Le Chaland de la reine (Recueil)/Texte entier

Cahiers nivernais et du Centre (p. T--).

Marguerite AUDOUX



LE CHALAND
DE LA REINE


NEVERS
LES CAHIERS NIVERNAIS ET DU CENTRE
Publication Mensuelle

21e et 22e Fascicules : JUIN–JUILLET 1910

Marguerite AUDOUX



LE CHALAND
DE LA REINE


NEVERS
LES CAHIERS NIVERNAIS ET DU CENTRE
Publication Mensuelle

21e et 22e Fascicules : JUIN–JUILLET 1910




Dans l’hiver de 1908, un soir qu’il était venu diner à la maison, ce bon Charles-Louis Philippe me dit : « Tu devrais publier dans les Cahiers une œuvre admirable, que je viens de lire en manuscrit. C’est un roman écrit par une couturière. La pauvre femme s’usait les yeux à coudre. Elle allait perdre, avec la vue, son gagne-pain. Elle a réuni tout son courage et, comme elle se sentait du talent littéraire, elle a tenté ce que jamais femme n’osa peut-être, elle a écrit un roman : c’est le plus beau que j’aie lu depuis longtemps… »

Ce roman, c’est Marie-Claire, de Marguerite Audoux. La Grande Revue vient de le publier dans trois numéros de mai et de juin. L’éditeur Fasquelle doit le donner en volume dès octobre. Il est fort heureux qu’il n’ait point été enterré dans les Cahiers Nivernais et qu’il atteigne immédiatement le succès qu’il mérite : car Philippe avait raison, c’est l’œuvre littéraire la plus limpide, la plus savoureuse qui ait été produite dans ces temps-ci.

Il faut que les lecteurs des Cahiers Nivernais connaissent Marie-Claire. Voici, en attendant, des contes que Marguerite Audoux (c’est notre compatriote : elle est née à Sancoins) a bien voulu rassembler à leur intention. Ils y verront quelle précieuse vocation la misère a failli anéantir ; ils y goûteront le charme de cette langue si aisée et si claire, de cette imagination si fraiche et ne penseront à la couturière que pour se persuader une fois de plus que les richesses du cœur et de l’esprit ne sont le privilège d’aucune caste sociale.


P. C.







Vignettes de Louis CHARLOT, Charles DE FONTENAY, Francis JOURDAIN
À Octave MIRBEAU


DU MÊME AUTEUR


Pour paraître en octobre, chez Fasquelle, à Paris


MARIE-CLAIRE


ROMAN




LE
Chaland de la Reine




Le matin même, sa tante Maria l’avait battu en lui défendant d’aller au bord du fleuve. Elle disait tout en colère :

– Vous verrez que ce mauvais garçon finira par se noyer comme son père.

Aussitôt qu’elle n’apercevait plus l’enfant, on l’entendait crier d’une voix perçante :

– Michel ! Michel !

Toute la matinée, Michel était resté à pleurer et à bouder derrière la maison, mais, vers le soir, il s’était retrouvé sur le chemin du halage, sans savoir comment cela s’était fait.

Il ne se lassait pas de voir passer les chalands qui remontaient ou descendaient le fleuve. En les voyant si lourds et si clos, il cherchait à deviner ce qu’ils pouvaient bien porter. Celui-ci, qui était gris, devait porter de la pierre ; cet autre, tout noir, portait sûrement du fer, et ceux qui descendaient sans bruit au fil de l’eau lui paraissaient porter des nouvelles très secrètes.

Il les suivait quelquefois très loin et les mariniers lui parlaient du milieu du fleuve. Ils voyaient bien qu’il ne ressemblait pas aux enfants du pays et lui ne manquait jamais de dire qu’il était de Paris, et que sa maison était auprès du canal Saint-Martin.

Il pensait sans cesse à ce canal de Paris, où il avait été si heureux avec son père, qui était employé au déchargement des bateaux.

Il se souvenait des bonnes parties qu’il avait faites avec ses camarades dans les tas de sable que les chalands vidaient sur la berge.

Parfois c’était de la brique qu’un bateau apportait : alors il s’amusait à construire des maisons, qui s’écroulaient dès qu’un camion passait.

Mais ce qui lui plaisait le plus, c’étaient les poteries qu’on déchargeait avec soin ; ces jours-là, il n’avait pas envie de jouer, il restait à regarder les belles cruches à deux anses, les petits pots bleus et les tasses à fleur, qui étaient si jolies, qu’on avait toujours envie d’en emporter une sous son tablier ; puis, quand le père avait fini sa journée, ils rentraient tous deux dans la chambre du sixième, d’où l’on voyait encore le canal ; ils dînaient sur une petite table, près de la fenêtre ; lui racontait ce qu’il avait fait à l’école, et le père l’encourageait.

Il n’y avait pas bien longtemps qu’il ne réclamait plus d’histoire avant de se coucher. C’était toujours des histoires de marinier que son père lui contait. Il y en avait surtout une qu’il aimait beaucoup et qui commençait comme ça : « Il y avait une fois un marinier, qui avait un chaland si joli, si joli, que toutes les dames et les demoiselles venaient à l’écluse pour le voir passer ».

Il la regrettait, cette écluse Saint-Martin. Il la revoyait avec sa passerelle où les gens passaient à la queue leu-leu ; il revoyait aussi le grand bassin où les chalands avaient l’air de s’ennuyer comme s’ils étaient en pénitence, et les maisons qui se miraient tout entières dans le canal et qu’on voyait tout à l’envers.

Il y avait aussi la grande usine d’en face, qui déversait tant d’eau chaude dans le canal que tout le bassin fumait, comme si le feu était au fond. Il l’aimait aussi, cette usine qui avait neuf grandes cheminées ; il ne pouvait jamais passer devant sans les compter.

Il y avait des fois où les neuf cheminées fumaient ensemble. Cela formait un gros nuage qui se rabattait et faisait comme un pont par-dessus le bassin.

Puis le grand malheur était arrivé.

Un soir, après l’école, il n’avait pas trouvé son père au bord du canal. Le patron du chaland lui avait dit : « Va-t-en chez vous, mon petit, ton père ne reviendra plus ici. » Et deux jours après, la tante Maria était venue le prendre pour l’emmener dans ce pays des Ardennes. Il n’aimait pas sa tante Maria, qui le battait pour tout et pour rien, et qui l’empêchait d’aller voir les chalands qu’il aimait tant. Tous ces chalands ressemblaient à ceux du canal Saint-Martin : seulement, ici, ils étaient tirés par des chevaux, tandis qu’à Paris c’étaient des hommes qui les tiraient pour leur faire passer l’écluse. On les voyait toujours attelés par deux ou par quatre, l’un derrière l’autre ; leurs épaules étaient entourées d’une large sangle qui ressemblait à un licol, et ils tiraient comme des chevaux, en tendant le cou et en faisant de tout petits pas.

Ici, le fleuve coulait entre deux montagnes bien plus hautes que les maisons de Paris ; l’eau en était si claire qu’elle reflétait les montagnes jusqu’au ciel. De l’autre côté du fleuve, trois grosses roches sortaient de la montagne. Les gens du pays les appelaient les « Dames du Fleuve ». Elles n’avaient pas de tête, mais on voyait bien tout de même qu’elles avalent été des dames, parce que leurs robes à gros plis s’étalaient encore jusque sur le pré.

Michel était assis en face d’elles depuis un moment, lorsqu’il entendit dans le lointain un bruit de joyeuses clochettes : cela venait vers lui comme une chanson ; les clochettes étaient si claires et si gaies qu’il se mit à les imiter en chantant :

« Tine, tigueline, cline, cline, cline. Tigueline, cline »

Deux hommes qui passaient sur le chemin s’arrêtèrent pour écouter, et Michel entendit l’un d’eux dire : « C’est sûrement le chaland de la reine qui vient là. » Presque aussitôt, l’enfant vit venir sur le chemin de halage deux beaux chevaux tout blancs : ils étaient complètement recouverts d’un filet dont les longues franges se balançaient jusque sous leur ventre ; leurs têtes étaient chargées de pompons remplis de piécettes d’or et d’argent, et ils marchaient sans fatigue, comme si cela était un amusement de tirer l’énorme chaland en faisant chanter les clochettes.

Le garçon qui les conduisait paraissait content et plein de force : il appuyait sa main sur la croupe du cheval de devant, et son fouet, qu’il tenait très droit, était tout entouré de rubans dont les bouts flottaient au vent.

Le chaland s’approcha, et Michel pensa qu’il n’en avait jamais vu de si beau. Il paraissait tout neuf, avec sa coque blanche et ses larges bandes de couleur. Son nom, La Reine, était écrit en grandes lettres, qui se répétaient dans l’eau en dansant et en se tortillant. Tout à fait à l’avant, un oiseau chantait dans une petite cage, et, au milieu, tout à côté d’un carré de plantes vertes et de pots de fleurs, Michel aperçut la reine du chaland.

Elle se tenait assise sur un joli siège, sa robe blanche se relevait très haut sur ses jambes, qu’elle tenait croisées l’une sur l’autre, et le chien qui était couché à ses pieds était de la même couleur que ses bas.

Ses cheveux flottants descendaient jusqu’à sa ceinture et, de chaque côté de son front, des nœuds de rubans se mêlaient à des mèches, bouclées, qui retombaient le long des joues.

