Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 365-370).

DE L’INDEMNITÉ
aux
DÉPUTÉS DES ÉTATS-GÉNÉRAUX[1]




On savait depuis longtemps que les députés aux États-Généraux recevaient une indemnité pour leurs frais de déplacement et de séjour dans la ville où se tenaient les États : les historiens en ont retrouvé la preuve pour toutes les réunions des États-Généraux, depuis l’assemblée de 1308, sous Philippe le Bel. On savait aussi que cette indemnité était recouvrée en vertu de lettres-patentes ou d’ordonnances rendues par le roi, soit de son propre mouvement, soit sur la demande qui lui en était faite par les trois ordres au moment de leur séparation. Mais comment le recouvrement était-il opéré ? Voilà ce qu’on ignorait, et ce qu’a révélé à M. Vachez[2] un vieux commandement d’huissier.

Chemin faisant, M. Vachez rappelle toute une série de faits connus, mais curieux, qui jettent un jour intéressant sur les usages et les mœurs de nos père.

L’indemnité n’était pas la même pour tous les députés ; il devait en être ainsi dans des temps où tout était privilège, inégalité. Elle différait suivant les ordres, et, dans chaque ordre, elle variait avec le rang de l’élu. Aux États-Généraux de 1576, l’indemnité allouée aux députés du clergé s’élevait à 20 livres pour un évêque, à 25 livres pour un archevêque ; elle descendait à 8 ou 9 livres par jour pour les simples prêtres. En 1188, les députés du Tiers recevaient 7 livres 10 sous s’ils représentaient un siège royal, 6 livres seulement s’ils étaient délégués par le « plat pays », c’est-à-dire par les campagnes. Quant aux élus de la ville où siégeaient les États, comme ils n’avaient pas à se déplacer, ils devaient se contenter de 4 livres 10 sous.

L’indemnité n’était pas à la charge de ce que nous appelons aujourd’hui l’État, c’est-à-dire la généralité des contribuables. Elle n’était pas non plus supportée exclusivement par le Tiers-État, comme on l’a souvent prétendu. Chaque collège payait directement ses représentants. Ainsi les clercs et les nobles étaient soumis à une taxe spéciale. Cela leur sembla choquant : il était admis alors que tout impôt devait peser exclusivement sur les roturiers. Pour les classes privilégiées, l’exemption de toute taxe n’était pas seulement un avantage pécuniaire, mais une satisfaction d’amour-propre, un hommage dù à leur dignité. Aussi, en 1484, les nobles réclamèrent-ils contre ce qui leur paraissait une méconnaissance de leurs droits. Le Tiers-État se défendit avec vivacité, et la discussion devenait irritante, quand le chancelier intervint. Il exhorta le clergé et la noblesse à supporter leurs frais de députation « pour cette fois seulement, et sans que cela tirât à conséquence ». Du moment que la mesure était déclarée provisoire, elle fut acceptée par les intéressés ; depuis, elle continua à être appliquée toutes les fois que les États furent réunis. En France, le caractère provisoire est la plus sûre garantie de durée.

Le mandat des députés était alors réellement un mandat, contracté entre le délégué et ceux qui le chargeaient d’aller défendre leurs intérêts. Les conditions en étaient débattues, et acceptées de part et d’autre quand on s’était mis d’accord. En général, le collège électoral allouait à son député une avance destinée à lui permettre de « s’équiper » ; puis il lui promettait, après son retour, une somme déterminée. De là certaines conséquences : En 1592, année de guerre civile, le pays n’était pas sûr. Les députés de Lyon firent observer à leurs commettants qu’ils risquaient d’être volés pendant le voyage, ou même d’être faits prisonniers par les soldats qui infestaient le pays, et ils ne consentirent à accepter le mandat qui leur était offert par le consulat de la ville que quand les consuls se furent engagés, le cas échéant, à les indemniser de tout dommage ou même à payer leur rançon. D’autre part, en 1588, quand le député de Lyon revint dans ses foyers après les États de Blois et réclama l’indemnité de 15 livres par jour qui lui avait été promise, les échevins refusèrent de la payer : « On ne vous doit rien, lui dirent-ils, pour la belle besogne que vous avez faite ».

C’est pour ces cas que la taxation par ordonnance royale pouvait être utile, utile du moins aux députés, sinon aux commettants. La pièce découverte et reproduite par M. Vachez se rapporte aux États-Généraux de 1614. Elle prouve que le recouvrement de l’indemnité n’était pas toujours facile ni prompt. Les États avaient été clos le 3 février 1615. L’indemnité due au député de la noblesse de Forez, Jacques d’Urfé, qui, suivant l’usage de sa famille, avait un surnom parce qu’il était le cadet et était appelé Paillard d’Urfé, avait été taxée à 4.560 livres. Elle n’était pas encore payée trois ans après. Le rôle fut mis en recouvrement le 2 mai 1618. Il comprenait, outre la somme principale, celle de 558 livres pour le droit de levée, les frais, etc. M. Vachez a retrouvé un commandement adressé par un huissier à un bourgeois de Montbrison, possesseur d’une rente noble. Cette pièce montre quels moyens pratiques étaient offerts aux députés pour recouvrer leur indemnité ; d’autre part, elle constate que la taxe destinée à payer les délégués de la noblesse pouvait être perçue même sur de simples bourgeois, quand ceux-ci étaient propriétaires de biens nobles. Cet impôt spécial était dû par la terre noble, quel qu’en fût le possesseur.

Tous ces détails nous reportent à des mœurs bien éloignées des nôtres, et, à chaque pas, nous amènent à nous demander ce que nous avons gagné, ce que nous pouvons avoir perdu aux changements que le cours des âges a apportés dans notre organisation sociale et dans nos usages.

Aujourd’hui le mandat parlementaire n’est plus un véritable · mandat, un service accidentel ; c’est presque une fonction qui remplace les autres ou qui y conduit, et qui dispense un homme d’exercer une profession précise et classée. Ce ne sont plus les « commettants » qui paient leur député, c’est l’État, c’est-à-dire tout le monde. L’élu n’est plus obligé de justifier qu’il a gagné son indemnité en faisant « de belles besognes » ; le contribuable paie sans s’apercevoir qu’il paie, sans faire d’avance ses conditions, sans discuter ensuite l’accomplissement plus ou moins utile ou fidèle du mandat. L’action de l’individu s’est effacée, pour faire place à l’action collective de l’État : le principe d’autorité s’est substitué au principe de liberté.

Autre différence : Lorsque la réunion des États-Généraux avait pour première conséquence la création immédiate d’un impôt supplémentaire, pesant directement sur les commettants, ceux-ci tenaient peu à ce que les États fussent souvent convoqués, ni à ce que les sessions se prolongeassent outre mesure. Philippe le Long et Charles VII avaient sans nul doute l’assentiment de leurs sujets lorsque le premier déclarait dans une de ses Ordonnances qu’il n’appelait pas la petite noblesse « pour lui éviter des frais », et lorsque le second, sollicité d’assembler les États, répondait : « Il n’y en a nul besoin, car ce n’est que charges et dépenses au pauvre peuple, qui a à payer les frais de ceux qui y viennent ».

Cependant les États-Généraux ont été le premier instrument de notre affranchissement. En politique comme en morale, c’est le résultat final auquel il faut s’attacher : la liberté doit être conquise ; elle est la récompense de l’effort viril et du sacrifice.




  1. Revue de la Société des Études historiques, 1894.
  2. De l’indemnité aux députés des États-Généraux, par M. Vachez, secrétaire-général de l’Académie de Lyon.