Le Chef-d’œuvre inconnu (L’Artiste)

L'Artiste(SER1, T1, pp. 319-323 ; T2, p. 7-10) (p. 319-10).



§ Ier.

MAÎTRE FRENHOFER

Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le costume était de très-mince apparence, entra dans une maison de la rue des Grands-Augustins, après s’être long-temps promené devant la porte avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter à sa première, à une facile maîtresse.

Enfin, il demanda cependant si maître François Porbus était au logis, et, sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, il monta les degrés, mais lentement, en s’arrêtant de marche en marche comme quelque courtisan de fraîche date, incertain de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura sur le pallier, ne se décidant pas à prendre le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier.

Il éprouvait cette sensation profonde qui a fait vibrer tous les cœurs des grands artistes, quand, au fort de leur jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé certains hommes de génie, ou quelque chef-d’œuvre.

Il existe dans tous les sentimens humains une fraîcheur vierge, une fleur primitive, enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir, et la gloire un mensonge ; or, parmi nos émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la passion primordiale et jeune d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragemens certains.

À celui qui, léger d’argent, adolescent de génie, n’a pas durement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, une touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Il y a bien des fanfarons, bouffis d’eux-mêmes, qui croient trop tôt à l’avenir ; mais ceux-là ne deviennent gens d’esprit que pour les sots.

À ce compte, le jeune inconnu avait certes un vrai génie, si le talent doit se mesurer sur la timidité première, sur cette pudeur indéfinissable dont les gens promis à la gloire et les jolies femmes se défont un jour dans l’exercice de leur art. — L’habitude du triomphe amoindrit le doute, et la pudeur est un doute peut-être !

Le pauvre néophyte, accablé de misère et surpris en ce moment de son outrecuidance, ne serait pas entré chez le peintre auquel nous devons l’admirable portrait de Henri IV, mais fort heureusement, un secours extraordinaire lui fut envoyé par le hasard.

Un vieillard vint à monter l’escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de sa démarche, le jeune homme devina que ce personnage était un protecteur ou un ami du peintre.

Se reculant alors sur le pallier pour lui faire place, il l’examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts.

Hélas ! il y avait quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi dont les artistes sont friands. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée ; un menton court, légèrement relevé, mais garni d’une barbe grise, taillée en pointe ; des yeux vert de mer, ternis en apparence par l’âge, mais qui, par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient jetter par fois des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme. Du reste, le visage était singulièrement flétri par les fatigues de l’âge et plus encore par ces pensées qui creusent également l’ame et le corps ; les yeux n’avaient plus de cils et à peine voyait-on quelques traces de sourcils sur l’arcade saillante où ils roulaient.

Mettez cette tête sur un corps fluet et débile, entourez-là d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jettez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or ?… et, vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l’escalier prêtait encore une couleur fantastique. C’était une toile de Rembrandt qui marchait silencieusement et sans cadre, dans l’atmosphère noire créé par ce grand peintre.

Il jeta sur le jeune homme un regard empreint de sagacité, frappa trois coups à la porte, et un homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ, étant venu ouvrir :

— Bonjour, maître Porbus !… lui dit-il d’une voix cassée.

Porbus s’inclina respectueusement et laissa entrer le jeune homme en le croyant amené par l’inconnu.

Ce serait chose assez importante, un détail artistement historique, que de dépeindre l’atelier de maître Porbus ; mais l’histoire nous prend tellement à la gorge, et les descriptions sont si cruellement difficiles à bien faire, sans compter l’ennui des lecteurs qui ont la prétention d’y suppléer que, vous perdrez, ma foi, ce morceau par moi peint à l’huile, et peint sur place, où les jours, les teintes, la poussière, les accessoires, les figures possédaient un certain mérite…

Il y avait surtout une croisée ogive coloriée, et une petite fille occupée à remettre ses chausses, exécutées avec un fini vraiment regrettable. C’était aussi vrai, aussi faux, aussi peigné, léché, qu’une croquade d’amateur ; mais les arts sont si malades, qu’il y aurait crime à faire encore des tableaux en littérature : aussi nous sommes généralement sobres d’images par pure politesse…

Le jeune homme resta debout, immobile, devant un tableau qui, par ce temps de troubles et de révolutions, était déjà devenu célèbre, et que visitaient quelques-uns de ces entêtés auxquels nous devons la conservation du feu sacré, pendant les jours mauvais. À toutes les époques, il s’est rencontré des gens soigneux d’enterrer les drapeaux et de sauver les dieux en déroute !

