Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 335-346).

Mme  MARIE PAPE-CARPANTIER[1]
SA VIE ET SON ŒUVRE
Par M. Émile Gossot




Il est des institutions à la fois modestes et précieuses, qui semblent n’appeler que le concours de personnalités pures et désintéressées. On s’y dévoue parce qu’elles sont utiles aux classes pauvres ; on ne les exploite pas. Les Salles d’Asile ont eu cette bonne fortune. Quels en ont été les principaux promoteurs en France ? Oberlin, Mme  de Pastoret, M. de Gérando, Denys Cochin, Mme  Millet, François Delessert, Mme  Jules Mallet. Tous ces noms sont justement respectés ; tous rappellent le souvenir d’âmes généreuses qui ont fait le bien pour le bien, sans arrière-pensée de préoccupations personnelles.

Mme  Pape-Carpantier, par l’importance des services qu’elle a rendus à l’institution, par le dévouement absolu qu’elle lui a consacré pendant plus de trente années, mérite de figurer sur cette liste d’honneur. Elle avait 27 ans lorsqu’en 1842 la ville du Mans lui offrit de diriger une Salle d’Asile. À cette époque, on parlait moins qu’aujourd’hui de l’instruction populaire, mais on était loin d’y rester indifférent, et l’opinion publique se faisait une haute idée du rôle moral des instituteurs, ces « collaborateurs de la Providence », suivant la belle expression de M. Gossot. Quand Mlle  Carpantier vint prendre possession de son poste, la Municipalité se plut à témoigner de l’importance qu’elle attachait à un établissement où la première éducation était donnée aux petits enfants.

L’installation de la nouvelle directrice fut l’occasion d’une cérémonie publique ; le maire lui adressa solennellement un discours pour lui exprimer les espérances que l’on fondait sur son intelligence et son zèle. Mlle  Carpantier méritait ces éloges. Elle prit à cœur sa mission, et bientôt elle la définit dans un livre qui eut un grand retentissement : les Conseils sur la direction d’une salle d’asile. L’Académie Française, qui ne néglige jamais de donner ses encouragements à un ouvrage où elle voit, en même temps qu’un bon livre, une bonne action, lui décerna en 1847 un de ses prix Monthyon, et M. Villemain, interprète de la haute assemblée, expliqua le but de la salle d’asile en des termes qu’il n’est peut-être pas inutile de rappeler aujourd’hui : « L’expérience, disait-il, ressemble ici à une utopie réalisée. On voit, pour une réunion d’enfants de la condition la plus pauvre, tous les soins de la culture morale la plus attentive mêlés à la surveillance physique. Précisément parce que l’étude à cet âge est encore peu de chose, l’éducation a pris une grande place et s’applique à tous les actes de cette vie naissante. Origine et direction des sentiments affectueux, élévation du cœur vers Dieu, premiers instincts de dignité morale, et, pour ainsi dire, premier point d’honneur de l’âme excité dès l’enfance, habitude et goût de l’obéissance sortis du développement même de l’être moral et destinés, non pas à détruire la volonté, mais à la rendre judicieuse et ferme, répression plus assortie aux caractères qu’aux actes pour améliorer toujours au lieu de punir, voilà ce que le dévouement au devoir et la sagacité du cœur découvrent et mettent en œuvre dans le cercle étroit d’un asile. « M. Villemain n’était pas de cette école qui prétend éloigner de la salle d’asile, sous prétexte qu’ils ne sont pas encore matière scolaire, les enfants trop petits pour apprendre à lire et à écrire. Même à cet âge, Mlle  Carpantier savait leur enseigner quelque chose : la prière, l’obéissance affectueuse, le respect, la discipline de leur volonté naissante. Napoléon faisait remonter l’éducation plus loin encore : « Rien, disait-il, ne peut remplacer l’éducation des langes. »

Le livre de Mlle  Carpantier avait attiré sur elle l’attention des personnes qui s’occupaient d’éducation populaire, et particulièrement de Mme  Jules Mallet, dont le nom ne peut être séparé de tout ce qui a été fait en France pendant de longues années pour acclimater et développer les Salles d’Asile. Mme  Jallet avait compris que la première éducation à donner aux tout petits enfants est un art, comme l’instruction à donner aux enfants plus âgés ; que cet art ne peut être abandonné à l’instinct des directrices ; qu’il doit être étudié ; que par conséquent il peut être enseigné. Elle avait rêvé la création d’une École Normale des Directrices des Salles d’Asile. En 1847, son neveu, M. de Salvandy, était Ministre de l’Instruction publique ; elle réussit à lui faire adopter son projet et à obtenir que Mlle  Carpantier fût chargée d’organiser et de diriger le modeste établissement.