Elle ne ressemblait pas aux autres filles des mariniers et, en la voyant, on comprenait qu’il lui fallait le plus beau bateau du monde.

Aussitôt Michel se rappela la suite de l’histoire que lui racontait son père : « Et le marinier qui avait ce bateau si joli, si joli, avait une fille si belle, si belle, que tous les rois de la terre voulaient l’épouser. »

Michel se leva quand le chaland passa devant lui. Le mouvement qu’il fit réveilla le chien, qui se dressa en aboyant, mais la fille du marinier étendit seulement la main pour le calmer, et elle sourit à Michel. À ce moment, le soleil n’éclairait plus que le haut de la montagne ; le fleuve était devenu plus transparent qu’un miroir ; on ne savait plus si la montagne était en haut ou en bas ; le pré se continuait jusqu’au milieu du fleure, et on voyait les longues herbes trembler dans l’eau. Maintenant, le son des clochettes diminuait et le chaland s’éloignait lentement. Le fleuve paraissait aussi étroit que l’écluse Saint-Martin et on eût juré que le chaland touchait les deux rives.

Michel s’aperçut tout à coup que le chaland allait disparaître au tournant du fleuve. Il eut regret de ne pas l’avoir suivi, comme il l’avait souvent fait pour d’autres bateaux. Pour le voir plus longtemps, il se rapprocha davantage du bord ; il quitta le chemin de halage pour marcher sur le pré qu’on voyait sous l’eau, mais au premier pas qu’il fit, le pré disparut et ce fut le fleuve qui s’ouvrit jusqu’au fond.

Quelques minutes après, la voix criarde de la tante Maria appelait : « Michel ! Michel ! » Mais personne ne répondit, et comme elle prêtait l’oreille aux bruits du soir, elle entendit au loin un son de clochettes si clair qu’on eût dit qu’elles sonnaient dans l’eau et, malgré l’inquiétude qui la gagnait, elle ne put s’empêcher de dire tout bas : « tine, tine, tigueline, tine, tine… »


La Fiancée




Après quelques jours de vacances, il me fallait rentrer à Paris.

Quand j’arrivai à la gare, le train était bondé de voyageurs : je me penchai vers chaque compartiment dans l’espoir de trouver une place. Il y en avait bien une là, à côté, mais elle était encombrée par deux grands paniers d’où sortaient des têtes de poules et de canards.

Après avoir hésité un bon moment, je me décidai à monter. Je m’excusais de faire déranger les paniers, mais un homme en blouse me dit : « Attendez donc, mademoiselle, je vais les ôter de là », et, pendant que je tenais le panier de fruits qu’il avait sur les genoux, il glissa ses volailles sous la banquette.

Les canards n’étaient pas contents, et cela s’entendait bien ; les poules baissaient la tête d’un air humilié et la femme du paysan leur parlait en les appelant par leur nom.

Quand je fus assise et quand les canards se furent calmés, le voyageur qui était en face de moi demanda an paysan s’il portait ses volailles au marché.

— Non, monsieur, répondit l’homme, je les porte à mon garçon qui va se marier après-demain.

Sa figure rayonnait : il regardait autour de lui, comme s’il eût voulu montrer sa joie à tout le monde.

Une vieille femme qui était enfoncée dans trois oreillers, et qui tenait deux fois sa place, se mit à maugréer contre les paysans qui encombraient toujours les wagons ; le jeune homme qui était à côté d’elle ne savait où mettre ses coudes.

Le train commença à rouler et le voyageur qui avait parlé allait se mettre à lire son journal, lorsque le paysan lui dit :

— Mon garçon est à Paris il est employé dans un magasin et il va se marier avec une demoiselle qui est aussi dans un magasin.

Le voyageur posa son journal ouvert sur ses genoux : il le maintint d’une main, en se rapprochant au bord de la banquette, et il demanda :

— Est-ce que la fiancée est jolie ?

— On ne sait pas, dit l’homme, on ne l’a pas encore vue.

— Vraiment, dit le voyageur, et si elle était laide et qu’elle ne vous convienne pas ?

— Ça, c’est des choses qui peuvent arriver, répondit le paysan ; mais je crois qu’elle nous plaira, parce que notre garçon nous aime trop pour prendre une femme laide.

— Et puis, ajouta la femme, du moment qu’elle plaie à notre Philippe, elle nous plaira aussi.

Elle se tourna vers moi et ses doux yeux étaient pleins de sourires. Elle avait un tout petit visage frais, et je ne pouvais croire qu’elle fût la mère d’un garçon qui avait l’âge de se marier.

Elle voulut savoir si j’allais aussi à Paris, et quand j’eus répondu oui, le voyageur se mit il plaisanter.

— Je parie, dit-il, que mademoiselle est la fiancée ; elle est venue au devant de ses beaux-parents sans se faire connaître !

Tous les yeux se portèrent sur moi et je rougis beaucoup, pendant que l’homme et la femme disaient ensemble :

— Ah ! ben, si c’était vrai, on serait bien contents !

Je les détrompai, mais le voyageur leur rappelait que j’étais passée deux fois le long du train, comme si je cherchais à reconnaitre quelqu’un, et combien j’avais hésité avant de monter dans le compartiment.

Tous les voyageurs riaient et j’étais très gênée en expliquant que cette place était la seule que j’avais trouvée.

— Ça ne fait rien, disait la femme. Vous me plaisez bien, et je serais bien aise que notre bru soit comme vous.

— Oui, reprenait l’homme, il faudrait qu’elle vous « ressemble ».

Le voyageur, poursuivant sa plaisanterie leur disait, en me regardant d’un air malicieux :

— Vous verrez que je ne me trompe pas. Quand vous arriverez à Paris, votre fils vous dira : « Voici ma fiancée ! »

Peu après, la femme se tourna tout à fait vers moi ; elle fouilla au fond de son panier et elle en tira une galette qu’elle me présenta en disant qu’elle l’avait faite elle-même le matin.

Je ne savais pas refuser ; j’exagérai un rhume en affirmant que j’avais la fièvre, et la galette retourna au fond du panier.

Elle m’offrit ensuite une grappe de raisin, que je fus forcée d’accepter.

J’eus beaucoup de peine à empêcher l’homme d’aller me chercher une boisson chaude pendant un arrêt du train.

À voir ces braves gens qui ne demandaient qu’à aimer la femme choisie par leur fils, il me venait un regret de ne pas être leur bru : je sentais combien leur affection m’eût été douce. Je n’avais pas connu mes parents et j’avais toujours vécu parmi des étrangers.

À chaque instant, je surprenais leurs regards fixés sur moi.

En arrivant à Paris, je les aidai à descendre leurs paniers et je les guidai vers la sortie. Je m’éloignai un peu en voyant arriver un grand garçon qui se jeta sur eux en les entourant de ses bras. Il les embrassait l’un après l’autre sans se lasser ; eux recevaient ses caresses en souriant ; ils n’entendaient pas les avertissements des employés qui les heurtaient avec leurs wagonnets.

Je les suivis quand ils s’éloignèrent. Le fils avait passé son bras dans l’anse du panier aux canards et, de son autre bras, il entourait la taille de sa mère. Il se penchait sur elle et il riait très fort de ce qu’elle disait.

Il avait, comme son père, des yeux gais et un sourire large.

Dehors, il faisait presque nuit. Je relevai le col de mon manteau et je restai en arrière, à quelques pas d’eux, pendant que leur fils allait chercher une voiture.

L’homme se mit à caresser la tête d’une belle poule tachetée de toutes couleurs, et il dit à sa femme :

— Si on avait su que ce n’était pas notre bru, on lui aurait bien donné la bigarrée.

La femme caressa aussi la bigarré, en répondant :

— Oui ! si on avait su…

Elle fit un geste vers la longue liste de gens qui sortaient de la gare et elle dit, en regardant au loin :

— Elle s’en va avec tout le monde.

Mais le fils revenait avec une voiture. Il installa ses parents de son mieux et il monta lui-même près du cocher ; il se tenait assis de travers pour ne pas les perdre de vue.

Il paraissait fort et doux, et je pensais que sa fiancée était bien heureuse…

Quand la voiture eut disparu, je m’en allai lentement par les rues. Je ne pouvais me décider à rentrer toute seule dans ma petite chambre.

J’avais vingt ans, et personne ne m’avait encore parlé d’amour. Au Feu !

Le premier cri partit du troisième étage. C'était un cri sourd et voile. comme si l’homme qui le poussait eût été à moitié étranglé.

Tous les locataires de la maison devaient l'avoir entendu ; cependant, personne ne bougea : on eût dit que les gens attendaient un autre avertissement. Il vint, un peu plus clair, au bout d'un assez long moment, et il fut suivi, presque tout de suite, d'un troisième, plein de force.

Aussitôt, toute la maison fut comme secouée ; les Au Feu 21

fenêtres et les portes se mirent à battre. On entendit des cris de femmes et des jurons d'hommes, et bientôt l'escalier trembla sous une dégringolade précipitée et continue.