Cette belle page (le mot n’était pas encore inventé pour désigner une œuvre de peinture ; mais j’aurais pu tout aussi bien vous dire cette pourtraicture saincte et mignonnement paracheuée ; mais le placage historique me semble fatigant, outre que beaucoup ne comprennent plus les vieux mots) ; cette page donc, représentait une Marie Égyptienne acquittant le passage du bateau. Ce chef-d’œuvre, destiné à Marie de Médicis, fut par elle vendu à Cologne, aux jours de sa misère ; et, lors de notre invasion en Allemagne (1806), un capitaine d’artillerie la sauva d’une destruction imminente, en la mettant dans son porte-manteau. C’était un protecteur des arts qui aimait mieux prendre que de voler. Ses soldats avaient déjà fait des moustaches à la sainte protectrice des filles repenties, et allaient, ivres et sacrilèges, tirer à la cible sur la pauvre sainte, qui, même en peinture, devait obéir à sa destinée. Aujourd’hui cette magnifique toile est au château de la Grenadière, près de Saint-Cyr en Touraine, et appartient à M. de Lansay.

— J’aime ta sainte !… dit le vieillard à Porbus, et je te la paierais dix écus d’or de plus que ce que t’en donne madame la reine ; mais aller sur ses brisées !… du diable !…

— Vous la trouvez bien…

— Heu ! heu !… fit le vieillard. Elle ne vit pas ! En la regardant long-temps, je ne saurais croire qu’il y ait de l’air entre ses bras et le fond de la toile… Je ne sens pas la chaleur de ce beau corps, et ne trouve pas de sang dans les veines… Les contours ne sont pas vrais… N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir !…

Le vieillard s’assit sur une escabelle, se tint la tête dans les mains et resta muet.

— Maître, lui dit Porbus, j’ai cependant bien étudié, sur le nu, les lignes du corps…

— Oui… oui… répondit le vieillard, un mois ou deux… et vous vous êtes arrêté là !… Vous avez fait un admirable vêtement de chair à votre femme ; mais, où est la vie ?… Une femme a certes cet air de tête, ce regard de douce résignation et doit tenir sa jupe ainsi !… Mais où est le plus ? Vous avez le moins dont se contente le vulgaire… Ô Mabuse !… Ô mon maître ! ajouta ce singulier personnage, tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi !…

— À cela près, reprit-il, cela vaut mieux que les peintures de ce Rubens… Au moins, avez-vous là, couleur, sentiment et dessin, les trois parties essentielles de l’art…

— Mais cela est sublime, bon homme !… s’écria d’une voix forte le jeune homme sortant d’une rêverie profonde, et les deux figures ont une finesse d’intention ignorée des peintres d’Italie…

— Et qui êtes-vous ?… lui demanda Porbus.

Le pauvre néophyte rougit.

— Hélas, maître, pardonnez à ma hardiesse, je suis barbouilleur d’instinct, inconnu, arrivé depuis peu dans cette ville, source de toute science…

— À l’œuvre !… à l’œuvre !… lui dit Porbus en souriant, et lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier.

L’inconnu copia lestement la Madelaine au trait…

— Oh ! oh ! s’écria le vieillard, votre nom ?…

Le jeune homme écrivit au bas : Nicolas Poussin !…

— Allons déjeuner ?… dit le vieil inconnu à Porbus. Venez tous deux à mon logis, j’ai du jambon fumé, du bon vin, et malgré le malheur des temps, nous causerons de peinture ; nous sommes de force !… Voici un petit bonhomme, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de Nicolas Poussin, qui a de la facilité !…

Apercevant alors la piètre casaque du Normand, il tira de sa ceinture une bourse de peau, y fouilla, prit deux pièces d’or ; et, les lui montrant.

— J’achète ton dessin !… dit-il !

Poussin tressaillit.

— Prends, prends, s’écria Porbus. Il a dans son escarcelle la rançon de trois rois !

Bientôt ils descendirent de l’atelier et cheminèrent en devisant sur les arts, jusqu’à une belle maison de bois, située près du pont Saint-Michel, et dont Poussin admira les ornemens, le heurtoir, les encadremens de croisée, les arabesques sculptées ; puis il se trouva tout à coup dans une salle basse, devant un bon feu, près d’une table chargée de mets appétissans ; et, par un bonheur inoui, dans la compagnie de deux grands artistes sans morgue.

— Jeune homme ! lui dit Porbus, en le voyant ébahi devant un tableau, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir !…

C’était l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le détinrent… Et en effet, il y avait, dans cette figure, une telle puissance de réalité, que Nicolas Poussin, commença dès ce moment à comprendre le véritable sens des paroles dites par le vieillard.

