Le Château vert/01
LE CHÂTEAU VERT
CHAPITRE PREMIER
Un matin d’août, par le plus beau soleil, au grau d’Agde, Benoît Jalade se désolait une fois de plus, que, malgré la prospérité du Château Vert, l’hôtel qu’il avait hérité de ses parents, les recettes ne suffisaient point aux dépenses. Sa femme, Irène, le rassurait de son mieux, dans le petit bureau qu’un couloir séparait de la cuisine, et où, avec leur fille Thérèse, ils goûtaient la douce intimité familiale.
— Je n’y comprends rien, disait Benoît. Nous faisons beaucoup d’argent, et il y a des jours où j’ai de la peine à acquitter des notes de rien du tout.
— Nous avons tant de frais, mon ami ! Et puis les réparations, les agrandissements, le garage… Ça coûte, un garage.
— Puisque nous avons augmenté le prix de la pension, nous devrions avoir de l’argent de reste. Or j’ai été encore obligé d’emprunter au brave François Ravin, il y a un mois.
— Tout s’arrangera, pourvu que nous ayons toujours beaucoup de monde.
— Il faudra que je sache où file mon argent. Dès aujourd’hui, je tiendrai une comptabilité sévère.
— Quel casse-tête tu vas t’infliger !
Benoît était assis à sa petite table d’acajou, qui appuyait contre le mur ses deux menus compartiments de tiroirs, où s’entassaient pêle-mêle des factures, des quittances, des papiers à lettres. Benoît, les coudes sur la table, souffrait véritablement, lui si loyal, de voir sa dette monter chaque jour. Il finit pourtant par donner raison à sa femme. Il lui donnait toujours raison.
Il se leva d’un sursaut, et se plaçant tout contre Irène, il lui dit :
— J’ai le cafard, des fois, que veux-tu !
— Allons, avec tous nos éléments de fortune, tu ne devrais pas te désespérer.
Irène le saisit par les bras et tendrement le baisa au front. Ils étaient l’un et l’autre d’une taille au-dessus de la moyenne, le teint rose, les cheveux châtains, et de figure presque jolie. Irène, qui avait en ses yeux bleus, quand elle voulait, une douceur languissante, savait l’empire absolu qu’elle possédait sur son mari. Si elle lui recommandait d’avoir confiance en l’avenir, et à l’heure même où les menaçait quelque épreuve, elle ne mentait pas. Car, pareille à l’oiseau qui attend chaque jour du bon Dieu sa pâture, elle était douée de la plus rare insouciance. Benoît également voyait d’ordinaire la vie facile, dans cet hôtel où il avait vécu toujours heureux. Aussi, pour ne pas troubler la sérénité de leur existence, n’osait-il pas reprocher à Irène l’excès de ses dépenses en toilettes et en promenades.
Il se retirait de son étreinte, lorsque la porte de leur salle à manger s’ouvrit. Leur fille, Thérèse, apparut, une enfant gâtée, un peu gamine, qui se croyait belle, malgré son nez trop long et ses lèvres trop grosses. À vrai dire, le brillant velouté de ses yeux noirs, l’éclat bronzé de sa peau, prêtaient un certain charme à la fraîcheur de ses seize ans. Thérèse était pour ses parents le trésor de leur amour. Et elle abusait de leur complaisance en souveraine.
Coiffée d’un chapeau neuf qui ne laissait guère à découvert que l’extrémité de ses cheveux courts, une ombrelle à la main, elle s’avança vers son père en minaudant :
— Toi ! lui dit-il. Tu viens nous demander quelque chose.
— Oui. Je m’en vais à Agde.
— À Agde !… Et pourquoi ? Nous allons bientôt déjeuner.
— Jacques me conduira en auto chez les Ravin.
— Tu vas trop souvent chez nos amis, petite. Les gens finiront par s’étonner que nous te laissions aller si librement dans une maison où il y a un jeune homme à marier.
— Je me moque bien des gens ! Et puis, je suis chez les Ravin comme chez moi.
— Si tu veux me faire plaisir, tu renonceras désormais à ces visites imprévues. Les Ravin sont trop riches.
— Pas pour nous.
D’une brusque pirouette Thérèse s’éloigna, en marmonnant, de méchante humeur.
— Notre héritière n’est pas contente, plaisanta Benoît.
— Tu as été dur. Que les gens s’occupent de leurs affaires, non des nôtres. Tant que les Ravin ne se fâchent pas !
— Ils sont trop polis pour se fâcher. Et ils ne soupçonnent rien de la liaison qui peut se tramer entre les deux enfants.
— Mais il n’y a rien !… Ah ! comme tu te montes la tête !…
Irène lança un regard de reproche à son mari. Celui-ci, faiblissant aussitôt, se gratta le nez et dit :
— Tu n’as peut-être pas tort. Té ! Je m’en vais surveiller mes marmitons.
