J. Hetzel et Compagnie (p. 124-138).

X

Telle avait été cette lamentable histoire.

Pendant un mois, l’existence de Franz de Télek fut en danger. Il ne reconnaissait personne — pas même son soldat Rotzko. Au plus fort de la fièvre, un seul nom entr’ouvrait ses lèvres, prêtes à rendre leur dernier souffle : c’était celui de la Stilla.

Le jeune comte échappa à la mort. L’habileté des médecins, les soins incessants de Rotzko, et, aussi, la jeunesse et la nature aidant, Franz de Télek fut sauvé. Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. Mais, lorsque le souvenir lui revint, lorsqu’il se rappela la tragique scène finale d’Orlando, dans laquelle l’âme de l’artiste s’était brisée :

« Stilla !… ma Stilla ! » s’écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l’applaudir encore.

Dès que son maître put quitter le lit, Rotzko obtint de lui qu’il fuirait cette ville maudite, qu’il se laisserait transporter au château de Krajowa. Toutefois, avant d’abandonner Naples, le jeune comte voulut aller prier sur la tombe de la morte, et lui donner un suprême, un éternel adieu.

Rotzko l’accompagna au Campo Santo Nuovo. Franz se jeta sur cette terre cruelle, il s’efforçait de la creuser avec ses ongles, pour s’y ensevelir… Rotzko parvint à l’entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur.

Quelques jours après, Franz de Télek, de retour à Krajowa, au fond du pays valaque, avait revu l’antique domaine de sa famille. Ce fut à l’intérieur de ce château qu’il vécut pendant cinq ans dans un isolement absolu, dont il se refusait à sortir. Ni le temps, ni la distance n’avaient pu apporter un adoucissement à sa douleur. Il lui aurait fallu oublier, et c’était hors de question. Le souvenir de la Stilla, vivace comme au premier jour, était identifié à son existence. Il est de ces blessures qui ne se ferment qu’à la mort.

Cependant, à l’époque où débute cette histoire, le jeune comte avait quitté le château depuis quelques semaines. À quelles longues et pressantes instances Rotzko avait dû recourir pour décider son maître à rompre avec cette solitude où il dépérissait ! Que Franz ne parvînt pas à se consoler, soit ; du moins était-il indispensable qu’il tentât de distraire sa douleur.

Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d’abord les provinces transylvaines. Plus tard, — Rotzko l’espérait, — le jeune comte consentirait à reprendre à travers l’Europe ce voyage qui avait été interrompu par les tristes événements de Naples.

Franz de Télek était donc parti, en touriste cette fois, et seulement pour une exploration de courte durée. Rotzko et lui avaient remonté les plaines valaques jusqu’au massif imposant des Carpathes ; ils s’étaient engagés entre les défilés du col de Vulkan ; puis, après l’ascension du Retyezat et une excursion à travers la vallée du Maros, ils étaient venus se reposer au village de Werst, à l’auberge du Roi Mathias.

On sait quel était l’état des esprits au moment où Franz de Télek arriva, et comment il avait été mis au courant des faits incompréhensibles dont le burg était le théâtre. On sait aussi comment tout à l’heure il avait appris que le château appartenait au baron Rodolphe de Gortz.

L’effet produit par ce nom sur le jeune comte avait été trop sensible pour que maître Koltz et les autres notables ne l’eussent point remarqué. Aussi Rotzko envoya-t-il volontiers au diable ce maître Koltz, qui l’avait si malencontreusement prononcé, et ses sottes histoires. Pourquoi fallait-il qu’une mauvaise chance eût amené Franz de Télek précisément à ce village de Werst, dans le voisinage du château des Carpathes !

Le jeune comte gardait le silence. Son regard, errant de l’un à l’autre, n’indiquait que trop le profond trouble de son âme qu’il cherchait vainement à calmer.

Maître Koltz et ses amis comprirent qu’un lien mystérieux devait rattacher le comte de Télek au baron de Gortz ; mais, si curieux qu’ils fussent, ils se tinrent sur une convenable réserve et n’insistèrent pas pour en apprendre davantage. Plus tard, on verrait ce qu’il y aurait à faire.

