Le Chariot de terre cuite (trad. Regnaud)/Acte VII

Traduction par Paul Regnaud.
Ernest Leroux (tome 3p. 31-42).


ACTE VII

LA FUITE D’ARYAKA FAVORISÉE




Maitreya. — Voyez, mon ami, comme est beau le jardin Pushpakarandaka !

Chârudatta. — C’est vrai, mon ami ; « Les arbres ressemblent à des marchands ; ils étalent leurs fleurs comme des denrées à vendre (1) et les abeilles qui voltigent alentour sont pareilles aux collecteurs qui viennent prélever le tribut (2). »

Maitreya. — Si vous vous asseyiez sur cette pierre unie ; c’est un siège naturel (3), mais qui n’en est pas moins agréable.

Chârudatta, s’asseyant. — Ami, Vardhamânaka tarde beaucoup.

Maitreya. Cependant, je lui ai donné l’ordre de prendre Vasantasenâ et d’arriver le plus vite possible.

Chârudatta. — Pourquoi ne vient-il pas alors ?

« Peut-être sa (4) litière s’avance-t-elle lentement et il est obligé de demander qu’on lui fasse place (5) ; ou bien une de ses roues s’est cassée et il a dû changer de véhicule ; ou bien ses guides se sont brisées (6) ; ou bien son chemin était obstrué par une pièce de bois qui se trouvait au milieu (7) et il lui a fallu solliciter un passage ; ou bien enfin, l’attelage, livré à lui-même, n’en prend qu’à son gré (8). »

Vardhamânaka, arrivant avec la litière dans laquelle Aryaka est caché (9). — Allons ! mes bœufs, allons !

Aryaka, à part.

« Redoutant la vue des gens du roi, gêné dans ma fuite par le fragment de chaîne que je traînais à la jambe, je suis monté sans être vu dans la litière d’un homme de bien où je ressemble à un coucou réfugié dans le nid du corbeau qui l’élève (10). »

Ah ! me voilà arrivé assez loin de la ville. Faut-il descendre et m’enfoncer dans les profondeurs de ce parc… ? Mais j’aperçois le maître de la litière ; j’aurais tort de me cacher ainsi… Chârudatta passe pour être l’ami des malheureux qui ont recours à lui ; il faut me montrer et aller à sa rencontre.

« Cet excellent homme voyant à quelle infortune je viens d’échapper en éprouvera une grande joie (11) ; il est magnanime et ses vertus m’aideront à supporter le lamentable état où je me trouve. »

Vardhamânaka. — Voici le jardin, entrons-y. (Il s’avance.) Holà ! seigneur Maitreya.

Maitreya. — J’ai une agréable nouvelle à vous apprendre ; j’entends la voix de Vardhamânaka : Vasantasenâ nous arrive.

Chârudatta. — J’en suis bien aise, en effet.

Maitreya. — Pourquoi as-tu tardé si longtemps, fils d’esclave ?

Vardhamânaka. — Ne vous fâchez pas, seigneur Maitreya : j’avais oublié les coussins de la litière ; j’ai dû revenir sur mes pas et cela m’a fait perdre du temps.

Chârudatta. — Vardhamânaka, retourne la litière ; et toi, Maitreya, mon ami, fais descendre Vasantasenâ.

Maitreya. — Est-ce qu’elle a une chaîne aux pieds qu’elle ne peut pas descendre toute seule ? (Il se lève et ouvre la litière.) Tiens ! ce n’est pas Vasantasenâ, mais bien Vasantasena (12) que j’aperçois.

Chârudatta. — Allons, mon ami, assez plaisanté ! Les amoureux ne sont pas patients (13). Mais je vais l’aider moi-même à descendre. (Il se lève.)

Aryaka, regardant. — Ah ! voilà le maître de la litière ; il est aussi agréable à voir qu’à entendre : je suis sauvé !

Chârudatta, montant sur la litière et regardant. — Ah ! quel est cet homme ?

