dans la vallée du San-Joaquin et rejoindre San-Francisco. A l’époque où Stransbury visita les mormons, ils projetaient eux-mêmes d’exécuter cette dernière ligne pour exporter leurs produits.

Les études de Frémont et de Stransbury ont été complétées par le lieutenant Beckwith, qui a exploré avec soin l’intérieur du Grand-Bassin et les cols de la Sierra-Nevada, A la suite de ces reconnaissances, voici comment l’on a déterminé le tracé du 42e degré de latitude : le chemin de fer doit remonter les pentes douces et régulières que descend la Nebraska, et franchir les Montagnes-Rocheuses par le Col du Sud (ou par un passage plus méridional, encore mal exploré, le Col des Chéyennes). Pour arriver du Col du Sud aux bords du Grand-Lac-Salé, on descend un tributaire de la Rivière-Verte, et l’on traverse, par des défilés sinueux et étroits, la chaîne des monts Wahsatch, qui s’étend à l’est du lac. Du côté oriental du lac, la ligne projetée va rejoindre la vallée de la rivière Humboldt, en traversant une contrée formée par des plateaux que séparent des chaînes parallèles. Le lieutenant Beckwith décrit cette partie intérieure du Grand-Bassin sous les mêmes couleurs que Frémont : les montagnes y sont basses, faciles à franchir, et parcourues par une multitude de petits torrens; l’herbe y croît en abondance, mais les arbres y sont rares, et on n’y trouve que quelques cèdres épars; les vallées sont partout couvertes de sombres artémises. De toutes les chaînes, la plus élevée est celle qui porte le nom de Humboldt; le chemin de fer doit la franchir par un col assez bas, et suivre la rivière Humboldt, qui se perd dans un lac marécageux situé au pied de la Sierra-Nevada.

À cette latitude, la sierra forme un grand plateau élevé, recouvert de crêtes et de pics isolés. Le meilleur passage que le lieutenant Beckwith y ait trouvé est le col Madelin; il est facile à traverser et conduit directement dans la vallée du Sacramento. Malheureusement, sur une étendue de trente lieues, le fleuve, qui n’est encore qu’un torrent, descend en serpentant entre des précipices qui ont de 500 à 600 mètres de hauteur. Le passage de ces immenses cañons présenterait de graves difficultés, et nécessiterait des travaux extrêmement dispendieux.

Depuis que le lieutenant Beckwith a publié son rapport, le lieutenant-colonel Steptoe a annoncé la découverte d’un chemin encore plus direct depuis le Grand-Lac-Salé jusqu’à San-Francisco. La route nouvelle, sur laquelle on ne possède d’ailleurs encore aucune indication numérique et précise, suivrait la vallée de la rivière Carson, et franchirait la Sierra-Nevada par le col où elle prend sa source. On n’a pas encore étudié le tracé de l’embranchement, qui pourrait se diriger du Col du Sud vers l’Orégon; cependant il semble qu’il soit très facile de le construire en suivant le pied de la chaîne du Vent, en rejoignant, au-delà de quelques montagnes très peu élevées, les sources de la rivière Lewis, et en descendant cette longue vallée jusqu’à la Colombie.

Le chemin de fer du 45e et 42e parallèle présente, au point de vue technique, d’assez notables avantages; l’eau et le bois peuvent être obtenus facilement sur tout le parcours, et l’on a même découvert à proximité du Grand-Lac-Salé un bassin houiller dans la vallée de la Rivière-Verte. Sous le rapport des hauteurs à franchir, ce tracé ne le cède qu’à celui du 32e degré de latitude, parce que les chaînes des Rocheuses et de la Sierra-Nevada, à la hauteur où on projette de les traverser, ont un profil simple et présentent de hauts plateaux. Les parties de la route où les obstacles nécessiteraient les travaux d’art les plus nombreux et les plus difficiles sont le Col du Sud, les massifs montagneux qui le séparent du Grand-Lac-Salé et la chaîne de la Sierra-Nevada : ces points sont précisément les plus rapprochés des deux centres de population d’Utah et de Californie.

