Le Chancelier de l’Échiquier et son projet de monnaie internationale

Le Chancelier de l’Échiquier et son projet de monnaie internationale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 628-649).
LE
CHANCELIER DE L'ECHIQUIER
ET SON PROJET
DE MONNAIE INTERNATIONALE

On sait quel intérêt s’attache aujourd’hui aux questions monétaires ; non-seulement on s’en préoccupe au point de vue de l’influence qu’elles ont pu exercer sur l’augmentation du prix des choses, mais par suite de la prépondérance de l’or dans les échanges internationaux on est amené à se demander, particulièrement en France, si les deux métaux précieux, l’or et l’argent, qui jusqu’à ce jour nous ont servi d’étalon monétaire, doivent continuer à jouer ce rôle l’un et l’autre avec le rapport légal de valeur qui a été fixé entre eux par la loi de germinal an XI. On se demande de plus si, en présence du développement des transactions commerciales entre les peuples et de l’abaissement des barrières qui les séparent, il ne serait pas utile de faire un pas vers une simplification qui aiderait beaucoup au progrès, vers un même système monétaire[1].

On peut dire que depuis quelques années tous les esprits intelligens en Europe sont saisis de cette dernière idée, qui a été examinée avec solennité dans une conférence internationale, en 1867, à l’occasion de l’exposition universelle, reprise ensuite par des commissions spéciales dans chaque état. Enfin, il n’y a pas un mois, notre ministre des finances a senti la nécessité d’ouvrir une grande enquête, comme celle qui a eu lieu en 1865 sur la monnaie fiduciaire, pour rechercher ce qu’il y a de fondé dans les réclamations qui s’élèvent au sujet du double étalon et de l’unité monétaire ; mais ce qui a donné une importance toute particulière à ces questions et surtout à celle de la monnaie internationale, c’est une déclaration qui a été faite récemment au sein du parlement anglais par le nouveau chancelier de l’échiquier, M. Lowe. « Je crois, a-t-il dit, répondant à une interpellation qui lui était adressée, que la France et l’Angleterre peuvent réaliser le grand avantage d’avoir une monnaie internationale, et je vais montrer à la chambre comment cela pourrait se faire. Les Français se proposent de frapper une pièce de 25 francs en or, 5 francs de plus que le napoléon ; elle vaudrait 22 centimes ou environ 2 pence de moins que notre souverain. Si nous nous décidions à imposer un droit de fabrication, ou seigneuriage, qui serait l’équivalent de ces 2 pence, soit d’environ 1 pour 100, nous pourrions les retrancher du poids actuel de notre livre sterling, et nous aurions une monnaie identique à la pièce de 25 francs ; de plus elle aurait chez nous la même valeur qu’aujourd’hui, car la plus-value résultant du droit compenserait la diminution du poids. Mais, pour atteindre le but, la France devrait faire un sacrifice de son côté, c’est-à-dire élever son droit de monnayage, qui est aujourd’hui de 1/5 ou de 1/4 pour 100 et le porter à 1 pour 100. Si elle s’y décidait, nous aurions résolu le problème d’une monnaie internationale, au moins en ce qui concerne la France et l’Angleterre. » Et M. Lowe ajoutait que ce serait un grand pas de fait dans la voie de la civilisation. Il y mettait toutefois encore une autre condition, c’était que la France renonçât à son double étalon monétaire, et n’eût plus que l’étalon d’or. Autrement, disait-il, il n’y avait pas de solution possible.

Nous ne nous étendrons pas beaucoup sur cette dernière condition, elle est tellement évidente en soi qu’il ne paraît pas nécessaire de la discuter. Posséder le double étalon, ce n’est pas avoir les deux métaux précieux à la fois, pour choisir celui dont on a besoin selon les circonstances ; c’est les avoir alternativement, tantôt l’un, tantôt l’autre, et toujours celui qui est le plus déprécié ; s’il arrive que ce soit l’argent, comment s’entendrait-on avec les pays qui n’ont que l’étalon d’or, avec l’Angleterre notamment ? N’est-il pas curieux vraiment de s’entendre dire du haut de la tribune anglaise que nous sommes, avec notre organisation monétaire actuelle, un obstacle au progrès, et que le double étalon, si cher à quelques personnes chez nous et que l’on voudrait nous faire conserver à tout prix, rend impossible la réalisation de l’unité monétaire ? Il y a lieu d’espérer qu’on sera frappé de ces paroles, et qu’on ne s’obstinera pas plus longtemps, en vue de l’intérêt qui s’attache à la monnaie internationale, à maintenir un état de choses ainsi condamné.

Pour juger de l’importance de la déclaration de M. Lowe et de l’effet qu’elle dut produire, il faut savoir que c’est en Angleterre surtout que la question de la monnaie internationale, depuis qu’elle est posée, a rencontré le plus de résistance. L’année dernière encore, une commission spéciale composée des hommes les plus éminens, tout en signalant les bienfaits de l’unité monétaire, proclamait qu’il était impossible de l’accomplir sans apporter un trouble considérable dans les affaires, et qu’on avait lieu de se demander si les avantages balanceraient les inconvéniens ; dans tous les cas, elle n’était pas d’avis d’adopter une combinaison qui aurait pour effet d’altérer la valeur de la livre sterling, disant que c’était la monnaie la plus répandue dans le monde, celle qui réglait le plus de transactions, et qu’en y touchant on porterait une atteinte sérieuse à tous les contrats. Elle combattait notamment le système déjà connu d’une réduction de 2 pence dans la livre sterling pour l’assimiler à la pièce de 25 francs. Or voilà que tout d’un coup le chancelier de l’échiquier, reprenant ce système pour son compte, se déclare tout prêt à l’exécuter, ajoutant que l’œuvre sera très facile, qu’il n’en coûtera rien à personne, que la livre sterling réduite de 2 pence aura toujours la même valeur, et que le moyen consiste tout simplement à imposer, lors de la fabrication, un droit équivalent. Moyennant ce droit, le gouvernement pourrait se charger en outre d’entretenir la monnaie en bon état, de retirer de la circulation les pièces trop usées et de les remplacer par des neuves, ce qui aurait pour conséquence de ne pas laisser peser sur les plus malheureux, comme cela arrive aujourd’hui, le poids de ce retrait et la perte qui en résulte.

Cette question du retrait des pièces trop usées est en effet très délicate ; elle n’est pas résolue de la même manière dans tous les pays. En Allemagne, en Hollande, lorsque la pièce est tombée par l’usure au-dessous du poids de tolérance, c’est l’état qui la retire à ses frais. En France et en Angleterre, le retrait est opéré à la charge, du porteur ; tant pis pour celui qui l’a reçue, il devait y faire attention, l’état ne lui doit rien pour son imprévoyance. Nous aimons mieux la pratique opposée. En définitive, c’est l’état qui émet la monnaie ; elle circule sur la foi qu’il inspire, sur la garantie qu’il a donnée de l’exactitude du titre et du poids ; c’est donc lui qui doit être responsable des altérations qu’elle peut subir, et notamment de l’usure. L’honneur et la loyauté du gouvernement le veulent ainsi. On ne peut pas admettre que quelqu’un puisse, par surprise, être victime de la confiance qu’il a eue dans l’empreinte de l’état gravée sur la monnaie et indiquant sa valeur, et il s’agit là d’un préjudice qui peut être considérable. M. Jevons, dans une enquête très minutieuse qu’il a faite en Angleterre sur l’état de la circulation métallique, est arrivé à constater qu’il y avait dès à présent, de l’autre côté du détroit, 31 pour 100 des souverains et demi-souverains en circulation qui n’avaient plus le poids légal, que le souverain mettait dix-huit ans environ à descendre au-dessous de ce poids, et le demi-souverain dix ans seulement. C’est la Banque d’Angleterre qui est chargée d’opérer le retrait des pièces trop usées ; lorsque celles-ci arrivent à ses guichets, elle les pèse, en paie le poids, et la perte est pour celui qui les présente. M. Jevons a calculé que des maisons de commerce et de banque de province, car c’est surtout en province que vont les pièces suspectes, avaient perdu ainsi des sommes considérables, 2,000 livres sterling l’une, 4,000 livres sterling l’autre, et plus encore. Peut-on laisser les choses dans cette situation ? M. Lowe ne l’a pas pensé ; il a cru qu’il était du devoir de l’état d’y remédier, et que si l’on faisait tant que de modifier le système monétaire, de prélever un droit pour la fabrication, on devait y ajouter ce qui serait nécessaire pour que le gouvernement prît à sa charge le retrait des pièces trop usées.

