Le Chancellor/Chapitre XL

Hetzel (p. 125-127).

xl

— 7 janvier. — Depuis quelques jours, l’eau de mer qui balaye presque incessamment la plate-forme du radeau, dès que la houle s’élève, a mis au vif la peau des pieds et des jambes de quelques-uns des matelots. Owen, que le bosseman a tenu attaché à l’avant depuis la scène de la révolte, est dans un état déplorable. Sur notre demande, ses liens lui sont ôtés. Sandon et Burke ont été aussi rongés par le mordant de ces eaux salines, et nous autres, nous n’avons été préservés jusqu’ici que parce que l’arrière du radeau est moins battu par les lames.

Aujourd’hui, le bosseman, en proie à une fureur famélique, s’est jeté sur des chiffons de voiles, sur des bouts de bois. J’entends encore ses dents qui s’incrustent dans ces substances. Le malheureux, poussé par l’horrible faim, cherche à remplir son estomac pour en distendre la muqueuse. Enfin, à force de chercher, il trouve sur l’un des mâts qui supportent la plate-forme une garniture de cuir. Ce cuir, c’est une matière animale, qu’il arrache, qu’il dévore avec une inexprimable avidité, et il semble que l’absorption de cette matière lui procure quelque soulagement. Tous de l’imiter aussitôt. Un chapeau de cuir bouilli, la visière des casquettes, tout ce qui est substance animale est rongé. C’est un instinct bestial qui nous entraîne et que nul ne peut réprimer. Il semble, en cet instant, que nous n’avons plus rien d’humain. Jamais je n’oublierai cette scène !

Si la faim n’a pas été satisfaite, ses tiraillements, du moins, ont été un instant calmés. Mais quelques-uns de nous n’ont pu supporter cette nourriture révoltante, et ils ont été pris de nausées.

Que l’on me pardonne ces détails ! Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert ! On saura, par ce récit, tout ce que des êtres humains peuvent supporter de misères morales et physiques ! Que ce soit l’enseignement de ce journal ! Je dirai tout, et, malheureusement, je pressens que nous n’avons pas encore atteint le maximum de nos épreuves !

Une remarque que j’ai faite pendant cette scène confirme mes soupçons au sujet du maître d’hôtel. Hobbart, tout en continuant ses gémissements, en les exagérant même, n’y a point pris part. À l’entendre, il meurt d’inanition, et à le voir, cependant, on le dirait exempt des tortures communes. Cet hypocrite a-t-il donc une réserve secrète à laquelle il puise encore ? Je l’ai déjà surveillé, mais je n’ai rien découvert.

La chaleur est toujours forte et même insoutenable, lorsque la brise ne la tempère pas. La ration d’eau est certainement insuffisante, mais la faim tue en nous la soif. Et quand je me dis que le manque d’eau nous ferait plus souffrir encore que le manque de nourriture, je ne puis le croire ou, du moins, l’imaginer en ce moment. Cependant, cette observation a souvent été faite. Dieu veuille ne pas nous réduire à cette nouvelle extrémité !

Heureusement, il reste quelques pintes de l’eau contenue dans la barrique qui s’est à demi brisée pendant la tempête, et la seconde barrique est encore intacte. Bien que notre nombre ait diminué, le capitaine a réduit, malgré certaines réclamations, la ration quotidienne à une demi-pinte[1] par personne. Je l’approuve en ceci.

Quant au brandevin, il n’en reste qu’un quart de gallon, qui a été mis en lieu sûr, à l’arrière du radeau.

Aujourd’hui, 7, vers sept heures et demie du soir, l’un de nous a cessé d’exister. Nous ne sommes plus que quatorze ! Le lieutenant Walter a expiré entre mes bras, et ni les soins de miss Herbey, ni les miens n’ont rien pu faire… Il ne souffre plus !

Quelques instants avant de mourir, Walter a remercié mis Herbey et moi d’une voix que nous pouvions à peine entendre :

« Monsieur, a- t-il dit en laissant tomber de sa main tremblante une lettre froissée, cette lettre… de ma mère… je n’ai pas la force… C’est la dernière que j’ai reçue !… Elle me dit : « Je t’attends, mon enfant, je veux te revoir ! » Non, mère, tu ne me reverras plus ! — Monsieur… cette lettre… Placez-la… sur mes lèvres… là ! là… Que je meure en la baisant… Ma mère… mon Dieu !… »

J’ai remis la lettre du lieutenant Walter dans sa main déjà froide, et je l’ai posée sur ses lèvres. Son regard s’est animé un instant, et nous avons entendu comme le faible bruit d’un baiser !

Il est mort, le lieutenant Walter ! Dieu ait son âme !

  1. 23 centilitres.