Dans la circulaire qui en annonçait la création, M. de Salvandy, d’accord en cela avec M. Villemain, définissait ainsi la mission des Salles d’Asile : « Au point de vue des intérêts du présent, elles offrent aux mères les moyens d’employer avec sécurité toute leur journée au travail, ce capital du pauvre ; aux enfants, un refuge assuré contre les dangers de l’abandon et de l’isolement. Au point de vue de l’avenir, elles forment des générations saines de corps et d’esprit, qui pourront fournir plus facilement à leurs propres besoins, et seront ainsi pour la patrie une source nouvelle de richesse et de force. » À peine l’École Normaie était-elle à peu près constituée, que la Révolution de Février vint tout remettre en question. Il fallut recommencer des démarches et convaincre le nouveau gouvernement.

À cette occasion, on nous pardonnera de rappeler un fait certainement oublié, même de la génération qui a vu la seconde République. On sait que pendant plusieurs semaines des manifestations sans nombre vinrent assaillir à l’Hôtel-de-Ville le gouvernement provisoire. Chaque profession, chaque corps de métier arrivait à son tour, avec drapeaux et musique, et venait exposer gravement ses griefs particuliers et ses vues générales sur la situation de la France. Le gouvernement provisoire dut charger un secrétaire ad hoc de recevoir poliment et de renvoyer satisfaites ces incessantes députations dont les Parisiens s’amusaient au milieu de leur tristesse, et dont Louis Reybaud s’est moqué si finement dans son Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques. Or, la première de ces manifestations eut pour objet les œuvres de l’enfance, et fut conduite à l’Hôtel-de-Ville par Mme  Jules Mallet. C’était le 26 février, le surlendemain de la révolution ; Paris était encore en armes et couvert de barricades ; les morts n’étaient pas enterrés ! Mme  Mallet et les autres personnes qui, à leur grand grand émoi, furent convoquées par les organisateurs de cette manifestation imprévue, ne crurent pas pouvoir s’abstenir d’y paraître. À côté d’elle marchaient avec résignation, et peut-être un peu pâles, les présidentes de quelques-unes des crèches de Paris, la vénérable duchesse de larmier, appuyée sur le bras du président de la Société des crèches ; puis deux prêtres catholiques, un pasteur protestant et un rabbin. Sur des bannières flottaient ces inscriptions : — Éducation populaire : Crèches, Asiles, Écoles, Apprentissage. — Laissez venir à moi les petits enfants. — Union des cultes. — Un boutiquier de la Chaussée d’Antin, sergent de la garde nationale, vit par hasard passer la manifestation ; il eut pitié de ces dames dont quelques-unes peut-être étaient ses clientes, et, pour les protéger par le prestige de son uniforme, il quitta son épicerie, prit d’office la tête du cortège, recruta en route quelques vainqueurs de Février qui flânaient le fusil sur l’épaule en chantant : « Mourir pour la patrie », et qui, entrant de suite dans leur rôle, firent énergiquement ranger les passants. La troupe charitable, se grossissant à chaque rue, traversa les barricades, dont les sentinelles étonnées lui présentaient les armes, arriva triomphalement sur la Place tumultueuse de l’Hôtel-de-Ville, fendit la foule et fut reçue par le Taire de Paris. Ce personnage se hâta, pour la congédier, de promettre une subvention de 300 francs aux cinq plus pauvres crèches (Bulletin des Crèches, Janvier-Mars 1848, p. 80). On revint avec la même pompe et sans accident rue de la Chaussée d’Antin, où Mme  Mallet fut reconduite par ses gardes du corps improvisés jusque dans la cour de la maison de banque. Le Gouvernement provisoire ne garda rancune ni aux crèches, ni aux salles d’asile, ni à Mme  Mallet du dérangement qu’on lui avait imposé et du fâcheux exemple que tant d’autres s’empressèrent de suivre. Quelques semaines après, Mme  Mallet obtint gain de cause pour l’œuvre qui lui tenait le plus à cœur : un décret réorganisa l’École Normale Maternelle et en conserva la direction à celle dont l’expérience et le dévouement étaient une garantie du succès de l’institution.

