Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 227-260).

À PROPOS
DES CONTES DE PERRAULT[1]




Il y avait une fois un homme doué par les fées bienveillantes des dons les plus divers et les plus heureux : la facilité, le goût, la grâce, une intelligence ouverte, un esprit original et novateur. Il écrivit de nombreux ouvrages en vers et en prose ; il parla, il remua des idées, il suggéra des innovations. Partout où il passa, il laissa sa trace, et il a passé par bien des chemins. C’est à lui peut-être que l’Académie française doit la constance de sa popularité, car c’est lui qui fit adopter pour les élections le scrutin secret, pour les réceptions la publicité des séances. C’est lui qui, dans un siècle épris des Grecs et des Romains, osa soutenir que les modernes pouvaient être admirés après les anciens, et pressentit que Corneille et Racine prendraient place à côté de Sophocle et d’Euripide ; que Bossuet serait comparé à Démosthène et à Cicéron ; que, peut-être, un jour Molière et le bonhomme Lafontaine feraient oublier Plaute et Térence, Ésope et Phèdre. Sa réputation d’homme de goût et d’initiative était si bien établie que nul ne douta qu’il n’eût inspiré le plan de la colonnade du Louvre à son frère Claude Perrault, ce médecin, qui devint architecte parce que Colbert, le sachant bon latiniste, lui avait commandé une traduction de Vitruve. Les épigrammes et les sarcasmes, inévitable partage de quiconque ne pense pas comme tout le monde et dit tout haut ce qu’il pense, ajoutèrent à sa célébrité, et son nom est souvent répété dans les écrits, les mémoires, les correspondances du grand siècle. Peut-être cependant Charles Perrault nous serait-il aussi inconnu que le plus obscur de ses trente-neuf immortels collègues s’il n’avait pas un jour eu la fantaisie de recueillir quelques-uns de ces contes de fées que, depuis le commencement du monde, les mères-grands et les nourrices racontent à leurs petits-enfants pour les endormir. Il considérait cette œuvre comme une bagatelle ; il affecta de l’attribuer à son fils, alors âgé de onze ans, et quand, pour la publier, il dut, conformément à l’usage du temps, la placer sous le patronage de quelque grand seigneur, ce fut avec mille précautions oratoires qu’il en fit hommage à Mademoiselle de Montpensier. Il s’excusait de l’offrir à « une princesse à qui la nature et l’éducation ont rendu familier ce qu’il y a de plus élevé " ; il expliquait timidement que c, rien ne marque tant la vaste étendue d’un esprit que de pouvoir s’élever en même temps aux plus grandes choses et s’abaisser aux plus petites »… Cette petite chose, cette bagatelle a survécu à tous ses autres ouvrages, et elle suffit pour lui assurer le souvenir reconnaissant de la postérité. Elle est un chef-d’œuvre parce qu’elle reproduit avec une grâce naïve et une exquise simplicité les créations spontanées et, par conséquent, vraies de l’imagination populaire.

Ce que l’homme a rêvé, n’est-ce pas en effet ce qu’il y a de plus vrai au monde ? Une légende ne représente-t-elle pas plus fidèlement que l’histoire le temps qui l’a imaginée, les hommes qui s’en sont bercés ? Qu’est-ce qui nous donne d’Henri IV et de son règne l’idée la plus exacte ? Des légendes : « La poule au pot » et « Il faut que tout le monde vive » ; des chansons « Vive Henri IV et « Charmante Gabrielle ». Qu’y a t-il de plus certain dans le récit de la longue guerre soutenue pendant cent ans par la France contre l’Anglais, maître de nos provinces ? Au début, un roi vaincu s’écriant : « Ouvrez ! C’est la fortune de la France ». Au jour de la délivrance, les visions de Jeanne d’Arc et l’astrologue de la Dame de Beauté. La légende de sainte Geneviève arrêtant Attila dans sa marche sur Paris est au moins aussi vraie que l’histoire de Pharamond, et elle nous aide mieux à nous figurer les Gallo-Romains et les Barbares du ve siècle. Quel est l’historien qui, prétendant nous faire connaitre un pays, négligerait ses légendes ?


Si les légendes imaginées par un peuple pour poétiser ses origines et son histoire révèlent ses rêves et son idéal, les contes qu’il invente pour amuser ses veilles font apparaître ses habitudes, ses mobiles, sa morale. L’homme a besoin du surnaturel à cause du mystère impénétrable dont l’univers est enveloppé ; le surnaturel est l’explication qu’il se donne à lui-même des phénomènes dont il ne discerne pas la cause. Or, la légende, c’est le surnaturel auquel il croit ; le conte, le merveilleux, c’est le surnaturel factice, celui que l’homme, en le créant, sait n’être que le produit de son imagination. Comme il veut pourtant y croire un peu, il tient à y trouver, mêlés aux détails fantastiques qui l’émeuvent, des détails vrais, puisés dans la vie réelle, conformes à ses mœurs et à son état social. Ce procédé est toujours employé, instinctivement, par les peuples enfants quand ils imaginent les contes ou quand ils les transforment afin de les rapprocher de leur vie nouvelle, avec réflexion par les artistes et les lettrés qui, bien longtemps après, les recueillent pour les représenter ou les écrire. C’est ainsi que dans les panoramas les peintres ont soin de placer en avant de la toile, bien en lumière, quelques objets réels qui semblent ensuite se continuer sur le tableau et qui créent l’illusion. Les contes sont des témoins aussi fidèles que les correspondances et les mémoires, aussi sûrs que les écrits des moralistes et les pièces de théâtre ; ils évoquent, non plus l’esprit des lettrés, mais l’âme du peuple ; ils peuvent donc devenir l’objet d’une étude instructive pour qui se plaît à rechercher ce que pensaient les hommes d’une certaine époque, comment ils concevaient la nature, comment ils comprenaient la vie.