Tandis que Benoît passait dans la cuisine, Irène, nonchalante, le remplaça au petit bureau, afin d’établir quelques notes pour sa clientèle.
Le Château Vert était une volumineuse bâtisse, ici en bois, là en briques, construite par morceaux, au fur et à mesure que se développait la prospérité du grau d’Agde. Au rez-de-chaussée, la salle à manger, deux salons, un café, la cuisine et les différentes pièces d’un nombreux ménage. Sur l’un des côtés de ce bizarre caravansérail, au rez-de-chaussée, s’étalait une terrasse très gaie, encadrée, du moins à demi, de fines lamelles à jour où grimpaient les lianes d’une vigne vierge. Le bois des façades était peint en vert, ce qui, dans le grand paysage de lumière, de sables argentés et d’eaux, prêtait à l’énorme bâtisse une sorte de rusticité malicieuse. Un bosquet de vieux pins descendait vers la plage, qui depuis l’Hérault jusqu’aux laves du Cap allonge une lieue de sables. Aucun endroit du monde n’eût offert plus de magnificence aux Jalade. Non qu’ils en sentissent la beauté, le charme d’ingénuité primitive. Mais ils lui avaient confié leurs rêves de fortune.
Devant le château, que suivaient des auberges et d’humbles gîtes de baigneurs, l’Hérault, tel un fleuve majestueux, roulait ses ondes vertes, et là-bas, sur la rive opposée, s’étendait à perte de vue une lande à la brousse sauvage. À deux cents mètres du château, le fleuve s’abandonnait aux remous de la mer avide. Sur la plage campaient en grouillantes tribus, à l’abri de leurs voitures et de leurs charrettes, des paysans du littoral : campement d’ancien temps, auquel les Jalade ne s’intéressaient pas plus qu’ils n’étaient tentés d’aller en promenade jusqu’au phare qui, tout à la pointe de la jetée élève sa tour blanche et sa lanterne de verre, dont la clarté dès le crépuscule s’élance vers le large et le promontoire de Cette, très loin.
Benoît, quand il eut fait un tour à la cuisine, s’esquiva par le jardin potager vers le garage. Tout à coup, une auto, la sienne, tourna devant lui, dans la direction d’Agde. Il appela :
— Jacques, arrête !… Arrête !…
Jacques, son chauffeur, n’entendit rien. Thérèse feignit de ne rien entendre, et même elle se mit à rire. L’auto filait comme une folle, le long de l’Hérault. Cinq kilomètres, jusqu’à Agde, illustre cité de jadis, qui, bâtie avec des laves de son volcan, semblait brûlée par un incendie. Ses rues tortueuses sentaient la marée, le cuir et le goudron, aussi la cuve en fermentation par ces temps de vendanges. Car la plaine de sable, qui va de la ville au grau était depuis vingt ans transformée en royaume des vignes.
L’auto longea les quais, jusqu’au delà du pont suspendu puis, contournant le moulin royal dont la digue brise le cours du fleuve, elle monta vers la promenade aux radieux platanes, et à la lisière de la ville, dans un quartier de jardins, elle s’arrêta devant la grille d’une maison presque neuve un castel bourgeois qu’égayait un parc. Thérèse mit allègrement pied à terre et, négligeant de sonner à la grille, elle pénétra au pas de course chez les Ravin.
Dans l’ample vestibule, qui était dallé de marbre gris, Mme Ravin, la corpulente et généreuse Eugénie, accueillit l’enfant avec des transports de joie.
— Que tu as bien fait de venir !
— Papa ne voulait pas. Il a peur que je sois indiscrète.
— Toi !… Depuis quand ?
Thérèse déposa son chapeau et son ombrelle dans le boudoir, où Eugénie l’avait accompagnée.
— Et Philippe ? demanda-t-elle.
— Il travaille au bureau. Mais il ne tardera pas à rentrer avec son père.
Un peu après midi, les deux hommes rentrèrent, en effet, toujours contents. M. Ravin, François, ainsi que l’appelait familièrement Thérèse même, était plutôt petit, assez laid, les yeux illuminés d’intelligence et de bienveillance dans un visage anguleux.
— Ô petite ! s’écria-t-il. Quelle surprise ! Tu déjeunes avec nous ?
— Naturellement.
— Et ton père ? Et ta mère ? Je veux toujours aller les voir. Toujours quelque occupation m’en empêche. Ah ! ce n’est pas une sinécure que le métier de négociant en vins.
Thérèse ne l’écoutait plus. Elle s’était tournée vers Philippe, beau garçon, grand, très brun, qui dans son calme, sa froideur au moins apparente, se divertissait de la voir si vive, si ardente. D’un élan elle lui sauta au cou.