La route du 38e et du 39e degré de latitude fut explorée par le malheureux capitaine Gunnison, qui, dans une rencontre avec des Indiens, périt avec plusieurs de ses compagnons; sa tâche fut terminée par le lieutenant Beckwith, qui explora l’intérieur du Grand-Bassin, et reconnut ensuite la ligne qui unit le Grand-Lac-Salé à la Sierra-Nevada. La route du 38e degré ne mérite pas de fixer longtemps l’attention au point de vue de l’établissement du chemin de fer du Pacifique; les passages des Montagnes-Rocheuses y sont de beaucoup plus élevés que sur les routes septentrionales ou sur celle du 32e degré, et elle ne rachète cette infériorité par aucun avantage particulier.

Nous arrivons enfin aux deux lignes méridionales qui traversent le Nouveau-Mexique, — celle du 35e et celle du 32e degré, — et la préférence que les rapports officiels accordent à ce dernier tracé nous obligera à l’étudier avec quelque détail. La ligne du 35e degré, explorée par le lieutenant Whipple, part du fort Smith, suit la vallée de l’Arkansas, monte sur un plateau élevé adossé aux Montagnes-Rocheuses, et se dirige vers le Rio-Grande par le col de San-Pedro. Au-delà, le chemin projeté va franchir par un tunnel un col de la Sierra-Madre, descend la rivière Zuni, le Colorado, suit la rivière Mohave, et traverse la Sierra-Nevada pour aboutir au port de San-Pedro. Les caractères physiques des contrées placées sous cette latitude ne sont pas très différens de ceux de la région située sous le 32e degré, et comme les pentes sont beaucoup plus favorables sur cette dernière ligne, c’est la seule sur laquelle il soit nécessaire de nous arrêter.

Les études de la ligne du 32e degré ont été faites en trois parties. La première section s’étend depuis la Rivière-Rouge, qui traverse la Louisiane et borde le Texas, jusqu’au Rio-Grande, qui coupe le Nouveau-Mexique à peu près dans la direction du nord.au sud. Cette région a été examinée par le capitaine Pope. Dans son projet, la route traverse d’abord, sur une distance de cent vingt lieues, les plaines du Texas, presque partout recouvertes de forêts; elle monte ensuite sur un plateau élevé qui occupe une partie du Texas et du Nouveau-Mexique, et porte le nom de Llano-Estacado. On ne saurait mieux dépeindre ce désert américain que ne l’a fait un géologue français, M. Marcou, qui a accompagné le lieutenant Whipple dans son voyage à travers le continent. « Lorsqu’on avance au milieu de ces immenses prairies, dit M. Marcou, on aperçoit de très loin, vers l’occident, une ligne horizontale formée par un plateau parfaitement uni, dont le nom jouit d’une grande réputation parmi les trappeurs et les traitans de ces régions sauvages. Des légendes de grandes caravanes égarées et entièrement détruites par la soif se racontent le soir autour des feux de bivouac longtemps avant d’arriver à ce terrible plateau, dont le nom de Llano-Estacado, c’est-à-dire plateau à ligne de poteaux, indique qu’une route y avait été tracée au moyen de longs bâtons placés de distance en distance, exactement comme ces grands poteaux des routes des hautes chaînes du Jura et des Alpes. Seulement, dans les Alpes et le Jura, les lignes de poteaux indicateurs sont destinées à tracer la route lorsque 12 ou 15 pieds de neige recouvrent ces hautes régions de l’Europe centrale, tandis que sur le Llano-Estacado elles y ont été placées par les premiers explorateurs, des missionnaires espagnols, pour empêcher les caravanes de s’égarer dans ces vastes solitudes, où l’horizontalité presque parfaite du sol et le manque absolu d’arbres ou d’arbrisseaux ne présentent aucun signe qui permette de s’y orienter. Ce haut plateau est tellement près de l’horizontalité parfaite, qu’il faut se coucher à terre pour apercevoir qu’il incline un peu vers l’est-sud-est, et je ne puis mieux le comparer, comme aspect, qu’à l’océan un jour de calme. L’horizon est aussi très limité, de trois à quatre lieues, comme en mer; rien ne vient y briser ni même modifier le cercle parfait dont vous êtes le centre; seulement, au lieu de me promener sur l’arrière d’un vapeur océanique, j’étais à cheval sur un mulet; l’eau était remplacée par un gazon vert formé d’une graminée courte et peu touffue; les troupes de marsouins et de souffleurs y font place à des troupeaux d’antilopes et de cerfs; enfin, comme en pleine mer, on n’y rencontre pas d’oiseaux. »