Voyons par exemple la Belle au bois dormant. Quand elle s’endort pour son sommeil de cent ans, la bonne fée sa marraine endort avec elle toute sa maison. C’était une princesse, fille d’un roi et d’une reine, et il fallait bien que, quand elle se réveillerait, elle retrouvât autour d’elle tous ses serviteurs. Ceux-ci n’avaient pas été maudits comme elle par une fée malfaisante ; mais ils lui appartenaient ; leur rôle sur la terre était de partager son sort. Ce détail ne jette-t-il pas un trait de vive lumière sur les idées de l’époque ? L’expression même que nous venons d’employer et que l’on retrouve dans les écrits du temps, n’est-elle pas une image frappante ? « Ils appartenaient à la princesse » ! De même que l’homme, ce roi de la création, se figure que la terre et tous les êtres qui l’habitent ont été créés pour le servir, Louis XIV ne doutait pas que Molière et Perrault, Colbert et Vauban n’eussent été mis au monde tout exprès pour concourir à sa gloire ou pour accroître sa puissance. Lafontaine disait des Grands :

…« Ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes et gens,
Et serpents ! »

Il faut que cette idée réponde à l’un des sentiments les plus naturels et les plus durables de notre cœur ; car, même dans un âge qui se prétend démocratique, nous en avons conservé quelque chose. Encore aujourd’hui l’étiquette veut qu’un roi, ou, à défaut du roi, un simple prince soit partout chez lui ; c’est lui qui fait les honneurs, lui qui donne des ordres chez ses hôtes. Moins fier que le charbonnier de la légende devant François Ier, le bourgeois gentilhomme du xixe siècle qui a l’honneur grand de recevoir un prince, veut prouver qu’il sait son monde et affecte de n’être pas maître en sa maison. De temps en temps, ce préjugé suranné donne lieu à des incidents qui prêtent à rire à une époque où les rois cessent parfois de régner, et où les chefs d’État ne sont pas tous nés sur les marches d’un trône.

Toutefois, cette réminiscence arriérée de la vieille étiquette des cours n’est qu’un genre et ne répond plus à la réalité de nos mœurs ; si l’auteur de la Belle au bois dormant eût été notre contemporain, il aurait donné à certains détails de son récit une forme différente. Il n’aurait pas résisté, par exemple, à la tentation de nous égayer un peu aux dépens de la majesté royale. Aujourd’hui, dans les contes, comme dans les opérettes, un roi est inévitablement « solennel, mais pas fort ». Perrault nous dit seulement : « Le roi, son père, était bonhomme ». Au fond, c’est la même chose ; mais quelle différence dans l’intention ! L’opérette livre à notre raillerie, Perrault à notre sympathie ce roi « bonhomme ». Il ne nous dit pas qu’il était « solennel » ; mais, sans qu’il insiste, nous sentons que le « bonhomme » avait une grande perruque. Il ne nous dit pas non plus qu’il n’était « pas fort ». Ce détail alors eût paru moins amusant qu’irrévérencieux. Il importait peu que le roi fût fort ; il était roi ; cela suffisait pour qu’un prestige indiscuté lui fût assuré. Ce qui importait, c’est qu’il eût une cour, et le père de la Belle au bois dormant en avait une. La longue énumération du personnel frappé de sommeil en même temps que la princesse nous dispenserait de rechercher dans l’Almanach royal du temps, comment se composait la maison des filles de France : gouvernantes, filles d’honneur, femmes de chambre, officiers, maîtres d’hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied, palefreniers, tous y sont, tous, jusqu’à la petite chienne de la princesse, qui est à son poste, sur le lit de sa maîtresse. Ce dernier trait, il faut en convenir, n’est pas particulier à la Cour de Louis XIV. De tous temps princesses, marquises ou humbles villageoises, ont aimé à sentir leur petite Pouffe sur le pied de leur lit. Le chien, ce fidèle ami de l’homme, se retrouve à côté de lui dans les contes comme dans la poésie et dans l’histoire, parce qu’il y est dans la vie. Les malheureux enfants d’Édouard avaient auprès d’eux leur petit chien quand arrivèrent les sicaires de Richard III, et dans l’Odyssée, chaque fois que Télémaque sort de son palais, la lance au poing, le bon Homère n’oublie pas de nous dire : « Il n’est pas seul, ses chiens l’accompagnent ».


Le roi du Chat botté est un peu différent de celui de la Belle au bois dormant. C’est vraiment un bonhomme de roi, pas du tout solennel. Il aime les cadeaux, comme tous les rois qui, d’ailleurs, sous ce rapport, ressemblent assez au reste des hommes ; mais il se contente de peu : un lapin de garenne, une couple de perdrix lui font plaisir. Saluons en passant ce souvenir des vieilles usances dont nous retrouvons encore de nos jours quelques traces dans les campagnes. Quand un paysan veut faire sa cour au grand propriétaire, remercier son avocat ou son médecin, se concilier les bonnes grâces de son juge, précaution qu’il persiste à croire nécessaire comme au temps des épices, il porte une volaille, des œufs, une pièce de gibier, objets qui lui coûtent peu et que l’on ne trouve pas à la ville. Le juge est forcé par son impartialité de refuser le cadeau ; mais le propriétaire ou l’avocat « le reçoit avec plaisir, et fait donner pour boire », comme le roi du Chat botté.

Ce roi admet ses sujets en sa présence royale sans formalités ; il boit volontiers quelques coups de bon vin quand il en trouve l’occasion ; et, après boire, il accorde gaiement la main de sa fille à un marquis dont il n’exige pas des preuves de noblesse bien rigoureuses et qui ne lui est connu que pour lui avoir été présenté par un chat. Ah ! Ce n’est plus Louis XIV ! Mais c’est encore un roi bien vrai ; c’est le roi de la légende, le roi qui jadis, il y a bien longtemps, était accessible à tous et rendait la justice sous un chêne. Ce n’est plus le roi que le peuple voyait ; c’est celui qu’il rêvait.

Celui-là aussi, du reste, connaît ses prérogatives, et autour de lui on ne les ignore pas. Il passe devant le château de l’ogre, et, en sa qualité de roi, il y entre sans façon, comme chez lui. Et quand les amis invités par le propriétaire arrivent à leur tour, ce sont eux qui, sachant que le roi est là, ne se permettent pas de franchir la porte.


