Le Chancellor/Chapitre LIV

Hetzel (p. 164-166).

liv

Suite du 26 janvier. — J’avais bien compris. Le père s’est dévoué pour le fils, et, n’ayant plus que sa vie à lui donner, il la lui donne.

Cependant, tous ces affamés ne veulent plus attendre. Les tiraillements de leurs entrailles redoublent en présence de cette victime qui leur est dévolue. M. Letourneur n’est plus un homme pour eux. Ils n’ont encore rien dit, mais leurs lèvres s’avancent en pointe, leurs dents qui se découvrent, prêtes au rapt violent, déchireront comme des dents de carnassiers, avec la voracité brutale des bêtes. Veut-on donc qu’ils se jettent sur leur victime et qu’ils la dévorent vivante ?

Qui croira que, en ce moment, un appel est fait au reste d’humanité que ces hommes peuvent avoir encore en eux, et qui croira, surtout, que cet appel a été entendu ? Oui ! une parole les a arrêtés à l’instant où ils allaient se jeter sur M. Letourneur. Le bosseman prêt à jouer le rôle de boucher, Daoulas la hache à la main, sont demeurés immobiles.

Miss Herbey s’avance ou plutôt se traîne vers eux.

« Mes amis, dit-elle, voulez-vous attendre un jour encore ? Rien qu’un jour ! Si demain la terre n’est pas là, si aucun navire ne nous a rencontrés, notre pauvre compagnon deviendra votre proie ?… »

À ces mots, mon cœur tressaille. Il me semble que cette jeune fille a parlé avec un accent prophétique, et que c’est une inspiration d’en haut qui anime cette noble créature ! Un immense espoir me revient au cœur. La côte, le bâtiment, miss Herbey les a peut-être entrevus dans une de ces visions surnaturelles que Dieu fait passer devant certains regards ! Oui ! il faut attendre un jour encore ! Qu’est-ce qu’un jour, après tout ce que nous avons souffert ?

Robert Kurtis pense comme moi. Nous joignons nos prières à celles de miss Herbey. Falsten parle dans le même sens. Nous supplions nos compagnons, le bosseman, Daoulas, les autres…

Les matelots s’arrêtent et ne font pas entendre un seul murmure.

Le bosseman jette alors sa hache ; puis, d’une voix sourde :

« À demain, au lever du jour ! » dit-il.

Ce mot dit tout. Si, demain, ni terre ni navire ne sont en vue, l’horrible sacrifice s’accomplira.

Chacun, maintenant, retourne à sa place et par un reste d’effort comprime ses douleurs. Les matelots se cachent sous les voiles. Ils ne cherchent même plus à observer la mer. Peu leur importe ! Demain, ils mangeront.

Cependant, André Letourneur est revenu à lui, et son premier regard a été pour son père. Puis, je vois qu’il compte les passagers du radeau… Pas un ne manque. Sur qui le sort est-il tombé ? Quand André a perdu connaissance, il n’y avait plus que deux noms dans le chapeau, celui du charpentier et celui de son père ! Et M. Letourneur et Daoulas sont tous deux là !

Miss Herbey s’approche alors et lui dit simplement que l’opération du tirage au sort n’a pas été achevée.

André Letourneur n’en demande pas davantage. Il prend la main de son père. La figure de M. Letourneur est calme, presque souriante. Il ne voit, il ne comprend qu’une chose, son fils épargné. Ces deux êtres, si étroitement liés l’un à l’autre, vont s’asseoir à l’arrière du radeau, et ils causent ensemble, à voix basse.

Cependant, je ne suis pas revenu sur la première impression que m’a causée l’intervention de la jeune fille. Je crois à un secours providentiel. Je ne saurais dire jusqu’à quel point cette idée s’enracine dans mon esprit. J’oserais affirmer que nous touchons au terme de nos misères, et le navire ou la terre seraient là, à quelques milles sous le vent, que je n’en serais pas plus certain ! Que l’on ne s’étonne pas de cette tendance. Mon cerveau est tellement vide, que les chimères s’y changent en réalités.

Je parle de mes pressentiments à MM. Letourneur. André est confiant comme moi. Le pauvre enfant ! S’il savait que demain !…

Le père m’écoute gravement et m’encourage à espérer. Il croit volontiers — il le dit du moins — que le ciel épargnera les survivants du Chancellor, et il prodigue à son fils des caresses qui, pour lui, sont les dernières.

Puis, plus tard, quand je suis seul près de lui, M. Letourneur se penche à mon oreille :

« Je vous recommande mon malheureux enfant, dit-il. Qu’il ne sache jamais que… »

Il n’achève pas sa phrase, et de grosses larmes tombent de ses yeux !

Moi, je suis tout espoir.

Aussi, sans me détourner un instant, je regarde l’horizon, et je le parcours sur tout son périmètre. Il est désert, mais je ne suis pas inquiet. Avant demain, une voile ou une terre seront signalées.

Comme moi, Robert Kurtis observe la mer. Miss Herbey, Falsten, le bosseman lui-même concentrent toute leur vie dans leur regard.

Cependant, la nuit se fait, mais j’ai la conviction que quelque navire s’approchera, dans cette obscurité profonde, et qu’il verra nos signaux au lever du jour.