Grès et Cie (p. 242-250).

XIX

LE TRÉSOR


Eliasar passa le restant de la nuit sans pouvoir dormir. Son imagination le transporta à Paris chez le relieur, à Pont-Aven chez l’antiquaire. En contemplant les épreuves photographiques du document qu’il avait fabriqué de toutes pièces, il ne put s’empêcher de sourire en évoquant la gigantesque silhouette de « Bouh-Bouh-Peuh » lancé à la poursuite d’un trésor qu’il portait lui-même dans sa ceinture.

Aucun bruit ne troublait le sommeil de l’île, et les méditations de Samuel Eliasar. Il souffla, sauta sur ses pieds, se recoucha, essaya de dormir. Il aurait donné dix ans de sa vie pour que la journée du lendemain fût achevée. Le sommeil ne venant pas, il réveilla Bébé-Salé, imposa silence à ses ronchonnements et lui donna l’ordre de faire du café.

Devant ses yeux, l’Ange-du-Nord se détachait comme un bel accessoire de théâtre dans le décor féerique de l’aurore.

L’île, le ciel et la mer parurent étrangement artificiels. Le Russe errait sur la grève, misérable, dans son costume trop large. Eliasar le compara à un pître gesticulant devant la toile peinte, d’un jardin d’apothéose sur une scène de café-concert.

Vers huit heures de la matinée, la chaloupe déborda l’Ange-du-Nord et se dirigea vers l’île.

Krühl, Heresa, Manolo, Dannolt et Conrad descendirent.

― Il faut que cette situation cesse, disait Krühl, on ne peut plus se faire obéir de cette bande de gredins. Il faut les tenir serrés, vous entendez, monsieur Heresa. Votre Gornedouin est d’ailleurs une moule. Ce n’est pas l’homme de la situation.

― Qu’est-ce qu’il y a eu hier ? demanda Eliasar. J’ai entendu du bruit à bord ?

― Ah ! rien qui puisse vous intéresser, répondit Krühl avec une brutalité surprenante.

― Trop aimable, fit Eliasar, en pinçant les lèvres.

Krühl fouilla dans la tente, ramassa quelques objets qu’il remit à Bébé-Salé en lui donnant l’ordre de regagner le navire, d’y rester et de renvoyer la chaloupe avec Rafaelito.

― C’est inutile que Bébé-Salé demeure plus longtemps ici. Nous allons explorer la partie de l’île qui s’étend derrière la caverne des boîtes de sardines, et si nous ne trouvons rien, nous reprendrons la mer. Il est stupide de poursuivre plus longtemps cette aventure. Prenez chacun une carte de l’île, nous allons essayer encore une fois de faire du bon travail. Nous partirons quand la chaloupe sera de retour avec le matelot.

Krühl paraissait plus agité que de coutume. Depuis quelques semaines, il avait complètement cessé de s’enthousiasmer sur les exploits des gentilshommes de fortune, bien qu’Eliasar lui tendît plusieurs fois l’appât destiné à amorcer une conversation imagée dans le goût de celles qui alimentaient les veillées de l’hôtel Plœdac.

― Lé gars est changé, dit Heresa, lé bougre sé présente débout au vent. On dirait qu’il se doute dé quelque chose.

― N’oubliez pas le signal convenu, répondit Eliasar. Quand je laisserai tomber mon mouchoir, vous vous éloignerez avec les matelots. Vous reviendrez sur vos pas et vous m’attendrez à côté de la chaloupe.

Krühl donna l’ordre du départ et prit la tête de l’expédition avec le capitaine Heresa. Derrière lui marchait Eliasar. Dannolt et Conrad suivaient en portant chacun une pelle et une pioche.

La sécurité de l’île étant parfaitement établie, les fusils furent laissés à bord. Heresa, Krühl et Eliasar étaient armés chacun d’un pistolet à chargeurs.

La bande contourna la caverne des boîtes à sardines, Krühl ne voulant pas rencontrer sur sa route le corps du nègre qu’il avait tué. Le ciel, saturé de lumière aveuglante, recouvrait le paysage comme une calotte de métal chauffé à blanc. La figure de Krühl, ruisselante de sueur, semblait un morceau de viande de boucherie. Il s’épongeait le front, reniflait et s’arrêtait fréquemment pour reprendre haleine.