Cette partie de la déclaration du chancelier de l’échiquier n’a pas soulevé grande objection ; elle était incidente et accessoire ; l’objet principal, c’était la proposition de diminuer la livre sterling avec la théorie que, moyennant un droit ou seigneuriage, on pouvait regagner en plus-value ce qu’on perdrait en poids. Aujourd’hui, en Angleterre, on ne prélève aucun droit pour la fabrication de la monnaie ; tout individu qui apporte un lingot doit en recevoir exactement le poids en souverains et demi-souverains. Seulement il faut le temps de la fabrication, il y a un délai à courir avant la délivrance de ces souverains et demi-souverains, délai qui entraîne une perte d’intérêt ; on préfère dans la pratique s’adresser à la Banque d’Angleterre, qui paie comptant le lingot qu’on lui apporte, mais qui l’achète légèrement au-dessous de sa valeur : 3 livres 17 shillings 9 deniers l’once d’or, au lieu de 3 livres 17 shillings 10 deniers 1/2 que celle-ci vaut réellement. Cette différence de 1 denier 1/2 par once, ou environ 1/6 pour 100, représente la perte d’intérêt que subiraient ceux qui voudraient attendre la délivrance des souverains et demi-souverains monnayés ; mais elle ne profite pas à l’état. La Banque d’Angleterre seule en tire avantage à cause du privilège qu’elle a de pouvoir mettre en circulation une quantité de billets proportionnelle aux métaux précieux qu’elle possède, qu’ils soient monnayés ou non. Il est donc vrai de dire qu’en Angleterre l’état fabrique la monnaie gratis. En France, depuis 1835, le droit pour la fabrication est de 6 francs 70 cent, par kilogramme d’or à 9 dixièmes de fin, représentant une valeur de 3,093 fr. 30 cent., ce qui fait environ 1/5 pour 100, que l’on paie directement à l’entrepreneur chargé du monnayage pour le compte de l’état, ou plutôt qui est retenu d’avance sur la valeur du lingot. Maintenant il faut y ajouter la perte d’intérêt pendant le délai de fabrication. Ce délai était autrefois de huit jours : après huit jours, on recevait en monnaie d’or le montant exact du lingot qu’on avait apporté, sauf la retenue ; mais depuis la découverte des mines de la Californie et de l’Australie il a été impossible de s’en tenir à ces limites, la fabrication était devenue trop considérable. Une circulaire ministérielle du mois de décembre 1850 est venue décider que l’entrepreneur de la Monnaie délivrerait des bons de paiemens de façon à n’avoir jamais à en acquitter pour plus d’un million par jour, de sorte qu’aujourd’hui le délai pour recevoir en pièces neuves le montant des lingots est incertain et variable ; il dépend de la quantité d’or qui est à monnayer, il peut être très court, comme il peut être assez long. Nous le supposerons en moyenne d’un mois, et nous calculerons l’intérêt sur le pied de 4 pour 100 ; c’est beaucoup plus que celui qui règne dans le commerce et que la Banque fait payer depuis trois ans. Un mois d’intérêt à 4 pour 100 par an représente 33 centimes ou 1/3 pour 100 ; si on y ajoute le 1/5 pour 100 qui représente le droit, on arrive à 1/2 pour 100 environ ; 1/2 pour 100, tel est le maximum de ce qu’il en coûte en France, tout compris, pour faire fabriquer de la monnaie d’or. En Italie, en Belgique, dans les états qui ont adhéré à la convention de 1865, le droit doit être à peu près le même ; il est de 1/2 pour 100 aussi en Prusse. La Russie est le seul pays d’Europe qui, avec l’Angleterre, ne prélève rien ; mais aux États-Unis, dans l’Inde, dans l’Australie, le droit est de 1 pour 100, et avec le délai de fabrication il monte à 1 1/3 et même 1 1/2 pour 100.

La franchise du monnayage remonte en Angleterre au règne de Charles II, au commencement du XVIIe siècle. Elle avait d’abord été établie à titre provisoire ; elle fut rendue définitive en 1769. Adam Smith suppose que cette franchise fut accordée dans l’intérêt de la Banque d’Angleterre, qui avait besoin de remplir ses caisses, et qui trouvait commode de rejeter sur le trésor public les frais de fabrication. Une autre considération contribua encore à la maintenir ; on s’imaginait qu’elle favorise le commerce extérieur, et que plus la valeur intrinsèque de la monnaie est rapprochée de la valeur nominale, plus elle est en faveur auprès des étrangers, qui ne reçoivent en général la monnaie que pour sa valeur réelle. Quoi qu’il en soit, les Anglais tiennent beaucoup à cette absence chez eux de tout droit régalien ; il leur semble que la dignité de l’état y est intéressée, et que ce serait un peu revenir aux pratiques du moyen âge que d’agir autrement. On comprend combien dans cette disposition d’esprit ils ont pu être surpris et choqués de la déclaration de M. Lowe, qui, non-seulement parle de prélever un droit sur la monnaie, droit modéré comme celui qui existe en Europe, mais propose de le porter sur-le-champ à son maximum, à 1 pour 100, en invoquant les exemples de l’Australie, de l’Inde et des États-Unis et en s’appuyant sur une théorie de plus-value qui a paru très contestable. Aussi de tous les côtés est-il arrivé des réclamations ; il n’y a pas en ce moment de l’autre côté du détroit de question économique qui soit plus discutée que celle-là, et on peut dire que jusqu’à ce jour les adversaires du système du chancelier de l’échiquier sont plus nombreux que ses défenseurs.