« Il a le bras pareil à la trompe de l’éléphant, l’épaule épaisse et arrondie comme celle du lion, la poitrine large et bien proportionnée, l’œil grand, vif et cuivré (14). Comment un homme tel que lui (15) et paraissant si énergique a-t-il pu subir un pareil traitement (16) et recevoir aux pieds les deux chaînes qu’il traîne ? »

Qui êtes-vous, seigneur ?

Aryaka. — Je m’appelle Aryaka, je suis né (17) bouvier et j’implore votre protection.

Chârudatta. — Seriez-vous l’homme que le roi Pâlaka a fait arrêter dans une étable et charger de fers ?

Aryaka. — Lui-même.

Chârudatta. — « C’est un destin favorable qui vous a amené sous mes yeux ; je consentirais plutôt à perdre la vie qu’à abandonner un homme implorant comme vous ma protection. » (Aryaka manifeste la joie qu’il éprouve.)

Vardhamânaka, enlève les chaînes qu’il a aux pieds.

Vardhamânaka. — J’obéis, seigneur. (Il se met à l’œuvre.) Voilà ; c’est chose faite.

Aryaka. — La reconnaissance m’en charge d’autres bien plus solides que ne l’étaient celles-là.

Maitreya. — Allez-vous-en chez vous (18) ! Puisqu’il est débarrassé de ses chaînes, nous, nous n’avons plus qu’à nous en aller.

Chârudatta. — Fi ! ne dis pas cela.

Aryaka. — Cher Chârudatta, j’en ai usé familièrement avec vous en montant dans votre litière ; je vous prie de m’excuser.

Chârudatta. — La liberté que vous avez prise est un honneur pour moi.

Aryaka. — Si vous le permettez, je prendrai congé de vous.

Chârudatta. — Sans doute, vous pouvez partir.

Aryaka. — Alors, je descends.

Chârudatta. — Non pas, mon ami. Venant d’être enchaîné (19), vous devez marcher très-difficilement ; d’ailleurs, cet endroit est très-fréquenté et la litière empêchera qu’on ne vous reconnaisse ; servez-vous-en donc pour vous en aller.

Aryaka. — Je ferai comme vous voudrez, seigneur.

Chârudatta. — Allez en sécurité retrouver vos amis (20).

Aryaka. — N’en êtes-vous pas un désormais ?

Chârudatta. — Vous vous rappellerez de moi, je l’espère, dans d’autres circonstances (21).

Aryaka. — Je m’oublierais plutôt moi-même.

Chârudatta. — Que les dieux protègent vos pas !

Aryaka. — C’est à votre protection que je dois mon salut.

Chârudatta. — C’est votre heureux destin qui vous a protégé.

Aryaka. — Mais vous en avez été l’instrument.

Chârudatta. — Pâlaka fait de grands efforts et a mis sur pied des gardes en quantité ; je vous conseille de vous éloigner au plus vite.

Aryaka. — Au revoir ! (Il s’en va.)

Chârudatta. — « Je viens de faire une chose qui n’est pas propre à faire plaisir (22) au roi : il n’est pas prudent de rester ici un instant de plus. (Regardant à côté de lui.) Maitreya, jette cette chaîne dans un puits, car les rois voient tout par les yeux de leurs espions. »

(Il éprouve un clignotement de l’œil gauche.)

Maitreya, mon ami, j’aurais pourtant bien voulu voir Vasantasenâ.

« Je n’ai pas encore aperçu ma bien-aimée aujourd’hui, mon œil gauche vient d’éprouver un clignotement (23) et mon cœur effrayé se serre sans cause. »

Allons-nous-en ! (Il se met en marche.) Ah ! ce çramanaka (24) que j’aperçois est de mauvais présage (25). (Réfléchissant.) Il (26) prend ce chemin, nous partirons par cet autre. (Ils s’en vont.)

NOTES SUR LE SEPTIÈME ACTE




(1) Comm. panyam vikreyam vastu.

(2) Comm. çulkam râjagrâhyam karam.