La caverne dépassée, quand elle ne fut plus au sommet de la colline qu’un petit tas de pierres rouges, Krühl se dirigea à la boussole à travers un plateau recouvert d’une herbe grasse, surplombant un ravin sauvage, aussi étroit que le lit d’un torrent desséché.

― Pas une goutte d’eau ! grommela le Hollandais. Il prit sa gourde, but une copieuse rasade et regarda sa carte. Puis se retournant vers Eliasar et Heresa et leur mettant l’épreuve photographique sous le nez, il glapit : « Bouh, bouh, peuh ! Voulez-vous me dire, nom de Dieu ! voulez-vous me dire où se trouve cette forêt, celle qui est là, là, marquée sur la carte ! »

Eliasar regarda la carte. « Il me semble… Ne nous impatientons pas… Cette forêt… »

Krühl ricana : « Cette forêt doit se trouver probablement dans le coin le plus secret de votre étincelante imagination.

― Bon Dieu ! hurla presque Eliasar, blême de colère… Ça crève les yeux, ce torrent est le lit desséché de la rivière indiquée sur la carte. Vous êtes bon, vous, avec vos boniments à la noix. Puis-je vous garantir qu’à deux cents ans de distance, un paysage doit rester ce qu’il était quand cette carte a été dessinée. La forêt est à notre gauche… Et puis, je commence à en avoir assez : depuis plusieurs jours vos manières commencent à m’échauffer les oreilles. Encore un mot et je rentre, vous découvrirez votre trésor comme vous l’entendrez.

Krühl baissa la tête, se gratta le nez et, vexé, se tut.

― Allons, ce n’est pas le moment de se fâcher reprit-il, après un long silence. Le trésor se trouve peut-être sous nos pieds, cependant que nous nous chamaillons comme de mauvais camarades. »

Le mot camarade excita sa sentimentalité. Il continua : « Nous sommes des camarades et nous devons agir franchement. Pardonnez-moi mon accès de mauvaise humeur. »

Heresa et Samuel Eliasar ne répondirent pas. On se remit en marche. Krühl tenait toujours la tête du groupe.

Les cinq hommes atteignirent assez facilement le lit du torrent desséché. Les cailloux et les rochers mal équilibrés les uns sur les autres rendaient la route difficile. Krühl geignait et jurait le nom de Dieu sous toutes les formes connues. Une sorte de sentier, ou plutôt une brèche dans la brousse, gravissait à droite le flanc du ravin dont l’arête se perdait dans une forêt de chênes-lièges. Sur les conseils de Krühl, dont les chevilles se tordaient sur les roches, on escalada cette crête et l’on traversa la forêt.

― En réfléchissant, dit Krühl, je pense que nous faisons fausse route, car le blockhaus indiqué sur la carte de Low n’est pas autre chose que la caverne des boîtes à sardines. En appuyant sur le nord-ouest nous devons trouver le Champignon, c’est clair, et nous sommes des idiots. Nous avons battu une partie de l’île qui n’offrait aucun intérêt. Il faut retourner d’où nous venons, s’orienter en prenant pour base la caverne, et cette fois emmener l’un des cochons avec nous. Hein ?

― Vous avez peut-être raison, répondit Heresa, dont l’attention paraissait très distraite.

La petite troupe suivit le Hollandais qui maintenant, avançait à grandes enjambées. Eliasar marchait derrière lui à quelques pas. On parcourut ainsi sans mot dire plusieurs centaines de mètres, puis tout à coup Krühl se retourna et regarda Eliasar, dont les yeux se dérobèrent : « Quoi ! quoi ! Vous ne dites rien ! » grogna-t-il. Il s’effaça pour laisser passer le « toubib ». Eliasar ouvrit la marche. Tout en marchant, il battait les buissons avec sa canne et fouillait le sol avec le bout ferré. Brusquement il se baissa, Krühl buta contre lui et faillit le renverser. Eliasar ramassa tranquillement une sorte de petit tubercule, noir comme un nez de chien. Il le cassa en deux morceaux et le flaira avant de le tendre à Krühl : « C’est une truffe », dit-il simplement.