— Tu ne me grondes pas, toi non plus, Philippe, pour m’être invitée ?
— Je t’en félicite, au contraire.
— Tu sais, moi, tout ce va-et-vient de l’hôtel m’ennuie, et la pose de tant de gens qu’on ne connaît pas. Ça me repose d’être ici.
— Tu as raison, va.
Philippe chérissait beaucoup Thérèse. Mais de dix ans plus âgé, il l’avait connue toute petite, alors qu’il faisait parfois des rêves d’amourette. Elle n’était encore pour lui qu’une enfant, une grande poupée, amusante, affectueuse. Il ne lui venait point à l’idée qu’elle pouvait un jour devenir sa femme.
Eugénie sortit de la cuisine, en frappant dans ses mains :
— À table ! mes amis !
Thérèse, incontinent, prit le bras de Philippe. À table, elle se plaça auprès de lui, comme d’habitude. Tout le long du repas, c’est elle qui, de sa verve enjouée, entretint la conversation, vantant la prospérité du Château Vert, remerciant des yeux Philippe de se montrer si coquet, certainement pour lui plaire. François, devenu sérieux, avait échangé avec sa femme un regard d’étonnement. N’avait-il pas, deux mois auparavant, prêté encore à son ami Benoît Jalade une assez forte somme ?
— Le Château Vert fait donc de l’argent ? demanda-t-il à Thérèse.
— Certes !… On refuse du monde.
— Tant mieux !
À la fin du repas, glorieuse de se sentir chez elle, Thérèse se leva prestement et servit le café, qu’on prenait à table. La porte-fenêtre restait ouverte sur le parc, et protégée des feux du soleil par un store blanc à bandes jaunes. Dans ce castel, au bord de la ville, on respirait avec délices le parfum des choses toutes neuves, d’une sobre élégance.
Philippe, quand il eut savouré sa tasse de café, descendit au parc lentement, sans dire un mot, par le perron de cinq marches. Thérèse, fâchée d’une pareille indifférence, baissa le front.
— Va le rejoindre, parbleu ! plaisanta François.
— Il est drôle, balbutia-t-elle. À quoi pense-t-il donc ?
— Je ne sais, petite. À moins qu’il ne pense à rien : ce qui est probable.
Thérèse, d’un bond de chatte, s’échappa dans le parc, à la recherche de Philippe. D’abord, elle ne l’aperçut point, sous la voûte des épais feuillages. C’est qu’ayant parcouru, pourtant sans hâte, une allée sinueuse, il sortait maintenant d’une touffe de roseaux, pour se promener sur le talus de bordure qui dominait un vaste domaine, éclatant de plantations diverses et occupé par trois serres.
Depuis deux mois, le fameux maraîcher d’Adge, Isidore Barrière, avait acheté, en mitoyenneté de l’habitation des Ravin, cette importante propriété, où il réalisait enfin le rêve de sa vie, qui était de dépenser son art très personnel de pépiniériste et d’horticulteur. Aussi pratique qu’imaginatif, Barrière avait pendant trente ans de labeur amassé une fortune de deux cent mille francs, que dans son paradis rayonnant de plantes et de fleurs comme le ciel d’étoiles, il se flattait d’augmenter sans trop d’efforts. Pour qui nourrissait-il l’ambition d’une fortune enviée ? Non pour lui, qui ne connaissait aucun plaisir hors de son domaine, mais pour son enfant unique, sa Mariette qu’il espérait bien marier avec un monsieur de la bonne société, à Béziers ou à Montpellier.
Le premier jour où, parmi les richesses de son jardin, Mariette, souriante et belle, brune fille du pays de la vigne et de l’olivier, lui apparut soudain, Philippe sentit son cœur, d’ordinaire, aussi calme que l’eau qui dort, s’éveiller dans une pensée de lumière et d’amour. Il l’admira longtemps, avec une sorte d’enthousiasme, comme s’il eût découvert la beauté pour la première fois. Dès qu’il pressentit qu’elle allait se trouver de son côté, il se rejeta violemment au sein des roseaux, par pudeur. Peu à peu, les jours suivants, il eut plus de courage, il soutint le regard de la jeune fille une seconde. Puis il la salua de la main, et gentiment, et par politesse de voisinage, elle lui rendit son salut.
Hier, il avait osé lui adresser quelques mots.
— M. Barrière a tous les talents, mademoiselle.
— Oh ! monsieur, des talents d’horticulteur !
— Vous devez vous plaire mieux ici que dans votre jardin maraîcher de l’autre côté de la ville ?
— Le jardin maraîcher ne me déplaît pas, puisque j’y suis née.
Elle avait salué du front, et timide aussi, elle était revenue à la maison. Lui, immobile, l’avait suivie des yeux avec ravissement.