Qu’ils soient solennels ou simples, tous les rois de Perrault sont bons et sympathiques. En ce temps-là, quelques souffrances qu’endurât le peuple, ce n’était pas le roi qu’il accusait de ses n1alheurs et qu’il chargeait de ses malédictions ; le dicton populaire était : « Ah ! Si le roi le savait ! »

La misère était grande pourtant. Le bûcheron, père du Petit Poucet, est si pauvre qu’à deux reprises il conduit ses enfants dans la forêt pour les y perdre, préférant, puisqu’ils sont destinés à mourir de faim, que du moins ils ne meurent pas sous ses yeux ! Et la mère consent deux fois à ce sacrifice ! Sans doute, à l’époque où ce conte douloureux a été imaginé, cet horrible dénuement ne paraissait pas invraisemblable et Perrault pouvait encore se rappeler que, pendant la Fronde, des mères avaient tué leurs enfants pour ne plus les voir souffrir !

Le pauvre ménage est sauvé pour quelques jours, parce qu’on lui rembourse dix écus, dus depuis longtemps et qu’il croyait perdus. Quel est le débiteur qui laissait ces malheureux dans une telle détresse ? Quelque pauvre diable, aussi misérable que le bûcheron ? Un voisin incendié, un marchand ruiné ? Non ! C’est le seigneur du village ! Ce trait, placé là comme tout naturel, n’est il pas saisissant ? Ne fait-il pas revivre dans notre esprit le souvenir de mille faits que nous avons lus çà et là dans l’histoire et qui sont tellement loin de nos mœurs que nous les oublions ou que nous les entrevoyons dans notre mémoire comme dans les brouillards d’un rêve ? Y avait-il une justice alors contre le seigneur, et quand un pauvre paysan avait à se plaindre, sa plainte arrivait-elle jusqu’au roi ? « Ah ! si le roi le savait ! »

Il y a des ogres dans les contes de Perrault. Si nous avions aujourd’hui la fantaisie de faire paraître un ogre dans un conte, comment le représenterions­ nous ? Ce serait une sorte de sauvage hagard, un bohémien hors la loi errant dans les campagnes isolées, un bandit caché dans un repaire et n’en sortant que la nuit pour chercher ses victimes. Chez Perrault, qui sans doute en cela suit la tradition populaire, l’ogre est tout autre chose. Dans le Chat botté, il habite un magnifique château entouré de terres immenses ; dans le Petit Poucet, il est si riche que ses sept filles dorment avec des couronnes d’or sur la tête ; dans la Belle au bois dormant, il est si puissant que le roi épouse sa fille « à cause de ses grands biens ». Pour Perrault, l’ogre n’est pas le paria en révolte contre la société ; c’est le seigneur ! C’est presque le prince du sang !


Des grands : l’Ogre ou Barbe-Bleue ; des humbles : un meunier, un bûcheron, une petite fille de village qui va seule à travers la forêt retrouver sa mère­ grand ; voilà les héros habituels des contes populaires. Les premiers, qui possèdent la richesse et la force, qui répandent une terreur mystérieuse, qui tuent les enfants et les femmes, personnifient ce que le peuple redoute et maudit ; les autres, pauvres êtres simples et doux, nés pour souffrir et patiemment résignés à leur sort, personnifient ce qui lui ressemble. Mais pourquoi des rois et des reines, des princes fils de rois, des princesses couvertes d’or et de pierreries, vêtues de robes couleur du temps ou couleur du soleil ; des enfants si beaux que la petite fille s’appelle Aurore, et que son frère, plus beau encore, s’appelle Le Jour ? À quel besoin de l’imagina­tion populaire répondent ces personnages que le peuple n’a jamais rencontrés sur sa route ? Ceux-là personnifient l’idéal !… Oui, à côté de ce que lui montre la vie, de ce qu’il craint ou de ce qu’il plaint, de ce qu’il hait ou de ce qu’il aime, le peuple veut placer ce qu’il rêve, ce qui le console de la douloureuse réalité. C’est que la beauté, le rang, la puissance ont sur tous les hommes, sur les petits encore plus que sur les grands, un prestige que rien ne détruira jamais et qui est peut-être la plus sûre sauvegarde de la société. Quand le peuple rêve, il rêve ces dons ; il se figure qu’ils assurent, avec l’admiration et le respect, le bonheur, ce bien secret que nous poursuivons tous, sans jamais l’atteindre, et sans jamais en désespérer. Une légende roumaine dit : « Si c’est le bonheur que tu cherches, tu peux parcourir toute la terre ; les pâles rayons de la lune ne te le montreront nulle part » ! C’est une erreur ; le bonheur, jamais nous ne le saisissons, mais nous le voyons toujours. Quand nous pensons à nous, nous le voyons dans nos rêves ; quand nous jetons notre regard sur les autres, nous croyons le découvrir dans leur destinée. Nous le croyons surtout quand ils ont reçu en partage ces biens terrestres si enviés par ceux qui les ignorent qu’ils appellent ceux qui les possèdent « les heureux de la terre» ! Un conte, c’est un songe qu’on se plaît à faire tout éveillé. On tient à y rencontrer des êtres heureux, qu’on aime précisément à cause du bonheur qu’on leur attribue. Ce bonheur, on le partage avec eux, on le vit en eux, et pendant que dure le récit, on oublie sa propre misère.

Les contes populaires sont la revanche des-petits sur les grands. La famille du Petit Poucet est sauvée par cet enfant chétif, « le souffre-douleur de la maison, à qui ses parents donnaient toujours le tort n. Le maître du Chat botté va être sauvé par son chat. C’est un meunier, un fils du peuple ; mais, vis-à-vis du chat, il est le maître ; il est le patron ; cela suffit pour que, dans le conte, il n’ait pas le beau rôle.