― C’est pourtant vrai ! clama Krühl. Alors nous y sommes. Vous avez trouvé le bon coin, C’est une chance… Vous êtes notre porte-veine mon vieux toubib. Vous venez de mettre le pied ou la main, ou le nez, ce que vous aimerez le mieux, sur la truffière d’Edward Low. Quel malheur d’avoir laissé les cochons à bord !

― Nous pouvons, en attendant, nous reposer un peu, dit Eliasar. Vous courez, mon vieux, comme un rat consumé par l’amour. Ma santé ne me permet pas de me livrer impunément à tous les exercices que comporte, dans ces conditions, la recherche d’un trésor peu complaisant. J’ai toujours lu, dans les livres de voyages, qu’il fallait une assez belle patience pour mettre la main sur ces cachettes qui servaient de bas de laine à ces individus méfiants que l’on ne peut guère considérer comme la crème de l’humanité. Mais cette fois, je suis forcé d’avouer que ce M. Low était particulièrement doué pour décourager les héritiers que l’avenir devait lui choisir. C’est la première fois que je recherche un trésor, mais j’ai la conviction que c’est aussi la dernière. Ce n’est pas absolument la cure de repos réclamée par ma fragile enveloppe.

― Vous l’entendez ! s’écria Krühl, dont la bonne humeur fleurissait les joues. Dans huit jours, ce godelureau changera d’avis… Je le vois déjà se vautrer dans le sein des plaisirs les moins recommandables.

― Pensez-vous ? mon vieux. Je voudrais oh, je voudrais voir des choux, de vrais choux, et des pommes de terre dans un vrai champ de pommes de terre, et puis des vaches, des moutons et des arbres comme tous les arbres. J’espère que l’énormité de mes souhaits n’empêchera pas le ciel de les exaucer.

― Alors mangeons, répondit Krühl. Dannolt déballa les provisions et chacun répara ses forces.

― Buvons à notre succès, s’écria Krühl en levant son verre.

Le repas terminé, sur les conseils du Hollandais, en marqua l’emplacement du trésor de Low afin de le retrouver facilement. Krühl fit une croix avec deux branches d’arbre et la planta à la place où Eliasar avait découvert la truffe.

― Messieurs, dit-il, les arbres qui nous entourent ont dû assister à une tragédie peu ordinaire. Il ne faudra pas se montrer surpris si, en fouillant le sol, nous découvrons des vestiges macabres. L’histoire rapporte que le vieux Flint tua à lui seul les sept matelots qui l’aidèrent à enfouir ses richesses. Low n’a pu enterrer seul son trésor, et je suppose, connaissant le personnage comme je le connais, qu’il n’a pas dû hésiter à se débarrasser des quelques témoins gênants qui l’assistèrent dans son travail.

Une branche craqua. Les cinq hommes surpris se retournèrent, et l’on vit apparaître le Russe, grotesque, la figure exsangue, grelottant de fièvre ou d’émotion.

― Messieurs, cria-t-il d’une voix claironnante, l’Annamite ne fume plus l’opium, sa provision est épuisée… alors il dit que le Chinois viendra nous chercher tous pour nous conduire dans son pays… les uns seront découpés vivants, d’autres… (Il ricana, leva les bras vers le ciel) ; Cette île, messieurs, je l’ai toujours dit, dégoûte les corbeaux eux-mêmes, car la charogne qui l’habite n’est pas appétissante.

Dannolt et Conrad tentèrent de s’emparer d’Oliine, mais le misérable sut les éviter avec l’habileté d’un joueur de rugby marquant un essai. Malgré les appels de Krühl qui tentait de l’amadouer, il prit la fuite à travers les herbes hautes qui le dérobèrent à la vue.

― Il est fou à lier, dit Krühl.

― Peut-être, répondit Eliasar. Toutefois, si cette île perdue recèle le mystère d’une tragédie abominable, j’ai la conviction qu’Edward Low, l’homme au pavillon noir, n’en est pas la cause. Nous partirons, car il vaut mieux ne pas séjourner trop longtemps ici, et nous laisserons derrière nous Oliine et son Chinois. Car cette question-là, n’est-ce pas, mon cher ami, c’est une histoire où je ne désire pas fourrer mon nez.