Lia voix qui avait 'toussé le premier cri était maintenant éclatante comme un instrument de cuivre ; elle entrait par les portes, sortait par les fenêtres, et s'en allait dans la nuit porter à travers les vitres des maisons voisines, son cri d’alarme : « Au feu ! Au feu ! »

Les cinq locataires du sixième étage furent les derniers à ouvrir leur porte. Ils n'eurent pas besoin de s'interroger : la fenêtre du palier leur montra tout de suite que c'était la scierie du fond de la cour qui brûlait. D'énormes piles de planches s'allumaient de' tous côtés, et le vent poussait les flammes et les faisait buter contre la maison. Il fallait descendre au plus vite, car les fenêtres de l'escalier laissaient déjà entrer une grande chaleur et beaucoup de fumée.

L'artiste peintre n'en finissait pas de mettre la deuxième manche de sa veste ; son bras glissait sans cesse le long de la doublure sans rencontrer l'ouverture. Il se tourna vers sa voisine, l'employée des postes, et il dit d'un ton de connaisseur : « Ça flambe admirablement ! » L'employée des postes ne l'écoutait pas ; elle rentrait et sortait, pieds nus, en chemise de nuit, et elle répétait : « Je ne peux pourtant pas descendre sans être habillée correctement ». 22 MARGUERITE AUDOUX

À l'autre bout du couloir, Francette, l'entretenue, courait après sa chatte qu'elle ne voulait pas abandonner ; elle dérangeait les chaises avec bruit en appelant d'une petite voix : « Minet ! Minet ! Minet ! » Elle sortit enfin avec sa chatte dans ses bras, ses jambes nues dans des bottines jaunes, qu'elle n'avait pas pris le temps de boutonner, et sur ses épaules une couverture blanche qui trainait derrière elle comme un manteau de reine. Elle passa devant la couturière eu train de fermer sa porte à double tour comme pour empêcher le feu d'y entrer.

Il n'y avait plus que la petite tuberculeuse qui tournait sans bruit dans sa chambre. Elle n’avait sur elle qu'un petit jupon noir et un collet qui ne joignait pas devant. La couturière la pressait de descendre, mais elle s'entêtait et résistait : « Je veux ma lettre ! disait-elle, j'ai une lettre et je ne veux pas m'en aller sans elle ! » Elle la trouva sur une chaise, près du lit, malgré l’obscurité que la fumée commençait à faire dans la chambre, puis elle descendit aussi vite que cela lui fut possible en se cachant la bouche avec sa lettre. La couturière la suivait en retenant sa respiration et fermant à demi les yeux que la fumée piquait et brûlait.

En bas, elles retrouvèrent Francette l’entretenue, l'artiste peintre et l'employée des postes, qui eurent la même respiration bruyante en les apercevant.

La foule s'amassait avec rapidité, on ne savait Au Feu ! 23

pas d'où elle pouvait venir a cette heure de nuit. Les gens avaient l'air d'avoir été simplement dérangés dans leur promenade d'après-diner, et l'on voyait, comme en plein jour, des couples de jeunes gens, des vieux messieurs tout seuls et des femmes avec leur enfant sur le bras. La voix qui avait tant crié au feu sortit tout à coup du couloir pour demander si on avait appelé les pompiers. Personne ne répondit. Alors il se fit un grand mouvement dans la foule, comme si les gens s'écartaient pour laisser passer quelqu'un de très pressé et, peu de temps après, on entendit la chanson des pompes à incendie. Deux notes seulement, mais si rapprochées et répétées avec tant d'insistance, que cela faisait penser à un air très varié dont la foule connaissait les paroles. On entendait de tous côtés :

— Les voilà déjà !

— Ils ont l'échelle de sauvetage !

— Voyez comme leurs casques sont brillants !

Cependant de gros tuyaux souples se déroulaient et s'allongeaient vers les prises d'eau, pendant que l'échelle glissait de son chariot pour venir s’appuyer contre le balcon du deuxième étage. Le couloir de la maison apparaissait noir comme l'entrée d'une caverne. Les pompiers y pénétraient graves et attentifs, avec une torche allumée au poing, et à les voir ainsi on pensait à des hommes dévoués et résolus, s'en allant attaquer un monstre pour sauver leurs frères. 24 MARGUERITE AUDOUX

Comme si le feu les eût reconnus, il redoubla de violence à ce moment : des morceaux de bois tout en feu sautaient en l’air et venaient retomber sur les petits balcons du sixième étage ; les étincelles montaient en tourbillonnant avec insolence et s’éparpillaient sur les maisons voisines en pénétrant jusque dans les cheminées.

Pendant le silence angoissé qui suivit, on vit tout à coup apparaître les pompiers sur le toit de la maison. Ils s'espacèrent un peu et se campèrent solidement, les jambes écartées, puis ils saisirent leur lance à pleines mains el l'abaissèrent d'un geste sûr contre le feu. Il diminua aussitôt ses flammes et quelqu'un cria : « Ils le tiennent ! »

Toutes les voix se réunirent en une seule pour porter aux pompiers l'admiration de chacun, puis les mains se mirent à claquer avec une si grande violence que les rugissements du feu en furent étouffés, et peu après la foule commença de circuler comme dans les entr’actes de théâtre.

Francette, l'entretenue, fut bien entourée, comme la plus à plaindre : sa couverture glissait à chaque instant de ses épaules et les mouvements maladroits qu'elle faisait pour la retenir laissaient voir à tous qu'elle n'était vêtue que de sa chemise. Elle disparut dans un groupe du côté d'un grand café.

L'employée des postes relevait constamment son chignon qui glissait sur soit cou. L’artiste peintre A u Feu ! 25

lui offrait son bras pour marcher un peu ; tous deux tournèrent le coin d’une rue sombre.

Peu à peu la scierie cessa de brûler, le silence se fit sur le boulevard et les locataires rentrèrent chez eux les uns après les autres.

Les cinq locataires du sixième étage se retrouvèrent ensemble sur le palier : l'artiste peintre, dont le lit était brûlé, entra chez l'employée des postes pour s'assurer que le feu n'avait rien abimé. Francette, l'entretenue, avoua qu'elle avait trop peur pour finir la nuit chez elle, et qu'elle aimait mieux aller coucher chez une amie. Il ne resta plus sur le palier que la couturière et la petite tuberculeuse, dont les chambres n'avaient plus de fenêtres. Toutes deux s'assirent sur l'escalier : la petite tuberculeuse promenait sa lettre sur sa poitrine en l'appuyant du plat de sa main, comme si elle lui tenait chaud aux endroits ou elle la laissait un moment, et on n'entendit plus que les pompiers qui allaient et venaient dans la maison qu’ils emplissaient de bruit et d'eau. Mère et Fille

Mme Pélissand entra dans le petit salon ; elle en fit deux fois le tour, en tenant dans ses mains une corbeille pleine de bas et de pelotes de cotons à repriser. Elle' s'arrêta devant un fauteuil, comme si elle allait s'asseoir dedans ; mais elle le repoussa, et s'assit sur une chaise, tout près du piano.

Aussitôt, Marie Pélissand cessa de jouer. Elle savait que sa mère n'aimait pas la musique, et tout en regrettant de ne pouvoir finir le morceau qu'elle aimait, elle pivota sur son tabouret, et elle se mit à feuilleter les brochures qui étaient sur la table. Mère et Fille 27

Mme Pélissand retint à deux mains sa corbeille sur ses genoux et elle dit, sans regarder sa fille :

— Tu peux jouer encore. Marie.

Cette fois. Marie se retourna pour regarder sa mère. Son regard exprimait la surprise, et c'était comme si elle eut dit tout haut : « Mais qu'a-t-elle donc ? »

Depuis quelques jours, en effet, Mme Pélissand n'était plus la même. Autrefois, elle ne serait jamais entrée au salon pendant que sa fille était au piano. Il en était de même pour le métier d'institutrice de Marie. Mme Pélissand le détestait et ne pouvait supporter que sa fille y employât tout son temps. Et voilà que, tous ces jours passés, elle était restée le soir clans la salle à manger, pendant que Marie corrigeait les cahiers de ses élèves. Hier soir, elle s'était mise aussi près que possible de sa fille, et plusieurs fois Marie l'avait vu faire un mouvement de tète en haut en ouvrant la bouche, comme si si elle allait parler ; puis, chaque fois, elle avait baissé la tète d'un air gêné.

Marie n'osait se remettre au piano ; mais sa mère lui répéta du même ton que la première fois :

— Tu peux jouer encore, Marie.

Marie reprit sa place sur le tabouret, mais ses doigts n'avaient plus autant de sûreté, et son morceau favori la laissait indifférente. Elle regardait sa mère à la dérobée. Mme Pélissand fixait profondément le tapis, et ses mains avaient l'air de se cramponner à la corbeille de vieux bas. 28 MARGUERITE AUDOUX

À un moment, Marie la vit si nettement faire le mouvement des gens qui vont parler qu'elle s'arrêta de jouer pour demander :

— Voyons, maman, qu'as-tu ?

Les yeux de Mme Pélissand chavirèrent. Elle lança les mains en avant comme pour repousser la question, elle se les a de sa chaise et se rassit au même instant, et, tout d'un coup, en regardant sa fille en face, elle dit très vite :

— Ce que j'ai ? Je veux me remarier.

Marie crut à une plaisanterie. Elle se mit a rire en se renversant en arrière ; mais Mme Pélissand la saisit par le bras, en disant d'une voix rêche :

— Je ne vois pas qu'il y ait de quoi rire.