I

On dit d’abord, et ce sont les moins hostiles qui parlent ainsi : Nous voulons admettre la théorie de la plus-value, nous reconnaissons en principe que le métal monnayé a plus d’avantages que le lingot, que par suite il doit avoir plus de valeur ; mais cet effet n’est pas toujours immédiat, il ne le sera pas surtout dans un pays qui était accoutumé à ne recevoir la monnaie que pour sa valeur intrinsèque, il lui faudra le temps de s’habituer au droit nouveau et de le prendre en considération dans les échanges ; de plus il en est de la monnaie comme de toute chose ; elle aura son prix de revient et son prix commercial, l’un comprenant la valeur de la matière première plus les frais de fabrication, l’autre dépendant de sa valeur vénale eu égard à l’état du marché et aux rapports de l’offre et de la demande. Il n’est donc pas sûr qu’à tous les momens le prix commercial soit identique au prix de revient. S’il ne l’est pas, si la monnaie, devenant plus abondante que les besoins, s’entasse improductive dans les caisses des banques, comme nous le voyons aujourd’hui, on ne la prendra peut-être point, en raison de cette trop grande abondance, au prix de fabrication, et si on ne la prend pas pour ce prix, il y a trouble dans les relations, les créanciers sont frustrés, ils ne reçoivent pas ce qu’ils ont prêté, ce qu’ils ont le droit d’attendre. Il peut arriver encore, — ce sont toujours les adversaires de M. Lowe qui parlent, — que les métaux précieux pris en général, abstraction faite de toute main d’œuvre, aient moins de valeur à une époque qu’à une autre. Si vous rencontrez de ces momens au milieu de votre réforme, et que le public s’aperçoive qu’il ne peut plus acheter avec les nouveaux souverains les mêmes choses qu’avec les anciens, il n’ira pas chercher dans la science économique les raisons de cette différence ; il se rappellera que vous avez diminué le poids de la livre sterling de 2 pence, il vous accusera de l’avoir trompé et d’avoir falsifié les monnaies. C’est toujours une chose grave que de froisser en pareille matière les instincts populaires et de faire au public des théories qu’il n’apprécie pas. On est, d’un autre côté, beaucoup plus sévère encore ; on nie absolument que la plus-value puisse jamais compenser la diminution en poids de 2 pence dans la livre sterling, et voici comment on raisonne. — La livre actuelle pèse 123 grains, correspondant à une valeur intrinsèque de 25 francs 20 ou 22 cent. Son prix courant ou commercial oscille entre 25 francs 22 cent, et ce prix augmenté de ce qu’on a dû payer pour le délai de fabrication, soit 1 penny 1/2 : elle ne peut pas valoir moins que la valeur intrinsèque ; autrement on la fondrait pour la vendre en lingot, et elle ne peut valoir plus que cette valeur augmentée du penny 1/2 ; autrement encore on la ferait fabriquer directement, et on profiterait soi-même de là différence. Par conséquent sa valeur réelle est entre un maximum de 25 fr. 26 cent, et un minimum de 25 fr. 20 ou 22 cent. Si vous en retranchez un grain, qui représente 22 cent., pour le remplacer par un droit équivalent, elle ne vaudra jamais, en supposant que la plus-value égale quelquefois le montant du droit, qu’un maximum de 25 francs 22 cent., et elle pourra descendre à un minimum de 25 fr., qui sera la valeur intrinsèque. Son prix courant sera entre les deux, il ne compensera donc pas d’une façon normale et permanente le prix actuel de la livre sterling. Ce raisonnement est rigoureux, et on ne voit pas ce qu’on y pourrait répondre, la question étant ainsi posée.

On établit encore un autre dilemme. On dit au chancelier de l’échiquier, qui veut réduire la livre sterling de 2 pence pour l’assimiler à la pièce française de 25 francs : De deux choses l’une, ou le nouveau souverain réduit en poids vaudra l’ancien par l’effet de la plus-value, c’est-à-dire 25 francs 22 cent., et alors il n’est pas assimilé à la pièce de 25 francs du gouvernement français ; ou, s’il lui est assimilé, il n’est pas l’équivalent de la livre sterling, il ne peut pas valoir à la fois 25 francs 22 cent, en Angleterre, et 25 francs juste pour les rapports avec la France. Cet argument n’est point sans réplique, il y a un point de vue auquel on ne fait pas attention : il s’agit, remarquons-le, de faire de la pièce de 25 francs une monnaie internationale ; on la frapperait en France également d’un droit de 1 pour 100, car on suppose qu’on se mettrait sur ce point d’accord avec notre pays. Alors elle ne vaudrait pas seulement 25 fr. comme aujourd’hui, elle vaudrait cette somme plus le montant du droit nouveau ; elle les vaudrait d’autant plus qu’elle aurait une utilité particulière en traversant la frontière ; on ne serait plus obligé de la refondre pour la faire entrer dans les échanges de peuple à peuple. Il n’y a donc pas la contradiction qu’on imagine. La pièce de 25 francs, type de la nouvelle unité monétaire, ne sera pas la pièce française actuelle ; elle lui sera supérieure du montant du droit de fabrication proposé, c’est-à-dire de 1 pour 100.

Voyons maintenant une autre objection ; celle-là émane d’un homme considérable et dont le nom fait autorité en matière de finance. Elle est d’une nature toute spéciale, et, si elle avait le fondement qu’on suppose, elle suffirait pour condamner le projet. Lord Overstone, dans une lettre qu’a publiée le Times, fait ce raisonnement : — Il n’y a pas à s’occuper de savoir si le souverain abaissé d’un certain poids acquerra ou non une plus-value proportionnelle au droit de fabrication. C’est de la théorie, et elle est au moins douteuse ; ce qui est certain, c’est que l’état ne peut rien changer à la monnaie. Lorsque j’ai contracté avec une personne, celle-ci a pris vis-à-vis de moi, si je suis créancier, l’engagement de me payer en monnaie représentée par un certain poids d’or avec un titre déterminé. Je dois recevoir ce poids au titre voulu, quoi qu’il arrive, et vous ne pouvez pas me frustrer d’une partie. Vous me dites, en diminuant le poids, que je recevrai la différence en plus-value ; mais c’est une affaire d’appréciation et au moins un risque à courir : vous né pouvez pas m’y exposer. Si vous le faites, vous changez les conditions de mon contrat. — Dans cet ordre d’idées, on est même allé jusqu’à invoquer des précédens législatifs, jusqu’à rappeler des déclarations de la chambre des communes portant que l’étalon monétaire serait toujours conservé dans son poids, son titre et même avec sa dénomination.

On le voit, la question n’est pas aussi simple qu’a paru le croire M. Lowe : il n’avait pas prévu toutes ces objections ; autrement il se serait appliqué à les réfuter, ne fût-ce que pour dégager le terrain des premières difficultés. La principale, à notre avis, n’est pas la question de droit soulevée par lord Overstone. On a beau dire qu’on a contracté en vue de recevoir une quantité déterminée d’or, celle qui résultait de l’état actuel de la circulation métallique, et qu’il n’est pas permis au gouvernement de rien changer à cet état, ce qui modifierait la situation respective des parties ; la question ne se pose pas d’une façon aussi rigoureuse. Quand on contracte avec quelqu’un et qu’on stipule une certaine somme pour le paiement, c’est moins en vue du poids métallique représenté par cette somme que de la valeur qu’elle aura réellement. Or si, malgré la diminution du poids, il n’y a rien de changé dans la valeur, si on doit recevoir toujours exactement ce qu’on était en droit d’attendre, c’est-à-dire une monnaie ayant la même faculté d’acquisition par rapport aux autres choses, personne n’est lésé. En définitive, ce ne sont pas des médailles qu’on veut avoir pour les déposer dans un musée ; on veut un instrument d’échange qui ait la même puissance. Toute la question est donc de prouver que, malgré la diminution de poids remplacée par un droit de monnayage, la livre sterling a toujours la même valeur. Et quant aux déclarations législatives relatives au maintien du poids et de la finesse du métal servant de monnaie, on oublie, comme l’a très bien fait remarquer dans une lettre adressée à l’Economist un homme très compétent, M. Hendriks, que depuis l’année 1696, à laquelle on fait remonter la première de ces déclarations, il y a eu en Angleterre six changemens dans le type monétaire, savoir : en 1717 pour introduire l’étalon d’or à côté de l’étalon d’argent, qui seul existait en 1696, — en 1774 pour rendre impossible l’emploi de la monnaie d’argent dans les paiemens au-delà d’une somme de 25 livres sterling, — en 1783 pour remettre les deux métaux sur le pied d’égalité, — en 1797 quand les banknotes eurent cours forcé, — l’année suivante pour subordonner de nouveau l’argent à l’or, — enfin en 1817, où l’on consacra définitivement l’étalon d’or unique en abaissant le poids de l’argent de près de 3 pour 100, et en le condamnant à n’être plus qu’une monnaie d’appoint jusqu’à concurrence de 2 livres sterling.

