Le Chaînier
La Revue blancheTome XXX (p. 587-588).

LE CHAÎNIER

En veste rouge de bourreau,
De Paris jusqu’à Montcreau
Il a posé la chaîne neuve
Au fond de tout le lit du fleuve

Sur les courants cadenassés
Convois sur convois sont passés :
Voici que depuis vingt années
Le toueur aux deux cheminées
Maille à maille et par échelon
Rampe et ferraille et grince au long.

Patron d’un pont de cœurs de chênes,
Avec un balai de bouleau,
D’un doux geste de fil de l’eau
Il pousse en tas les vieilles chaînes.
Dans la rouille de sang et d’or
L’automne du fer mort s’endort
En boule comme des cloportes,
Tel l’octobre des feuilles mortes.

Vieux chaînier, au pied de ton lit
L’étau bâille sur l’établi.
N’est-ce aux ronflements de ta gorge
Ou’étincelle le feu de forge
Mieux qu’au vent du soufflet bouffant
Dont la grande ouïe à sec respire ?
La cuisine du vieil enfant,
En tout : le gril, la poêle à frire,
Joue à taquiner cet enfer,
Le feu de forge où cuit le fer.

Fer lépreux, cliquette ta joie !
Du chaînier amarré là-bas
Le branle de tous les sabbats
Au ciel morne monte et rougeoie.
Si le marin n’a point perdu
Son âme dès un temps indu,
C’est qu’il ne sait plus bien lui-même
Ce qu’il a fait du chiffon blême,
L’arrimant sans doute, ayant bu,
Au fin fond des fers de rebut.

Le bon toueur exempt de haines,
Le toueur égrène en faveur
Dü vieux marin, damné buveur,
Du marin martelant ses chaînes
Qui dit aux spectres : « Ferraillons ! »
Son chapelet sur les maillons.

Alfred Jarry