Marie s'arrêta de rire comme elle s'était arrêtée de jouer. Elle comprit que sa mère disait vrai, et une grande stupeur tomba sur elle. Elle regarda encore sa mère. Elle vit ses cheveux blancs qui essayaient de bouffer aux tempes ; elle vit son visage bouffi, ses épaules affaissées, et ses mains décharnées ; et elle ne put s'empêcher de dire :

— Mais, maman, tu as cinquante-huit ans.

— Oui, dit Mme Pélissand. Et après ?

Après ? Après ? Marie ne savait plus quoi dire ; des larmes vinrent à ses yeux ; pourtant elle dit encore :

— Et moi, maman ?

Mme Pélissand recula un peu sa chaise ; son regard se fit dur ; et, comme si elle se vengeait d'une méchanceté, elle répondit : Mère et Fille 29

— Toi, ma chère ? Mais tu es assez vieille pour rester seule.

Elle tapota les bas de la corbeille en ajoutant :

— Tu me reprochais mes cinquante-huit ans, tout à l'heure, et tes as l'air d'oublier que tu en as trente-sept sonnés.

—Je ne l'oublie pas, dit Marie. Mais...

— Mais quoi ? demanda Mme Pélissand.

— Je pense seulement, répondit Marie, que tu m'as toujours empêchée de me marier, parce que tu ne voulais pas rester seule et, aujourd'hui, c’est toi qui vas me quitter.

Mme' Pélissand resta silencieuse, et Marie n'osait dire tout ce qui lui montait du cœur. Après un long silence, Mme Pélissand reprit :

— J'épouse M. Tardi. Tu sais bien, ce jeune homme, qui m’avait demandée en mariage quand il avait vingt ans, et que mes parents ont trouvé trop jeune.

Marie fit un signe de tête pour dire qu'elle se rappelait l'histoire que lui avait racontée sa mère.

— Eh bien ! continua Mme Pélissand, il s'était marié aussi de son côté, mais il n'avait pas cessé de m'aimer. Il est veuf depuis trois mois et il est venu me redemander en mariage il y a huit jours...

Elle ajouta après une pause :

— Il habite une grande ville du Midi, et j'irai vivre là-bas avec lui.

Marie releva la tête, qu'elle tenait un peu penchée, et elle dit gravement : 30 MARGUERITE AUDOUX

— Ce n'est pas parce que ce monsieur te demande en mariage que tu es forcée de l'épouser.

Mme Pélissand fit un geste vague de la main, et Marie reprit :

— Chaque fois qu'un jeune homme est venu me demander en mariage ; lu m'as défendu d'accepter...

Mme Pélissand baissa la tète.

—... quand j'ai voulu quand même me marier avec Julien, que j'aimais tant. tu m'en as empêchée, en disant que mon devoir était de ne pas t'abandonner. Tu m'as dit que la mort de mon père nous laissait dans la misère. Alors je me suis mise au travail, et j'ai refusé le bonheur, et, maintenant, je sais que mon Julien s'est lassé et en a épousé une autre ; et, aujourd'hui, tu m'apprends que tu vas me quitter pour épouser un homme que tu n'as jamais aimé et qui t'est resté étranger depuis tant et tant d'années.

Mme Pélissand avait la tète si basse que son front touchait presque sa poitrine ; on ne voyait plus que sa nuque, où la chair se séparait et formait comme deux cordes.

Marie se tut en attendant un mot de sa mère. Mais Mme Pélissand restait le front courbé et l'air têtu. Alors, Marie continua :

— Moi, j'ai fait mon devoir en restant avec toi. Feras-tu le tien en refusant ce mariage pour ne pas me laisser seule ? Voyons, maman, parle, qu'as-tu à répondre ?

Mme Pélissand se redressa un peu en répondant : Mère et Fille 31

— Je me marierai, parce que je ne veux plus rester avec toi.

Marie demanda, en avançant son visage près de celui de sa mère :

— Pourquoi ? Qu'as-tu à me reprocher ?

Beaucoup de choses.

— Dis-les, maman.

— Tu es plus intelligente et plus savante que moi. (Marie ouvrit de grands yeux). Tu restes des heures à rêver à des choses que tu ne dis pas, et quand nos amis viennent nous voir, tu parles toujours avec les hommes, et je ne comprends rien à ce que vous dites. C'est toi qui choisis mes livres, et si je veux lire les tiens, ils parlent de choses qui me sont inconnues. C’est toi qui décides de la couleur de mes robes et de la forme de mes chapeaux. C’est toi qui gagnes l'argent qui me fait vivre, et si je commande notre domestique, elle n'obéit qu'après avoir pris ton avis.

« Tout est changé ici. C’est toi qui es devenue la mère et moi la petite fille. J'ai peur d’être grondée quand je parle ; et, quoique tu sois douce et bonne, je crains ton regard sur moi. »

Un long silence se fit. Marie songeait, une main sur les touches du piano.

Mme Pélissand se mit à pleurer tout bas, puis elle dit timidement à sa fille :

— Permets-moi d'épouser M. Tardi. 32 MARGUERITE AUDOUX

Alors Marie se leva do tabouret pour se pencher sur sa mère, et, après lui avoir essuyé les yeux, elle l'embrassa tendrement au front en disant :

— Épouse M. Tardi afin que de nous deux, il y en ait au moins une qui ait un peu de bonheur. Catiche


L'interne de service l'accepta tout de suite parce qu'elle avait la danse de Saint-Guy.

Ou l'emmena dans une grande salle ou il y avait beaucoup de petits lits blancs le long des fenêtres.

Elle avait sept ans et un joli nom, mais la surveillante l'appela Catiche.

C'était sans y penser, simplement parce qu'elle avait l’habitude d'appeler ainsi toutes les petites filles qui avaient la danse de Saint-Guy. 34 MARGUERITE AUDOUX

Catiche se laissa baigner et mettre au lit sans rien dire, mais quand elle comprit que ce nom s'adressait à elle, elle entra dans une fureur épouvantable. Elle rejeta ses couvertures et voulut battre la surveillante. Toutes les petites malades levèrent la tète pour regarder. Beaucoup se mirent à rire en voyant les gestes de Catiche. Chaque fois qu’elle lançait ses poings sur la surveillante, ils revenaient d'eux-mêmes comme tirés par une ficelle, et lui frappaient la poitrine ou le front, ou bien se retournaient en arrière en lui touchant le dos ou la nuque. Elle se tordait comme un ver, et disait de sa vois enrouée : « Tu vas voir ! » L'infirmière accourut et lui cingla la figure avec des linges mouillés, pendant que la surveillante la maintenait sur le lit.

Elle fut longtemps à se calmer. Peu à peu, son visage reprit sa couleur pâle, mais sa respiration restait rude.

Aussitôt que les infirmières se furent éloignées, elle se tourna sur le ventre et cacha sa tète dans l'oreiller.

Ses bras remuaient sans cesse avec des mouvements désordonnés, et ainsi on voyait qu'elle ne dormait pas.

Elle refusa de manger ; les infirmières voulurent lui faire prendre du lait par force ; elles lui pincèrent le nez, pour lui faire ouvrir la bouche, mais elle écarta les lèvres est respira à travers ses dent. L'interne, à son tour, essaya de la prendre par Catiche 35

la douceur ; il n'obtint même pas qu'elle retirât sa figure de l'oreiller. Le lendemain matin, à l'heure de la visite, l'interne expliqua la chose au chef qui s'approcha pour caresser les cheveux coupés ras de Catiche.

Il parla d'une sois douce, toucha l'un après l'autre les petits bras remuants et demanda : « Voyons, ma mignonne, dites-moi ce qu'on vous a fait ? »

Elle tourna brusquement la tète de son côté, et d'une voix exaspérée elle cria : « Zut à toi, na ! » et elle replongea la tête dans son oreiller.

– Il faut la laisser, dit le chef.

Elle passa encore toute la journée sans vouloir manger. Quand toutes les lumières furent éteintes, et qu’il n'y eut plus que la veilleuse qui faisait comme un clair de lune clans la salle, Catiche commença de remuer dans son lit. Elle fit entendre des petits gémissements qui avaient l'air de sortir d'un sifflet bouché.

Sa voisine de' droite se pencha vers elle pour lui demander ce qu'elle avait. Catiche ne répondit pas. On n'entendait que le ronflement de la gardienne qui dormait dans son fauteuil, à l'autre bout de la salle. La petite voisine se leva sans bruit.

C’était une grande fillette de douze ans qui s'en allait d'une maladie de cœur. Elle avait de grands yeux bruns et doux, et elle s'appelait Yvonne. Sans 36 MARGUERITE AUDOUX

penser à mal, elle demanda, tout bas : «  Voyons, Catiche qu'est-ce que tu as ? »

Caliche la repoussa en ouvrant la bouche en carré pour hurler, mais aucun son ne sortit. Elle avait perdu la voix dans la dernière colère.

— .le parie que tu as faim, lui dit Yvonne.

— Oui, na, j'ai faim, souffla Catiche.

Yvonne atteignit une boîte de gâteaux secs, puis elle prit le pot au lait qui était sur la table de nuit et en remplit sa tasse.

Le premier gâteau que Caliche voulut porter a sa bouche s'en alla se promener par-dessus sa tête ; le deuxième lui passa par-dessus l'épaule. Elle était si drôle, avec sa bouche ouverte qui essayait d'attraper les bouchées qui lui échappaient qu'Yvonne ne put se retenir de rire.

Elle trempa elle-même les gâteaux l’un après l'autre et fit manger Catiche comme un petit oiseau.