Celui-ci, regardait le tableau d’un air satisfait, mais sans enthousiasme. Il semblait dire « J’ai fait mieux !… »

— Il y a là de la vie !… dit-il ; et mon pauvre maître s’est surpassé ; mais il y manquait encore de la vérité dans le fond de la toile… L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous… Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons n’y est pas. Il n’y a encore là qu’un homme !… Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre !

Poussin regardait alternativement le vieillard et Porbus avec une inquiète curiosité. Il s’approcha de Porbus comme pour lui demander le nom de leur hôte, mais le peintre se mit un doigt sur les lèvres d’un air de mystère, et le jeune homme vivement intéressé garda le silence, espérant que tôt ou tard, quelque mot lui permettrait de deviner le nom de son hôte, dont la richesse et les talens étaient suffisamment attestés par le respect que Porbus lui témoignait, et par les merveilles entassées dans cette salle.

Poussin, voyant sur la sombre boiserie de chêne un beau portrait de femme, s’écria :

— Ceci est un Giorgion !

— Non ! repondit le vieillard, c’est un de mes premiers barbouillages !…

— Tudieu !… dit naïvement le Poussin, je suis donc chez le dieu de la peinture !…

Le vieillard sourit comme un homme familiarisé depuis long-temps avec cet éloge.

— Maître Frenhofer ! dit Porbus, ne sauriez vous faire venir un peu de ce bon vin du Rhin, pour moi…

— Deux pipes, repondit le vieillard. Une pour m’acquitter du plaisir que j’ai eu ce matin en voyant ta jolie pécheresse, et l’autre comme un présent d’amitié.

— Ah !… si je n’étais pas toujours souffrant, reprit Porbus, et si vous vouliez me laisser voir votre maîtresse, je pourrais faire une peinture haute, large et profonde, où les figures seraient de grandeur naturelle.

— Voir mon œuvre !… s’écria le vieillard tout ému. Non, non, je dois la couver encore… Hier, dit-il, j’ai cru, vers le soir, avoir fini… Ses yeux me semblaient humides, sa chair agitée, les tresses de ses cheveux remuaient… Elle respirait !… Ce matin, au jour… j’ai reconnu mon erreur !… Je n’ai pas encore saisi la ligne vraie, la courbure exacte des formes de la femme…

Le vieillard fit une pause, puis il reprit :

— Voilà dix ans, jeune homme, que je travaille ; mais qu’est-ce que sont dix ans pour lutter avec la nature !… L’on ne nous a pas dit le temps que le sculpteur Pygmalion a mis à faire la seule statue qui ait marché !…

Le vieillard tomba dans une rêverie profonde restant les yeux fixes, et jouant machinalement avec son couteau.

— Le voilà en conversation avec son esprit !… dit Porbus à voix basse.

À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable curiosité d’artiste. Ce vieillard et ses yeux blancs, attentif et stupide, était devenu pour lui plus qu’un homme, un génie fantasque vivant dans quelque sphère inconnue. Il reveillait mille idées confuses en l’ame, et le phénomène moral de cette espèce de fascination ne se définissait pas plus que l’émotion excitée par les sons d’une orgue parisienne criant un air de la patrie au cœur de l’exilé.

Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si long-temps secrète, œuvre de patience, œuvre de génie, sans doute, s’il fallait en croire la tête de vierge que le jeune Poussin avait si franchement admirée et qui était là, belle encore près de l’Adam de Mabuse ; pour toutes ces singularités, l’idiome moderne n’a qu’un mot : c’était indéfinissable !… Admirable expression ! elle résume la littérature fantastique ; elle dit tout ce qui échappe aux perceptions bornées de notre esprit ; et, quand vous l’avez placée sous les yeux d’un lecteur, il est lancé dans l’espace imaginaire ; alors, le fantastique se trouve germé, il pointe comme une herbe verte au sein de l’incompréhensible et de l’impuissance…

Donc ce vieillard, maître Frenhofer paraissait indéfinissable, incompréhensible, et, tout ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible, en voyant cet être surnaturel (surnaturel est encore une belle expression !), c’est qu’il était le type le plus complet de la nature artiste, de cette nature capricieuse et folle, à laquelle tant de pouvoirs sont confiés et qui, si souvent en abuse, emmenant la froide raison, les bourgeois et même quelques amateurs, à travers mille chemins pierreux, où il ne voient rien, tandis que la folâtre fantaisie de la jolie déesse découvre des épopées, des châteaux, des œuvres d’art. — Nature mocqueuse et bonne, féconde et pauvre !