Sous le 32e degré de latitude, la largeur de ce triste et monotone plateau est d’environ quarante lieues. Après l’avoir traversé, la ligne proposée dépasse la rivière Pecos, et franchit sans difficulté les monts Guadalupe, qui la séparent du Rio-Grande. Depuis ce fleuve jusqu’au point où le Gila se jette dans le Rio-Colorado, la contrée a été explorée par le lieutenant Parke. Entre le Rio-Grande et les eaux du Gila, elle est formée par une série de bassins de peu de profondeur, reliés par des cols faciles à franchir. Comme le plateau du Llano-Estacado, ces grandes dépressions, presque unies, sont entièrement dépourvues d’eau et de bois. Plus loin, la ligne proposée par le lieutenant Parke suit sur toute sa longueur la vallée du Gila, qui coule de l’est à l’ouest sur une distance de soixante-dix lieues, et forme la limite du Nouveau-Mexique et de Sonora jusqu’au point où il se jette dans le Rio-Colorado. Le lieutenant Parke dépeint cette vallée comme une longue plaine douce, bordée de crêtes montagneuses et de collines peu élevées, présentant de grandes facilités pour la construction d’un chemin de fer.

Au-delà du Rio-Colorado, il faut traverser la grande plaine qu’on nomme le désert du Colorado, et franchir la chaîne de la côte par le col de San-Gorgione pour arriver au port de San-Diego. Le petit port de cette ville est trop peu important pour qu’il n’ait pas été nécessaire d’étudier la route qui relie la ligne du 32e degré de latitude à San-Francisco, aujourd’hui devenue la capitale de cette partie du continent américain. Le chemin le plus court serait par le versant occidental de la longue chaîne dont l’arête suit à une faible distance la côte de la Californie sur toute sa longueur; mais on n’a pu encore y déterminer un tracé convenable, et il paraît très difficile de franchir les chaînons transversaux de cette longue ceinture montagneuse. La route actuellement proposée abandonne la côte de l’Océan-Pacifique, dépasse la Chaîne de la Côte et rentre dans le Grand-Bassin : elle en traverse une partie, franchit la chaîne de la Sierra-Nevada au point où elle se noue à la chaîne côtière; elle descend ensuite la vallée du lac Tulaves et de la rivière San-Joaquin, qui se jette dans la baie de San-Francisco. Le lieutenant Williamson, chargé de cette troisième section de la route méridionale, a visité les cols de la Sierra-Nevada et ceux de la chaîne côtière, et en a trouvé plusieurs praticables pour un chemin de fer. On voit néanmoins du premier coup combien la solution proposée est peu satisfaisante, puisqu’elle oblige à franchir deux foison sens contraire la chaîne côtière avant d’arriver à la sierra californienne. Cet immense et laborieux détour ôte à la route méridionale le privilège qu’elle aurait eu d’être la plus courte, si on avait pu l’arrêter à San-Diego. On a bien songé à suivre une ligne directe qui traverserait la région comprise entre le Rio-Colorado et le col le plus favorable de la Sierra-Nevada; mais le lieutenant Williamson s’est assuré qu’au nord des déserts du Colorado, la contrée devient très accidentée et que des chaînes inexplorées y forment une barrière infranchissable entre le Colorado et la Sierra-Nevada. Tout ce pays n’est qu’un vaste désert, aride et montueux, où les Indiens eux-mêmes ne vont jamais s’aventurer. Il n’y tombe de pluie qu’une seule fois pendant toute l’année, vers le mois d’août.

