Le Chancellor/Chapitre XXXI

Hetzel (p. 94-98).

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Suite du 7 décembre. — Le premier jour n’a été marqué par aucun incident.

Aujourd’hui, à huit heures du matin, le capitaine Kurtis nous a tous rassemblés, passagers et marins.

« Mes amis, a-t-il dit, entendez bien ceci. Je commande sur ce radeau comme je commandais à bord du Chancellor. Je compte donc être obéi de tous sans exception. Ne pensons qu’au salut commun, soyons unis, et que le ciel nous protège ! »

Ces paroles ont été bien accueillies.

La petite brise qui souffle en ce moment, et dont le capitaine relève la direction au compas, s’est accrue en halant le nord. C’est une circonstance heureuse. Il faut se hâter d’en profiter pour rallier le plus tôt possible la côte américaine. Le charpentier Daoulas s’est occupé alors d’installer le mât dont l’emplanture a été ménagée à l’avant du radeau, et il a disposé deux ailiers, sortes d’arcs-boutants qui doivent le maintenir plus solidement. Tandis qu’il travaille, le bosseman et les matelots enverguent le petit cacatois sur la vergue qui a été réservée à cet usage.

À neuf heures et demie, le mât est dressé. Des haubans, raidis sur les côtés du radeau, en assurent la solidité. La voile est hissée, amurée, bordée, et l’appareil, poussé vent arrière, se déplace assez sensiblement sous l’action de la brise qui fraîchit encore.

Cette besogne une fois terminée, le charpentier cherche à installer un gouvernail qui permette au radeau de garder la direction voulue. Les conseils de Robert Kurtis et de l’ingénieur Falsten ne lui manquent pas. Après deux heures de travail, une sorte de godille est établie à l’arrière, — à peu près semblable à celles qu’emploient les balaous malais.

Pendant ce temps, le capitaine Kurtis a fait les observations nécessaires pour obtenir exactement sa longitude, et, quand midi arrive, il prend une bonne hauteur du soleil.

Le point qu’il obtient avec une assez grande exactitude est le suivant :

Latitude, 15° 7′ nord.
Longitude, 49° 35′ à l’ouest de Greenwich.

Ce point, rapporté sur la carte, montre que nous sommes environ à six cent cinquante milles dans le nord-est de la côte de Paramaribo, c’est-à-dire de la portion la plus rapprochée du continent américain, qui, ainsi que cela a été déjà noté, forme le littoral de la Guyane hollandaise.

Or, en prenant la moyenne des chances, nous ne pouvons espérer, même avec l’aide constante des alizés, faire plus de dix à douze milles par jour, sur un appareil aussi imparfait qu’un radeau qui ne peut biaiser avec le vent. Cela demandera donc deux mois de navigation, en supposant les circonstances les plus heureuses, — sauf le cas, peu probable, où nous serions rencontrés par quelque bâtiment. Mais l’Atlantique est moins fréquenté dans cette partie qu’il ne l’est plus au nord ou plus au sud. Nous avons été rejetés, malheureusement, entre les lignes des Antilles et celles du Brésil que suivent les transatlantiques anglais ou français, et mieux vaut ne pas compter sur le hasard d’une rencontre. D’ailleurs, si les calmes surviennent, si le vent change et nous repousse dans l’est, ce ne sont plus deux mois, mais quatre, mais six, et les vivres nous manqueraient avant la fin du troisième !

Inutile dévouement ! Les infortunés disparaissent.

La prudence exige donc que dès maintenant nous ne consommions que le strict nécessaire. Le capitaine Kurtis nous a demandé conseil à ce sujet, et nous avons sévèrement déterminé le programme à suivre. Les rations sont calculées pour tous, indistinctement, de manière que la faim et la soif soient à demi satisfaites. La manœuvre du radeau n’exige pas une grande dépense de force physique. Une alimentation restreinte doit nous suffire. Quant au brandevin, dont le baril ne contient que cinq gallons[1], il ne sera distribué qu’avec la plus extrême parcimonie. Personne n’aura le droit d’y toucher sans la permission du capitaine.

L’appareil court vent arrière.

Le régime du bord est donc ainsi réglé : cinq onces de viande et cinq onces de biscuit par jour et par personne. C’est peu, mais la ration ne saurait être plus forte, car dix-huit bouches, dans ces proportions, absorberont un peu plus de cinq livres de chaque substance, c’est-à-dire, en trois mois, six cents livres. Or, tout compris, nous ne possédons pas plus de six cents livres de viande et de biscuit. Il faut donc s’arrêter à ce chiffre. Quant à l’eau, sa quantité peut être estimée à cent trente-deux gallons[2], et il est convenu que la consommation quotidienne sera réduite pour chacune à une pinte[3], ce qui assurera aussi trois mois d’eau.

La distribution des vivres sera faite chaque matin, à dix heures, par les soins du bosseman. Chacun recevra pour la journée sa ration en biscuit et en viande : il la consommera quand et comme il lui conviendra. Quant à l’eau, faute d’ustensiles suffisants pour la recueillir, puisque nous n’avons que la bouilloire et la tasse de l’Irlandais, elle sera distribuée deux fois par jour, à dix heures du matin et à six heures du soir : chacun devra boire immédiatement.

Il faut bien remarquer aussi que nous avons toujours deux autres chances qui peuvent accroître nos réserves : la pluie, qui donnerait l’eau, la pêche, qui donnerait le poisson. Aussi deux barriques vides sont-elles disposées pour recevoir l’eau de pluie. Quant aux engins de pêche, des matelots s’occupent de les préparer, afin de mettre quelques lignes à la traîne.

Telles sont les dispositions prises. Elles sont approuvées et seront rigoureusement maintenues. Ce n’est qu’en observant une règle sévère que nous pouvons espérer d’échapper aux horreurs de la famine. Trop d’exemples nous ont appris à être prévoyants, et si nous sommes réduits aux dernières privations, c’est que le sort n’aura cessé de nous frapper !

  1. Environ 23 litres.
  2. Environ 600 litres.
  3. 56 centilitres.