Ainsi, pour le pauvre Poussin, ce vieillard était devenu par une transfiguration subite, l’art lui-même, l’art avec son secret, ses fougue, avec ses rêveries.

— Oui, mon cher Porbus, reprit Frenhofer, il m’a manqué jusqu’à présent de rencontrer une femme irréprochable !… — Un corps dont les contours soient d’une beauté parfaite, et dont la carnation… Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus des anciens, si souvent cherchée et dont nous rencontrons à peine les beautés éparses… Ô ! pour voir un moment, une seule fois, la nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais ma fortune !…

— Nous pouvons nous départir d’ici, dit Porbus à Poussin, il ne nous entend plus, ne nous voit plus…

— Allons à son atelier ?… répondit le jeune homme émerveillé.

— Oh ! le vieux reître, a su en défendre l’entrée. Ses trésors sont trop bien gardés, pour que nous puissions y arriver… Je n’ai pas attendu votre avis et votre fantaisie pour tenter l’assaut du mystère…

— Il y a donc un mystère…

— Oui, répondit Porbus. Le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu. — Se faisant son ami, son sauveur, son père, Frenhofer, a sacrifié des trésors pour satisfaire les passions de Mabuse, et Mabuse, reconnaissant, lui a légué le secret du relief, le pouvoir de donner aux figures cette vie extraordinaire, cette fleur de nature, notre désespoir éternel, et dont il possédait si bien le faire, qu’un jour ayant vendu et bu le damas à fleurs, dont il devait s’habiller à l’entrée de Charles-Quint, il accompagna son maître avec un vêtement de papier, sur lequel il avait peint le damas. L’éclat particulier de l’étoffe portée par Mabuse, surprit l’Empereur qui, voulant en faire compliment au protecteur du vieil ivrogne, découvrit la supercherie !… Frenhofer est un homme ivre de notre art et qui vit dans la couleur !…

— Nous y pénétrerons !… sécria Poussin n’écoutant plus Porbus, et ne doutant plus de rien.

Porbus sourit à l’enthousiasme du jeune inconnu et ils se quittèrent.

Nicolas Poussin revint à pas lents vers la rue de la Harpe et dépassa même sans s’en apercevoir la modeste hôtellerie où il était logé.

Montant avec une inquiète promptitude son misérable escalier, il parvint à une chambre haute, située sous cette toiture en colombage, naïve et légère couverture des maisons du vieux Paris. Il vit, près de l’unique et sombre fenêtre, une jeune fille qui, au bruissement de la porte, se dressa soudain par un mouvement passionné, car elle avait reconnu le peintre à la manière dont il levait le loquet.

— Qu’as-tu ? dit-elle.

— J’ai, j’ai !… j’ai, s’écria-t-il en étouffant de plaisir, que je me suis senti peintre !… J’avais douté de moi jusqu’à présent, mais ce matin j’ai cru en moi-même, je puis être un de ces hommes-là !… Va ! Gillette, nous serons riches, heureux ! Il y a de l’or dans ces pinceaux…

Mais il se tut soudain, et sa figure grave et vigoureuse perdit son expression de joie quand il vit la médiocrité de ses ressources matérielles. Ses murs étaient couverts de simples papiers ornés d’esquisses au crayon. Il ne possédait pas quatre toiles vaillantes. — Les couleurs avaient alors un haut prix, et le pauvre gentilhomme voyait sa palette à peu près nue.

Au sein de cette misère, il sentait d’incroyables richesses de cœur, une surabondance de génie qui le dévorait. Il avait été amené à Paris par un gentilhomme de ses amis et peut-être par son génie ; puis, il avait rencontré soudain une maîtresse, une de ces ames nobles et généreuses qui viennent souffrir près d’un grand homme en épousant ses souffrances, et qui s’efforcent d’en comprendre les caprices ; fortes pour la misère et l’amour comme d’autres sont intrépides à porter le luxe et l’insensibilité.

Le sourire errant sur les lèvres de Gillette dorait ce grenier et rivalisait avec l’éclat du soleil ; le soleil ne brillait pas toujours, tandis qu’elle était toujours là, recueillie dans sa passion, attachée à son bonheur, à sa souffrance, consolant le génie qui débordait dans l’amour avant de s’emparer de l’art et de la gloire.

— Écoute, Gillette !… viens !…

Obéissante et joyeuse, elle sauta sur les genoux du peintre. Elle était toute grâce, toute beauté ; jolie comme un printemps, pure, blanche, toutes les richesses féminines et une belle ame !

— Oh, Dieu ! s’écria-t-il, je n’oserai jamais lui dire !…

— Un secret, reprit-elle. Oh ! je veux le savoir.

