Calmann-Lévy (p. 242-258).

VIII


Télémaque, coiffé d’une calotte de toile et ceint d’un tablier blanc, souriait sur le seuil de sa boutique, au beau soleil du matin qui inondait l’avenue poudreuse, plantée de maigres platanes. Sa vue s’étendait à droite jusqu’à la caserne, d’où partait une sonnerie de clairons, et à gauche jusqu’au rond-point de l’Empereur, au centre duquel se trouvait un piédestal veuf de sa statue. La large avenue était bordée des deux côtés par des constructions basses et par des terrains où s’alignaient les piquets blancs des blanchisseries. Les débits de vin, au coin des rues, qui donnaient sur des terrains vagues, étaient barbouillés de rouge-brun pour attirer l’œil et provoquer de loin la soif des militaires et des ouvriers. Tout le reste, murs et terrains, était uniformément gris. Les deux maisons qui faisaient face à l’établissement de Télémaque présentaient une façade de plâtre haute de trois étages, à balustres, à baies cintrées, ornée de bustes dans des niches, lézardée, écaillée, moisie, avec des vitres étoilées de papier et des loques pendues aux fenêtres. Des groupes confus d’enfants et de chiens remuaient dans la poussière. Des militaires s’en allaient tout doucement vers la berge, et des femmes en jupon plat portaient des seaux ou des paniers.

La boutique de Télémaque était peinte en rouge ; derrière les vitres, un aloyau et des biftecks s’étalaient dans des plats. Télémaque tenait par les oreilles un lapin mort et souriait. Le vif émail de ses yeux bridés et relevés de côté par la saillie des pommettes brillait sur son visage d’ébène, au nez épaté et aux lèvres lippues. Une laine encore noire floconnait sur sa tête. Mais le front, dégarni par une calvitie régulière, s’élevait en fuyant et découvrait une partie du crâne, dont le sommet formait une sorte de crête.

Miragoane, assise sur son derrière, regardait avec intérêt les hommes, les bêtes et les choses. Mais libre de passions et l’âme en paix, elle se chauffait tranquillement au soleil. Parfois, allongeant sa tête intelligente, elle léchait de sa langue en volute le sang coagulé au museau du lapin que Télémaque laissait pendre. Puis, satisfaite de cette sensualité délicate, elle contemplait de nouveau l’avenue, avec un frisson dans la queue.

Télémaque retourna comme un gant la peau de son lapin et, ayant posé sur une petite table l’animal écorché, brillant des plus beaux tons, il le découpa adroitement et mit les morceaux sur un plat.

Puis il rentra dans la boutique, dont la porte extérieure s’ouvrait sur un petit jardin garni de tonnelles. Ayant préparé très proprement son civet, il s’assit, tandis que la casserole de cuivre rouge chantait sur le fourneau, et resta songeur. Ses yeux, qui semblaient fraîchement peints sur un joujou tout neuf, ne regardaient plus rien. Télémaque voyait sans doute autre chose que son fourneau aux carreaux de faïence, le comptoir d’étain et les tables de toile cirée, car il murmurait un chant étrange et doux et parlait à des absents. Enfin, ayant donné un regard au civet qui, comme disent les cuisiniers, partait sur un feu doux :

— Miragoane, dit-il, garde la boutique.

Miragoane tourna vers lui son œil intelligent et s’avança jusqu’au seuil de pierre, qu’elle occupa d’un air d’importance. Télémaque monta dans une très belle chambre tendue d’un papier historié sur lequel une chasse au sanglier était indéfiniment répétée. Cette chambre, meublée d’une armoire de noyer, d’un lit à rideaux de cotonnade blanche et de quatre tables, servait à la fois de chambre à coucher au restaurateur et de salle à manger aux sociétés du dimanche. Télémaque prit dans l’armoire une caisse qu’il posa sur la table et qu’il ouvrit avec précaution. Cette caisse était pleine d’objets enveloppés dans des foulards et dans des papiers. Il en tira successivement un châle rouge, des épaulettes à graines d’épinard, des anneaux d’oreilles, une croix et une plaque d’ordres inconnus et un grand chapeau galonné dont les deux cornes étaient terminées chacune par un énorme gland d’or. Quand ces trésors furent étalés sur la table, Télémaque les contempla avec son regard étonné de petit enfant, puis il mit sur sa tête crépue le chapeau, dont les glands se balancèrent, il s’enveloppa du châle rouge de sa femme Olivette et se contempla dans son petit miroir à barbe.