Il ne possède au monde que son chat, et, pour l’utiliser, il ne lui vient pas à l’esprit une autre idée que celle de le manger et de se faire un manchon de sa peau. C’est un égoïste ; c’est de plus un maladroit, qui ne se tirerait jamais d’affaire sans l’aide de son serviteur. Comme le sauvage imprévoyant et grossier qui coupe l’arbre pour cueillir un fruit, c’est un brutal qui ignore le premier art de la civilisation, l’art de se servir des choses sans les détruire. Au contraire, le subalterne dédaigné, bon tout au plus à faire une fausse gibelotte, l’être habitué par la rigueur de sa destinée à ne compter que sur soi, le chat, madré, rusé, fera de son maître un seigneur et deviendra lui-même un gentilhomme. Je me trompe ; tout-à-l’heure j’expliquerai pourquoi je retire ce dernier mot : le chat deviendra un personnage.

Pour y réussir, il ne lui faut qu’un sac et des bottes ! Il les demande à son maître. Celui-ci est tout étonné. Entendons-nous ; il est étonné de la demande, parce qu’il n’en comprend pas le but ; mais il n·est pas étonné d’entendre parler son chat. Dans ce temps-là, les chats parlaient ; les hommes le croyaient du moins ; les enfants ne sont pas éloignés de le croire encore. Comme les hommes d’autrefois, les enfants ignorent ces lois de la création dont la science s’enorgueillit de soulever peu à peu les voiles ; ils vivent prés des bêtes, ils les voient jouer, souffrir, aimer comme eux ; ils admettent sans peine qu’elles puissent emprunter leur langage. D’ailleurs, n’apprennent-ils pas dans la Bible elle­ même que le serpent a parlé à la femme, et, sans remonter si loin dans le cours des âges, que ânesse a parlé au prophète ? Personne donc ne doute que le chat ait parlé. Il y a des choses que Perrault se croit obligé d’expliquer ; ce sont les choses naturelles, parce qu’elles auraient pu tourner autrement ; mais quant au merveilleux, son rôle est précisé­ment de se produire au moment où les circonstances l’exigent, pour apporter la solution appelée par les vœux du lecteur.

Avec son sac et ses bottes, le chat se met en campagne. Par quelques petits présents il se fait bien venir du roi et de la belle princesse, fille du roi ; puis il leur présente son maître. Comment le présentera-t-il ? En costume de meunier ? Oh ! non ! Il l’envoie se baigner à la rivière. Au bain, le pauvre et le riche, le gentilhomme et le paysan ne diffèrent pas sensiblement l’un de l’autre, et, pourvu que le meunier soit jeune et bien fait, il peut prévenir en sa faveur. C’est dans le même appareil que jadis Ulysse aborda la belle Nausicaa, qui, elle aussi, était fille d’un roi, et qui prit Ulysse pour un dieu. Les contes de Perrault reportent à chaque instant notre souvenir vers Homère. Ces épopées sublimes, qui depuis trois mille ans enchantent les hommes, ne seraient-elles que de beaux contes de fées racontés par un poète ?

Le chat avait eu soin de dire au roi que son maître était un marquis très riche. Ce chat était un profond philosophe ; il connaissait le cœur des hommes et celui des rois. Il savait qu’en ce monde, paraître quelque chose est encore le plus sûr moyen d’être traité comme quelqu’un. Le roi aurait-il interrompu sa chasse pour repêcher un meunier ? Lui aurait-il fait donner des habits, s’il avait su que le pauvre diable n’en avait pas ?

Le dernier trait du conte est adorable. « Le chat, dit Perrault, devint grand seigneur et ne courut plus les souris que pour se divertir ». Il faut bien que le chat partage les goûts de ceux dont il est devenu l’égal ou du moins le commensal. Or, le plaisir favori des rois et des grands était alors la chasse ; le chat se divertira donc à chasser. Mais comme au fond il est resté chat, il ne chassera pas le cerf ; ce sont les souris qu’il voudra courir ! Tout grand seigneur qu’il est, il n’est encore qu’un parvenu ; il fallait, disait-on alors, au moins quatre générations pour faire un gentilhomme ; là encore, le conte est dans la vérité historique.


Un trait commun à tous les contes recueillis par Perrault témoigne de leur très haute antiquité : Jamais il n’y est question de Dieu, pas plus du reste qu’il n’y est question du diable. Cependant, par sa nature, le conte de fées ne semble pas devoir exclure nécessairement la divinité. On comprendrait très bien, au contraire, Dieu et les fées intervenant ensemble dans le récit, et certaines légendes en présentent de curieux exemples. Dans les contes de Perrault, aucun personnage, pas même ces petits enfants si sages ou si malheureux, ne fait sa prière. Une seule fois, quand Barbe-Bleue va tuer sa femme, celle-ci, cherchant à gagner du temps, de­ mande un quart d’heure pour « recommander son âme à Dieu ». Mais ce détail, ajouté certainement après coup à la tradition primitive, est un anachronisme, une allusion banale et indifférente aux habitudes pieuses des temps nouveaux. La prière n’est là qu’un incident accessoire et sans importance ; elle n’est pas un élément nécessaire et voulu du récit. Dieu ne joue aucun rôle dans la suite des évènements ; ce n’est pas à lui que la victime demande secours ; ce n’est pas lui qui la sauve en faisant arriver à temps ses deux frères, le mousquetaire et le dragon. Quand le conteur a besoin, pour faire réussir une entreprise difficile, de recourir à un pouvoir que n’arrêtent pas les limites de la vraisemblance matérielle ou morale, il fait intervenir une fée, ou tout simplement un roi, c’est-à-dire un être dont la puissance magique ou dont le caprice n’a pas de bornes ; ce personnage fait ce que le lecteur attend et désire, sans que Dieu s’en mêle. Le miracle, dans le sens religieux, est ici remplacé par la féerie ; le surnaturel par le merveilleux.