Le Poussin resta rêveur.

— Parle donc !…

— Gillette ! pauvre cœur aimé !

— Oh ! tu veux quelque chose de moi !…

— Oui.

— Si tu désires encore que je me mette devant toi pour être dessinée, reprit-elle d’un petit air boudeur, je n’y consentirai plus jamais… Cela est mal.

— Aimerais-tu me voir copier une autre femme ?…

— Peut-être… dit-elle, si elle était bien laide…

— Eh bien, reprit le Poussin d’un ton sérieux, si pour ma gloire à venir, si pour me faire un grand peintre, il fallait aller poser chez un autre…

— Tu veux m’éprouver… dit-elle. — Tu sais bien, que je n’irais pas !

Le Poussin pencha sa tête sur sa poitrine comme un homme qui succombe à une joie ou à une douleur trop forte pour son ame.

— Écoute, dit-elle en tirant Poussin par la manche de son pourpoint usé, je t’ai dit, Nick, que je donnerais ma vie pour toi ; mais je ne t’ai jamais promis de renoncer à mon amour, à toi…

— Y renoncer !… s’écria le Poussin attendri.

— Si je me montrais ainsi à un autre qu’à toi, tu ne m’aimerais plus… et moi-même, je me trouverais indigne de toi !… Quand j’obéis à tes caprices, il n’y a rien que de naturel, et j’en suis heureuse et fière. Mais pour un autre !… fi… donc…

— Pardonne, ma Gillette, dit le peintre en se jetant à ses genoux. J’aime mieux être aimé que glorieux !… Tu es plus belle que la fortune et les honneurs. Va, jette mes pinceaux, brûle ces esquisses. Je me suis trompé… ma vocation c’est de t’aimer. Je ne suis pas peintre, je suis amoureux !… Périsse l’art et tous ses secrets !…

Elle l’admirait, heureuse, charmée !… Elle régnait ! Elle sentait instinctivement les arts ruinés pour elle, jetés à ses pieds comme un grain d’encens.

— Ce n’était pourtant qu’un vieillard !… reprit Poussin. Il ne verra pas la femme en toi, il verra la beauté : tu es parfaite…

— Il faut bien aimer !… s’écria-t-elle prête à sacrifier ses scrupules d’amour pour récompenser son amant de tous les sacrifices qu’il lui faisait. — Mais non, reprit-elle, ce serait me perdre. — Ah ! me perdre pour toi !… Oui, mais tu m’oublieras… Non, c’est une mauvaise pensée !…

— Je l’ai eue et je t’aime ! dit-il avec une sorte de contrition ; mais je suis donc un infâme !…

— Consultons le père Hardouin… dit-elle.

— Oh, non ! que ce soit un secret entre nous deux !…

— Eh bien, j’irai… mais ne sois pas là, dit-elle… Reste à la porte, armé de ta dague ; si je crie, entre et tue le peintre…

Ne voyant plus que l’art, le Poussin pressa Gillette dans ses bras ! Fils d’un gentilhomme, d’un soldat, il y avait une épée parmi ses pinceaux.

— Il ne m’aime plus !… pensa Gillette quand elle se trouva seule.

Elle se repentait déjà de sa résolution ; mais elle était en proie à une épouvante plus cruelle que son repentir ; elle s’efforçait de chasser une pensée affreuse qui s’élevait dans son cœur. — Elle croyait aimer déjà moins le peintre en croyant le trouver moins estimable.



§ II.

CATHERINE LESCAULT.

Deux jours après la rencontre de Poussin et de Porbus, celui-ci vint voir maître Frenhofer.

Le vieillard était alors en proie à l’un de ces découragemens profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur, ou quelque empâtement des hypochondres ; et, suivant les spiritualistes, dans l’imperfection de notre nature morale. Un écrivain moderne exprimerait cet état phénoménal en disant que Frenhofer avait fait une prodigieuse dépense d’ame ; mais laissons là le prétentieux jargon de notre époque, le bonhomme s’était purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau.

Il était donc languissamment assis dans une vaste chaire de chêne sculptée, garnie de cuir noir ; et, sans quitter son attitude mélancolique, il lança sur Porbus le regard engourdi d’un homme qui s’est établi dans son ennui.