Toute la boite de gâteaux y passa et plus de la moitié du pot de lait.

Les jours suivants, Yvonne continua de la faire manger à chaque repas. Catiche restait sauvage et mauvaise : aussitôt qu'elle avait mangé, elle tournait la tète de côté, et s'enfonçait sous les draps.

Personne ne venait la voir, elle ne semblait pas envier les friandises que les autres petites malades recevaient de leurs parents.

La voisine de gauche' avait neuf ans. C'était une blondinette qui avait des attaques qui la jetaient Catiche 37

brusquement par terre avec une jambe ou un bras en l'air. Ses parents la comblaient de toutes sortes de bonnes choses. Plusieurs fois ils en avaient offert à Catiche, qui avait refuse en les regardant de travers.

— Elle n'est pas commode, avait dit le papa de la blondinette.

— C'est dommage, avait dit la maman : elle est jolie avec ses cheveux coupés qui lui font comme un bonnet noir.

— Mais non, maman, dit a haute voix la blondinette elle n'est pas jolie. Elle a un œil tout blanc.

C'était vrai : Caliche as ait une large taie sur l’œil droit. À partir de ce jour, elle ne tourna plus son visage du côté de la blondinette. Celle-ci en profita pour lui faire des niches. Elle lui tirait son drap, lui envoyait des boulettes de p ain et l'appelait tout bas : vieille Catichon.

Catiche ne disait rien, mais les mouvements de ses bras devenaient plus violents.

Un matin qu'elle était assise sur son lit, la blondinette s'approcha et lui dit quelque chose en faisant la grimace.

Caliche la poussa avec une telle force, qu'elle l'envoya rouler contre le pied du lit. La surveillante avait vu le geste, elle accourut, tout en traitant Caliche de petite sournoise. Caliche se démenait en lançant ses bras de tous côtés.

Elle essayait de crier pour se défendre et, dans 38 MARGUERITE AUDOUX

sa fureur, elle retrouva tout à coup la voix pour hurler : « Elle m'a appelée œil de bique ! »

Toutes les petites tilles se mirent à rire. Seule, Yvonne ne riait pas : elle faisait tous ses efforts pour retenir les bras de Catiche qui heurtaient la couchette de fer, puis elle s'assit près d'elle pour la consoler.

Elle lui mit de force un bonbon dans la bouche en disant : « Mange donc, grosse bête », puis elle tira son crochet et se mit à faire de la dentelle. Tous les jours, ensuite, elle approchait sa chaise du lit de Catiche qui faisait toujours des difficultés pour accepter les friandises qu'elle voulait partager avec elle.

— Prête- moi ton crochet, lui dit un jour Catiche.

— Non, dit Yvonne, tu pourrais te blesser.

Catiche allongea ses bras qui ne remuaient presque plus : « Tiens, je suis guérie maintenant, puisque je peux manger toute seule ».

— Donne-le moi, reprit-elle, je veux lui piquer lui piquer l’œil pour qu'on l'appelle aussi œil de bique. Maman dit que j'ai l'œil blanc parce que je me suis piquée avec un crochet.

— Oh ! dit Yvonne, comment peux-tu être aussi méchante ?

— C’est elle qui est méchante : je ne lui avais rien fait. moi.

— C’est vrai, dit Yvonne : mais puisque tu trouves qu'elle a mal fait. pourquoi veux-tu l'imiter ? Catiche 39

— Si c'était toi, dit Catiche, qu'est-ce que tu lui aurais fait ?

— Je lui aurais donné une gifle et je n'y aurais plus pensé.

Yvonne ajouta, après un silence : « Tu l’as jetée par terre et elle a saigné du nez ; ça lui a fait plus mal qu'une gifle ».

Le lendemain, Yvonne qui était trop faible pour se lever, s'adossa contre ses oreillers pour faire sa dentelle.

L’infirmière se précipita quand elle la vit s'affaisser. Elle saisit la petite boite à ouvrage et la déposa sur le lit de Catiche, puis elle recoucha Yvonne sans dire un mot, et s'éloigna après lui avoir recouvert la figure avec le drap.

Après plusieurs allées et venues, Catiche s’aperçut qu'Yvonne n'était plus dans son lit. Elle osa demander à l'infirmière si elle allait bientôt revenir.

— Elle ne reviendra plus. dit l'infirmière: elle est tout à fait guérie.

Alors Catiche rangea soigneusement sa dentelle et, après avoir regardé un moment la fine pointe du crochet, elle le mit dans l'étui et rendit le tout à la surveillante. Fragment de lettre


J’avais pensé à aller te rejoindre aux Indes, mais j'ai eu peur pour mes fillettes et surtout pour mon petit garçon qui est tris délicat.

Cependant je veux quitter ce pays le plus tôt possible, l'idée d'y rester m'est insupportable ; ma maison même m'est devenue odieuse…

Je suis décidée à retourner dans le pars où nous sommes nées, j'y retrouverai d'anciennes amies qui sont devenues des jeune mères comme moi, et près d'elles, je me sentirai moins seule.

Je sais bien que beaucoup de jeunes veuves préfèrent rester dans leur maison ; mais mon malheur à moi n’est pas ordinaire, et quand je t'aurai tout dit, tu penseras que j'ai raison. Fragment de lettre 41

Écoute : je n'ai jamais parlé de ces choses à personne. Les gens ne m'auraient pas crue et se seraient moqués de moi.

Toi. tu es ma sœur et tu m'aimes. Je suis sûre que tu ne penseras pas que je suis folle…

Quoique tu aies très peu connu mon mari, tu dois te souvenir de ses yeux qu'il avait très enfoncés et de teintes si changeantes qu'on ne pouvait jamais dire de quelle couleur ils étaient ; ainsi, plusieurs mois après mon mariage, je n'avais pu m'y habituer, et je baissais les paupières chaque fois qu'il me regardait un peu longtemps. Pourtant il était doux et affectueux, et je l'aimais.

À l'annonce de ma première grossesse, il m'entoura des soins les plus minutieux. Souvent, je surprenais un regard inquiet fixé sur moi. Je ne compris son tourment que le jour où il me dit : « Pourvu que ce soit un garçon ! »

Ce fut ma petite Lise, et rien ne pourrait rendre le regard de mépris qu'il laissa tomber sur le berceau.

La mignonne avait bien près d'un an quand j'eus une deuxième fille. Mon mari haussa les épaules ; cependant il regarda la petite et il dit d'un air désenchanté : « Il faut que j'en prenne mon parti ! Je vois bien que nous n'aurons que des filles ! »

Le jour de la naissance de mon petit Raymond, tout changea. J'étais si joyeuse que j'envoyai la bonne à la recherche de mon mari pour lui apprendre la bonne nouvelle. Il ne voulait pas y 42 MARGUERITE AUDOUX

croire ! II disait : « Vous devez vous tromper, je suis sûr que c'est encore une fille… »

Il entra dans ma chambre à pas comptés et, sans un regard pour moi, il alla droit au berceau.

Il prit le petit enfant au bout de ses doigts comme un objet précieux. Il l'approchait et le reculait de son visage ; il riait et je voyais qu'il avait envie de pleurer. Enfin il se tourna vers moi et dit : « Je suis bien heureux ! »

Je crois qu'il aimait bien tout de même ses petites filles, mais elles ne l'intéressaient pas, tandis qu'il lui semblait que son fils était à lui tout seul. Il l'avait tant désiré ! Devant nos amis, il disait très haut : « C'est mon fils ». Mais quand il était tout seul près du berceau, il disait : « C'est non petit garçon ! »

Aussitôt que l'enfant fut sevré, il s'occupa lui-même des soins à lui donner. Il le baignait et l'habillait avec adresse. Il lui préparait aussi ses légers repas. Puis ce furent des promenades sans fin. Le petit n'aimait que son père, et c'est à peine si j'osais lui donner une caresse, tant j'avais peur de contrarier mon mari. Il me disait souvent : « Embrasse donc tes tilles et laisse-moi mon fils ».

Pendant la nuit il w levait pour regarder dormir l’enfant. Un jour que j'avais appelé le docteur pour un bobo qu'avait ma petite Lise, il fut frappé de l'extrême maigreur de mon mari ; il l'obligea à se laisser ausculter. À peine avait-il appuyé son Fragment de lettre 43

oreille, que je vis ses yeux s'agrandir avec inquiétude!

Il écouta longtemps, et quand il eut fini, il fit une longue ordonnance. Puis, comme je l'accompagnais à la porte, il me dit presque bas : « Les poumons sont atteints ! Surtout, veillez bien à ce qu'il prenne ses remèdes, car le mal est déjà très avancé ! »

Je ne me rendais pas bien compte de celle maladie ; ce ne fut que huit jours après que le docteur, me trouvant seule, m'en donna tous les détails.

À force d'y réfléchir, je me souviens que mon mari avait commencé à tousser a la suite d'une pluie d'orage qui l'avait surpris dans la campagne. Il avait ôté son vêtement pour en couvrir l'enfant et il était resté assez longtemps dans ses effets mouillés

Depuis, la toux avait toujours été en augmentant. En peu de temps le mal fit de grands progrès. Mon mari dût bientôt renoncer aux promenades avec son fils. Il exigeait qu'on le laissa seul avec lui dans le jardin. Il passait ses journées assis dans un fauteuil, pendant que le petit jouait silencieusement près de lui.