Quelques instants après, tous avaient quitté le Roi Mathias, très intrigués de cet extraordinaire enchaînement d’aventures, qui ne présageait rien de bon pour le village.

Et puis, à présent que le jeune comte savait à qui appartenait le château des Carpathes, tiendrait-il sa promesse ? Une fois arrivé à Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur intervention ? Voilà ce que se demandaient le biró, le magister, le docteur Patak et les autres. Dans tous les cas, s’il ne le faisait, maître Koltz était décidé à le faire. La police serait avertie, elle viendrait visiter le château, elle verrait s’il était hanté par des esprits ou habité par des malfaiteurs, car le village ne pouvait pas rester plus longtemps sous une pareille obsession.

Pour la plupart de ses habitants, il est vrai, ce serait là une tentative inutile, une mesure inefficace. S’attaquer à des génies !… Mais les sabres des gendarmes se briseraient comme verre, et leurs fusils rateraient à chaque coup !

Franz de Télek, demeuré seul dans la grande salle du Roi Mathias, s’abandonna au cours de ces souvenirs que le nom du baron de Gortz venait d’évoquer si douloureusement.

Après être resté pendant une heure comme anéanti dans un fauteuil, il se releva, quitta l’auberge, se dirigea vers l’extrémité de la terrasse, regarda au loin.

Sur la croupe du Plesa, au centre du plateau d’Orgall, se dressait le château des Carpathes. Là avait vécu cet étrange personnage, le spectateur de San-Carlo, l’homme qui inspirait une si insurmontable frayeur à la malheureuse Stilla. Mais, à présent, le burg était délaissé, et le baron de Gortz n’y était pas rentré depuis qu’il avait fui Naples. On ignorait même ce qu’il était devenu, et il était possible qu’il eût mis fin à son existence, après la mort de la grande artiste.

Franz s’égarait ainsi à travers le champ des hypothèses, ne sachant à laquelle s’arrêter.

D’autre part, l’aventure du forestier Nic Deck ne laissait pas de le préoccuper dans une certaine mesure, et il lui aurait plu d’en découvrir le mystère, ne fût-ce que pour rassurer la population de Werst.

Aussi, comme le jeune comte ne mettait pas en doute que des malfaiteurs eussent pris le château pour refuge, il résolut de tenir la promesse qu’il avait faite de déjouer les manœuvres de ces faux revenants, en prévenant la police de Karlsburg.

Toutefois, pour être en mesure d’agir, Franz voulait avoir des détails plus circonstanciés sur cette affaire. Le mieux était de s’adresser au jeune forestier en personne. C’est pourquoi, vers trois heures de l’après-midi, avant de retourner au Roi Mathias, il se présenta à la maison du biró.

Maître Koltz se montra très honoré de le recevoir — un gentilhomme tel que M. le comte de Télek… ce descendant d’une noble famille de race roumaine… auquel le village de Werst serait redevable d’avoir retrouvé le calme… et aussi la prospérité… puisque les touristes reviendraient visiter le pays… et acquitter les droits de péage, sans avoir rien à craindre des génies malfaisants du château des Carpathes… etc., etc.

Une tête étrange aux cheveux grisonnants…

Franz de Télek remercia maître Koltz de ses compliments, et demanda s’il n’y aurait aucun inconvénient à ce qu’il fût introduit près de Nic Deck.

« Il n’y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. Ce brave garçon va aussi bien que possible, et il ne tardera pas à reprendre son service. »

Puis, se retournant :

« N’est-il pas vrai, Miriota ? ajouta-t-il, en interpellant sa fille, qui venait d’entrer dans la salle.

— Dieu veuille que cela soit, mon père ! » répondit Miriota d’une voix émue.

Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. Et, la voyant encore inquiète de l’état de son fiancé, il se hâta de lui demander quelques explications à ce sujet.

« D’après ce que j’ai entendu, dit-il, Nic Deck n’a pas été gravement atteint…

— Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni !

— Vous avez un bon médecin à Werst ?

— Hum ! fit maître Koltz, d’un ton qui était peu flatteur pour l’ancien infirmier de la quarantaine.

— Nous avons le docteur Patak, répondit Miriota.

— Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes ?