— Eh bien ! maître, lui dit Porbus, l’outremer que vous avez été chercher à Bruges était-il mauvais ?… Est-ce que vous avez pas su broyer notre nouveau blanc ?… votre huile est-elle méchante, ou les pinceaux…

— Hélas ! s’écria le vieillard, j’ai cru pendant un moment que mon œuvre était accomplie ; mais je me suis certes trompé dans quelques détails, et je ne serai tranquille qu’après avoir éclairci mes doutes… Aussi je me décide à voyager et vais aller en Turquie, en Grèce, en Asie, pour y chercher un modèle et comparer mon tableau à diverses natures… Peut-être ai-je là-haut, reprit-il en laissant échapper un sourire de contentement, la nature elle-même… Parfois, j’ai quasi peur qu’un souffle ne me réveille cette femme, et qu’elle disparaisse…

Puis il se leva tout d’un coup, comme pour partir.

— Oh ! oh ! répondit Porbus, j’arrive à temps pour vous éviter la dépense et les fatigues du voyage.

— Comment ? demanda Frenhofer étonné.

— Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune !… Mais, mon cher maître, s’il consent à vous la prêter, au moins faudra-t-il nous laisser voir votre toile…

Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite.

— Comment !… s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse !… déchirer le voile dont j’ai chastement couvert mon bonheur ?… Mais ce serait une horrible prostitution !… Voilà dix ans que je vis avec cette femme ! Elle est à moi, à moi seul !… Elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une ame, l’ame dont je l’ai douée !… Elle rougirait si d’autres yeux que les miens s’arrêtaient sur elle… La faire voir !… mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur !… Quand tu fais un tableau pour la Cour, tu n’y mets pas toute ton ame, tu ne vends aux courtisans que des mannequins. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se montrent nues qu’à leurs amans !… Possédons-nous les Vierges de Raphaël, l’Angélique de l’Arioste, la Béatrix du Dante… Non ! nous n’en voyons que les formes ! Eh bien ! l’œuvre que je tiens là-haut sous mes verroux est une exception dans notre art… il n’y a plus de peinture : c’est une femme !… une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause… je pense. Veux-tu que, tout à coup, je quitte un bonheur de dix années comme un manteau ? que, tout à coup, je cesse d’être père, amant et dieu ? car cette femme n’est pas une création, c’est une créature !… Vienne ton jeune homme, je lui donnerai mes trésors ; je lui ferai voir des tableaux du Corrège, de Michel-Ange, du Titien ; je baiserai la marque de ses pas dans la poussière ; mais en faire mon rival… honte à moi… Ha ! ha ! je suis plus amant encore que je ne suis peintre ! J’aurai la force de brûler ma toile à mon dernier soupir, mais lui faire supporter le regard d’un homme, d’un jeune homme, d’un peintre… non, non… Je tuerais le lendemain celui qui l’aurait souillée d’un regard !… Je te tuerais à l’instant, toi, mon ami, si tu ne la saluais pas à genoux !… Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux froids regards des imbéciles… Ah ! l’amour est un mystère, il n’a de vie qu’au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à un autre : — Voilà celle que j’aime !…

Le vieillard semblait être redevenu jeune ; ses yeux avaient de l’éclat et de la vie ; ses joues pâles étaient nuancées d’un rouge vif, et ses mains tremblaient.

Porbus, étonné de la violence passionnée avec laquelle ces paroles furent dites, ne savait que répondre à un sentiment aussi neuf que profond.

Frenhofer était-il raisonnable ou fou ? se trouvait-il subjugué par une fantaisie d’artiste, ou les idées qu’il avait exprimées procédaient-elles de ce fanatisme inexprimable produit en nous par le long enfantement d’une grande œuvre ? Pouvait-on jamais espérer de transiger avec cette passion bizarre ?

En proie à toutes ces pensées, Porbus dit au vieillard :

— Mais n’est-ce pas femme pour femme ?… Poussin ne livre-t-il pas sa maîtresse à vos regards !

— Quelle maîtresse ! répondit Frenhofer. — Elle le trahira tôt ou tard, et la mienne me sera toujours fidèle !

— Eh bien ! reprit Porbus, n’en parlons plus… Mais avant que vous ne trouviez, même en Asie, une femme aussi belle, aussi parfaite, vous mourrez peut-être, sans avoir achevé votre tableau…

— Oh ! il est achevé…, dit Frenhofer… Et qui le verrait croirait apercevoir une femme couchée sur un lit de velours, sous des courtines… Près d’elle, un trépied d’argent exhale des parfums. — La lumière est douce… Tu serais tenté de prendre le gland d’or des cordons qui retiennent les rideaux, et il te semblerait voir le sein de Catherine suivre le mouvement de sa respiration. — Cependant je voudrais être certain…

— Va en Asie !… répondit Porbus, en apercevant une sorte d’hésitation dans le regard de Frenhofer.

