Le Château d’Otrante/Chapitre III

Traduction par Marc-Antoine Eidous.
(Partie 2p. 5-52).


LE CHÂTEAU
D’OTRANTE
HISTOIRE GOTHIQUE


CHAPITRE TROISIÈME



M Anfred perdit tout-à-fait courage, lorſqu’il vit le panache du Caſque miraculeux s’agiter au bruit de la trompette. Père, dit-il à Jérôme, qu’il ceſſa dans ce moment de traiter en qualité de Comte de Falconara, que veulent dire ces prodiges ? Ai-je commis quelque péché ?… Les plumes s’agitent avec plus de violence que jamais. Malheureux que je ſuis ? s’écria Manfred… Homme ſaint ! me refuſerez-vous vos prières ? Monſeigneur, reprit Jérôme, le Ciel eſt ſûrement irrité du mépris que vous faites de ſes ſerviteurs. Soumettez-vous à l’Égliſe & ceſſez de perſécuter les Miniſtres. Renvoyez ce jeune homme innocent, & apprenez à reſpecter mon caractère. On ne ſe moque point impunément du Ciel : vous le voyez… Voilà la trompette qui ſonne pour la ſeconde fois. J’avoue, dit Manfred, que j’ai agi avec trop de précipitation. Père, voudriez-vous bien aller au guichet, & demander qui frappe à la porte. M’accordez-vous la vie de Théodore ? lui dit Jérôme. Oui, je vous l’accorde, mais demandez qui c’eſt.

Jérôme embraſſa ſon fils, répandant un torrent de larmes. Vous m’avez promis d’aller à la porte, lui dit Manfred. J’ai cru, reprit le Père, que votre Alteſſe permettoit que je la remerciaſſe, en lui payant ce tribut de mon cœur. Allez, mon cher Père, lui dit Théodore, obéiſſez au Prince ; je ne mérite point que vous différiez de lui donner cette ſatisfaction.

Jérôme ayant demandé, qui frappe ? Un Héraut, lui répondit-on. Qui vous envoie ? Le Chevalier de l’épée giganteſque, reprit le Héraut ; & j’ai à parler à Manfred, l’uſurpateur d’Otrante. Jérôme fut retrouver le Prince, & lui redit mot pour mot le meſſage dont on l’avoit chargé. Ces premières paroles donnerent de la terreur à Manfred ; mais lorſqu’il ſe vit traiter d’uſurpateur, ſa colere s’enflamma, & ſon courage ſe ranima. Uſurpateur ! Inſolent, s’écria-t-il, qui eſt-ce qui eſt aſſez oſé pour me diſputer mon titre ? Père, retirez-vous. Ceci n’eſt pas une affaire de Moine. Je veux aller parler moi-même à cet inſolent. Retournez à votre Couvent, & ramenez-moi Iſabelle. Votre fils me ſervira d’ôtage, & ſa vie dépend de votre obéiſſance. Juſte Ciel ! s’écria Jérôme, votre Alteſſe vient de lui accorder la vie… Avez-vous ſi-tôt oublié les ordres du Ciel ? Le Ciel, reprit Manfred, n’envoie point un Héraut pour diſputer ſes titres à un Prince légitime. Je doute même qu’il ſe ſerve de Moines pour notifier ſa volonté… Mais cette affaire ne vous regarde point. Vous ſavez mes ordres, & ce n’eſt point un vil Héraut qui ſauvera votre fils, ſi vous ne me ramenez la Princeſſe.

Le Père eut beau répliquer, il ne l’écouta point. Manfred donna ordre qu’on le conduisît à la poterne, & qu’on le mît hors du Château. Il fit conduire Théodore au haut de la tour noire, & enjoignit qu’on le gardât étroitement, & ce ne fut qu’avec peine qu’il lui permit d’embraſſer ſon père, & de lui faire ſes adieux. Il ſe rendit enſuite dans la ſalle d’audience, & ordonna qu’on fît entrer le Héraut.

Que me veux-tu, inſolent ? lui dit le Prince ; qu’as-tu à me dire ? Je viens à toi, reprit-il, Manfred, uſurpateur de la Principauté d’Otrante, de la part du renommé & invincible Chevalier, le Chevalier de l’épée giganteſque : il te demande, au nom de ſon Seigneur, Frédéric, Marquis de Vicence, Iſabelle, fille de ce Prince, dont tu t’es lâchement emparé, en corrompant ſes tuteurs pendant ſon abſence ; & en outre, que tu rendes la Principauté d’Otrante que tu as injuſtement uſurpée audit Frédéric, le plus proche parent du défunt Alphonſe-le-Bon. Au cas que tu te refuſes à ces demandes, il te défie en combat ſingulier. Et en diſant ces mots, le Héraut jetta ſon gant par terre.

Où eſt le fanfaron qui t’a envoyé ? lui dit Manfred. À une lieue d’ici, reprit le Héraut. Il vient pour défendre le droit de ſon Seigneur contre toi, car il eſt un preux Chevalier, & toi un uſurpateur & un raviſſeur.