Il revécut alors sa vie passée, et remonta jusqu’au temps où il était général. Il revit les éblouissements du sacre de Sa Majesté Faustin Ier, les manteaux bleus des ducs, des princes et des comtes, les habits rouges des barons ; la face noire de l’empereur, ceinte d’une couronne d’or ; Olivette amenée en robe à queue dans une brouette et se rangeant parmi les dames au milieu de la nef de l’église. Tout lui était présent, les mille couleurs des habits, les coups de canon, la musique militaire et les cris de « Vive l’Empereur ! » Puis il revit les fêtes somptueuses du palais impérial, quand, sous les feux des bougies et des pendeloques de cristal, les magnifiques poitrines noires des dames de la cour faisaient craquer les corsages de mousseline blanche dans l’élan furieux des danses. Il revit les soldats alignés sous ses yeux dans la plaine aride et lumineuse. Tous, rangés en bataille, lui présentaient les armes. Et lui, Télémaque, les mains derrière le dos comme le Napoléon des estampes, passait entre les rangs et disait :

« Soldats, je suis content de vous ! »

Puis des tableaux plus sombres se déroulèrent dans son imagination. Il revit les événements qui avaient précipité sa chute. Quand, en décembre 1851, développant avec la toute-puissance d’un empereur son génie d’enfant peureux et cruel, Soulouque eut l’idée de faire la guerre à la république dominicaine, le général Télémaque fit partie, à la tête de sa brigade, du corps expéditionnaire commandé par le général Voltaire Castor, comte de l’Île-à-Vache. L’empereur avait dit dans sa proclamation à l’armée : « Officiers, sous-officiers, soldats ! Les hommes de l’Est, les bouviers de Santo-Domingo fuiront devant vous. Allez. » Plein de confiance dans la parole de son empereur, le général Télémaque, coiffé de son chapeau à glands, portant sur sa poitrine la plaque de l’ordre impérial et militaire de Saint-Faustin et le grand cordon de la Légion d’honneur haïtienne, galonné, chamarré, les pieds nus, marchait fièrement à la tête des régiments noirs qui formaient l’avant-garde, quand tout à coup une vigoureuse mousqueterie le surprit sur la lisière d’une plantation de bananiers. Étonné, indigné, consterné, il tourna vers ses troupes sa face décomposée et s’écria avec une éloquence sincère :

— L’empereur a moqué pauvre monde !

À ces paroles du général, la brigade tourna les talons et s’enfuit à toute vitesse. Télémaque, faisant jouer les ressorts de ses jarrets de singe et tirant la langue, reprit la tête de la colonne, sans se soucier des fusils, des tentes, des paquets de cartouches et des caisses de biscuits abandonnés en route. Soulouque, sur la nouvelle de cette opération militaire, trembla de tous ses membres et, pour se redonner du cœur, fit fusiller le général Voltaire Castor. Il donna l’ordre d’arrêter le général Télémaque, qui resta caché huit jours dans les palétuviers. Le consul français, à la prière de la belle madame Sainte-Lucie, recueillit Télémaque et le fit passer à bord de la Naïade, qui appareillait à destination de Marseille.

À ce souvenir, Télémaque prit la mine d’un chien intelligent qu’on a fouetté, et remit les croix, les épaulettes et le chapeau dans les foulards. Il regarda par la fenêtre, avec inquiétude, si personne ne passait dans l’avenue, et, ayant replacé le précieux coffre dans l’armoire fermée à clef, il descendit dans la boutique et versa quelques gouttes d’eau dans la casserole odorante qui chantait.

L’horloge, accrochée au-dessus de la stalle du comptoir, marquait onze heures. Une nuée de petits galopins à tignasse ébouriffée et qui laissaient passer des bouts de chemise par les trous des culottes, s’abattit dans un nuage de poussière, contre la porte vitrée. Et des cris aigus sortaient de ce nuage.

Télémaque parut sur le seuil avec une soupière pleine de débris de volaille et de restes de friture enveloppés proprement dans des morceaux de papier. Miragoane, attentive et grave sur le seuil, et la queue frissonnante, surveillait la distribution.

Le petit peuple assiégea en se culbutant les deux jambes de Télémaque, qui commanda d’un ton nasillard particulier :

— Droit alignement !

Alors les enfants se rangèrent en ligne, les bras pendants, le cou tendu, les yeux agrandis par la convoitise.

Télémaque les examina quelque temps avec une gravité joyeuse, puis :

— Répondez à l’appel, dit-il. Numéro un… numéro deux… numéro trois…

Et il donnait à chacun sa ration. Les numéros un, deux et trois s’enfuirent, serrant des deux mains leur part de friandise contre leur ventre, et la dévorèrent chacun dans un coin, en promenant à la ronde des regards défiants :

— Numéro quatre… numéro cinq… numéro six…

Le numéro six, qui était roux, bouscula le numéro quatre, qui boitait, et dont il fit rouler l’os de poulet dans le ruisseau.