Et Porbus fit quelques pas vers la porte de la salle.

En ce moment, Gillette et Nicolas Poussin étaient arrivés près du logis de Frenhofer. Quand la jeune fille fut sur le point d’y entrer, elle quitta le bras du peintre, et se reculant en arrière comme si elle eût été saisie par quelque soudain pressentiment :

— Mais que viens-je donc faire ici ?… demanda-t-elle à son amant, d’un son de voix profond et en le regardant d’un œil fixe.

Étonné, le Poussin lui prit la main en disant avec une vive émotion :

— Gillette, je t’ai laissée maîtresse et veux t’obéir en tout. Tu es ma conscience et ma gloire… reviens au logis ?

— Suis-je à moi, quand tu me parles ainsi ?… Oh ! non, je ne suis plus alors qu’une enfant. — Allons, ajouta-t-elle en paraissant faire un violent effort, si notre amour périt et si je mets dans mon cœur un long regret, ta célébrité ne sera-t-elle pas le prix de mon obéissance à tes désirs ?… Entrons, ce sera vivre encore que d’être toujours en souvenir sur ta palette !…

Les deux amans se rencontrèrent avec Porpus en ouvrant la porte de la maison, et celui-ci, surpris par la beauté de Gillette dont les yeux étaient pleins de larmes, la saisit toute tremblante, et l’amenant devant le vieillard :

— Tenez, dit-il, ne vaut-elle pas tous les chefs-d’œuvre du monde ?…

Frenhofer tressaillit. Gillette était là, dans l’attitude naïve et simple d’une jeune Géorgienne toute innocente et peureuse, ravie et présentée par des brigands à quelque marchand d’esclaves. Une pudique rougeur colorait son visage, elle baissait les yeux, ses mains étaient pendantes à ses côtés ; ses forces semblaient l’abandonner et des larmes protestaient contre la violence faite à sa pudeur.

En ce moment Poussin, au désespoir d’avoir sorti de son grenier ce beau trésor, se maudit lui-même. Alors, plus amant qu’artiste, mille scrupules lui torturèrent le cœur, quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabillait, pour ainsi dire, cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes.

Revenant soudain à la féroce jalousie du véritable amour, il s’écria :

— Gillette, partons !…

À cet accent, à ce cri, sa maîtresse joyeuse leva les yeux sur lui, le vit et, courant dans ses bras :

— Ah ! tu m’aimes donc ?… s’écria-t-elle en fondant en larmes.

Elle avait eu l’énergie de taire sa souffrance, mais elle manqua de force pour cacher son bonheur.

— Oh ! laissez-la moi pendant deux heures… dit le vieux peintre, et vous la comparerez à Catherine… — Oui, j’y consens.

Il y avait encore de l’amour dans le cri de Frenhofer. Il semblait avoir de la coquetterie pour son semblant de femme et jouir par avance du triomphe que sa beauté allait remporter sur celle d’une vraie femme.

— Ne le laissez pas se dédire !… s’écria Porbus en frappant sur l’épaule de Poussin. Les femmes et les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels…

— Pour lui, répondit Gillette en regardant attentivement le Poussin et Porbus, ne suis-je donc pas plus qu’une femme !…

Elle leva la tête avec fierté ; mais quand après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait, qu’il avait pris naguère pour un Giorgion :

— Ah ! dit-elle, montons !… Il ne m’a jamais regardée ainsi !…

— Vieillard !… reprit Poussin tiré de sa méditation par la voix de Gillette, vois cette épée !… je la plongerai dans ton cœur au premier mot de plainte que prononcera cette jeune fille… Puis je mettrai le feu à ta maison, et personne n’en sortira… Comprends-tu ?…

Nicolas Poussin était sombre, sa parole terrible ; son attitude, son geste consolèrent Gillette ; et, alors, elle lui pardonna presque de la sacrifier à la peinture, à la gloire, à l’avenir.

Porbus et Poussin restèrent à la porte de l’atelier, se regardant l’un l’autre en silence ; et si, d’abord, celui-là se permit quelques exclamations :

— Ah ! elle se déshabille. — Il lui dit de se mettre au jour, etc.

Bientôt il se tut à l’aspect du Poussin dont le visage était devenu inquiet et sombre. Le jeune homme avait la main sur la garde de sa dague et l’oreille presque collée à la porte. Porbus, également attentif, commençait à comprendre la souffrance du Poussin ; et tous deux, dans l’ombre et debout, ressemblaient ainsi à deux conspirateurs attendant l’heure de frapper un tyran.