À présent, sur le talus de bordure, Philippe s’était placé au même endroit que la veille. Il s’impatientait déjà de l’absence de Mariette, lorsque son brun visage à l’ovale régulier, à la clarté vive qu’ombrageait un fin chapeau de tulle blanc, apparut entre des tiges de bambous que dorait le rayon du soleil. Elle s’engagea lentement, le cœur pensif, dans l’allée centrale qui séparait le potager d’un taillis de mimosas.
C’est alors que Thérèse, surprenant enfin Philippe, lui frappa sur l’épaule.
— Que fais-tu là ?
— Hé ! C’est toi !… J’admirais ce beau jardin.
— Quoi ! Tu ne le connais pas encore ?
— Non. Pas assez.
Philippe, l’air distrait, marcha dans le sentier qui, le long du mur mitoyen, très bas, conduisait à l’extrémité du parc. Thérèse, qui n’avait pas aperçu Mariette, l’accompagna, sans soupçonner chez lui le moindre souci d’amour.
— Philippe, dit-elle, tu n’es pas venu une seule fois de cette saison au Château Vert. Tu me l’as promis, cependant.
— Un dimanche, impossible : il y a trop de monde. Dès que ma besogne au bureau se calmera, je tiendrai ma promesse, un jour de semaine.
— Sapristi ! Que tu travailles !
— Toi, par exemple, tu t’amuses toujours.
— Mes parents sont là pour moi.
Philippe se tut, dans la mélancolie de songer que ce brave Jalade, pour satisfaire les fantaisies d’une femme prétentieuse et d’une enfant mal élevée, s’enfonçait dans la dette chaque jour davantage.
S’étant retournés dans le sentier, vers la touffe de roseaux, ils arrivaient au même endroit que tout à l’heure. Alors la silhouette élancée de Mariette attira leurs regards.
Mariette était en toilette grise, que recouvrait aux trois quarts un tablier de satinette mauve, et les bras nus jusqu’au coude, elle s’avançait d’un pas harmonieux dans le rayonnement des fleurs qui la faisaient plus brillante.
— La fille du jardinier ! dit Thérèse.
— La muse de mon quartier ! répondit Philippe
— Ta muse ?
— Voyons, voyons !… Qu’as-tu ?
— Rien. Que je suis sotte !
— Il me semble que oui.
Philippe souriait de si bonne grâce que Thérèse se rassura. La fille d’un jardinier ! Philippe Ravin ne pouvait pas s’attacher à la fille d’un jardinier ! On savait bien que Thérèse Jalade était réservée à Philippe Ravin. Elle était du moins persuadée que les deux familles avaient depuis toujours décidé leur mariage.
Debout auprès de lui, elle regarda franchement la belle Mariette, qui était son aînée de quatre ans. Celle-ci s’étant arrêtée devant un buisson de roses, leva dans leur direction ses yeux noirs, si purs. Philippe aussitôt la salua de la main ; Thérèse imita son geste amical. Mariette dit bonjour, un peu confuse, en effleurant des doigts le bord de son chapeau de tulle, et elle ajouta :
— Mademoiselle Jalade a donc quitté le grau aujourd’hui ?
— Oui, mademoiselle, répliqua Thérèse. On n’y est pas mal, mais on est mieux ici.
— En effet, on est très bien dans ce quartier champêtre.
Et disant : « au revoir ! » Mariette continua son chemin dans l’allée centrale qu’encensaient dans le chaud soleil tant de parfums suaves. Philippe, dont la gentillesse de Mariette avait ranimé le désir d’amour, pinça gaiement Thérèse au coude, et même d’un ton railleur il la taquina :
— Tu ne veux pas être jardinière, toi ?
— Non, tout de même… Dis, comment la trouves-tu, ta voisine ? Moi je la trouve sympathique, un peu maniérée.
— Oui… Peut-être.
— Elle ne t’intéresse pas ?
— Si, puisqu’elle est jolie.
— Ça, c’est vrai.
Thérèse eut envie d’ajouter : « Et moi, est-ce que je ne suis pas jolie ?… » Seulement, elle n’osa pas. Comme Philippe lui prenait le bras et l’entraînait vers la maison, où M. Ravin attendait son fils, — car c’était l’heure du bureau, — elle eut un émoi de satisfaction glorieuse.
Au moment où les deux hommes s’apprêtaient à partir pour le magasin de vins, elle sauta au cou de Philippe et lui dit adieu.
— Thérèse sera toujours une enfant ! plaisanta M. Ravin.
Philippe, qui ne trahissait jamais ses émotions, serrait jalousement en lui l’image amoureuse de Mariette. Pourtant, devait-il se féliciter que Thérèse n’eût pas compris du tout sa secrète pensée ? Quelle déception plus tard !…