On peut ajouter encore que dans une période qui s’étend de 1670 à 1718 l’or monnayé lui-même fut abaissé, comme poids, d’environ 2 pour 100. Par conséquent on se trompe sur la valeur de ces déclarations ; elles n’avaient pas pour but d’empêcher les modifications que le temps rendrait nécessaires, mais tout simplement de mettre obstacle à ces pratiques scandaleuses du moyen âge, par lesquelles des rois peu scrupuleux falsifiaient les monnaies en vue de se créer des bénéfices illicites. Si la thèse de lord Overstone était vraie, on aurait eu tort dans le passé de faire ce qu’on a fait, on aurait dû s’en tenir à l’étalon d’argent de 1696, et ceux, qui, pour des contrats de rente ayant pris leur origine à cette époque et dont les effets durent encore, reçoivent aujourd’hui des souverains d’or au lieu de la monnaie d’argent qu’ils avaient en vue lorsqu’ils contractèrent, seraient assurément frustrés dans leurs droits. Cependant qui oserait le soutenir ? — Il faudrait aussi ne plus jamais rien changer à ce qui existe, repousser toute amélioration sous prétexte qu’elle serait contraire aux prévisions d’un contrat ; en un mot, ce serait la doctrine de l’immobilité absolue. La monnaie est établie pour l’utilité commune, c’est un instrument d’échange qu’on s’applique de jour en jour à perfectionner ; si on trouve un perfectionnement qui ne lèse aucun intérêt, on ne peut pas se laisser arrêter par des formules judaïques comme celle de lord Overstone.

II

Ceci dit sur l’objection de droit, voyons maintenant le côté économique de la question. Le seigneuriage, ou le droit de 1 pour 100 n’est-il pas trop élevé pour être compensé par la plus-value dont on parle ? Il est certain qu’en principe le droit de fabrication doit ajouter à la valeur de la monnaie. C’est comme une étoffe qui vient d’être convertie en vêtement ; elle vaut plus sous cette forme parce qu’elle répond à des besoins qu’elle ne satisfaisait pas auparavant. Le lingot fabriqué en monnaie acquiert une utilité qui doit se traduire par une augmentation de valeur. Tous les économistes à peu près sont d’accord sur ce point, et il y en a un, M. Stuart Mill, qui a illustré ce principe par un exemple qu’il est bon de citer. « Supposez, dit-il, que le gouvernement ouvre une boutique où, sur la remise d’une certaine quantité d’étoffes, il délivrerait, sans aucune retenue, la même quantité confectionnée en vêtemens, le vêtement ne vaudrait pas plus sur le marché que l’étoffe. Il en serait autrement le jour où il ferait payer les frais de fabrication. » De même pour la monnaie comparée au lingot.

Mais, si on est d’accord sur le principe, on ne l’est pas sur les conséquences. Il est des économistes qui distinguent dans ce qu’on appelle le seigneuriage deux choses qui s’y trouvent en effet : d’abord la part relative aux frais réels de fabrication, ensuite celle qui est prélevée par l’état à titre de droit du seigneur, ce qui explique le mot de seigneuriage. Ils admettent bien qu’on puisse exiger le montant des frais réels de fabrication, car en définitive le monnayage est un service rendu, et l’état n’est pas tenu plus que les particuliers de le rendre gratuitement ; ils reconnaissent que la plus-value pourra être proportionnelle à ces frais, c’est ici une question de mesure, et comme maintenant, grâce aux progrès de la science et au perfectionnement des machines, on arrive à fabriquer la monnaie à très bon compte, à 1/5 ou 1/4 pour 100 de dépense, on comprend qu’il ’n’y ait pas lien de s’en préoccuper beaucoup ; mais ils ne veulent pas de cette autre part, qui constituerait un impôt, et qui dans le système de M. Lowe serait considérable, s’élèverait à plus de 3/4 pour 100. Ils voient là une exaction, un souvenir des temps passés, et ils n’admettent pas qu’il puisse jamais y avoir dans la plus-value de la monnaie une compensation équivalente. C’est la théorie qui semble avoir le plus de faveur aujourd’hui, précisément parce qu’elle s’écarte davantage des pratiques d’autrefois. Il est cependant d’autres économistes, et parmi eux des plus autorisés, tels que MM. Smith et Ricardo, qui croient que le seigneuriage peut s’élever très haut, sans que la valeur de la monnaie en souffre. Le premier parle d’un droit de 8 pour 100 qui aurait existé en France (ce qui est une erreur), et qui n’aurait eu, dit-il, aucun inconvénient. Il en accepterait volontiers un de 2 pour 100, et le jugerait même nécessaire pour empêcher la monnaie d’être fondue et pour l’obliger à rentrer dans les pays où elle a été fabriquée, quand elle en est sortie ; car il part de ce principe que, n’étant reçue au dehors que pour sa valeur intrinsèque et jouissant à l’intérieur de la plus-value qui résulte du droit, elle aurait intérêt à revenir. — Quant à Ricardo, il n’est préoccupé que de la fraude dans l’élévation du droit ; il craint que les particuliers n’arrivent à imiter le coin de l’état et à profiter du bénéfice ; sans cela, dit-il, il n’y a pas de droit si élevé qu’un gouvernement ne puisse établir sans voir la plus-value de la monnaie monter en conséquence. Il s’appuie sur l’utilité très grande de la monnaie, sur le monopole de fabrication dont jouit l’état, et aussi sur la supposition que celui-ci n’abusera pas de son droit pour en fabriquer au-delà des besoins. C’est la même idée qui faisait dire à Thomas Tooke que si, dans une circulation métallique qui s’élèverait à 20 millions de livres sterling, on enlevait à chaque pièce un vingtième de son poids, toutes choses restant égales, la pièce diminuée d’un vingtième aurait encore la même valeur, mais que si on s’avisait de profiter de ce vingtième pour augmenter d’autant la circulation et faire qu’il y eût 21 millions de livres sterling au lieu de 20, les 21 millions ne vaudraient pas plus que les 20.

Autrefois, quand les souverains altéraient les monnaies et leur enlevaient une partie de leur poids, ils comptaient aussi sur l’utilité de la monnaie et sur le monopole de la fabrication pour faire accepter leurs exactions ; ils espéraient que la monnaie altérée aurait toujours la même valeur qu’auparavant. Ils étaient dans l’erreur quant aux principes : la monnaie altérée n’avait plus la même valeur, et le prix des choses ne tardait pas à s’élever ; mais ils ne se trompaient pas absolument sur leur propre intérêt. D’abord il fallait un certain temps pour qu’on s’aperçût de la fraude et que les transactions tinssent compte de la dépréciation. Pendant ce temps, ils pouvaient écouler sans trop de désavantage leur nouvelle monnaie ; puis, comme on avait un besoin plus ou moins grand de numéraire, qu’il n’y en avait jamais trop en circulation, on consentait encore à donner à ces monnaies falsifiées une plus-value, non pas proportionnelle à la diminution du poids ou du titre, mais beaucoup plus importante que ne le comportaient les frais réels de fabrication. Si la diminution de poids était d’un dixième, celle de la valeur pouvait n’être que d’un quinzième, ce qui était un grand encouragement au renouvellement de cette fraude. — Il n’en serait plus de même aujourd’hui. Les métaux précieux, comme instrument d’échange, sont aussi nécessaires, plus nécessaires peut-être qu’au moyen âge, mais ils ne le sont plus autant sous la forme monnayée. La facilité des transports, la rapidité des communications ont permis d’y suppléer par le lingot lui-même ; celui-ci est parfaitement reçu dans les échanges internationaux, surtout lorsqu’il s’agit de gros paiemens ; on le préfère même à la monnaie, parce qu’il est plus facile à expédier et qu’il a toujours un poids plus exact. On peut encore, pour la circulation intérieure, faire un usage combiné du lingot et du papier. On n’a qu’à déposer le premier dans une banque ou un établissement public, comme autrefois à Hambourg ou Amsterdam, se faire délivrer des récépissés de dépôt et les diviser en autant de coupures qu’on le voudra ; ils feront exactement l’office de monnaie. Ce moyen, imaginé déjà au moyen âge pour se mettre à l’abri des falsifications monétaires, pourrait être singulièrement développé aujourd’hui. Par conséquent l’usage du lingot et la possibilité qu’on aurait de l’étendre est un frein pour empêcher les abus ou les fraudes du monnayage. Les gouvernemens ont beau, comme au moyen âge, avoir le monopole de la fabrication, il ne leur est plus possible de dépasser une certaine limite dans le droit à exiger, sous peine d’être frustrés dans leur attente et d’aboutir à ce résultat, qu’on se passerait, dans une certaine mesure, sinon complètement, de leurs services. Ajoutez à cela les ressources du crédit sous ses diverses formes, et ici nous ne parlons pas des systèmes chimériques, plus ou moins ingénieux, mais de ceux qui ont pour base la garantie de l’encaisse métallique. On voit que la situation est tout autre qu’autrefois. Le seigneuriage aujourd’hui doit se borner à représenter les services que rend la monnaie comparativement au lingot.