Mme  Pape-Carpantier resta jusqu’en 1874 à la tête de l’établissement. Pendant cette longue période, elle forma plus de 1,500 directrices de Salles d’Asile, qu’elle pénétra de son esprit et de sa méthode. Elle leur communiquait son amour de l’enfance, leur recommandant d’aimer chacun de leurs élèves « comme l’aime sa mère ». Elle s’attachait surtout à élever leur âme ; elle leur montrait la grandeur et la poésie de leur mission en apparence si humble : « Aider l’essor des facultés de l’âme à mesure qu’elle s’épanouit ; donner une direction à ces jeunes esprits qui vont se mettre en route, à ces petits oiseaux qui vont prendre leur vol vers l’avenir !… Orienter la volonté dans cette âme raisonnable, religieuse et perfectible que Dieu a donnée à l’enfant n, et qu’elle définissait si bien quand elle citait ce mot d’un enfant à sa mère : « Mon âme, c’est avec quoi je t’aime ! » Elle leur apprenait à tirer des moindres incidents d’une Salle d’Asile la matière d’une leçon qui, pour frapper l’attention de l’enfant et pour mériter d’être retenue, doit toujours contenir un enseignement moral. « C’est, disait-elle, la philosophie des choses qui les rend intéressantes ; sans cette pensée morale, les faits par eux-mêmes ne sont rien. Il faut les tirer du domaine de l’abstraction, les rendre vivants et animés. » Une autre école a préconisé le travail attrayant, pour· obtenir l’attention facile ; le procédé de Mme  Pape-Carpantier n’était pas tout-à-fait le même : c’est le cœur qu’elle cherchait à mettre en jeu. « Nous ne valons, disait-elle, qu’autant que nous aimons » ; et elle voulait « que les enfants aimassent tout ce que Dieu a fait dans le monde. » Elle avait remarqué qu’ils s’intéressent naturellement aux animaux plus qu’aux choses. Pourquoi ? Les animaux ont la vie, et on peut les aimer. Pour appeler l’attention sur les choses, il faut les faire aimer ; pour les faire aimer, il faut y montrer la vie, en dégager la signification morale. De cette réflexion sont nées les Leçons de Choses. Dans ses cours aux futures directrices, Mme  Pape-Carpantier cherchait à poétiser, pour les faire aimer, le dessin linéaire et jusqu’aux mathématiques ! Pour elle, la ligne droite devenait l’emblème de la droiture ; la ligne courbe, celui de la douceur. La parabole était l’image vivante de l’âme humaine : tous les rayons qui partent de son foyer s’élancent vers l’infini ! Après cette leçon, comment ne pas se sentir pris d’une réelle sympathie pour la parabole ?

Ainsi, même pour arriver à l’instruction, elle s’attachait d’abord à l’éducation. Elle recommandait avant tout de former le cœur des enfants, de développer en eux la conscience, de leur faire aimer le devoir : « L’homme, disait-elle, n’est qu’une conscience vivante… Chacun fait son paradis à sa guise ! Le mien sera celui où tous les devoirs seront remplis, toutes les aspirations réalisées… Que les devoirs soient mesquins ou grands, tous sont également sacrés ; tous doivent être également chers ».