Le simple exposé des travaux de Williamson, Parke et Pope rend très difficile à comprendre la préférence que les officiers du bureau topographique américain accordent à la ligne du 32e degré de latitude. Le seul avantage qu’elle possède sur les autres est que les pentes y sont partout d’une grande douceur, et que, sur de très longues distances, le sol est si uni, si compacte, qu’on pourrait presque sans aucune préparation y placer les traverses et les rails; mais cet avantage ne peut être mis en balance avec des inconvéniens de la nature la plus grave. L’eau et le bois, élémens indispensables à la construction et à l’exploitation d’un chemin de fer, font complètement défaut sur presque tout le parcours, dans la monotone plaine du Llano-Estacado, dans les vastes bassins qui séparent le Rio-Grande du Gila, dans le désert du Colorado. Les progrès qu’on a faits depuis quelques années dans l’établissement des voies ferrées sont tels qu’on ne doit jamais désespérer de venir à bout d’obstacles extérieurs tenant à la configuration ou à la nature du sol; mais rien ne peut suppléer au manque d’eau, de bois et de combustible. Pour suivre la ligne du 32e degré, il faudrait amener les traverses à des distances énormes, chercher le combustible jusque dans la vallée du Mississipi, et du côté de l’Océan-Pacifique, jusqu’à l’île Vancouver : le chemin de fer ne pourrait avancer qu’en transportant tout avec lui.

Pour obvier au manque d’eau sur une si grande partie de la route, on propose, sur la foi du géologue américain qui accompagna les expéditions, de percer des puits artésiens de distance en distance dans les parties les plus arides du chemin. On espère former ainsi des réservoirs où les locomotives pourront s’alimenter. Ce remède coûteux ne nous inspire qu’une médiocre confiance, car s’il est bien possible que les couches géologiques soient disposées comme elles le sont dans les contrées où l’on creuse avec profit des puits artésiens, il est douteux que les pluies rares qui tombent dans cette partie de l’Amérique alimentent assez les couches souterraines pour y former à toute époque de véritables niveaux d’eau. Lors même d’ailleurs qu’on viendrait à bout de ces difficultés techniques, il n’est pas permis d’espérer qu’on puisse jamais jeter les flots de l’émigration dans ces solitudes du Nouveau-Mexique et de la Californie méridionale, qui forment le véritable Sahara américain. La population espagnole qui depuis longtemps habite cette partie du continent ne s’est jamais étendue en dehors de la vallée du Rio-Grande; elle est si faible et si abâtardie, qu’avant la guerre du Mexique, elle était entièrement tombée sous le joug des tribus indiennes. Jamais l’on ne verra se couvrir de villes et de champs le plateau monotone et désolé du Llano-Estacado, le désert du Rio-Colorado, les arides solitudes qui s’étendent entre ce fleuve, le Gila et le Rio-Grande. La contrée qui sépare l’Arkansas de Santa-Fé, la capitale du Nouveau-Mexique, est coupée par une ceinture de pays boisé qui s’étend, dans le sens du méridien, depuis la Rivière-Canadienne jusqu’au midi du Texas. A l’est de cette limite naturelle, le sol est fertile, coupé par des torrens et des ruisseaux, très propre à la culture; à l’ouest, il n’y a qu’un océan de stériles prairies, çà et là quelque faible torrent et des arbres solitaires dont les formes deviennent de plus en plus étranges à mesure qu’on s’enfonce dans le continent.