Perrault écrivait cependant pour les enfants, et, dans une de ses préfaces, il affirme que ses contes « renferment une morale louable et instructive, que les enfants y puisent le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, en même temps que la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leur méchanceté ». Si tel était son but, il ne semble pas l’avoir toujours atteint. Les procédés du Chat botté, par exemple, sont habiles, mais ils sont peu délicats. Ceci, d’ailleurs, est encore une preuve de l’authenticité des traditions recueillies par Perrault. Les contes, comme les fables, nés de l’imagination populaire et non de l’invention des lettrés, reflètent plus fidèlement que les genres plus élevés la pensée et les sentiments du peuple, ou plutôt la pensée et les sentiments de quiconque n’a reçu d’autre éducation que celle de la vie. L’enseignement de la vie, quand il est réduit à lui-même, quand il n’est pas épuré par la religion ou éclairé par le culte des lettres, c’est le Struggle for life avec toute sa brutalité. Dans la vie, la vertu n’est pas toujours récompensée ni le vice puni ; l’habileté et la ruse réussissent souvent mieux que la franchise et la droiture. Les fables et les contes nous le répètent, parce que la vie le leur a appris. La morale qu’ils nous enseignent peut être pratique, mais elle n’est pas élevée ; elle glorifie le succès plus que la vertu ; elle nous recommande surtout d’être avisés ; les défauts contre lesquels elle cherche à nous prémunir sont ceux qui nous nuisent, plutôt que ceux qui nuisent à autrui.

De plus, échos fidèles de l’instinct qui anime le paysan vis-à-vis du seigneur (nous dirions aujourd’hui vis-à-vis du bourgeois), quand le grand est dépouillé ou mystifié par le petit, les contes ou les fables applaudissent. Voyez comment le marquis de Carabas hérite de l’ogre. Cet ogre n’est nullement un méchant homme. Il a des amis ; il reçoit très poliment le chat et ne lui fait aucun mal. Mais il est « le plus riche que l’on ait jamais vu ! » Dès lors, il est condamné ; le conte en fait un ogre afin que nous puissions sans scrupules voir le chat le manger et le meunier s’emparer de ses biens.

Aussi Perrault, qui désirait que dans ses contes la morale fût démontrée par l’événement, a-t-il dû plus d’une fois corriger le récit traditionnel. Il a fait probablement sur bien des points des changements que nous n’apercevons pas ; mais quelquefois la trace de l’interpolation est visible. Parfois même il a placé, à côté l’un de l’autre, le récit primitif et le sien. La comparaison est alors intéressante ; elle montre comment l’homme de lettres a remplacé la naïveté par la finesse, la brutalité par la malice et la bonhomie.

C’est ainsi que le Petit Poucet prend à l’ogre ses bottes de sept lieues. Ceci est légitime, puisque l’ogre s’en servait pour courir après les petits enfants. Mais il va ensuite trouver la femme de l’ogre, et il se fait donner par elle tout son or et tout son argent, en lui racontant que son mari a été arrêté par des voleurs et l’a envoyé chercher une rançon. Alors, « chargé de toutes les richesses de l’ogre, il s’en revient au logis de son père, où il est reçu avec bien de la joie ». Voilà ce qu’a imaginé le conteur populaire ! Perrault rapporte l’ancienne tradition, mais il n’hésite pas à déclarer qu’un procédé qui serait un véritable vol est invraisemblable de la part d’un personnage aussi honnête que son petit héros. À ce dénouement il en substitue un autre. Laissant de côté les paysans, leurs sentiments et le monde imaginaire où la fiction a entraîné le lecteur, il se transporte tout à coup dans une sphère bien différente : il fait allusion à la guerre alors engagée sur la frontière, à l’inquiétude du roi « fort en peine d’une armée qui venait de livrer bataille à deux cents lieues de là », au désir des dames de la cour d’avoir des nouvelles de leurs amants, et même, ajoute-t-il, de leurs maris. Puis il termine par ce trait auquel le conteur primitif n’aurait jamais songé : « Le Petit Poucet, ayant fait quelque temps le métier de courrier et y ayant amassé beaucoup de bien, acheta des offices de création nouvelle pour son père et pour ses frères, et par là il les établit tous et fit parfaitement sa cour en même temps »[2].

Chose bizarre ! Ce dénouement plus fin, plus amusant et certainement plus moral que le dénouement populaire, satisfait moins l’esprit ! Il semble même moins vraisemblable ! Il sonne faux ; il détonne avec ce qui précède ; il n’est plus dans la convention du conte. Le lecteur se sent dérouté, et, comme l’enfant à qui l’on change un détail d’un récit déjà connu de lui, il est tenté de s’écrier : « Oh ! non, ce n’est pas cela ! »

C’est que les contes populaires ne sont dans la vérité du genre que quand ils reflètent les sentiments populaires ; ce n’est pas une allusion politique qu’on s’attend à y trouver. Celle-ci d’ailleurs est loin d’être sans intérêt pour nous qui étudions les contes de fées au point de vue historique plutôt encore qu’au point de vue littéraire. Elle n’est pas la seule que Perrault se soit amusé à glisser dans ses récits : ailleurs, il nous peint la princesse aimée de Riquet à la houppe « si sensée et si spirituelle que le roi se conduisait par ses avis, et allait même quelquefois tenir le conseil dans son appartement ». Perrault eut-il imaginé ce détail avant le règne de Mme  de Maintenon ?


Dans d’autres circonstances, ce n’est pas pour corriger la moralité du récit que Perrault intervient ; c’est pour raisonner avec ses jeunes lecteurs, pour leur expliquer finement le sens vrai caché derrière la fable.