Un homme très considérable en Angleterre, qui a occupé et occupe encore des positions très importantes dans la politique et dans les affaires, M. Goschen, interrogé devant la commission d’enquête sur l’effet du droit de 1 pour 100, correspondant à une réduction de 2 pence dans le poids de la livre sterling, répondit que dans son opinion la compensation n’existerait pas, et qu’on arriverait à se passer de la monnaie ; il indiquait comme moyens l’introduction du papier de banque dans les pays qui ne le connaissent pas encore ou qui ne le connaissent qu’imparfaitement, la multiplication des clearing-houses, de ces établissemens où les transactions les plus importantes se soldent à peu près sans numéraire. « Et alors, disait-il, la monnaie étant moins demandée, devenant ti’op abondante par rapport aux besoins, il serait impossible de lui faire payer le droit qu’on se propose d’établir. » Il ajoutait aussi que, malgré son caractère légal, la monnaie est, comme les autres marchandises, soumise à des fluctuations, qu’elle n’a pas constamment la même valeur. Aujourd’hui, parce qu’on en a besoin, on en fait fabriquer, on consent à payer le droit de 1 pour 100 exigé par l’état, et alors il est probable que la plus-value sera proportionnelle ; mais personne ne peut répondre qu’elle le sera encore demain, si par une cause quelconque la monnaie est moins demandée, et la perte pourra s’élever jusqu’au montant du droit ou à peu près.

Pour justifier ce droit de 1 pour 100, M. Lowe, avons-nous dit, a cru pouvoir invoquer les exemples de l’Australie, de l’Inde et des États-Unis ; il n’a pas réfléchi que ces exemples-là ne prouvaient rien pour l’Europe, et que la situation était toute différente. En Australie d’abord, ce qui abonde, ce dont on n’a pas toujours l’emploi, c’est le lingot ; il sort des mines, et tout le monde a besoin de lui donner au plus vite la forme sous laquelle il entre le mieux dans toutes les transactions, c’est-à-dire celle de la monnaie. Il n’est donc pas étonnant qu’on consente à payer un droit de 1 pour 100 ; cette retenue est compensée largement par le service rendu, et il est probable qu’il en résulte une plus-value proportionnelle, si même elle n’est pas supérieure. C’est une question de rapport de l’offre à la demande. Dans l’Inde, pour d’autres raisons, il faut aussi de la monnaie ; les Indiens ne connaissent pas le lingot, ils ne l’accepteraient pas, d’abord parce qu’ils ne pourraient pas l’adapter à leurs besoins journaliers, ensuite parce que les métaux précieux n’ont de valeur pour eux que sous l’empreinte et avec la garantie de l’état. Il n’est pas surprenant non plus que le négociant de Calcutta ou de Bombay qui a reçu un lingot préfère le monnayer et payer 1 pour 100 plutôt que de le garder improductif dans sa caisse, ou de l’envoyer à Londres en échange de souverains dont il aurait à payer le retour. De même enfin aux États-Unis, où s’écoulent directement les produits de la Californie, c’est la monnaie qui fait la loi au lingot, et l’on y subit volontiers un droit plus ou moins élevé pour l’obtenir. On peut ajouter que dans ces pays, en Australie et en Californie surtout, il y a une telle marge pour les bénéfices dans toutes les industries qu’on paie facilement un peu plus cher ce qui est utile, parce qu’on trouve soi-même à vendre dans les mêmes conditions ; mais dans notre vieille Europe où le lingot n’est pas plus abondant que la monnaie, où il est au contraire plus rare et assez employé, nous sommes moins disposés à payer un droit élevé pour le convertir en monnaie. Nous n’avons pas non plus la même marge dans les bénéfices de nos opérations industrielles et commerciales. Il y a longtemps que la concurrence, une concurrence très active, est venue les limiter, et il ne serait pas indifférent pour nous, comme il peut l’être au-delà de l’Atlantique, d’ajouter 1/2 ou 3/4 pour 100 de plus aux frais actuels du monnayage.

Toutes ces objections sont graves. Malgré cela, nous ne croyons pas qu’il y ait lieu de se prononcer absolument contre les idées de M. Lowe et de dire que la plus-value de la monnaie ne pourra jamais compenser le droit de 1 pour 100 qu’il se propose d’établir. En définitive, quelque extension que puisse prendre l’usage du lingot, il ne remplacera jamais complètement la monnaie. Celle-ci répond à des besoins que le lingot ne satisfait pas, elle entre dans les relations quotidiennes et sert de base à toutes les transactions de détail ; on pourra l’économiser, mais on ne pourra pas la supprimer. On dit qu’elle sera beaucoup moins demandée, si on la soumet à un droit élevé. Cela est possible, mais il importe peu pour la théorie de M. Lowe que la monnaie soit abondante ou qu’elle ne le soit pas : il suffit qu’en vertu de l’utilité toute spéciale dont elle jouit, elle soit assez recherchée, et elle le sera certainement, pour qu’on consente à payer le droit ; si on y consent, c’est que la plus-value sera proportionnelle. Ce qui faisait autrefois que la monnaie falsifiée, abaissée dans son titre ou dans son poids, ne tardait pas à perdre de sa valeur, c’est que les souverains qui se livraient à ce genre d’opérations ne prenaient pas soin de limiter l’émission de la monnaie nouvelle. Comme ils y trouvaient un grand profit, ils l’augmentaient au contraire le plus qu’ils pouvaient, au moins dans la mesure du poids qu’ils avaient enlevé à l’ancienne. On peut supposer qu’aujourd’hui la pratique serait tout autre. L’état, avant de fabriquer la monnaie aux conditions nouvelles, attendrait qu’on vînt la lui demander, il ne la mettrait en circulation qu’autant que les besoins s’en feraient sentir, et alors l’équilibre s’établirait nécessairement entre le prix courant et le prix de revient. Et si on était tenté de croire que l’état ferait fabriquer outre mesure pour profiter de son droit et réaliser plus de bénéfices, ne pourrait-on pas dire qu’il serait arrêté lui-même par la valeur du lingot. Si la monnaie était trop abondante, le prix du lingot monterait : ce serait même la seule manière de montrer que la valeur de la monnaie ne reste pas au taux qu’il plaît au gouvernement de lui assigner ; alors l’état, obligé de payer la matière première plus cher qu’il ne faudrait pour la valeur légale de la monnaie, cesserait de fabriquer ; c’est ce qui arrive aujourd’hui. Pourquoi n’a-t-on pas fabriqué de pièces de 5 francs d’argent pendant près de quatorze ans, de 1853 à 1867 ? — Parce que ce métal valait plus en lingot qu’en monnaie. Si l’on recommence depuis deux années à en produire, c’est parce que la valeur commerciale du métal a baissé. Il y a un tarif d’après lequel l’établissement qui est chargé de nous approvisionner de numéraire achète des métaux précieux ; si ceux-ci tombent au-dessous du tarif ou ne le dépassent pas, l’établissement achète et fabrique de la monnaie ; s’ils le dépassent, il s’arrête. Nous ne croyons donc pas que l’état soit en mesure d’abuser, malgré l’intérêt qu’il aurait à prélever son droit de 1 pour 100. On dit, il est vrai, que la fraude pourrait exister. Ce serait en effet une grande tentation qu’un bénéfice de 1 pour 100, d’autant plus qu’il ne s’agirait pas de faire de la fausse monnaie, mais tout simplement d’imiter le coin de l’état et de fabriquer au même poids et au même titre que lui. C’est ici une affaire de police : l’état sait déjà se défendre dans l’exercice de plus d’un monopole ; il ne lui serait pas plus difficile de se protéger dans l’exercice de celui-ci.