Il n’est pas inutile de citer le jugement que porte le major Emory sur les régions du Nouveau-Mexique où l’on propose de faire passer le chemin de fer du Pacifique, parce qu’il a été rendu en dehors de toute préoccupation particulière, à l’époque de la guerre du Mexique. Ce témoignage est d’autant plus précieux, qu’il détruit à l’avance les espérances de ceux qui ne veulent jeter de ce côté l’emploi des capitaux américains et de l’activité anglo-saxonne que pour y faciliter l’introduction de l’esclavage et du travail servile. « La contrée, écrivait en 1846 le major américain, comprise entre l’Arkansas et le Rio-Colorado, sur plus de 400 lieues d’étendue, présente, au point de vue agricole, des particularités qui pèseront toujours sur les populations qui y sont disséminées. Tout le nord du Mexique, en y comprenant le Nouveau-Mexique, Chihuahua, Sonora et les Californies, jusqu’au Sacramento, présente, s’il faut se fier à la plupart des renseignemens, à peu près partout les mêmes caractères physiques, le même climat et les mêmes produits naturels. En aucune partie de cette vaste région, l’on ne peut, dans une mesure suffisante, compter sur les pluies pour la culture du sol. La terre est dépouillée d’arbres, et sur de grandes étendues il n’y a aucune sorte de végétation. Quelques faibles rivières descendent en différentes directions des hautes montagnes qui en maints endroits traversent cette région. Ces rivières sont séparées quelquefois par des plaines et quelquefois par des montagnes sans eau ni végétation, véritables déserts, puisqu’on n’y trouve rien de ce qui peut servir à entretenir la vie animale. La culture du sol est donc limitée à ces étroites bandes de terre qui suivent le niveau des eaux, et partout où l’on voit une communauté s’y livrer avec quelque succès et sur une certaine étendue, elle implique un degré de subordination, une obéissance absolue à un maître, qui répugnent aux habitudes de notre peuple….. Les profits sont trop faibles pour que le travail servile puisse y devenir avantageux. L’esclavage, tel que les Mexicains l’ont mis en pratique, sous une forme qui permet au maître d’employer les services de l’homme aussitôt qu’il est adulte, — sans subir l’obligation de l’élever dans l’enfance, de le faire vivre pendant la vieillesse, d’adopter sa famille, — ne peut pas fournir de données exactes pour apprécier quels bénéfices on pourrait attendre du travail servile comme on l’entend aux États-Unis. Une personne qui visiterait ces régions et serait familiarisée avec le caractère et la valeur du travail servile aux États-Unis ne songerait jamais à amener ici des esclaves, encore moins à en acheter pour les y transporter. Leur travail ne rembourserait jamais le prix de transport et moins encore le prix d’achat. »

L’examen impartial de tous les travaux de reconnaissance faits dans ces parties nouvellement explorées de l’Amérique n’est point favorable aux conclusions des rapports officiels soumis au congrès. Au reste les officiers qui les ont rédigés, et qui concluent en faveur de la ligne du 32e degré de latitude, ont eux-mêmes compris que jamais on n’attirerait sur ce parcours une population nombreuse. Ils ont dû présenter un projet spécial d’organisation des postes appelés à entretenir et à défendre la ligne contre les Indiens. Ils semblent avoir renoncé volontairement à l’espérance de diriger sur ces parties centrales du continent américain un courant d’émigration destiné à relier par une chaîne continue les États-Unis de l’est aux provinces qui bordent le Pacifique. Il ne s’agit plus dès-lors de donner à la production et à la population américaines une faculté d’extension en quelque sorte sans limites : le chemin de fer du Pacifique n’est plus qu’une ligne servant à unir deux points séparés par des déserts. Même à ne le considérer que sous le point de vue technique, nous croyons que le tracé du 32e degré est inférieur aux tracés septentrionaux; mais si, restant fidèle à la pensée de ceux qui ont les premiers conçu cette entreprise, on la considère plutôt comme un moyen que comme un but, si on veut y voir l’instrument de civilisation le plus paissant qui puisse féconder le Nouveau-Monde entier dans toutes les parties où la nature ne repousse pas absolument les efforts de l’homme, il faut renoncer à donner la préférence à la ligne du 32e degré. Jamais l’on ne groupera sur ce parcours une population dense et serrée, jamais la race anglo-saxonne ou allemande ne s’acclimatera dans les déserts du Nouveau-Mexique; elle ne se transportera naturellement qu’à des latitudes plus élevées. Les provinces de l’Amérique situées sous le 45e et le 42e degrés de latitude présentent à peu près, au moins dans beaucoup de parties, les mêmes caractères généraux, le même climat, les mêmes ressources naturelles que les états actuels de l’Union où l’émigration se dirige : l’eau et le bois y sont plus abondans que dans les latitudes voisines du Mexique et plus rapprochées du tropique. Les vallées et les plaines de l’Orégon, dont quelques-unes sont d’une richesse et d’une fertilité vraiment inouie, pourraient nourrir une population égale à la moitié de celle de l’Europe. La Californie du nord sert déjà de noyau à une véritable nation, qui a ses villes, ses vaisseaux, ses routes, et commence à construire ses chemins de fer. Cette partie de l’Amérique est devenue le centre des pêcheries de l’Océan-Pacifique, dont l’importance va chaque jour grandissant. Les mormons enfin ont réussi à fonder, dans le bassin isolé du Grand-Lac-Salé, sans appui, sans communication avec le dehors, un établissement qui prospère malgré les élémens dissolvans qui minent leur étrange communauté.