De même que les anciens avaient divinisé les forces de la nature, les premiers auteurs de ces contes ont, en quelque sorte, divinisé, en les attribuant aux fées, les phénomènes de l’ordre moral. Voyez le joli conte intitulé : Les Fées, où Perrault nous montre deux sœurs, l’une douce et gracieuse, l’autre revêche et brutale, qui reçoivent d’une fée le don de laisser échapper, à chaque parole qu’elles prononcent, la première des fleurs et des perles, la seconde des vipères et des crapauds. Est-ce dans les contes de fées seulement que l’on rencontre des êtres si heureusement doués qu’ils semblent, quand ils nous adressent la parole, nous offrir une perle ou une fleur ? Ils ont le charme et la grâce, ces dons que Dieu accorde à ses élus dès le berceau, comme le faisaient les fées, et que, s’il nous les a refusés, tous nos efforts seraient impuissants à conquérir : dons vraiment magiques, puisque pour les nommer, la langue française a dû emprunter deux mots à l’ordre surnaturel. On ne peut définir le charme et la grâce, pas plus que l’on ne pourrait analyser la différence insaisissable qui sépare un tableau de Raphaël de sa copie ; mais on sent du moins qu’ils dérivent de ce qu’il y a de plus intime en nous, de notre âme. Ce qui inspire la sympathie ou la répulsion, c’est ce qui transparaît de l’âme dans le regard, dans l’accent, dans le timbre de la voix. On plaît parce qu’on est bon, parce qu’on est indulgent, parce qu’on aime ; on plaît simplement parce qu’on a le désir de plaire ; ce désir n’est-il pas déjà par lui-même une qualité morale et une grâce ?


Riquet à la houppe met en scène la magie d’un autre sentiment. Le héros de ce conte est si spirituel qu’il doit se connaître en esprit ; sa princesse est si belle qu’elle a le droit d’être difficile sur la beauté. Mais tous deux ont reçu d’une bonne fée le don, lui, de trouver spirituelle la femme qu’il aimera, elle, de trouver beau l’objet de son amour. Ce don des fées, cette fleur magique qui enivre Titania, la nature souriante ne l’a-t-elle pas généreusement accordé à tous les hommes et à toutes les femmes ? Le grand enchanteur n’est-il pas, comme le dit Perrault, l’amour, ce magicien si invraisemblable dans ses rouvres que jamais les hommes n’ont consenti à attribuer ses effets à des causes naturelles, et que dans tous les pays, ils ont cru à des philtres, à des opérations magiques ? Dans l’objet aimé, c’est encore soi qu’on aime ; quand on lui prête toutes les grâces, c’est son propre rêve que l’on retrouve en lui. L’homme fait à l’image de son idéal toutes ses idoles, la femme qu’il aime comme le Dieu qu’il adore. Mais son Dieu ne le trompe jamais, parce que, ne le voyant que par l’imagination, il le trouve toujours tel qu’il l’imagine, tandis que la femme aimée, il la voit et la touche ; plus elle se donne à lui, plus il la juge. Un jour vient où le mirage s’évanouit, où la réalité apparaît, terne et banale, où la déception commence, d’autant plus cruelle que l’illusion a été plus profonde. Si les mariages d’inclination sont plus souvent malheureux que les autres, ce n’est pas qu’ils soient généralement plus déraisonnables ; mais l’illusion y avait pris une place plus grande ; on tombe de plus haut.

Remarquons encore dans Riquet à la houppe une autre image de la vie réelle. La vérité dans un conte ! Riquet aime la princesse à l’instant même où il la voit ; elle est belle, et la beauté appelle l’amour. La princesse est émerveillée de l’esprit de Riquet ; mais, comme il est dépourvu de beauté, elle ne l’aime pas ; elle ne comprend même pas qu’il puisse être aimé ! Il lui faut un long effort, un an de réflexion, de résignation peut-être, avant de s’apercevoir qu’on peut aimer un homme pour ses qualités morales, malgré sa difformité ; il faut que le pauvre Riquet lui dise, bien tendrement, bien tristement : « Essayez de m’aimer, et vous ces­ serez de voir ma laideur ! » Ceci ne tranche-t-il pas l’éternelle contestation entre l’esprit et la beauté ?

Lequel de ces deux biens est le plus enviable pour une femme ? S’il est vrai que l’amour, c’est la vie, comme le disent les poètes (et tout homme n’est-il pas poète quand il aime ?), la beauté est le don suprême, car c’est elle qui fait naître l’amour. L’esprit à lui seul ne suffirait pas même pour faire naître l’amitié ! Il faut se garder pourtant de lui refuser tout mérite : la beauté passe vite ; l’amour fuit plus vite encore quand il est désabusé ou seulement rassasié ; l’esprit conserve toujours son prestige et retient sous son charme ceux qu’il a une fois attirés. Sans que Perrault ait besoin de nous le dire, nous ne doutons pas que Riquet n’ait le premier cessé d’aimer. Il se sera aperçu que la princesse était bête avant qu’elle n’ait réfléchi qu’il était décidément bien laid.


Quelques-uns des contes recueillis par Perrault se retrouvent chez presque tous les peuples. Depuis que l’étude des littératures populaires est devenue une mode, que partout des érudits, des sociétés spéciales recherchent, recueillent, commentent les vieux fabliaux et les vieilles légendes, de nombreuses variantes en ont été publiées[3]. Chaque peuple, en berçant ses enfants dans ses chaumières, a revêtu du costume de son pays le thème primitif. Aussi la comparaison des divers récits fait-elle ressortir, par la différence des détails, le génie particulier, les croyances, les mœurs, les conditions climatériques et sociales de chacune des régions où la légende a été recueillie[4]. Mais le fond

du récit est partout resté le même ; c’est toujours la glorification de la force ou de la ruse, de la violence ou du mensonge.

Il est peu d’études qui ne soient tristes quand elles nous font entrevoir le fond du cœur de l’homme. Celle des contes populaires est douloureuse. Que des traits semblables à ceux que nous y trouvons presque toujours aient été imaginés dans l’enfance de la civilisation, nous ne pouvons nous en étonner. L’homme était encore à l’âge du fétichisme. Il n’avait pas encore élevé sa pensée jusqu’à la divinité. Il voyait autour de lui les forces de la nature ; il se les figurait bienveillantes ou méchantes ; il essayait de

se les concilier ou de les fléchir ; il ne songeait pas encore à les adorer. Mais depuis ces temps primitifs, ces contes ont été répétés dans les chaumières de tous les pays ; partout les mères les ont racontés à leurs enfants, en y ajoutant quelques détails nouveaux et sans doute en effaçant ceux qui pouvaient leur déplaire ou les choquer. Partout cependant le sentiment moral en est resté absent ; partout la cruauté, l’avidité y ont survécu, exprimées avec une naïveté inconsciente ! Le héros a toujours pour unique but un avantage matériel, tel qu’un trésor à conquérir ! Jamais il ne poursuit, comme les chevaliers du Moyen-Age, l’honneur, la gloire, la défense de l’opprimé, la délivrance chevaleresque de quelque belle captive. Il vise la richesse du voisin ; il s’en empare, par la force s’il est fort, par la ruse et le mensonge s’il est faible. Cette richesse est, d’après le conte, sa récompense. Il en jouit sans remords et sans honte, aux applaudissements du conteur[5].