III

Ce qui nous frappe, quant à nous, ce sont des difficultés d’un autre ordre. D’abord on n’est pas sûr d’amener tous les gouvernemens à adopter un droit aussi élevé sur la fabrication de la monnaie. Ceux qui aujourd’hui ne demandent qu’un 1/5 ou 1/4 pour 100, — car le délai de fabrication ne doit pas être compté, attendu qu’il devrait exister encore après la réforme, sous peine de la rendre insuffisante, — ces gouvernemens-là trouveraient peut-être excessif d’augmenter tout d’un coup le droit de 3/4 pour 100. Et si on admet qu’ils y consentent, en vue des avantages de la monnaie internationale, on est placé immédiatement en face d’un autre dilemme beaucoup plus rigoureux que ceux que nous avons déjà indiqués. Que fera-t-on de la monnaie nationale, de celle qui ne doit pas traverser les frontières et qui est obligée de rester à l’intérieur ? La soumettra-t-on aux mêmes droits de fabrication que la monnaie universelle ? Ce serait injuste, car, n’ayant pas les mêmes avantages, elle ne pourrait avoir la même plus-value ; elle se déprécierait nécessairement ou plutôt on n’en fabriquerait plus, ce qui gênerait beaucoup les transactions particulières dans chaque état, et rendrait la transition difficile vers l’unité monétaire. Si on la laisse au contraire avec son droit de 1/5 ou 1/4 pour 100, tandis que l’autre paiera 1 pour 100, il est à craindre qu’elle ne soit recherchée à cause de sa valeur intrinsèque, supérieure à celle de la monnaie internationale, qu’elle n’entre en concurrence avec celle-ci, qu’elle ne lui soit même préférée ; alors nous retomberions dans tous les inconvéniens du système actuel, nous n’aurions d’unité monétaire que pour la forme. Cette difficulté est très grave, et nous n’en connaissons pas de plus sérieuse pour empêcher la réalisation du plan de M. Lowe. Déjà aujourd’hui notre propre monnaie, nos pièces de 10 et 20 francs sont accueillies en Europe, même ailleurs, et font quelque peu l’office de monnaie universelle. Supposons que demain ce soit la pièce de 25 francs à laquelle on donne ce caractère en l’imposant d’un droit de 1 pour 100, tandis que les pièces de 10 francs et de 20 fr. continueraient à être frappées au droit actuel de 1/5 ; il n’est pas sûr que la première soit plus recherchée que les autres, et, si elle ne l’est pas, tout l’édifice de l’unité monétaire s’écroule immédiatement.

Si on tient tant à la pièce de 25 francs et qu’on veuille en faire la monnaie universelle, au lieu de discuter avec les Anglais sur ce qu’on peut retrancher plus ou moins légalement du poids de la livre sterling, sur ce que le seigneuriage peut y ajouter de plus-value, questions toujours très sujettes à contestation, il nous paraîtrait plus simple de déterminer nos voisins à faire le sacrifice complet de cette livre sterling et à la remplacer par la pièce de 25 francs telle qu’on la propose. On établirait un règlement pour les anciens contrats ; on donnerait une compensation à tous les créanciers. De cette façon au moins personne ne serait lésé ; on ne serait plus obligé d’élever le droit sur la monnaie à un taux excessif, on pourrait le laisser à un taux modéré, à celui qui règne en France et ailleurs, et Il n’y aurait pas de contestation sur la plus-value qui peut en résulter. Mais alors une autre question se présente. La pièce de 25 francs réalise-t-elle l’idéal de la monnaie internationale ? Assurément elle serait un progrès sur l’état de choses actuel, elle donnerait une unité assez forte, trop forte peut-être, elle serait d’un transport commode, et conviendrait parfaitement dans les échanges ; enfin elle s’ajusterait assez bien avec quelques monnaies aujourd’hui en cours. À ce titre, elle mérite considération, et nous ne mettrions pas obstacle à ce qu’elle fût acceptée, si elle avait quelque chance de l’être ; mais il faut bien en convenir, elle ne réalise pas l’idéal en fait de monnaie universelle : elle sera toujours une monnaie d’échange et jamais une monnaie de compte, car elle n’est pas décimale. Si on la divise ou si on la multiplie par 10 ou par 100, on ne trouve pas de monnaies correspondantes ; c’est là un grand défaut. Nous avons signalé ailleurs[2] les reproches qu’on adresse à notre système métrique, reproches qui tiennent à ce que les mesures adoptées l’ont été un peu trop de convention et pas assez par égard aux usages établis ; mais ce système a une qualité essentielle que personne ne conteste, dont tout le monde reconnaît les avantages : c’est la décimalité, c’est la facilité qu’il présente de diviser et de multiplier par 10 toutes les mesures à l’infini ; et comme sur le papier cette division ou cette multiplication se fait par le simple déplacement d’une virgule, que l’on porte à gauche ou à droite, cela donne une simplicité et une rapidité sans exemple à tous les calculs. Il n’est pas un peuple qui ne soit frappé de cet avantage, et qui ne cherche à le réaliser. On le cherchera surtout quand il s’agira de l’unité monétaire ; car enfin, s’il est bon qu’il y ait une monnaie identique pour les échanges, il est encore mieux qu’elle puisse servir à tous les comptes, qu’elle soit décimale avec des multiples et des sous-multiples partout les mêmes. La pièce de 25 francs ne réunit pas ces conditions ; il faudra toujours des efforts plus ou moins grands pour y assujettir les calculs, et elle ne sera pas fractionnée partout de la même manière.

On dit qu’elle se rapproche plus qu’aucune autre des monnaies en cours, qu’elle apportera sous ce rapport moins de trouble dans les habitudes. Cette assertion n’est rien moins que prouvée. Nous ne connaissons guère que le florin autrichien de 2 francs 50 centimes dont elle soit le multiple par 10, et le franc de notre pays avec lequel elle puisse avoir une concordance exacte ; mais nous avons vu qu’elle ne s’accorde pas aisément avec la livre sterling anglaise. Elle se rapproche encore moins du demi-aigle américain, qui vaut 25 fr. 85 cent., du doublon espagnol, évalué à 25 fr. 95 cent. Il n’y a pas de droit de monnayage qui puisse opérer la fusion avec ces dernières pièces, il faudrait les refondre entièrement. De même pour le thaler prussien de 3 fr. 70 cent, et pour le florin du nord de l’Allemagne de 2 fr. 13 cent. Et si on prend pour base de rapprochement les termes de l’équation que les Allemands ont cherché à établir entre leurs diverses monnaies en 1857, 4 thalers = 6 florins d’Autriche, = 7 florins du nord, laquelle équation répond à peu près à 15 francs de notre monnaie, il en faudrait faire une nouvelle et dire que cinq fois l’équation allemande correspondrait à trois fois l’unité monétaire, ce qui ne laisserait pas que d’être assez compliqué. De même encore pour la Russie ; il n’y a aucun rapport possible, entre le rouble de A francs et la pièce de 25 francs.