Sans chercher à préciser le tracé du chemin de fer du Pacifique, on sent bien que c’est vers les régions du nord qu’il faut le diriger; c’est là que le travail libre doit trouver, pour des siècles, des terres vierges à défricher; c’est dans cette voie que l’activité américaine doit se porter, au lieu d’aller s’éteindre et s’énerver dans les solitudes du Mexique, où une forte et noble race a déjà trouvé son tombeau. Les avantages d’une route septentrionale sont si évidens, que les Anglais du Canada ont songé à l’établir dans leurs possessions, bien que le climat y soit déjà beaucoup plus rigoureux que sous les latitudes de 47 et de 45e degrés. L’établissement d’une communication directe entre les grands lacs et l’Océan-Pacifique a depuis quelque temps attiré l’attention de plusieurs officiers anglais, et bien qu’aucun de ces projets n’ait été soumis à une étude détaillée, il sera peut-être utile de faire connaître celui du capitaine M. H. Synge[2]. Il est conçu de telle manière que le chemin de fer s’appuie partout sur des voies navigables, et que chaque partie forme un tronçon indépendant assez important en lui-même pour attirer l’émigration. Le chemin de fer dès aujourd’hui peut suivre et côtoyer en quelque sorte, jusqu’à trois cents lieues dans les terres, les grands lacs qui forment le plus magnifique réseau de navigation intérieure qu’on puisse trouver dans le monde entier. Le grand système des rivières qui descendent dans le lac Winnipeg et entrent dans la baie d’Hudson en formerait la continuation naturelle. Ces voies, qu’on pourrait partout rendre navigables, ouvriraient le continent jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses. Cet immense réseau de lacs et de rivières serait complété, du côté du Pacifique, par le système des rivières qui vont y verser leurs eaux, et dont les sources indiquent les passages les plus faciles de la grande chaîne centrale. À ces hautes latitudes, le massif montagneux est tellement abaissé, qu’à l’époque des grandes crues les eaux des deux bassins hydrographiques se rejoignent et se mêlent. Bien que le climat des contrées qui dominent le Lac-Supérieur soit très rigoureux, le capitaine Synge les représente comme parfaitement propres à la culture. La saison d’été y est courte, mais très chaude; les céréales et les fruits y arrivent rapidement à pleine maturité. Plus on avance du côté de l’Océan-Pacifique, plus l’âpreté du climat s’efface, et tous les voyageurs s’accordent à reconnaître qu’à l’île Vancouver il est extrêmement doux.

Le chemin de fer canadien aurait ainsi l’immense avantage de s’appuyer partout sur des voies navigables, et de traverser la partie la plus unie du continent américain; mais il ne paraît pas que ce projet soit destiné à devenir jamais une réalité. Les Canadiens ne possèdent pas eux-mêmes les ressources nécessaires pour mener à bout une œuvre de cette nature, et il est douteux que les capitaux anglais aillent s’aventurer dans une entreprise aussi hasardeuse, dont le premier effet, si elle pouvait jamais être couronnée de succès, serait certainement d’amener une perturbation dans les relations commerciales du monde. L’indépendance du Canada est aujourd’hui assez bien établie pour que les intérêts de la métropole et de la colonie ne soient plus sur toutes les questions nécessairement confondus.