Ils s’étaient engagés entre les défilés…

— Oui, monsieur le comte.

— Mademoiselle Miriota, dit alors Franz, je désirerais, dans son intérêt, voir votre fiancé, et obtenir des détails plus précis sur cette aventure.

— Il s’empressera de vous les donner, même au prix d’un peu de fatigue…

— Oh ! je n’abuserai pas, mademoiselle Miriota, et ne ferai rien qui soit susceptible de nuire à Nic Deck.

— Je le sais, monsieur le comte.

— Quand votre mariage doit-il avoir lieu ?…

— Dans une quinzaine de jours, répondit le biró.

— Alors j’aurai le plaisir d’y assister, si maître Koltz veut bien m’inviter toutefois…

— Monsieur le comte, un tel honneur…

— Dans une quinzaine de jours, c’est convenu, et je suis certain que Nic Deck sera guéri, dès qu’il aura pu se permettre un tour de promenade avec sa jolie fiancée.

— Dieu le protège, monsieur le comte ! » répondit en rougissant la jeune fille.

Et, en ce moment, sa charmante figure exprima une anxiété si visible, que Franz lui en demanda la cause :

« Oui ! que Dieu le protège, répondit Miriota, car, en essayant de pénétrer dans le château malgré leur défense, Nic a bravé les génies malfaisants !… Et qui sait s’ils ne s’acharneront pas à le tourmenter toute sa vie…

— Oh ! pour cela, mademoiselle Miriota, répondit Franz, nous y mettrons bon ordre, je vous le promets.

— Il n’arrivera rien à mon pauvre Nic ?…

— Rien, et grâce aux agents de la police, on pourra dans quelques jours parcourir l’enceinte du burg avec autant de sécurité que la place de Werst ! »

Le jeune comte, jugeant inopportun de discuter cette question du surnaturel devant des esprits si prévenus, pria Miriota de le conduire à la chambre du forestier.

C’est ce que la jeune fille se hâta de faire, et elle laissa Franz seul avec son fiancé.

Nic Deck avait été instruit de l’arrivée des deux voyageurs à l’auberge du Roi Mathias. Assis au fond d’un vieux fauteuil, large comme une guérite, il se leva pour recevoir son visiteur. Comme il ne se ressentait presque plus de la paralysie qui l’avait momentanément frappé, il était en état de répondre aux questions du comte de Télek.

« Monsieur Deck, dit Franz, après avoir amicalement serré la main du jeune forestier, je vous demanderai tout d’abord si vous croyez à la présence d’êtres surnaturels dans le château des Carpathes ?

— Je suis bien forcé d’y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck.

— Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg ?

— Je n’en doute pas.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?…

— Parce que, s’il n’y avait pas de génies, ce qui m’est arrivé serait inexplicable.

— Auriez-vous la complaisance de me raconter cette affaire sans rien omettre de ce qui s’est passé ?

— Volontiers, monsieur le comte. »

Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. Il ne put que confirmer les faits qui avaient été portés à la connaissance de Franz lors de sa conversation avec les hôtes du Roi Mathias, — faits auxquels le jeune comte, on le sait, donnait une interprétation purement naturelle.

En somme, les événements de cette nuit aux aventures, tout cela s’expliquait facilement si les êtres humains, malfaiteurs ou autres, qui occupaient le burg, possédaient la machinerie capable de produire ces effets fantasmagoriques. Quant à cette singulière prétention du docteur Patak de s’être senti enchaîné au sol par quelque force invisible, on pouvait soutenir que ledit docteur avait été le jouet d’une illusion. Ce qui paraissait vraisemblable, c’est que les jambes lui avaient manqué tout simplement parce qu’il était fou d’épouvante, et c’est ce que Franz déclara au jeune forestier.

« Comment, monsieur le comte, répondit Nic Deck, c’est au moment où il voulait s’enfuir que les jambes auraient manqué à ce poltron ? Cela n’est guère possible, vous en conviendrez…

— Eh bien, reprit Franz, admettons que ses pieds se soient engagés dans quelque piège caché sous les herbes au fond du fossé…

— Lorsque des pièges se referment, répondit le forestier, ils vous blessent cruellement, ils vous déchirent les chairs, et les jambes du docteur Patak n’ont pas trace de blessure.