(3) Comm. asamskâreti akrtrimety arthah svabhâvatah eveti yâvat.

(4) Comm. asya vardhmânakasya.

(5) Comm. tasya pravahanasya. — antaram avakâçàm.

(6) Comm. pragrahah rajjur vrshabhayoh.

(7) Comm. vartmanah (Stenz. karma) mârgasya ante madhye ujjhitena (Stenz. utthita) tyaktena dârunâ mahâkâshthena vâritagatih.

(8) Comm. svairam svecchânurûpam preyeta vrshabhayugah svacchandam svavaçam utka thâtra vyangyâ sarvendriyasukhâsvâdo yatrâstîty anumanyate tatprâpticchâm samam kalpâm utkanthâm kavayoviduriti.

(9) Comm. Aryaka se trouve caché dans la litière où il est monté sans être aperçu en profitant de ce que Vasantasenâ, toute troublée et voyant à peine clair, a pris place par erreur dans une autre : guptah prâtarniçi vasantasenâbhramenârûdhatvâd ajnâ.ah âryako yasminn îdrçe pravahane tishthati.

(10) Comm. purishâpekshyâyoshitâm apatyeshv atimâyâsattvât (?) vayasibhir ity uktam.

(11) Comm. nirvvtih paramam sukham.

(12) Vasantasena, forme masculine du mot Vasantasenâ. C’est une plaisanterie que provoque de la part du vidûshaka l’aspect d’un homme au lieu de celui de la jeune femme qu’il s’attendait à voir dans la litière.

(13) Comm. Parce que quand ils ne le sont plus, c’est une preuve que l’amour diminue : snehe kâlâpekshâyâm snehahrâsân na kâlâpekshâ.

(14) Comm. Ce sont les signes qui caractérisent un roi : karikaretyâdini râjalakshanâni tâmretyâdi raktâksham na jahâti çrîr iti çâstrât.

(15) Comm. Qui a les dehors d’un roi : cramridhah râjalakshanalakshitah.

(16) Comm. asamânam ayogyam ; idam nigadabandhâdi katham prâptah.

(17) Comm. prakrtih jâtih.

(18) Comm. samgncchasra nilayâni. Stenz. samgaccha nigadâni, etc.

(19) Comm. pratyagretyâder navâdpanîtanigadasyety arthah.

(20) Comm. Ce vers est formé des questions et des réponses de Chârudatta et d’Aryaka : padyam idam cârudattâryakayor uttarapratyuttarâbhyâm iti jneyam.

(21) M. à m. dans d’autres discours, dans des conversations ultérieures.

(22) Comm. vyalikam apriyam vyalîkam tv apriyemte ity amarah.

(23) Comm. C’est un mauvais présage pareil à celui qu’a déjà éprouvé Vasantasena : yathaitad ankâdau vasantasenâyâh dakshinâkshisphuranam âsit tathedam cârudattasya vâmâkshisphuranam iti jneyam. — Ces pronostics funestes se réalisent dans les actes suivants par l’attentat dont Vasantasena est victime et la mise en accusation de Chârudatta : sphuranavor anayoh phalam anupadam asminn ashtame nke vasantasenâyâh çakârakrtâ maranasamânâ yâtanâ ; cârudattasya vasantasenânena cârudattena mâritety abhiçâçena râjakulanigrahaç ca naramânke daçamânke vadhâya nayanam cârudattasyeti kramena spashtam tataç ca bhâgyavaçâd (un mot illisible) âpadam nivâranam iti jneyam.

(24) Comm. C’est le masseur devenu religieux buddhiste ; sa prochaine entrée en scène s’annonce ainsi : çramanakah bauddhasamnyâsî pûrvoktasya samvâhakasya bhikshùbhûtasya praveçasûcanam idam.

(25) Comm. anâbhyudayikam abhyudayarûpaprayojanaçûnyam apaçakunarûpam ity arthah.

(26) Comm. ayam bhikshuh ; anenapathety anena sâmmukhyadùrîkaranam ity avadheyam.