— Entrez !… entrez !… leur dit le vieillard rayonnant de bonheur. Mon œuvre est parfaite, et maintenant je puis la montrer avec orgueil. Jamais peintre, pinceaux, couleurs, toile et lumière ne produiront une rivale à ma Catherine Lescault !…

Porbus et Poussin, en proie à une vive curiosité, se trouvèrent bientôt au milieu d’un vaste atelier, couvert de poussière, où tout était en désordre, d’où le jour tombait d’en haut, et où ils virent, çà et là, des tableaux accrochés aux murs parmi des statues, des essais, des bustes, des mains, des squelettes et des haillons. Ils s’étaient arrêtés tout d’abord devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue, et pour laquelle ils furent saisis d’admiration.

— Oh ! ne vous occupez pas de cela !… dit Frenhofer, c’est une toile que j’ai barbouillée pour étudier une pose… ce tableau ne vaut rien. — Voilà mes erreurs !… reprit-il en leur montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d’eux.

À ces mots, Porbus et Poussin stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent le portrait annoncé, sans réussir à l’apercevoir.

— Eh bien ! le voilà !… leur dit le vieillard exalté.

Il avait les cheveux en désordre et le visage enflammé ; ses yeux pétillaient ; il était tout haletant.

— Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection !… Vous êtes devant une femme et vous cherchiez un tableau !… Il y a tant de profondeur sur cette toile ! l’air y est si vrai, que vous ne pouvez plus le distinguer de l’air qui nous environne… Où est l’art ?… perdu, disparu !… Ces contours sont les formes mêmes d’une jeune fille… J’ai saisi la couleur, le vif, le tranché de la ligne qui termine les corps !… Admirez !… Aussi, j’ai, pendant sept années, étudié les phénomènes de l’accouplement du jour et des objets… Et ces cheveux… la lumière ne passe-t-elle pas au travers… Mais elle a respiré, je crois !… Ce sein !… Voyez… qui ne voudrait l’adorer à genoux ?… Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez !…

— Voyez-vous quelque chose ? demanda Poussin à Porbus.

— Non, et vous ?…

— Rien…

Les deux peintres, laissant le vieillard à son extase, regardèrent si le jour, en tombant d’aplomb sur la toile qu’il leur montrait, n’en neutralisait pas tous les effets ; puis, ils examinèrent la peinture en se mettant à droite, à gauche, de face, en se baissant ou se levant.

— Oui !… oui !… c’est bien une toile !… leur disait Frenhofer, en se méprenant sur le but de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis !… le chevalet !… et voici mes couleurs, mes pinceaux !…

Et il s’empara d’une brosse qu’il leur présenta par un mouvement naïf.

— Le vieux lansquenet se joue de nous !… dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs amassées comme sur une palette…

— Des teintes brouillées, confuses… reprit Porbus, mais…

Alors, en s’approchant, ils remarquèrent dans un coin de la toile, le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied… délicieux, un pied vivant !

Et ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé dans l’œuvre à une incroyable destruction lente et progressive. Ce pied apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait, riche de beautés, parmi les décombres d’une ville incendiée.

— Il y a une femme là-dessous !… s’écria Porbus, en faisant remarquer à Poussin la finesse des superpositions de couleurs dont le vieux peintre avait successivement chargé les différentes parties de cette figure en voulant la perfectionner.

Alors les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à s’expliquer vaguement l’extase dans laquelle il était resté.

— Il est de bonne foi !… dit Porbus.

— Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi !… de la foi dans l’art, et vivre pendant long-temps avec son œuvre pour en produire une semblable… Quelques-unes de ces ombres m’ont coûté bien des travaux… Tenez il y a là sur sa joue, au-dessous des yeux, une légère vapeur qui, si vous l’observez dans la nature, vous paraîtra presque intraduisible ; eh bien !… croyez-vous qu’elle ne m’ait pas coûté bien des peines à reproduire ?…

Et du bout de sa brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire.

Porbus, frappant sur l’épaule du vieillard, puis se tournant vers Poussin :

— Savez-vous que nous voyons en lui un bien grand peintre !… dit-il.

— Il est encore plus poète que peintre ! répondit gravement Poussin.

— Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre…

— Et de là, il va se perdre dans les cieux !… dit Poussin.

— Que de jouissances sur ce morceau de toile !… s’écria Porbus.

Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.

En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette ; elle était seule dans un coin.

— Qu’as-tu, mon ange ?… lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.

— Tue-moi ! dit-elle, je serais une infâme de t’aimer encore, car je te méprise… Tu es ma vie et tu me fais horreur… Je crois que je te hais déjà.

de Balzac.