Est-ce donc là, encore aujourd’hui, la morale des chaumières ? Suffit-il donc, comme aux temps obscurs où les peuplades Aryennes parcouraient avec leurs troupeaux les hauts plateaux de l’Asie, d’être riche pour être heureux et honoré, même quand cette richesse est le prix du mensonge, du vol, du meurtre ?

Ainsi, en dépit des efforts tentés par toutes les religions pour éveiller dans les cœurs la conscience, pour relever les âmes, pour habituer les hommes à regarder le ciel, il semblerait vraiment, quand on lit les contes populaires tels que nous les ont transmis tant de générations, que les esprits simples des temps nouveaux, tout comme les demi-sauvages des temps préhistoriques, voient encore la vie telle que sans doute elle apparaît aux animaux. Les animaux observent les faits autour d’eux et ils en tirent les conséquences immédiates qui peuvent leur servir dans la lutte pour l’existence : éviter ce qui leur attirerait des coups, s’emparer <le ce qui peut leur procurer une jouissance. lais là se borne leur sens moral. Incapables de dominer par la réflexion et la pensée le fait brutal, tout autant que de regarder le ciel, ils ne peuvent s’élever, ni au sentiment du devoir ou de la charité, ni à l’adoration.

Il serait injuste cependant de prétendre, comme on le fait quelquefois, que la morale n’ait pas progressé depuis le commencement du monde. Nous trouvons dans les poésies des temps barbares, dans l’Iliade et l’Odyssée, dans les Sagas scandinaves, la morale sauvage des contes populaires. Aujourd’hui, quel poète oserait, sinon peut-être la pratiquer, du moins la professer et la chanter ? Quel législateur oserait assimiler la femme du prochain ou son serviteur, à son bœuf ou à son âne ? Le droit de conquête lui-même, qui pendant tant de siècles a régi seul la politique, commence à être jugé, tout autant que le vol à main armée, un abus révoltant de la force brutale, et il semble que la conscience moderne ne consente plus à l’admettre, du moins en théorie, que vis-à-vis des peuplades sauvages qui vivent en dehors de la civilisation et du droit des gens. Le respect du droit, le respect de l’homme gagnent chaque jour dans les pays civilisés, en attendant qu’une nouvelle invasion de barbares plonge encore une fois l’Europe dans la nuit cruelle, et nous rappelle, ce que du reste les contes populaires, si nous savons bien les lire, ne nous permettent pas d’oublier, que la bête humaine vit toujours ; que pour elle la force prime encore le droit, quand le droit néglige de rester armé pour se défendre.

Dans ses récits Perrault, tout en respectant le fond, en a adouci la cruauté. Ses contes ne laissent pas la même impression que ceux qui nous sont rapportés bruts, tels que les avaient imaginés les Aryens et conservés les chaumières.

Seul, d’ailleurs, Perrault a su leur donner le charme du style, parce que seul, comme son ami Lafontaine, il a su réunir le naturel et la grâce. Séduit par l’exemple de Lafontaine, il avait commencé par écrire ses contes en vers irréguliers ; c’était la forme alors consacrée pour les contes comme pour les fables. Il ne tarda pas à reconnaître son erreur, et il revint à la prose, mais à une prose qui rappelle, avec infiniment d’art, la forme enfantine des chaumières. Son style est si différent de celui qui, de son temps, était à la mode, qu’on a cru devoir lui chercher une explication, et le bon Perrault est devenu à son tour le sujet d’une légende. On a raconté[6] qu’un jour il avait donné comme devoir de collège à son fils, alors âgé de onze ans, un conte à rédiger. L’enfant l’écrivit à peu près comme le racontaient les nourrices, et Perrault s’aperçut que, pour les contes populaires, cette forme enfantine avait une grâce et arrivait à une vraisemblance que n’obtenait jamais le plus ingénieux travail des lettrés. Dès lors il l’adopta, et quand, se décidant à publier ses contes, il les mit sous le nom de son fils Perrault d’Armancourt, il ne fit que rendre hommage à la vérité.

Quoi qu’il en soit de cette légende, le style de Perrault, simple, sans recherche et sans prétention, d’une naïveté qui semble naturelle et non voulue, est merveilleusement approprié au genre. L’auteur parait vraiment croire ce qu’il raconte. Tout concourt à la vraisemblance, les répétitions, les mots archaïques. La répétition, en effet, est une des formes que prend naturellement la pensée chez les peuples enfants ; elle est à l’idée ce qu’est aux mots le retour des mêmes consonances ou la cadence d’un rythme régulier résultant de la même succession de brèves ou de longues. « Bonnes gens qui fauchez… Bonnes gens qui moissonnez… vous serez hachés menu comme chair à pâté »… La cadence et l’assonance produisent ici un effet analogue à celui des vers, cette première forme dans laquelle s’est partout exprimée la pensée populaire. Quant aux vieux mots tombés en désuétude qui, à force d’être oubliés, sont redevenus jeunes, ils nous transportent dans ces temps d’autrefois où le merveilleux était possible, puisque les hommes y croyaient ! « Tire la chevillette, la bobinette cherra ». Ces trois mots d’un autre âge semblent une incantation magique : c’est le « Sésame ouvre-toi ! » des Mille et une Nuits ; on sent, malgré soi, qu’il faudra l’intervention d’une fée pour que la « bobinette » fasse ce mouvement extraordinaire.

