Le Chancellor/Chapitre XXVII

Hetzel (p. 86-89).

xxvii

— 6 décembre. — Je suis parvenu à dormir pendant quelques heures. À quatre heures du matin, le sifflement de la brise me réveille brusquement. J’entends la voix de Robert Kurtis qui retentit au milieu des rafales, dont les secousses ébranlent la mâture.

Je me lève. Accroché fortement à la filière, j’essaye de voir ce qui se passe au-dessous et autour de moi.

Au milieu de l’obscurité, la mer mugit sous mes yeux. De grandes nappes d’écume, livides plutôt que blanches, passent entre les mâts, auxquels le roulis imprime de larges oscillations. Deux ombres noires, à l’arrière du navire, tranchent sur la couleur blanchâtre de la mer. Ces ombres sont le capitaine Kurtis et le bosseman. Leurs voix, peu distinctes au milieu du fracas des flots et des sifflements de la brise, n’arrivent à mon oreille que comme un gémissement.

En ce moment, un des marins qui est monté dans la hune pour amarrer une manœuvre passe près de moi.

« Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je demandé.

— Le vent a changé… »

Le matelot ajoute ensuite quelques mots que je n’ai pu entendre clairement. Cependant, il me semble qu’il a dit « cap pour cap ».

Cap pour cap ! Mais alors le vent aurait sauté du nord-est au sud-ouest, et, maintenant, il nous repousserait au large ! Mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé !

En effet, le jour se lève peu à peu. Le vent n’a pas absolument changé cap pour cap, mais, — circonstance aussi funeste pour nous, — il souffle du nord-ouest. Donc, il nous éloigne de la terre. De plus, il y a maintenant cinq pieds d’eau sur le pont, dont les bastingages ont complètement disparu. Le navire s’est enfoncé pendant la nuit, et le gaillard d’avant aussi bien que la dunette sont maintenant au niveau de la mer, qui les balaye incessamment. Sous le vent, Robert Kurtis et son équipage travaillent à achever la construction du radeau, mais la besogne ne peut aller vite, vu la violence de la houle, et il faut prendre les plus sérieuses précautions pour que le bâtis ne se disloque pas avant d’être absolument consolidé.

En ce moment, MM. Letourneur sont debout près de moi, et le père maintient son fils contre les violences du roulis.

« Mais cette hune va se briser ! » s’écrie M. Letourneur, en entendant les craquements de l’étroite plate-forme qui nous porte.

Miss Herbey se relève à ces paroles, et montrant Mrs. Kear, étendue à ses pieds :

« Que devons-nous faire, messieurs ? demande-t-elle.

— Il faut rester où nous sommes, ai-je répondu.

— Miss Herbey, ajoute André Letourneur, c’est encore ici notre plus sûr refuge. Ne craignez rien…

— Ce n’est pas pour moi que je crains, répond la jeune fille de sa voix calme, mais pour ceux qui ont quelque raison de tenir à la vie ! »

À huit heures un quart, le bosseman crie aux hommes de l’équipage :

« Hé ! de l’avant !

— Plaît-il, maître, répond un des matelots, — O’Ready, je crois.

— Avez-vous la baleinière ?

— Non, maître.

— Alors, elle est partie en dérive ! »

En effet, la baleinière n’est plus suspendue au beaupré, et, presque aussitôt, on constate la disparition de Mr. Kear, de Silas Huntly et de trois hommes de l’équipage, un Écossais et deux Anglais. Je comprends alors quel a été, la veille, le sujet de l’entretien de Mr. Kear et de Silas Huntly. Craignant que le Chancellor ne sombre avant que le radeau soit achevé, ils ont comploté de s’enfuir et ont décidé à prix d’argent ces trois matelots à s’emparer de la baleinière. Je m’explique alors ce qu’était ce point noir que j’ai entrevu dans la nuit. Le misérable a abandonné sa femme ! L’indigne capitaine a abandonné son navire ! Et ils nous ont enlevé ce canot, c’est-à-dire la seule embarcation qui nous restât !

Il me semble apercevoir un point noir.

« Cinq de sauvés ! dit le bosseman,

— Cinq de perdus ! » répond le vieil Irlandais.

En effet, l’état de la mer ne peut que justifier les paroles d’O’Ready.

« Voilà un cadavre que nous regretterons ! »

Nous ne sommes plus que vingt-deux à bord. De combien ce nombre va-t-il encore se réduire ?

En apprenant cette lâche désertion et le vol de la baleinière, l’équipage accable les fugitifs d’invectives. Si le hasard les ramenait à bord, ils payeraient cher leur trahison !

Je recommande de cacher à Mrs. Kear la fuite de son mari. La malheureuse femme est minée par une fièvre incessante contre laquelle nous sommes impuissants, puisque l’engloutissement du navire a été si prompt que la boîte de pharmacie n’a pu être sauvée. Et, d’ailleurs, eussions-nous des médicaments, quel effet en attendre dans les conditions où se trouve Mrs. Kear ?