On le voit, l’assimilation de cette dernière pièce avec les systèmes monétaires actuels n’est pas très facile, elle obligerait généralement à une refonte. Or, à tant faire que de refondre pour arriver à l’unité, il ne semble pas qu’on doive s’arrêter à moitié route et s’en tenir aux simples avantages d’une monnaie d’échange sans y joindre ceux d’une monnaie de compte ; alors on est amené forcément, soit au système français tel qu’il existe aujourd’hui, soit à celui que nous avons proposé[3], c’est-à-dire à la création de la pièce de 10 francs comme monnaie internationale. Aucune autre ne réunit au même degré les avantages que l’on doit chercher dans l’unité monétaire : elle est décimale, se prête aisément à tous les calculs, procure une unité assez forte pour satisfaire les exigences raisonnables, et s’adapte mieux encore que la pièce de 25 francs aux systèmes existans. On peut supposer que le résultat final de l’unité monétaire sera de remplacer toutes les monnaies particulières, et de faire qu’il n’y en aura plus qu’une avec ses multiples et ses sous-multiples pour répondre aux besoins des peuples, pris isolément ou dans leur ensemble ; mais il est évident que ce résultat ne s’opérera pas du jour au lendemain, et qu’il faut se préoccuper en attendant d’avoir une monnaie qui ménage la transition, qui se rapproche par conséquent le plus possible de celles qui sont aujourd’hui en cours. Or, je le répète, la pièce de 10 francs a cet avantage mieux encore que celle de 25 francs. D’abord elle est déjà très connue ; elle a pour partisans tous les peuples qui ont adhéré à la convention monétaire de 1865, et qui, réunis, forment un groupe de près de 100 millions d’habitans. Elle est une des divisions monétaires de ce groupe, qui l’apprécie fort, et elle n’aurait pas de peine à se faire accepter comme unité. Vis-à-vis de l’Autriche, elle est un multiple exact du florin ; elle en représente 4. Elle concorde de même avec le rouble russe qui équivaut à 2 1/2. Elle est dans un rapport de 2 à 3 avec l’équation des Allemands, et constitue déjà, depuis l’année dernière, sous le nom de carolin, l’unité monétaire de la Suède. Enfin elle ne s’écarte pas plus de la livre sterling que la pièce de 25 francs ; elle représenterait 8 shillings, dont 20 sont l’équivalent de cette livre, c’est-à-dire qu’il y aurait entre deux fois et demie l’unité monétaire et le souverain anglais la même différence de 2 pence qui fait la difficulté pour la pièce de 25 francs. Quant aux Américains, il n’est pas douteux qu’ils ne se rallient aisément à la pièce de 10 fr. Déjà ils avaient accepté celle de 5 francs à la conférence internationale de 1867, et étaient prêts à modifier leur dollar en conséquence ; ils le modifieraient de même et plus volontiers encore pour une pièce tout à fait décimale et qui leur donnerait une unité plus forte. Il n’y a que l’Angleterre qui résiste ; mais résistera-t-elle toujours ? En lui proposant de ce côté-ci du détroit la pièce de 25 francs pour base de l’unité monétaire, on n’a eu qu’un but, celui de flatter son amour-propre et de désarmer son opposition en lui faisant espérer qu’elle pourrait conserver, au moins nominalement, cette livre sterling qui lui est si chère ; mais si cela est impossible, si l’établissement d’un droit de 1 pour 100 ne compense pas sûrement aux yeux de tous la réduction en poids de 2 pence, s’il faut absolument refondre le souverain pour arriver à la pièce de 25 francs, les Anglais, en tant qu’ils tiennent à la monnaie internationale, ne doivent plus avoir qu’un désir, celui de réaliser le meilleur système d’unité possible.

Or, à ce point de vue, il ne peut y avoir de comparaison entre la pièce de 25 francs et la pièce de 10 fr. La première n’est qu’une transition, la seconde est la solution définitive. Plus on y réfléchit, plus on est frappé de la nécessité de cette solution ; dernièrement, dans le parlement douanier de la confédération de l’Allemagne du nord, à propos d’une pétition qui avait été envoyée par les chambres de commerce et qui demandait la réforme monétaire, on a décidé que cette réforme devait avoir lieu et prendre pour base la division décimale. En Hollande, le président de la Société de statistique internationale vient d’écrire à l’Académie des Sciences de notre pays que désormais tous les calculs s’appuieront sur le système métrique et sur le système français comme mesure et comme monnaie. Tout contribue donc à faire préférer la pièce de 10 francs : la notoriété dont elle jouit déjà dans une grande partie de l’Europe, la tendance de tous les peuples vers le système décimal, enfin la possibilité qu’elle donne plus qu’aucune autre de ménager la transition.

Il est tout naturel qu’on fasse tous les efforts possibles pour attirer les Anglais vers l’unité monétaire ; c’est la première nation commerçante du monde, celle qui a les relations les plus étendues ; l’unité serait loin d’être faite, si elle ne l’avait pas pour adhérente. Cependant il ne faut pas non plus s’exagérer les choses et croire que tout est impossible, si l’on n’a pas son assentiment préalable. Les Anglais ne trafiquent pas seulement avec l’Orient et l’Asie, qui connaissent et apprécient particulièrement la livre sterling ; ils ont aussi des rapports importans avec le continent européen, et s’il leur est démontré que le continent n’adoptera jamais leur livre sterling, qu’il a des tendances à se rapprocher du système français et surtout du système décimal, que déjà un nombre considérable de nations le pratiquent et ne s’en départiront pas, ils finiront bien par céder. Les Anglais ne résistent jamais à ce qui est leur intérêt. Ils ont combattu l’idée du percement de l’isthme de Suez tant qu’elle a été à l’état de projet, tant qu’ils ont pu croire qu’elle ne s’exécuterait pas, que leur opposition y mettrait obstacle ; il leur était désagréable d’abandonner l’ancienne route du cap de Bonne-Espérance, où ils avaient tant d’avantages, et d’entrer en compétition avec d’autres peuples qui seraient plus rapprochés qu’eux de la voie nouvelle ; mais lorsqu’ils ont vu que l’œuvre s’accomplissait malgré tout, que cette voie allait bientôt s’ouvrir, et que, s’ils n’étaient pas en mesure d’en profiter, ils seraient bien vite distancés pour le commerce de l’Inde et de la Chine par les autres nations du bassin de la Méditerranée, leur opposition a cessé, et aujourd’hui ils sont tout prête à passer par l’isthme de Suez et à abandonner l’ancienne route. Il en sera de même de l’unité monétaire ; lorsqu’elle sera faite sur le continent européen comme elle doit l’être avec tous les avantages qu’elle comporte, c’est-à-dire avec la monnaie de compte jointe à la monnaie d’échange, ils ne tarderont pas à l’accepter. En définitive, il n’y a pas de pays, quelque puissant qu’il soit, qui puisse empêcher indéfiniment la réalisation d’un progrès commandé par la logique. Ayez une idée féconde, mettez-la à exécution, ne serait-ce que dans un cercle restreint, et vous pouvez être sûr que l’idée grandira et que tout le monde finira par s’y rallier. S’il en était autrement, il faudrait cesser de croire au progrès, et se dire que la routine est la maîtresse du monde.