On dit qu’il n’est plus de mode aujourd’hui de faire lire aux enfants les contes de Perrault. On veut pour eux des lectures qui ne les trompent pas, et, afin de leur enseigner tout de suite la science sans erreurs, on leur donne des romans scientifiques. Peut-être est-ce dommage, non pas de leur offrir des livres où ils ne trouvent, parait-il, que la vérité, mais de leur refuser le monde des fées ; là, du moins, le conteur ne présente pas des hypothèses pour des certitudes. En les laissant grandir avant de leur expliquer les découvertes modernes, on aurait l’avantage de ne leur enseigner plus tard que le dernier état de ces découvertes. Souvent, en cette matière, la vérité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain ; rien n’est fragile et changeant comme cette science si fière d’elle-même ; quelqu’éphémères que soient les bulles de savon de notre imagination, elles durent plus longtemps encore, et peut-être ne nous trompent-elles pas davantage. Si les contes de Perrault sont bannis de la bibliothèque de l’enfance, ils ne resteront pas cependant E.ans lecteurs. Ils plaisent surtout quand on est arrivé à l’âge où l’on peut avouer son goût pour les choses naïves sans craindre d’être traité d’enfant. À cet âge, on sait que la vie ne réalise pas nos rêves ; mais on sait aussi que les rêves sont encore ce qu’elle nous offre de meilleur. C’est alors que l’on recommence à aimer les fables de Lafontaine et les contes de Perrault.




    cachée son âme, « prirent beaucoup d’or et d’argent… et vécurent heureux : et prospères par la suite »… (Brueyre, page 80).
    Dans Jack et la tige de haricots, Jack tue le géant pour prendre tous ses trésors : « De ce jour, Jack et sa mère vécurent riches, heureux et honorés » (Brueyre, p. 38).

  1. Revue de la Société des Etudes Historiques, 1893.
  2. De même, la femme de Barbe bleue, délivrée par ses deux frères, le mousquetaire et le dragon, leur achète à tous deux des charges de capitaine.
  3. Nous citerons notamment :
    Les Contes populaires de la Grande-Bretagne (Hachette, 1875), ou M. Loys Brueyre a réuni un grand nombre de contes recueillis en Angleterre, en Écosse et en Irlande par les folkloristes du Royaume-Uni. Il y a ajouté une introduction remarquable par l’élévation de la pensée et la précision du style, et il a rappelé les contes similaires retrouvés dans d’autres parties de l’Europe, de l’Asie et même de l’Afrique ;
    Les Contes de ma Mère l’Oye, par M. Ch. Deulin (Dentu, 1879) ;
    La Russie dévoilée au moyen de sa littérature populaire, par M. Eugène Hins (Baillère et Messager, 1883) ;
    Les Fabliaux, par M. Bédier (Émile Bouillon, 1803) ;
    À l’étranger, les Contes des Frères Grimm, La Mythologie zoologique de M. de Gubernatis, etc.
  4. En Angleterre, ce n’est plus au bal que Cendrillon rencontre le beau prince, c’est au prêche.
    En Allemagne, Cendrillon a planté sur la tombe de sa mère une branche de coudrier. La branche est devenue un arbre où les oiseaux font leur nid, et c’est l’arbre, ce sont les oiseaux qui, la voyant pleurer sur cette tombe, la prennent sous leur protection.
    Le conte Russe, qui est l’analogue de notre Chat botté, est fort curieux (Deulin, p. 200 et suiv. ; Hins, p. 77 et suiv., p. 93). La tradition en remonte à l’époque où il y avait encore en Russie plusieurs Tsars, et peut-être même à celle où, sur les hauts plateaux d’Asie, les animaux sauvages jouaient dans la vie des hommes un rôle plus important que les animaux domestiques. En effet, cc n’est pas un chat, c’est un renard qui, psr son adresse, c’est-à-dire par ses mensonges, fait épouser à son maître la fille d’un roi. Dans les variantes Tartares et Mongoles, ce roi est un Khan, et les bergers gardent des troupeaux de chameaux. Le troupeau de chameaux a survécu dans le conte Russe, mais le Khan est devenu un Tsar. Le renard offre au Tsar, de la part de son maître Cosme-vite-enrichi (Kosma skore bagatoi) quarante quarantaines (les Hébreux auraient dit soixante-dix fois sept fois) de loups gris, d’ours noirs, de martres et de zibelines qu’il décide à le suivre en leur persuadant que le Tsar les conviera à un festin où ils mangeront du gras. Quand, grâce au renard, le Tsar a vaincu, tué et dépouillé un autre Tsar, son voisin, par conséquent son ennemi ; quand Cosme a épousé la fille du vainqueur, un conteur Français terminerait sans doute son récit en disant que Cosme et sa Tsarewna vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ; un conteur Anglais eut peut-être écrit : ils vécurent heureux et burent à pleines tasses (fin du conte anglais qui est l’analogue de notre Cendrillon, Brueyre, toc. cit., p. 41) ; le conteur Russe dit : ils jouissent de la vie et mâchent du pain. Manger du gras ! mâcher du pain ! Quelle devait être la misère d’un peuple qui avait pour idéal un tel bonheur !
    Remarquons en passant que chez les Russes le nom du renard est féminin ; il l’était chez les Grecs et les Latins qui avaient fait de cet animal le type de la ruse et de la finesse ; il l’est encore en Espagne et en Italie. Les Français ont conservé au renard sa réputation féminine, tout en ayant la maladresse de lui donner un nom masculin.
  5. Dans le conte intitulé L’âne, la table et le bâton, l’amoureux dont l’amoureuse est pauvre annonce aux jeunes filles de la contrée qu’il épousera la plus riche d’entre elles et il les invite à venir toutes le lendemain devant sa maison avec leur argent dans leur tablier. Quand elles sont venues, il commande à son bâton enchanté de les tuer, prend leur argent, le verse dans le tablier de la jeune fille qu’il aime et s’écrie : « Maintenant, ma chérie, tu es la plus riche, je t’épouse » (Brueyre, loc. cit., p. 50).
    Dans Le jeune roi d’Easaidh Ruadh, le roi et la reine, après avoir tué le géant en écrasant l’œuf dans lequel était
  6. M. Ch. Deulin, loc. cit., p. 23.