Éditions de la nouvelle revue française (p. 211-225).

TROISIÈME PARTIE

Mon rôle se réduisait-il vraiment à si peu de chose qu’il n’y fallût que de l’à-propos ? Chez moi, dans l’atmosphère de drame que le retour de Maurice avait créée, et comme ma joie l’emportait sur toutes les objections, j’avais pu, sans m’attarder, admettre que le retour de Maurice s’imposât de la façon la plus simple. Je n’avais pas discuté : c’était en somme un rêve, et un beau rêve, que je faisais. Et, s’il en était ainsi de moi, que n’en serait-il pas de la malheureuse Marthe ?

Quand je me trouvai dehors, ayant laissé Maurice chez moi, où il devait attendre le résultat de ma démarche, j’eus l’impression très nette que je sortais d’un rêve, en effet, et que ma tâche n’était peut-être pas si facile. L’air de la rue me dégrisait.

Que Maurice fût persuadé que Marthe recevrait la nouvelle de son retour avec une joie plus ouverte encore que la mienne, je le concevais : il y était trop intéressé. Mais je n’avais pas les mêmes raisons de supputer que tout irait pour le mieux. Dehors du moins, échappant à l’espoir contagieux de Maurice, je n’avais plus les mêmes raisons de garder la même conviction.

En vérité, il m’apparut soudain que je ne savais à peu près rien de la vie que Marthe avait menée depuis la disparition de Maurice.

Je ne l’avais vue que rarement, parce que je comprenais qu’il lui était pénible de me voir. J’avais compris qu’elle supportait mal sa douleur et qu’elle supportait mal aussi de ne pas me le dissimuler mieux. Elle s’était toujours défiée de moi, même au temps qu’elle était heureuse. Et je comprenais qu’elle souffrît davantage de m’avoir pour témoin de son malheur. Je souffrais quant à moi de sa défiance et, plus d’une fois, je me le rappelle, j’avais eu envie de lui crier : « Mais je suis votre ami, Marthe ! Je suis votre ami, pleurons ensemble ! » Mais elle poussait évidemment la jalousie jusqu’à vouloir pleurer seule. Et au moment que je me rendais chez elle pour lui annoncer le retour de Maurice et le retour de son bonheur, je ne songeais pas sans tristesse qu’elle souffrirait encore d’en recevoir la nouvelle par moi. Et comment la lui annoncer, cette nouvelle terrible ? De quel biais la préparer seulement ?

Dans la voiture qui m’emmenait chez Marthe, je regrettais d’avoir pris une voiture pour arriver plus vite. Il y avait déjà trois mois, trois grands mois, que Marthe n’avait eu ni visite ni lettre de celui qui eût été volontiers son meilleur ami. Trois mois. Je ne l’avais pas dit à Maurice.

— Pourvu qu’elle ne soit pas en voyage ! pensai-je.

Mais aussitôt je pensai que son absence me tirerait d’embarras. Il me resterait à écrire, puisque Maurice ne voulait pas écrire lui-même, et je prévoyais que par deux ou trois lettres successives, je viendrais à bout de ma tâche avec plus d’habileté.

Oui, alors que j’étais parti de chez moi sans hésiter pour lui annoncer ce que j’avais à lui annoncer, je souhaitais, à mesure que j’approchais de chez elle, de ne pas trouver Marthe : une espèce de gêne m’envahissait.

Or, comme je descendais de voiture et payais le chauffeur, une jeune femme joyeusement me salua.

— Tiens ! vous aussi ? fit-elle.

C’était une amie de Marthe. Elle riait.

— Vous veniez voir les amoureux ? Ils ne rentrent que demain.

Je la regardai.

— Ils ne rentrent que demain ? répétai-je.

J’étais interdit.

Je demandai :

— Quels amoureux ?

— Hé ! Ne veniez-vous pas chez Marthe ?

— En effet.

— Alors !

Et elle éclata de rire.

Mais tout à coup elle s’arrêta, et à son tour interdite :

— Oh ! s’écria-t-elle, je parie que vous ne saviez pas… C’est vrai, vous n’étiez pas au mariage !

Et immédiatement :

— J’ai fait une gaffe ?