Quand l'hiver arriva, ce fut une vraie torture ; mon mari gardait le lit ; il voulait que soit fils restât tout le jour dans sa chambre, mais le docteur le défendait très sévèrement. Je passais tout mon temps à imaginer des prétextes pour éloigner l'enfant ! C’était épouvantable.

44 MARGUERITE AUDOUX

Le père menaçait et suppliait pour avoir son fils, et rien ne pouvait distraire' l'enfant qui pleurait et voulait son père !

Vers le commencement du mars, le docteur m’avertit que le malade ne verrait pas l'été.

Il vécut encore deux mois avec de la fièvre et du délire. Il appelait son fils à grands cris, et quoique l'enfant fût souvent assez éloigné pour que les cris ne lui parvinssent pas, il semblait les entendre, il échappait a toutes les mains pour accourir vers la chambre de son père.

Un matin, mon mari me fit signe d'approcher tout près. Il regardait la porte avec inquiétude, et quand je fus penchée sur lui, il me dit dans l'oreille : « Il y a des nègres derrière la porte, ils viennent chercher mon petit garçon, donne leur des sous pour qu'ils s'en aillent ! »

Malgré moi, je demandais: « Des nègres ? »

– Oui ! Oui ! me dit-il, tiens, les voilà, maintenant qui viennent cracher sur mon lit !

Je haussais la vois comme pour chasser des mendiants, et jusqu'au dernier jour, il ne cessa de crier que des nègres venaient cracher sur son lit. Pour le calmer, il me fallait jeter de grosses poignées de sous vers la porte.

Une minute avant de mourir, il se dressa en criant : « Je veux mon fils ! » Puis il arrondit les bras comme s'il tenait l'enfant, et quand tout fut fini, son visage garda l'expression d'un sourire.

En rentrant du cimetière, il me fallut repoudre à Fragment de Lettre 45

mes enfants qui demandaient où était leur père. Je tâchai de leur expliquer qu'il était parti en voyage, mais mon petit Raymond me répondit : « Non il est mourir dans l'enterrement du cimetière. » Il dit cela en levant vers moi son petit visage sérieux, puis il se mit à pleurer en appelant son père.

Je le pris sur mes genoux pour le caresser et le consoler. Il pleura longtemps, puis il finit par s'endormir. Sa petite main remuait constamment comme si elle cherchait une autre main.

Le jour finissait, j'étais très lasse, je luttais contre une somnolence qui me gagnait, lorsqu'un léger bruit me lit regarder vers la fenêtre.

Une grande ombre se glissait sur le mur, et quand elle fut en face de moi, je reconnus mon mari, il montra du doigt l'enfant et me dit : « Embrasse-le bien car tu ne l'auras pas longtemps… » Les Poulains


C'était la fin de l'été, et aussi le dernier jour des vacances de Raymond. Sa mère et lui devaient quitter le soir même la petite île où ils venaient de passer deux mois.

Pendant que sa mère terminait les paquets, Raymond s'en alla courir une dernière fois sur la lande. Depuis qu'il était dans l’île, il avait appris à aimer les bêtes. Elles n'allaient pas par troupeaux, Les Poulains 47

comme dans les autres pays. De loin en loin, on voyait une vache ou un mention, le long des rochers. Il semblait à Raymond que ces bêtes étaient là comme des naufragés attendant du secours. Dès qu'elles entendaient des pas, elles levaient la tète et appelaient de leur voix de bêtes. Elles regardaient les gens aussi longtemps qu'elle. pouvaient les apercevoir, puis elles cessaient d’appeler, comme si elles comprenaient que le moment de la délivrance n'était pas encore venu.

Raymond s’était surtout attaché aux poulains qui gambadaient à travers l’île. Son préféré était un tout petit dont le poil avait des teintes roses. La veille encore, il s'était arrêté longtemps à le regarder. C'était à l'heure du soleil couchant. Le poulain galopait en faisant des grâces : il baissait et relevait la tête, comme s'il saluait le gros soleil rouge qui se couchait dans l'eau. Puis il se cabrait eu essayant de se tenir debout, ou bien il lançait ses pieds de derrière dans le vide ; ensuite, il reprenait son joli trot en traçant des cercles autour de sa mère. Mais, ce matin-la, Raymond eut beau courir le long des rochers et sur la lande, il vit les mêmes vaches et les mêmes moutons, mais nulle part il ne vit de poulains. Il ne savait à quoi attribuer cela, et il revint tout ennuyé retrouver sa mère qui l'attendait pour le départ.

En arrivant sur le port, Raymond vit tout de suite qu'il y avait autant de monde qu'un dimanche. Cependant, il remarqua que les gens ne se prome 48 MARGUERITE AUDOUX


naient pas tranquillement le long des quais et sur la jetée. Tout ce monde paraissait soucieux et affairé. Des groupes d’hommes parlaient haut et discutaient sur des sommes d'argent.

Pendant que sa mère faisait déposer ses colis tout auprès du bateau, Raymond s'approcha des groupes, et à travers les appels et les discussions, il apprit que c'était le jour de la foire aux 'poulains. On ne voyait pas l'endroit où était la foire, on n’en entendait pas non plus le bruit, mais d’instant en instant, on voyait arriver sur le port une femme qui conduisait par la bride une jument et son poulain.

Parfois, plusieurs hommes suivaient derrière ; leurs vêtements étaient à peu près semblables, mais on reconnaissait tout de suite le marchand à la façon dont il surveillait de l’œil l'allure du poulain. La femme faisait avancer la jument tout au bord du quai devant le bateau, et pendant que le petit, tout inquiet, se rapprochait de sa mère, deux hommes adroits lui passaient une grossière sous-ventrière où s'accrochait une barre de bois qui lui maintenaient les jarrets ; puis on entendait sur le bateau le grincement d'une poulie, deux roues tournaient, et un câble muni d'un énorme crochet s'abaissait vers le poulain et le soulevait comme un colis.

Tous avaient le même mouvement de frayeur quand ils se sentaient soulevés de terre : leurs paupières battaient très vite, ils allongeaient leurs Les Poulains 49

jambes de devant en repliant le pied, comme s'ils cherchaient un point d'appui, et, n'en trouvant pas, ils cessaient de se raidir, et tout leur corps pendait au bout du câble. La minute d'après, ils disparaissaient par un large trou au fond du bateau, d'où sortaient des hennissements et des piaffements de recul.

Après cela, la femme et la jument s'en retournaient du même pas lent, pendant que le marchand courait sur le bateau et se penchait au-dessus du trou en criant des ordres.

Raymond s'était imaginé que tous ces poulains grandiraient prés de leur mère jusqu'à ce qu'ils soient assez forts pour trainer des charges à leur tour ; et voilà qu'on les amenait dans ce bateau par surprise. Comme les enfants que l'on mène à l'école pour la première fois.

Cela lui rappelait le jour où sa mire l'avait conduit au collège. C’était l'année d'avant, et il ressentait encore l'impression de terreur qui l'avait saisi en se trouvant en face du grand bâtiment et de sa grande porte.

Son premier mouvement avait été de s'enfuir, et il avait fallu que sa mère le retint de toutes des forces par la main. Elle lui avait fait honte tout bas en lui montrant d'autres garçons qui suivaient leur mère d'un air sage, tout comme ces grands poulains qui venaient tranquillement jusqu'à ce Il n'avait pas oublié non plus ce petit garçon qui 50 MARGUERITE AUDOUX

s'était couché sur le dos, devant la porte du collège, et qui se défendait des pieds et des poings contre le monsieur qui essayait de le soulever de terre. Le petit garçon criait en appelant sa mère : il avait dû tant crier que sa voix en était tout enrouée. Un rassemblement s'était formé autour d'eux et des gens disaient :

— Il faudra bien qu'il entre ; il n-est pas le plus fort.

Et, le lendemain, Raymond l'avait bien reconnu dans la cour de la récréation.

Raymond pensait à toutes ces choses, et une grande pitié lui venait pour ces poulains que le bateau allait bientôt déposer dans des endroits inconnus.

Tout à coup, il vit les femmes qui encombraient le passage s'écarter pour laisser passer une grande jument blanche. Elle marchait lourdement et cherchait à s'arrêter à chaque instant. La femme qui la conduisait s'arrêtait en même temps qu’elle et reprenait sa marche en disant à la bête :

— Allons, viens donc !

Raymond reconnut aussitôt la mère de son poulain préféré. Le petit paraissait tout affolé ; il courait autour de sa mire en poussant sans cesse un petit hennissement qui ressemblait à un cri de tout petit enfant. Le marchand le suivait et cherchait à lui enserrer la tète dans un licol blanc et rose : mais le poulain l'évitait d'un léger recul ou d'un petit saut de côté. Le marchand commença Les Poulains 51

de jurer ; il voulut que la femme fit un effort pour l'aider, mais elle resta droite et raide à la tète de la jument, en répondant :

— Maintenant qu'il est à vous, prenez-le comme vous pourrez : je ne vous ai pas caché qu'il n'a jamais été attaché.

Les femmes s'apitoyaient sur la petite bête. pendant que le marchand s'avançait sur la pointe de ses gros souliers avec le licol tout grand ouvert au bout de ses deux mains. Il tournait et revenait sur ses pas pour surprendre le poulain, qui lui échappait toujours. C'était un gros homme pesant et maladroit, et Raymond pensait en lui-même qu'il avait l'air d’un ours essayant d’attraper un oiseau.