— Votre observation est juste, Nic Deck, et pourtant, croyez-moi, s’il est vrai que le docteur n’a pu se dégager, c’est que ses pieds étaient retenus de cette façon…

— Je vous demanderai alors, monsieur le comte, comment un piège aurait pu se rouvrir de lui-même pour rendre la liberté au docteur ? »

Franz fut assez embarrassé pour répondre.

« Au surplus, monsieur le comte, reprit le forestier, je vous abandonne ce qui concerne le docteur Patak. Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même.

— Oui… laissons ce brave docteur, et ne parlons que de ce qui vous est arrivé, Nic Deck.

— Ce qui m’est arrivé est très clair. Il n’est pas douteux que j’ai reçu une terrible secousse, et cela d’une manière qui n’est guère naturelle.

— Il n’y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? demanda Franz.

— Aucune, monsieur le comte, et pourtant j’ai été atteint avec une violence…

— Est-ce bien au moment où vous aviez posé la main sur la ferrure du pont-levis ?…

— Oui, monsieur le comte, et à peine l’avais-je touchée que j’ai été comme paralysé. Heureusement, mon autre main, qui tenait la chaîne, n’a pas lâché prise, et j’ai glissé jusqu’au fond du fossé, où le docteur m’a relevé sans connaissance. »

Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule.

« Voyons, monsieur le comte, reprit Nic Deck, ce que je vous ai raconté là, je ne l’ai pas rêvé, et si, pendant huit jours, je suis resté étendu tout de mon long sur ce lit, n’ayant plus l’usage ni du bras ni de la jambe, il ne serait pas raisonnable de dire que je me suis figuré tout cela !

— Aussi je ne le prétends pas, et il est bien certain que vous avez reçu une commotion brutale…

— Brutale et diabolique !

— Non, et c’est en cela que nous différons, Nic Deck, répondit le jeune comte. Vous croyez avoir été frappé par un être surnaturel, et moi, je ne le crois pas, par ce motif qu’il n’y a pas d’êtres surnaturels, ni malfaisants ni bienfaisants.

— Voudriez-vous alors, monsieur le comte, me donner la raison de ce qui m’est arrivé ?

— Je ne le puis encore, Nic Deck, mais soyez sûr que tout s’expliquera et de la façon la plus simple.

— Plaise à Dieu ! répondit le forestier.

— Dites-moi, reprit Franz, ce château a-t-il appartenu de tout temps à la famille de Gortz ?

— Oui, monsieur le comte, et il lui appartient toujours, bien que le dernier descendant de la famille, le baron Rodolphe, ait disparu sans qu’on ait jamais eu de ses nouvelles.

— Et à quelle époque remonte cette disparition ?

— À vingt ans environ.

— À vingt ans ?…

— Oui, monsieur le comte. Un jour, le baron Rodolphe a quitté le château, dont le dernier serviteur est décédé quelques mois après son départ, et on ne l’a plus revu.

— Et depuis, personne n’a mis le pied dans le burg ?

— Personne.

— Et que croit-on dans le pays ?…

— On croit que le baron Rodolphe a dû mourir à l’étranger et que sa mort a suivi de près sa disparition.

— On se trompe, Nic Deck, et le baron vivait encore — il y a cinq ans du moins.

— Il vivait, monsieur le comte ?…

— Oui… en Italie… à Naples.

— Vous l’y avez vu ?…

— Je l’ai vu.

— Et depuis cinq ans ?…

— Je n’en ai plus entendu parler. »

Le jeune forestier resta songeur. Une idée lui était venue — une idée qu’il hésitait à formuler. Enfin il se décida, et relevant la tête, le sourcil froncé :

« Il n’est pas supposable, monsieur le comte, dit-il, que le baron Rodolphe de Gortz soit rentré au pays avec l’intention de s’enfermer au fond de ce burg ?…

— Non… ce n’est pas supposable, Nic Deck.

— Quel intérêt aurait-il à s’y cacher… à ne laisser jamais pénétrer jusqu’à lui ?…

— Aucun », répondit Franz de Télek.