Il ne paraît donc pas très nécessaire, au moins aujourd’hui, de s’appesantir sur le projet anglais, bien qu’il soit en lui-même très digne d’intérêt. Si nous l’avons mentionné, c’est surtout afin de montrer que le climat des latitudes canadiennes n’avait point semblé un obstacle insurmontable à la construction d’un chemin de fer. Il est donc assez difficile aussi d’invoquer l’argument du climat contre les routes septentrionales tracées dans les provinces américaines vers les latitudes de 47 à 45 degrés, A tous les autres égards, nous avons cherché à faire apprécier la supériorité de ces tracés sur le tracé méridional; mais il est encore une raison de fait que nous avons laissée hors de la question. Si depuis soixante ans la puissance politique aux États-Unis appartient au sud, la puissance financière s’est de plus en plus concentrée dans les états de la Nouvelle-Angleterre. Le nord seul peut fournir l’énorme quantité de capitaux nécessaire pour achever une entreprise telle que le chemin de fer du Pacifique. Suivant les calculs approximatifs des rapports soumis au congrès, — et l’on sait que ce genre d’évaluations est toujours inspiré par un optimisme très complaisant, — il ne faudrait pas moins de quinze ans pour achever la ligne entière, et les frais de construction monteraient à 5 ou 600 millions. Quiconque connaît la condition des états à esclaves comprendra aisément qu’ils seraient impuissans à faire seuls de tels sacrifices, et, dans l’état actuel de l’opinion en Amérique, il ne paraît guère probable que le nord consente à épuiser toutes les ressources de son crédit pour investir le sud d’une puissance nouvelle dont personne ne peut apprécier la portée.

On est ainsi naturellement amené à répondre à une dernière question. Si le chemin de fer du Pacifique est construit, par qui et comment le sera-t-il? Une vive polémique s’est récemment engagée sur ce point aux États-Unis. Les partisans du tracé méridional prétendent que le gouvernement fédéral doit lui-même se mettre à la tête de l’entreprise, et cherchent à en faire peser les frais sur l’Union tout entière. Cette proposition, dont le colonel Benton s’est constitué le principal défenseur, a été attaquée avec les argumens que dans tous les pays on peut invoquer contre la construction des chemins de fer par l’état; mais en Amérique elle est de plus inconstitutionnelle. Le pouvoir exécutif n’y a été investi que des attributions qui lui sont strictement nécessaires, et il est contraire à l’esprit de la constitution que le gouvernement central exécute des entreprises telles que des chemins de fer ou des canaux. On cesserait d’y être fidèle, si l’on n’évitait pas de mettre aux mains du pouvoir un immense et nouveau patronage, et de faire dominer dans la solution des problèmes économiques des considérations d’un ordre politique qui doivent y rester étrangères. Il est d’ailleurs si bien établi aux États-Unis que les chemins de fer doivent être exécutés par des particuliers, que les défenseurs de la construction par l’état ont parfois été obligés d’avoir recours aux plus étranges raisons. L’honorable M. Davis, secrétaire de la guerre, a été jusqu’à prétendre que le gouvernement avait le droit de faire lui-même le chemin de fer du Pacifique, parce qu’il pouvait le classer au nombre des routes militaires. Si l’on ne savait à quel degré l’on arrive à pousser l’impudeur du sophisme au service d’une mauvaise politique, on ne comprendrait pas comment un homme d’état a pu invoquer un pareil argument, qui ne mérite pas d’être discuté. Au reste le système de M. Davis a obtenu peu de succès, et aujourd’hui il est admis aux États-Unis que, comme toute entreprise de cette espèce, le chemin de fer du Pacifique doit être abandonné à l’initiative privée.

Parmi ceux qui se sont offerts à le construire et qui ont des premiers prôné cette gigantesque entreprise, il faut citer particulièrement M. Asa Whitney, de New-York. Le plan financier qu’il avait conçu pour l’achèvement du chemin de fer du Pacifique est assez original pour mériter d’être rapporté. Il proposait de le faire partir du lac Michigan et de le diriger vers l’Orégon, et demandait que, sur le longueur totale de ce parcours, qui n’a pas moins de 2,000 milles, le gouvernement central lui vendît toutes les terres, sur une largeur de 60 milles, au prix de 2 cents (à peu près 10 centimes) par acre. M. Whitney fût devenu ainsi acquéreur de 78 millions d’acres au prix de 1,600,000 dollars seulement. Sur les 800 premiers milles au-delà de la région des lacs, il comptait revendre aisément les terres, qui y sont presque partout propres à la culture ; mais il se proposait de n’en vendre, en commençant, que la moitié, et de garder le reste comme fonds de réserve pour continuer le chemin dans les régions infertiles. Il estimait que, sur une longueur de 430 milles du côté de l’Océan-Pacifique, les terres eussent aussi facilement trouvé des acheteurs ; le fonds de réserve s’appliquait donc à la partie intermédiaire du chemin. En supposant que le quart seulement de l’émigration annuelle se portât de ce côté, et que chaque famille achetât 160 acres de terre, M. Whitney estimait que la ligne entière pourrait être achevée dans l’espace de quinze ans.