Cependant, il l'approcha deux ou trois fois de si près que le petit chercha du secours près de sa mère.

Il voulut d'abord se cacher sous son ventre ; puis il essaya de lui monter sur le dos, et comme tout cela était impossible, il se colla coutre elle et roula sa petite tète sous son cou pour y chercher une caresse.

Ce fut à ce moment que le marchand le saisit.

Quand le petit sentit la corde, il sauta des quatre pieds et se jeta de tous côtés=,. et Raymond entendit encore des gens qui disaient :

— Il faudra bien qu'il y vienne : il n'est pas le plus fort.

Le poulain axait reculé jusqu'à un amoncellement de colis, et il restait là, tout en recul, en 52 MARGURITE AUDOUX


secouant la tête de toutes ses forces pour échapper à la corde. Alors, le marchand s'avança sur lui en enroulant la corde à son bras pour en diminuer la longueur. Il tira ensuite une mince cravache de dessous sa blouse et il en frappa h. poulain d'un coup sec, en disant entre ses dents serrées :

— Avance donc, enfant de chameau!

Comme pour les autres poulains, la femme lit approcher la mère tout près du bateau.

Le petit tremblait de tout son corps ; il essayait encore de hennir comme pour demander du secours, mais sa voix trop fragile avait dû être cassée par le coup de cravache et, malgré tous ses efforts, il ne put la faire entendre.

Sa mère tendit le cou vers lui : ses naseaux eurent un frémissement en rencontrant les naseaux du poulain. Ses lèvres se mirent à trembler en s’allongeant, et elle les appuya un long moment sur la bouche de son petit, et Raymond vit bien qu'elle lui donnait le dernier baiser ; puis elle releva la tète et regarda la mer par-dessus le bateau.

La femme aussi regarda la mer pendant que la chaîne grinçait et que le poulain se balançait au bout du câble. Quand il eut disparu au fond du bateau, elle fit tourner la jument vers la terre, et toutes deux s'en retournèrent lentement. La femme marchait en écartant un peu les jambes, et sa jupe, qui se gonflait aux hanches, lui faisait comme une large croupe. Les Poulains 53

Pendant ce temps, le marchand consolidait sa haute casquette, secouait sa blouse et s'en allait rejoindre les autres marchands, qui menaient grand bruit à l'arrière du bateau.

Le Fantôme


À présent, tout était tranquille dans la maison et les bruits de la rue ne s'entendaient presque plus. De temps en temps, un fiacre passait encore au loin, les fers du cheval claquaient sur les pavés comme s'ils ne tenaient plus que par un fil à ses sabots, et les sons creux et gelés de sa clochette passaient clans la nuit comme un avertissement triste.

Marie avait cessé de pleurer et Angélique se tenait toute penchée sur la table, la tête presque sous l'abat-jour de la lampe.

Un craquement sec sortant d'un meuble fit relever vivement la tête à Angélique, pendant que Marie ramenait ses mains bien en vue sur la table, comme si elle craignait que quelqu'un les lui tou_ Le Fantôme 55

chât dans l'ombre, puis toutes deux regardèrent vers une porte vitrée qu'on voyait à l'autre bout de la pièce, et Angélique remonta un peu l'abat-jour pour que la clarté de la lampe s'étendit davantage sur les murs de la chambre.

Le silence augmenta encore et tout à coup la pendule se mit à sonner.

Marie se pencha vers la cheminée pour essayer de voir la pendule et elle dit à voix basse :

— Comme elle a sonné vite !

Angélique évita le regard de sa sœur en répondant :

— Tu trouves ?

— Oui, dit Marie toujours à voix basse, on dirait qu'elle s'est dépêchée de dire l'heure pour se renfermer au plus vite comme une personne qui a peur.

Angélique sourit à sa sœur et dit d'une voix assez calme :

— Il est minuit, il faut aller nous coucher.

— Non, dit Marie, je ne pourrais pas dormir. Lis-moi plutôt quelque chose, et elle atteignit un livre au hasard sur la petite étagère accrochée au mur tout près d'elle.

— Nous le connaissons par cœur, dit sa sœur en repoussant le livre. Elle regarda de nouveau vers la porte vitrée.

— Maintenant que l'oncle est mort, nous pourrons prendre les livres qui sont dans sa chambre. Il ne nous a jamais défendu de les lire. 56 MARGUERITE AUDOUX

— C'est vrai, dit Marie, mais je n'oserai pas entrer dans sa chambre maintenant.

Elle baissa la voix pour dire en se rapprochant de sa sœur :

— Tantôt, quand nous sommes revenues du cimetière, il m'a semblé qu'il rentrait dans la maison en même temps que nous.

Angélique remonta l'abat-jour tout en haut du verre de lampe et, dans le silence qui suivit, les deux sœurs entendirent un bruit qu'elles ne reconnurent pas.

— Qu'est-ce qui a fait ça ? demanda Angélique sans oser regarder sa sœur.

— Je ne sais pas, dit Marie, on dirait que quelqu'un est tombé ici sur le parquet.

— Il me semble que cela vient de ce côté, dit Angélique en montrant la fenêtre.

Elles écoutèrent un long moment dans le silence et Marie reprit en assurant sa voix :

— C'est sans doute ma tapisserie qui est tombée de la corbeille à ouvrage, et comme sa sœur ne répondait pas, elle proposa :

— Si nous y allions voir ?

Angélique prit la lampe qu'elle éleva très haut, et Marie prit sa sœur par le bras.

Le gros rouleau de tapisserie était toujours sur la corbeille à ouvrage.

Elles entrèrent dans le salon et dans leur chambre, regardèrent autour de chaque meuble, rien n'était dérangé. Elles revinrent dans la salle à manger. Le Fantôme 57

— C'est certainement ici que le bruit s'est produit, chuchota Angélique.

— Alors c'est dans le placard, dit Marie.

— Quel placard? demanda sa sœur.

— Celui de l'oncle, répondit Marie toujours à voix basse.

Elles arrivèrent très vite au placard et Marie l'ouvrit vivement, après avoir repoussé près de la fenêtre une chaise chargée de paquets de linge que la blanchisseuse avait apportés dans la journée.

Rien n'était dérangé dans le placard de l'oncle. Sur le devant de la planche du haut, deux chemises blanches étaient couchées l'une sur l'autre; elles arrondissaient leurs poignés empesés comme pour se faire un oreiller, et de chaque côtés d'elles venaient s'appuyer les mouchoirs pliés en carré et les chaussettes bien enroulées.

Les vêtements pendaient sous la planche et s'aplatissaient sur des épaules en bois.

Marie les fit glisser sur la tringle pour regarder en-dessous, mais elle ne vit que des chaussures reluisantes et bien alignées.

Elle referma le placard, et comme à ce moment la lampe éclairait vivement la porte vitrée, les deux sœurs virent en même temps l'oncle debout, le chapeau sur la tète, qui les regardait fixement de l'autre côté de la porte.

Marie lâcha le bras de sa sœur et recula d'un pas, mais Angélique ouvrit précipitamment la porte vitrée et tendit brusquement la lampe vers le fantôme. Elle se rassura aussitôt, elle venait de 58 MARGUERITE AUDOUX

reconnaître que c'était simplement le mannequin qui servait à sa sœur pour faire ses robes et sur lequel on avait mis par mégarde le chapeau et le paletot de l'oncle.

Marie se rapprocha sans dire un mot, elle ôta du mannequin le chapeau et le paletot qu'elle mit sur le lit de l'oncle, dont les matelas restaient découverts, avec seulement les couvertures pliées au pied, et, ainsi que sa sœur, elle vit tout de suite que tout était en ordre sur les meubles et que rien ne traînait par terre. Elles remarquèrent aussi que la fenêtre restait grande ouverte devant les persiennes fermées et que l'air était froid et chargé d'une odeur de buis.

Elles sortirent de la chambre en refermant la porte, et pendant qu'Angélique posait sur la table la lampe qui vacillait dans sa main, Marie s'assit lourdement comme si ses jambes lui faisaient tout à coup défaut.

Le silence continua, puis Marie dit :

— Après tout, ce bruit venait peut-être de chez les voisins ?

— Peut-être répondit Angélique ; elle ajouta en voyant sa sœur prêter l'oreille avec attention :

— C'est comme si quelqu'un était tombé sur les genoux.

Elle écouta aussi avec attention, puis elle demanda sans regarder sa sœur :

— Est-ce que tu as peur ?

— Non, dit Marie, et toi ?

— Moi non plus. Le Fantôme 59

Angélique se leva la première et dit comme tout à l'heure :

— Il faut nous coucher.

Elles se serrèrent un peu pour passer ensemble dans la porte de leur chambre et Marie donna un tour de clé pendant que sa sœur poussait le verrou.

Elles furent bientôt couchées côte à côte, et quand Angélique eut souillé la lampe qu'elle avait mise tout près de son lit, les deux sœurs s'aperçurent que la flamme de la veilleuse n'éclairait pas comme à l'ordinaire  ; elle s'allongeait parfois comme si elle voulait sortir du verre, et les ombres qu'elle renvoyait sur les murs ne ressemblaient pas aux ombres des autres soirs. Cependant Angélique s'efforçait de respirer un peu fort comme si elle dormait tranquillement, et Marie n'osait faire le plus petit mouvement de peur de réveiller sa sœur.