Et pourtant, c’était là une pensée qui commençait à prendre corps dans l’esprit du jeune comte. N’était-il pas possible que ce personnage, dont l’existence avait toujours été si énigmatique, fût venu se réfugier dans ce château, après son départ de Naples ? Là, grâce à des croyances superstitieuses habilement entretenues, ne lui avait-il pas été facile, s’il voulait vivre absolument isolé, de se défendre contre toute recherche importune, étant donné qu’il connaissait l’état des esprits du pays environnant ?

Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. Il aurait fallu les mettre dans la confidence de faits qui lui étaient trop personnels. D’ailleurs, il n’eût convaincu personne, et il le comprit bien, lorsque Nic Deck ajouta :

« Si c’est le baron Rodolphe qui est au château, il faut croire que le baron Rodolphe est le Chort, car il n’y a que le Chort qui ait pu me traiter de cette façon ! »

Désireux de ne plus revenir sur ce terrain, Franz changea le cours de la conversation. Quand il eut employé tous les moyens pour rassurer le forestier sur les conséquences de sa tentative, il l’engagea cependant à ne point la renouveler. Ce n’était pas son affaire, c’était celle des autorités, et les agents de la police de Karlsburg sauraient bien pénétrer le mystère du château des Carpathes.

Le jeune comte prit alors congé de Nic Deck en lui faisant l’expresse recommandation de se guérir le plus vite possible, afin de ne point retarder son mariage avec la jolie Miriota, auquel il se promettait d’assister.

Absorbé dans ses réflexions, Franz rentra au Roi Mathias, d’où il ne sortit plus de la journée.

À six heures, Jonas lui servit à dîner dans la grande salle, où, par un louable sentiment de réserve, ni maître Koltz ni personne du village ne vint troubler sa solitude.

Vers huit heures, Rotzko dit au jeune comte :

— Vous n’avez plus besoin de moi, mon maître ?

— Non, Rotzko.

— Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse.

— Va, Rotzko, va. »

Nic Deck assis au fond d’un vieux fauteuil.

À demi-couché dans un fauteuil, Franz se laissa aller de nouveau à remonter le cours inoubliable du passé. Il était à Naples pendant la dernière représentation du théâtre San-Carlo… Il revoyait le baron de Gortz, au moment où cet homme lui était apparu, la tête hors de sa loge, ses regards ardemment fixés sur l’artiste, comme s’il eût voulu la fasciner…

Puis, la pensée du jeune comte se reporta sur cette lettre signée de l’étrange personnage, qui l’accusait, lui, Franz de Télek, d’avoir tué la Stilla…

Tout en se perdant ainsi dans ses souvenirs, Franz sentait le sommeil le gagner peu à peu. Mais il était encore en cet état mixte où l’on peut percevoir le moindre bruit, lorsque se produisit un phénomène surprenant.

Il semble qu’une voix, douce et modulée, passe à travers dans cette salle où Franz est seul, bien seul pourtant.

Sans se demander s’il rêve ou non, Franz se relève et il écoute.

Oui ! on dirait qu’une bouche s’est approchée de son oreille, et que des lèvres invisibles laissent échapper l’expressive mélodie de Stéfano, inspirée par ces paroles :

Nel giardino de’ mille fiori,
Andiamo, mio cuore…

Il examinait les contours du burg…

Cette romance, Franz la connaît… Cette romance, d’une ineffable suavité, la Stilla l’a chantée dans le concert qu’elle a donné au théâtre San-Carlo avant sa représentation d’adieu…

Comme bercé, sans s’en rendre compte, Franz s’abandonne au charme de l’entendre encore une fois…

Puis la phrase s’achève, et la voix, qui diminue par degrés, s’éteint avec les molles vibrations de l’air.

Mais Franz a secoué sa torpeur… Il s’est dressé brusquement… Il retient son haleine, il cherche à saisir quelque lointain écho de cette voix qui lui va au cœur…

Tout est silence au-dedans et au-dehors.

« Sa voix !… murmure-t-il. Oui !… c’était bien sa voix… sa voix que j’ai tant aimée ! »

Puis, revenant au sentiment de la réalité :

« Je dormais… et j’ai rêvé ! » dit-il.