Je bredouillai une vague protestation. La jeune femme avait l’air contrit. Et là, sur le trottoir, devant la maison de Marthe, devant la maison de Marthe et de Maurice, près d’un chauffeur de taxi qui nous écoutait, j’appris que Marthe s’était remariée, j’appris tout, le nom de son mari, le chiffre de sa fortune, le jour et le lieu de la cérémonie religieuse, et que le nouveau ménage demeurait dans l’appartement de l’ancien.

Je devais avoir une assez sotte figure.

— Pardonnez-moi, me dit la jeune femme, je vous ai fait de la peine. Je comprends, vous espériez peut-être…

Et elle mettait dans sa voix un ton de compassion.

— Non, non, répliquai-je. Ce n’est pas cela. Vous vous trompez, je n’étais que son ami. C’est autre chose.

Elle se rasséréna.

— Oui dit-elle. Vous étiez surtout l’ami de Maurice. Mais il ne faut pas en vouloir à Marthe. Rester veuve à son âge, ça n’est pas drôle.

Je me ressaisissais. La jeune femme s’en aperçut, car elle reprit son air enjoué, toute satisfaite d’avoir été moins maladroite qu’elle ne l’avait tout d’abord craint. Comme elle ne craignait plus rien, elle ajouta :

— Et puis, vous savez, mais vous ne le savez peut-être pas, votre ami était sans doute un mari parfait, mais il a donné à cette chère Marthe le goût des bonnes choses. Sans compter qu’elle m’a toujours paru ne pas manquer de tempérament. Vous ne la connaissiez pas : c’est une amoureuse.

Et, contente de cette anodine perfidie, qu’un sourire adoucissait, l’amie de Marthe ouvrit la portière du taxi et conclut :

— Vous me déposerez à la Madeleine, voulez-vous ?


Maurice était reparti le soir même, sans me demander de longues explications et sans se plaindre.

— Tu ne me reverras plus, m’avait-il dit simplement. Pour tout le monde j’étais mort. Je continuerai de l’être. Et toi, mon ami, oublie que je ne le suis pas. Dès ce soir je disparais à jamais.

Il n’y avait aucune emphase dans son adieu. S’il fut désespéré, il le contint. Je n’avais plus devant moi que le Maurice des premiers temps de la guerre, celui qui, taciturne, s’était, lui aussi, défié de moi. Rien ne l’aurait empêché de repartir.

Je ne lui avais, au dernier moment, posé qu’une question :

— Et si je revois Marthe ?

Il m’avait répondu :

— Tu lui diras ce que tu voudras.

Je ne l’ai pas revu. Je n’ai pas revu Marthe.


Le 21 avril 1924, lundi de Pâques, le courrier du matin m’apporta une longue enveloppe blanche timbrée de New-York. Elle contenait une brève lettre dactylographiée, à signature illisible, qui m’invitait à ouvrir une enveloppe plus petite que l’on m’envoyait. La petite enveloppe contenait un billet de la main de Maurice, signé de lui, et daté du 21 novembre 1923.

Maurice écrivait :

« Quand tu recevras ce billet, tu sauras que je suis mort. Définitivement, si tu me passes cette lugubre plaisanterie. Je ne regrette rien. Ne regrette rien non plus. Et sois heureux, si tu peux. »

Le soir, en troisième page, le journal le Temps publiait l’information suivante :

« Erreur macabre. — M. René F…, de la classe 1908, originaire de Roanne, avait été, en 1914, blessé aux environs de Rambervilliers, à Roville-aux-Chênes ; à ce moment il fut évacué sur Épinal et Lyon, où il fut réformé. Depuis cette date il n’était pas retourné dans cette région. Ces jours derniers, le hasard de sa profession le ramenait à Rambervilliers et il se rendait au cimetière militaire.

En le parcourant, il lut avec étonnement, sur la croix blanche d’une tombe, son nom, ses prénoms, le numéro de son régiment, sa classe et son matricule. M. F… a prévenu l’autorité militaire qui a fait le nécessaire pour corriger cette erreur. »

J’ai laissé sur ma table, à côté de l’Ingénu, je le répète, le livre à couverture blanche qui s’ouvre tout seul à la page 62 chaque fois que je veux l’ouvrir. Mais je les sais par cœur aussi maintenant, les beaux vers qui avaient enchanté Maurice :

« Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille… »

achevé d’imprimer
le 18 octobre 1924
par f. paillart
à abbeville (somme)