Mais, jusqu'au matin, les yeux des deux sœurs guettèrent le fantôme tombé dans la maison et qui pouvait apparaître d'un moment à l'autre. Quand il fit grand jour, elles se levèrent en même temps.

En entrant dans la salle à manger, la première chose qu'elles virent, ce fut un gros paquet de linge qui était tombé de la chaise sur le parquet et que le double rideau de la fenêtre cachait à moitié.

Alors elles se regardèrent en souriant et s'embrassèrent.


Y a des Loups




Les infirmières l’appelaient grand’mère et lui parlaient comme à une petite fille.

Depuis quinze jours qu’elle était dans la salle, personne n’avait pu la décider à se laisser opérer.

Chaque matin, les internes s’arrêtaient près de son lit.

Il y en avait un qui lui parlait avec beaucoup de douceur ; il riait en montrant de belles dents blanches et il disait :

— Voyons grand’mère, on ne vous fera aucun mal, et ensuite vous serez leste comme une jeune fille.

Mais elle secouait la tête en baissant le front, puis, d’une voix claire et douce, elle répondait :

— Non, je ne veux pas.

Aussitôt que les médecins avaient quitté la salle, elle se levait de son lit et s’asseyait près de la fenêtre.

Elle passait toutes ses journées à regarder les gens qui allaient et venaient dans la cour. J’étais sa voisine et j’avais souvent l’occasion de lui rendre quelque petit service. Peu à peu, elle me parla de son mal ; elle disait :

— C’est dans le ventre que je souffre, mais il y a si longtemps que j’ai fini par m’y habituer.

Alors elle regardait vers la fenêtre en ajoutant : « Je voudrais bien m’en aller d’ici ».

Ce matin là, elle était toute joyeuse parce que l’interne lui avait dit qu’on allait la renvoyer de l’hôpital. Tout en rangeant ses petites affaires, elle me raconta qu’elle était depuis peu à Paris. Son mari était mort l’année d’avant et sa fille, qui était établie à Paris, n’avait pas voulu la laisser seule au village ; elle lui avait fait vendre tout son bien, et maintenant elle vivait dans une petite boutique entre sa fille et son gendre.

Dans les premiers temps, elle était contente d’être à Paris ; puis il lui était venu un immense regret de ses champs. Elle pensait sans cesse à ces gens qui habitaient maintenant sa petite maison ; ils avaient acheté aussi les deux vaches et le cheval, il n’y avait que l’âne qu’elle n’avait pas voulu vendre. Sa fille avait beau lui dire qu’à Paris il n’y avait pas d’ânes, elle n’avait pas voulu s’en séparer, et il avait bien fallu l’amener. On l’avait mis chez un marchand de lait qui le soignait, et où elle pouvait le voir chaque jour.

À force de s’ennuyer, voilà qu’elle avait senti davantage son mal ; aussitôt sa fille l’avait amenée à l’hôpital. Le médecin avait dit qu’une opération pourrait la guérir, mais elle aimait mieux garder son mal jusqu’à la fin de sa vie, plutôt que de se faire opérer.

Sa fille venait souvent la voir. C’était une grande femme qui avait le nez pointu et le regard dur. Elle souriait à toutes les malades en traversant la salle, et tout le monde pouvait entendre les paroles d’encouragement qu’elle prodiguait à sa mère.

Ce jour-là, elle s’arrêta longtemps à causer à la surveillante. Grand’mère la regardait d’un air craintif et respectueux. Elle avait perdu son air joyeux du matin, et elle avait l’air d’une petite fille qui s’attend à être grondée.

Maintenant sa fille s’avançait en distribuant des oranges aux malades, et quand elle fut près de sa mère, elle l’accabla de tendresses et de baisers ; elle disait à haute voix :

— Je veux que tu sois raisonnable et que tu te laisses opérer.

Grand’mère la suppliait tout bas de l’emmener, mais la fille répondait : « Non, non, je veux que tu guérisses ». Elle prenait les malades à témoin, disant que sa mère avait encore de longues années à vivre et qu’elle voulait la voir bien portante.

Grand’mère ne se laissait pas convaincre, elle continuait de dire tout bas : « Emmène-moi, ma fille ».

Alors la fille se mit à dire :

— Eh bien voilà : si tu ne veux pas, je vendrai l’âne.

Et elle était partie au milieu des rires de toute la salle.

Grand’mère en était restée toute égarée, elle regardait ces femmes qui riaient. Enfin elle ouvrit la bouche comme si elle allait appeler au secours, et pendant que les rires redoublaient, elle cacha sa tête sous son drap. Toute la nuit, je l’entendis remuer ; elle ne pleurait pas, mais ses soupirs étaient longs comme des plaintes.

Au matin, quand elle aperçut la surveillante, elle lui cria.

— Je veux bien, Madame !

La surveillante la complimenta, puis ce fut le tour des internes, ils venaient l’un après l’autre s’assurer de son consentement ; à tous elle disait avec le même mouvement du front : « Oui, je veux bien ».

À l’heure où les malades ont la permission de se distraire, toutes celles qui pouvaient marcher entourèrent le lit de grand’mère.

Chacune parlait de son mal, l’une montrait un pied où il manquait trois doigts ; l’autre expliquait comment on lui avait enlevé un sein ; celle-ci découvrait un ventre partagé par une longue raie rouge, et une petite femme mince et noire raconta qu’elle s’était réveillée avant la fin, et qu’il avait fallu quatre hommes pour la tenir pendant qu’on la recousait.

Grand’mère n’avait pas l’air de les entendre ; elle-se tenait adossée contre ses oreillers et, de temps en temps, elle levait la main comme pour chasser une mouche. Puis la nuit revint ; les infirmières s’en allèrent après avoir éteint toutes les lumières, il ne resta plus qu’une petite flamme qui éclairait la grande table où s’étalaient des linges et des instruments bizarres.

Vers le milieu de la nuit, la surveillante vint faire sa ronde ; elle marchait sans bruit, et la lanterne qu’elle balançait au dessus de chaque lit avait l’air d’un gros œil curieux.

Grand’mère se leva quand la lanterne eut disparu ; elle s’approcha de la fenêtre et cogna au carreau avec son doigt recourbé. Elle cognait tout doucement et elle faisait des signes à quelqu’un dans la cour.

Je regardai de ce côté, la cour était toute blanche de neige, et on ne voyait que des arbres noirs et tordus qui allongeaient leurs branches vers nous.

Maintenant grand’mère cognait plus fort ; elle se serrait contre les vitres, comme si elle espérait qu’on allait lui ouvrir du dehors. Puis sa voix claire et douce monta comme une plainte qui traîne. Elle dit : « Y a des loups ! »

La gardienne de nuit s’approcha pour la faire taire, mais grand’mère se sauva vers une autre fenêtre. Elle se mit à cogner de toutes ses forces, comme si elle eût demandé asile aux arbres de la cour. Elle répétait d’un ton plaintif et suppliant : « Y a des loups ».

Bientôt toutes les malades furent réveillées et l’une d’elles alla chercher du secours. Deux hommes se saisirent de grand’mère et la couchèrent de force ; ils mirent deux larges planches de chaque côté de son lit et la gardienne de nuit s’installa près d’elle ; grand’mère se dressait à tout instant du fond de ses planches, comme si elle essayait de sortir de son cercueil. Pendant longtemps, elle continua de faire des signes d’appel, puis ses bras restèrent immobiles et on n’entendit plus que sa plainte lente et triste, qui disait sans relâche : « Y a des loups ! »

Cela montait comme un cri de frayeur et emplissait toute la salle. Vers le matin, la plainte se fit plus faible, on eût dit que la petite voix claire s’était usée. Elle traîna longtemps comme une plainte d’enfant, et quand le jour parut, elle se cassa en disant encore « Y a des loups ! »

TABLE



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Le Propriétaire-Gérant : Paul Cornu

Imprimerie Nouvelle l'Avenir (assoc. ouvr.), Nevers
LES CAHIERS NIVERNAIS ET DU CENTRE

Paraitra en Août :

JULES RENARD

CAUSERIES

Ont paru au cours de 1909-1910 :

JULES RENARD, Mols d’Écrit, 120 pages… 21 50

JEAN LOCQUIN, les Musées de Nevers, 64 pages… Épuisé

HENRI BACHELIN, Horizons et Coins du Morvan, poèmes, vignettes de Louis CHARLOT, 48 pages, édition sur Hollande. 1 50

ROMAIN ROLLAND. Extraits de son œuvre, précédés d’une étude biographique et littéraire, de JEAN BONNEROT, vignettes de CHARLES DE FONTENAY. 148 pages…. 2 50

CHARLES-LOUIS PHILIPPE. Étude, extraits, portrait. 120 p… 2 »

L. — H. ROBLIN, député, l’Administration d’une Commune rurale, vignettes de Francis JOURDAIN, 32 pages (2e édition). 0 75

RAYMOND DARSILES, Emile Guillaumin, 40 pages, portrait de Guillaumin, croquis. 1 50

Vient de paraître à PARIS, chez FASQUELLE, 11, rue de Grenelle

Charles-Louis PHILIPPE

Dans la Petite Ville

1 volume de 314 pages, 3 fr. 50

S’adresser à M. PAUL CORNU, gérant, 100, avenue de Versailles Paris