Miragoane dressa l’oreille, le numéro quatre reprit son os, et le général Télémaque, ayant ainsi pourvu à l’ordinaire de son armée, retourna à ses fourneaux. Ayant reconnu que le civet était en bon point, il tira d’un tiroir un petit fusil de bois peint en rouge, et appela Miragoane. Elle s’approcha, l’oreille basse, d’un air qui voulait dire : — Mon Dieu ! à quoi cela peut-il servir ? Nous avons tort de compliquer inutilement la vie ; je n’éprouve aucun plaisir à faire l’exercice. Mais je consens à le faire pour être agréable à mon maître Télémaque.

Et Miragoane, debout sur ses pattes de derrière, reçut contre son ventre rose le petit fusil de bois.

— Portez arme ! Présentez arme !

Miragoane manœuvra au commandement. Mais ses jarrets fléchissaient ; elle retomba sur ses quatre pattes et, laissant son arme sur le carreau, elle s’en alla en se secouant au seuil de la boutique.

— C’est mauvais, c’est mou, lui dit Télémaque. Nous recommencerons ça demain.

Mais Miragoane immobile, en arrêt, aboya deux fois. Puis elle se mit à courir du seuil au fourneau, en faisant sonner ses ergots sur le carrelage.

Remi, coiffé d’un chapeau de paille en cloche à melon, selon la mode des canotiers, entra dans la boutique et se fit connaître à Télémaque qui, dans sa joie, lui tourna le dos sans rien dire, pour déboucher une bouteille de vin blanc.

— C’est vous, mouché, dit le nègre, vous mouché Remi, le fils de mouché le ministre et le filleul de ma pauvre femme Olivette, qui vendait de l’arac, des cocos et des sapotilles à Port-au-Prince. Les hommes de couleur l’ont tuée méchamment dans son bazar et ont bu son tafia. Le fait a été mis au long en lettres moulées dans le Moniteur d’Haïti. C’est le consul, mouché Morel-Latasse, qui me l’a fait lire. Et j’en eus du chagrin parce que Olivette était une bonne femme. Comme je suis content de vous voir, mouché Remi ! Olivette n’était plus jeune quand je l’ai épousée. On riait de Télémaque qui se mariait avec une vieille femme ; mais Télémaque savait que plus une femme est vieille, mieux elle fait la cuisine. Asseyez-vous, mouché Remi. Voilà un vin blanc qui ne vieillira plus, car nous allons le boire.

Et le Noir se mit à rire longuement. Quand il eut débouché la bouteille, soufflé sur la cire du goulot et rempli les verres, il devint songeur et dit :

— La vie ne dure pas toujours, mais la mort dure toujours.

Puis, approchant ses grosses lèvres de l’oreille de Sainte-Lucie, il ajouta tout bas :

— Aussi, j’ai là-haut, dans un sac, une bonne somme d’argent, pour faire construire un beau tombeau à Olivette.

Et il recommença de rire. Il demanda des nouvelles de madame Sainte-Lucie, qui était une si belle femme, et il voulut savoir ce que Remi faisait à Paris.

— Je me prépare au baccalauréat, répondit le jeune homme en bâillant.

Télémaque ne savait pas ce que c’était que le baccalauréat, mais il pensait que ce devait être « quelque chose de bon ».

Il choqua le verre en fermant à demi ses yeux câlins. Puis il demanda si Remi ne serait pas général.

— C’est beau, ajouta-t-il en soupirant, c’est beau. Mais un général a quelquefois des désagréments.

Remi, que le Noir amusait, dit :

— Télémaque, vous avez été général sous ce méchant singe de Soulouque ?

Télémaque se troubla. Ses grosses lèvres tremblèrent. Il balbutia :

— Mouché Remi, il ne faut pas parler ainsi de l’empereur.

Remi avait entendu dire à son père que le général avait une peur effroyable de Soulouque, qu’il croyait encore vivant. C’est pourquoi il ajouta :

— Craignez-vous que l’ombre de Soulouque revienne la nuit vous tirer par les pieds ? Il y a dix ans que Sa Majesté est morte.

Le Noir secoua lentement la tête :

— Non, mouché Remi, dit-il.

Remi eut beau dire que tout le monde savait que Soulouque était mort en 1867, à la Jamaïque. Le Noir répondit :

— Non pas ! mouché Remi. L’empereur n’est point mort, il est caché.