À l’époque où M. Asa Whitney, alors simple commis dans une maison de commerce de New-York, fit sa singulière proposition, elle excita une assez vive sensation, mais il n’y fut pas donné suite. Cependant toutes les demandes qui sont actuellement soumises à la sanction législative sont fondées sur des bases analogues. Il est bien certain qu’en principe le moyen proposé par M. Whitney paraît le plus rationnel. Acheter à bas prix une immense quantité de terres actuellement inhabitées et improductives, subvenir aux dépenses de la construction du chemin de fer en revendant à mesure les terres traversées par les tronçons déjà terminés, est une opération aussi simple que féconde : c’est placer l’entreprise dans les véritables conditions qui peuvent en assurer le succès, en l’entourant d’une chaîne de premiers établissemens autour desquels tous les autres viendront plus tard se grouper.

Si l’achèvement du chemin de fer du Pacifique pouvait ainsi concorder avec un plan de colonisation de l’intérieur du continent, les conséquences économiques d’une telle œuvre seraient incalculables. Le commerce entre l’Asie et l’Europe, qui depuis si longtemps reste à peu près stationnaire, prendrait un développement inattendu. Le chemin de fer du Pacifique aurait sur l’extension des rapports entre les races européennes et les populations denses de l’Asie une influence bien autrement directe et profonde que l’ouverture de l’isthme de Suez ou de Panama. Toutes les considérations qu’on a fait valoir à l’appui de ces gigantesques entreprises semblent encore grandir et prendre une portée plus élevée, quand on les applique à celle que nous venons d’étudier. Le chemin de fer du Pacifique ouvre à l’esprit un horizon plus vaste et plus nouveau. Il n’offrirait pas seulement une route plus rapide au commerce, mais produirait un déplacement dans les populations d’une grande partie du globe, et, comme le mouvement de l’émigration chinoise semble l’indiquer, amènerait sans doute une fusion des races asiatique et européenne dans les parties occidentales et centrales de l’Amérique du Nord. Qu’on ne croie point que ce projet, qui a pris, comme les événemens les plus récens nous rapprennent, une place dans le programme des partis aux États-Unis, ne soit qu’une arme électorale, une de ces promesses brillantes et mensongères que l’on jette en pâture à une opinion publique avide et facile à passionner. L’avenir d’une telle œuvre n’est pas irrévocablement lié au triomphe d’une coterie, au succès d’une candidature quelconque, fût-ce même celle de M. Frémont, aujourd’hui adoptée par le plus honorable des partis américains. Il y a des intérêts que les courans passagers des événemens ne peuvent ni vaincre ni changer; le temps, au lieu de les détruire, les fortifie. Des difficultés de plus d’une espèce peuvent retarder pour un temps indéfini l’exécution du chemin de fer du Pacifique : il suffit d’indiquer les crises commerciales, les obstacles matériels, les luttes intestines de l’Union, un ralentissement subit de l’émigration, les complications de la politique extérieure; mais la nation qui convoite déjà les îles Sandwich, qui a fait un traité avec le Japon, qui a construit à Panama un chemin de fer et une route dans le Nicaragua, aura toujours intérêt à établir une communication continentale entre les deux océans. Un projet dont l’exécution doit rendre l’Amérique maîtresse des marchés de l’Asie et de l’Océan-Pacifique tout entier ne peut jamais retomber entièrement dans l’oubli.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. L’ancien territoire de l’Orégon a été divisé en deux parties : l’Orégon proprement dit et le territoire de Washington; ces deux provinces sont séparées sur une assez grande longueur par le cours même de la Colombie.
  2. Journal de la Société géographique de Londres, 1852. — Proposal for a rapid communication with the Pacific and the East, via British North America, by cap. M. H. Synge.