Il faut donc, tout en discutant avec les Anglais, ne rien sacrifier des principes essentiels, et bien se figurer qu’ils n’opposeront pas toujours une fin de non-recevoir absolue aux mesures qui seront adoptées par les autres peuples, et qui constitueront un progrès réel et incontestable. Un commerçant distingué de l’Angleterre, qui avait déjà fait une déposition très intéressante dans l’enquête, M. Behrens, de Bradford, vient d’écrire à l’Economist une lettre où il démontre par des exemples saisissans l’intérêt que les Anglais auraient à se rallier promptement à l’unité monétaire et à l’unité qui serait adoptée en Europe. — Une maison anglaise, dit-il, possède un agent en Italie ou ailleurs, dans une contrée qui accepte la convention de 1865, et il est en concurrence avec d’autres agens de maisons françaises, belges ou suisses, en un mot d’états qui ont adhéré également à la convention. Il devra établir le prix de ses marchandises dans la monnaie et selon les mesures du pays où il réside, ce qui exigera un calcul plus ou moins difficile ; il lui faudra en outre pour le paiement tenir compte du change, qui variera selon les circonstances, et comme avec la concurrence actuelle la marge des bénéfices est assez faible, l’avantage sera pour ses compétiteurs, qui n’auront pas les mêmes charges, qui auront les mesures et la monnaie du pays. Supposez maintenant, et cela n’est pas impossible, que les Américains, eux aussi, adhèrent à la convention de 1865, au système décimal français ; Londres cesse d’être le grand comptoir du monde. A moins de raisons exceptionnelles, on préférera consigner ses marchandises dans les ports qui auront la même monnaie, au Havre, à Hambourg, à Trieste, à Gênes, plutôt que de les entreposer à Londres ou à Liverpool, où, à côté d’autres frais, on trouverait encore ceux du change. — En un mot, l’Angleterre se trouve serrée de si près par la concurrence qu’elle doit avoir le plus grand soin de se délivrer de toutes les entraves qui peuvent gêner l’essor de son commerce, et elle ne serait pas assez folle pour laisser aux autres l’avantage de l’unité monétaire, quelque mince qu’il fût, et il ne serait pas mince.


IV

Nous avons assez parlé des bienfaits de l’unité monétaire pour n’avoir plus à y revenir. Cependant il y a un point de vue important qui nous paraît avoir toujours été négligé dans les discussions sur ce sujet : c’est la possibilité d’arriver à réduire la circulation métallique. Quel est aujourd’hui le progrès qu’on cherche à réaliser dans tous les pays civilisés, et qui exerce l’imagination de tous les financiers ? C’est celui d’économiser le numéraire. Cela ne veut pas dire qu’on considère comme l’idéal la possibilité de s’en passer absolument et de le remplacer par du papier, ainsi que le rêvent quelques esprits chimériques. Non, jamais on ne s’en passera, la monnaie est la base de toutes les transactions, la sanction de tous les contrats, l’instrument libératoire par excellence ; mais, tout en respectant la base et ne faisant rien pour l’ébranler, on peut, par des combinaisons de crédit ingénieuses, perfectionnées, arriver à faire que la même somme serve à plus de transactions. C’est un progrès qui s’accomplit tous les jours, et qui a déjà été obtenu sur une très grande échelle depuis que les chemins de fer sont venus faciliter les communications ; autrement on ne s’expliquerait pas comment avec un tiers en plus de numéraire, fourni par les nouvelles mines d’or, on a pu réaliser un chiffre d’affaires triple ou quadruple de ce qu’il était il y a vingt ans ; il a donc fallu que la même somme servît davantage. Eh bien ! nous ne sommes qu’au début dans ce progrès. Aujourd’hui toutes les nations sont obligées d’avoir un stock métallique particulier, et cela parce que la monnaie qui circule sur les rives de la Tamise n’a pas cours sur celles de la Seine, du Rhin ou de la Vistule, et que chacun est obligé de garder ce qui est nécessaire à ses propres besoins. Ces stocks particuliers qui s’amassent ainsi dans chaque pays sont plus ou moins considérables suivant l’importance des transactions et le degré de civilisation ; mais, réunis, ils le sont toujours plus que le serait un stock unique qui ferait les affaires de tout le monde et qui circulerait aussi bien en Russie, en Allemagne qu’en France et en Angleterre. Il est évident qu’il y aurait là une grande simplification et la possibilité d’une grande économie. Qu’on nous permette une comparaison. Les compagnies qui administrent les chemins de fer en France et en Europe sont différentes et assez nombreuses ; cependant elles se sont entendues pour avoir des rails et des voitures de même dimension, de façon que le matériel de l’une pût circuler facilement sur la ligne de l’autre. Il en est résulté une réduction dans le matériel et une économie dans les frais de traction ; on en a profité pour abaisser les tarifs et favoriser le trafic international, et toujours les compagnies sont préoccupées de faire de nouveaux pas dans la même voie. La monnaie est un rail aussi sur lequel glissent les marchandises et le commerce du monde ; il y a le même intérêt à la simplifier et à la rendre uniforme. Le jour où elle sera la même partout, où celle de France pourra circuler en Allemagne et réciproquement, ce jour-là il en faudra moins qu’aujourd’hui.

Ce résultat facile à prévoir est une réponse à ceux qui ne veulent pas de l’étalon unique, et de l’étalon d’or, parce qu’ils le supposent insuffisant pour satisfaire tous les besoins. On peut leur dire que l’économie qui résulterait de l’adoption d’une monnaie universelle serait au moins l’équivalent de la suppression du métal d’argent comme monnaie principale. Du reste, il en est de cette réforme comme de toutes celles qui ont un caractère éminemment fécond ; personne ne peut dire d’avance tous les avantages qu’elle renferme. On sent seulement qu’elle sera très utile, et on s’étonne, en y regardant d’un peu près, qu’elle n’ait pas encore eu lieu. Comment ! les nations se seront entendues pour avoir la même langue diplomatique, les mêmes signaux télégraphiques en mer, à peu près le même code maritime, elles tendent à réaliser la même législation commerciale, et elles n’ont pas encore l’uniformité pour la première, pour la plus indispensable de toutes les choses, pour l’instrument d’échange, pour le signe monétaire, à une époque commerciale comme la nôtre ! Il faut en vérité que les préjugés et la routine soient bien puissans pour l’avoir écartée jusqu’à ce jour ; mais le moment est venu, la réforme s’accomplira, et il n’est plus au pouvoir de personne de l’empêcher. Nous disions tout à l’heure que les bonnes réformes avaient cet avantage de toujours porter plus de fruits qu’elles n’en promettent ; on peut ajouter aussi que, lorsqu’elles sont mises sous les yeux du public et discutées sérieusement, il n’y a plus de résistance qui tienne, elles sont emportées d’assaut. Par conséquent, que tel gouvernement le veuille ou ne le veuille pas, l’unité monétaire est dans les aspirations générales, c’est une nécessité de l’époque, elle se fera. Les systèmes monétaires actuels, avec leurs différences et leurs embarras, sont en contradiction avec les progrès déjà accomplis, avec l’abaissement des barrières de douanes, avec la suppression des passeports, avec les facilités apportées par les chemins de fer ; ils gênent les transactions,, il est temps de les simplifier.


VICTOR BONNET

  1. Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre 1868, 15 mars et 15 août 1869, où nous avons traité ces questions.
  2. Voyez la Revue du 15 mars 1869.
  3. Voyez la Revue du 15 mare 1869.