Elle voulait que l’enfant fùt bon : « La valeur d’un homme, disait-elle, est dans sa bonté ; c’est sur sa bonté que se mesurent tous ses titres à l’estime et tous ses droits au bonheur… L’amour des autres, ajoutait-elle, n’est pas un devoir ; c’est une consolation ». Béranger pensait comme elle. Un jour Chateaubriand se plaignait d’être fatigué de la vie. « C’est peut-être, lui répondit-il, que vous ne pensez pas aux autres ! » Quelle leçon pour tant de pauvres cœurs blessés qui restent tristes parce qu’ils restent stériles, parce qu’ils se referment sur eux-mêmes et ne voient que leur douleur, au lieu de regarder quelquefois la douleur ou même la joie de leur prochain ! Leur malheur, le vide intolérable de leur âme, est la punition de cet isolement de l’humanité, qu’il serait cruel de qualifier d’égoïsme, puisqu’ils n’en ont pas conscience, mais dont ils meurent ! « Le culte des morts, disait encore Mme  Pape-Carpantier, est fécond quand il se transforme en œuvres. »

Mme  Pape-Carpantier ne se contentait pas d’appliquer sa méthode dans son enseignement à l’École Normale ; elle l’a développée dans de nombreux écrits, remarquables par la clarté de l’exposition autant que par l’intelligence judicieuse de la première éducation ; elle l’a reproduite avec plus d’éclat encore dans les Conférences sur les Leçons de Choses qu’en 1867 M. Duruy la chargea de faire à la Sorbonne aux instituteurs venus pour visiter l’Exposition universelle, et au sujet desquelles Victor Hugo la félicitait de « faire germer dans les âmes la foi en Dieu par la contemplation réfléchie de son œuvre immense. »

L’année précédente, à la prière de M. Duruy, elle avait étudié, sous le nom d’Union Scolaire, le plan d’un vaste établissement destiné à réunir tous les degrés de l’enfance. C’était un groupe complet, qui débutait par une crèche, comprenait des classes, des réfectoires, des cours, dix ateliers, une cuisine, une lingerie et une repasserie. Tout était prévu pour préparer les jeunes filles aux diverses tâches que devait leur imposer la vie. En quittant l’école, elles auraient possédé, outre l’instruction primaire, un métier et des notions générales de travaux à l’aiguille, de blanchissage, de cuisine, d’hygiène pratique ; elles n’auraient pas été, comme le sont trop souvent les femmes de toutes les classes, étrangères aux soins à donner aux petits enfants. Tout, dans l’Union Scolaire, aurait été sujet d’étude et d’apprentissage. Ce projet, souvent réclamé depuis, n’a pas encore été réalisé ; il semble cependant praticable autant qu,’il serait utile, et nous ne pouvons croire qu’il dépasse, soit l’aptitude de l’autorité publique, soit les ressources de l’initiative privée.

Les dernières années de Mme  Pape-Carpantier ont été attristées par des attaques aussi imméritées que douloureuses. On l’accusa de libre-pensée, presque d’athéisme, elle dont la vie avait été imprégnée de charité chrétienne ; elle qui avait écrit que « le premier devoir du maître est de faire comprendre aux enfants l’existence de Dieu, de leur faire aimer Dieu , non par des raisonnements abstraits, mais par le spectacle des beautés de la nature et par les récits de la vie de Jésus-Christ » ; elle qui, plus tard, à son École Normale, faisait religieusement ses Pâques avec ses élèves !

Mme  Pape-Carpantier quitta avec douleur, mais sans amertume, l’établissement qu’elle avait créé, auquel elle avait consacré sa vie, et où elle avait rendu tant de services à la cause de l’enfance. L’erreur dont elle était victime, bientôt reconnue par ceux qui l’avaient commise, fut moralement réparée, mais ne put être effacée. Mme  Pape-Carpantier fut nommée Inspectrice générale ; elle ne put être rendue à son École Normale, déjà pourvue d’une autre directrice. Il fallait ce couronnement à une vie où le dévouement aux autres avait tenu tant de place ; il est bon que les hommes sachent qu’on paye tous les services qu’on rend, et que, pour les cœurs élevés, ce n’est pas une raison de renoncer à rendre service.

Mme  Pape-Carpantier a laissé des traces utiles et profondes de son passage dans cette vie. Elle avait compris et elle a aidé à pratiquer le devoir que Dieu a imposé à chaque génération vis-à-vis de la génération qui lui succède : faire de chaque enfant un homme capable de supporter à son tour le poids et les luttes de la vie et de transmettre le flambeau de la civilisation à une génération nouvelle ; ce devoir se résume en un mot : l’éducation !




  1. Revue de la Société des Études Historiques, 1891.