Et le front de Télémaque se plissa sur son crâne dur.

De la casserole de cuivre s’exhalait une bonne odeur de chair et d’aromates. Le Noir redevint heureux et dit en riant :

— Nous allons déjeuner, mouché Remi.

Il mit la nappe et le couvert sous une tonnelle tapissée de vigne vierge. Le petit jardin du cabaretier donnait sur des champs de salades. Le talus du chemin de fer de Versailles fermait l’horizon. Remi regardait vaguement cette maigre campagne quand Télémaque reparut, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles, dans la fumée d’un plat qu’il portait des deux mains.

— C’est quelque chose, de bon, mouché Remi, dit-il.

Et ils déjeunèrent de grand appétit. Miragoane, chargée de garder la boutique pendant le repas, tournait par intervalles vers les convives un regard résigné.

Quand ils en eurent fini avec le civet de lapin, arrosé de vin d’Argenteuil, ils s’attardèrent aux sensualités du fromage de Brie étalé sur le pain tendre.

— Télémaque, vous êtes très bien ici, dit Remi qui s’y trouvait lui-même à souhait.

Mais, comme il est dans la nature humaine de former sans cesse de nouveaux désirs, Télémaque poussa un soupir et dit :

— Savez-vous ce qui manque à mon établissement, mouché Remi ? Il manque mon portrait peint, dans un cadre doré. Mon portrait peint serait quelque chose de beau au-dessus du comptoir. J’ai là-haut, dans un sac, une grosse somme d’argent pour le tombeau d’Olivette. Mais j’en casserais bien un petit morceau pour le peintre qui ferait mon portrait.

Sainte-Lucie répondit que le général aurait son portrait sans écorner le mausolée de la marraine Olivette.

— Je suis peintre, dit-il à Télémaque ébloui. Quand je reviendrai, j’apporterai ma toile et ma boîte de couleurs et je ferai votre portrait.

Deux militaires, annoncés par les aboiements de Miragoane, demandèrent deux canettes. Tandis que Télémaque disparaissait sous la trappe qui fermait l’escalier de la cave, Remi, dont la pipe s’était éteinte, alla prendre sur le comptoir une allumette. Alors il vit passer sur l’avenue le petit vieillard qu’il avait aperçu dans le salon doré des dames de la rue des Feuillantines. C’était bien le même petit vieillard, portant les mêmes favoris blancs et le même parapluie.

— Télémaque ! Télémaque ! cria le jeune homme.

La trappe soulevée laissa paraître Télémaque comparable à un génie souterrain mais bienveillant. Il riait entre les deux bouteilles de bière, qu’il eut immédiatement débouchées pour les servir aux militaires attablés. Mais Remi le tira vigoureusement par sa veste blanche et l’amena surpris au seuil de la boutique.

— Télémaque, connaissez-vous ce vieux monsieur ? demanda-t-il, en montrant du doigt le dos voûté du bonhomme.

Le Noir, pressant les deux bouteilles contre sa poitrine, répondit avec un gros éclat de rire :

— Certainement, mouché Remi. C’est mon propriétaire. Il se nomme mouché Sarriette. Je lui demanderai de me faire des réparations dans mon grenier.

Remi, sans lâcher la veste du cuisinier, dit précipitamment :

— Télémaque, ne demandez pas de réparations à ce vieillard.

Puis il ajouta d’un ton presque menaçant :

— Payez-vous votre loyer, Télémaque ?

Mais comment penser que le restaurateur, qui habitait la même maison depuis vingt et un ans, ne payât pas son loyer ?

Remi apprit ensuite que M. Sarriette passait pour riche, vivait le plus souvent en Normandie, où il avait du bien, et mesurait les monuments publics avec son parapluie.

Le jeune homme enthousiasmé s’écria :

— Télémaque ! je ferai votre portrait. Je vous peindrai en général, avec un habit de marchand de vulnéraire, un chapeau à panache rouge et quatre épaulettes.

Mais le Noir prit un air grave et contrit :

— Ce sera quelque chose de beau, mouché Remi, dit-il. Mais il ne faut pas faire cela, à cause de l’empereur, qui se fâcherait. Il est caché. Vous me peindrez avec un habit noir et vous mettrez trois diamants à ma chemise.

En descendant l’avenue de Saint-Germain, Remi, bien que totalement dépourvu de réflexion et jamais surpris de ce qui se passait autour de lui et en lui, se demanda pourquoi il s’était senti tout remué en voyant passer le vieil ami des dames de la rue des Feuillantines.