Tout injurieux qu’étoit ce défi, Manfred jugea qu’il étoit de ſon intérêt de ne point provoquer le Marquis. Il ſavoit que le droit de Frédéric étoit fondée & il en avoit oui parler plus d’une fois. Les ancêtres de Frédéric prirent le titre de Princes d’Otrante à la mort d’Alphonſe-le-Bon, lequel mourut ſans enfans ; mais la maiſon de Manfred devint ſi puiſſante, qu’il ne fut plus au pouvoir de celle de Vicence de revendiquer ſes droits. Frédéric, Prince jeune, d’une humeur guerrière, & d’un tempérament amoureux, épouſa une jeune Demoiſelle, qui mourut en accouchant d’Iſabelle. Il fut ſi touché de ſa mort, qu’il ſe croiſa & s’en fut dans la Terre-ſainte, où il fut bleſſé dans un combat contre les Infidelles, & fait priſonnier, & le bruit courut même qu’il étoit mort. Manfred ayant appris cette nouvelle, corrompit les tuteurs d’Iſabelle, & la prit chez lui pour lui faire épouſer ſon fils Conrad, dans le deſſein de réunir les droits des deux maiſons. Ce fut ce même motif qui le porta à vouloir l’épouſer lui-même après la mort de ce dernier, & à demander le conſentement de Frédéric pour ce mariage. Pour empêcher qu’il n’apprît la fuite d’Iſabelle, il reçut le Héraut de Frédéric dans ſon Château, & défendit à ſes domeſtiques de dire à qui que ce fût de ſa ſuite qu’elle s’étoit évadée.

Manfred, après avoir fait les réflexions que je viens de dire, parla au Héraut en ces termes : Retournez vers votre Maître, & dites-lui, qu’avant de vider nos différends avec l’épée, je ſerois bien aiſe d’avoir un entretien avec lui. Invitez-le de ma part à venir dans mon Château ; je lui jure foi de Chevalier, qu’il y ſera parfaitement bien reçu, & qu’il y trouvera une entière ſureté pour lui & pour ſa ſuite. Si nous ne pouvons ajuſter nos différends à l’amiable, je lui promets de le laiſſer partir ſain & ſauf, & de lui donner la ſatisfaction qu’il exige, conformément aux loix des armes. Ainſi Dieu & la Sainte Trinité me ſoient en aide. Le Héraut fit trois révérences, & ſe retira.

Durant cette entrevue, Jérôme eut l’eſprit agité de mille paſſions contraires. Il trembloit pour la vie de ſon fils, & la première idée qui lui vint fut de perſuader à Iſabelle de retourner au Château. Cependant la penſée de la voir unie à Manfred l’allarmoit extrêmement. Il connoiſſoit la ſoumiſſion d’Hippolite pour ſon mari, & quoiqu’il ſe flattât de la diſſuader de ce divorce, s’il pouvoit avoir accès auprès d’elle, il craignoit pour la vie de Théodore, ſi jamais Manfred venoit à découvrir que c’étoit lui qui l’avoit empêchée d’y conſentir. Il étoit impatient de ſavoir de la part de qui venoit le Héraut qui avoit la hardieſſe de diſputer les titres de Manfred ; mais il n’oſoit s’abſenter du Couvent, de peur qu’Iſabelle ne s’évadât, & qu’on ne le rendît reſponſable de ſa fuite. Il retourna donc au Monaſtère dans une affliction extrême, ſans ſavoir à quoi ſe déterminer. Un Religieux qu’il rencontra ſous le porche, s’apercevant de ſa mélancolie, lui dit : hélas ! mon Frère, eſt-il donc vrai que nous ayons perdu la vertueuſe Princeſſe Hippolite ? Jérôme frémit à ces mots, & s’écria : que voulez-vous dire ? Je ne fais que de ſortir du Château, & je l’y ai laiſſée en parfaite ſanté. Martelli, reprit le Frère, a paſſé au Couvent il y a environ un quart d’heure, & nous a dit que ſon Alteſſe étoit morte. Tous nos Frères ſe ſont rendus à la Chapelle pour prier Dieu pour elle, & m’ont donné ordre de vous attendre. Ils connoiſſent votre attachement pour cette vertueuſe Princeſſe, & ils ſont en peine de ſavoir comment vous prendrez ſa mort… Nous avons tous ſujet de la regretter, car elle nous tenoit lieu de mère… Mais cette vie n’eſt qu’un pélerinage, nous ne devons point murmurer… nous la ſuivrons tous… Puiſſe notre fin être auſſi heureuſe que la ſienne ! Vous rêvez, mon Frère, lui dit Jérôme : je vous ai dit que je venois du Château, & que je l’avois laiſſée en bonne ſanté… Où eſt la Princeſſe Iſabelle ? La pauvre Dame ! reprit le Frère, je lui ai appris cette fâcheuſe nouvelle, & me ſuis efforcé de la conſoler. Je lui ai repréſenté le néant de ce monde, & l’ai exhortée à prendre le voile : je lui ai cité l’exemple de la Princeſſe Sanchia d’Arragon… Votre zèle eſt louable, lui dit Jérôme, mais il eſt déplacé. Hippolite ſe porte bien… du moins je l’eſpère ainſi… Cependant l’empreſſement du Prince… Fort bien… Mais où eſt Iſabelle ? Je ne ſais, reprit le Frère : elle pleure beaucoup, & elle m’a dit qu’elle alloit ſe retirer dans ſa chambre. Là-deſſus Jérôme quitta bruſquement le Frère, & courut à l’appartement de la Princeſſe, mais il ne l’y trouva point. Il demanda aux domeſtiques du Couvent où elle étoit, mais ils ne purent lui en dire des nouvelles. Il la chercha par-tout dans le Couvent & dans l’Égliſe ; il envoya des gens dans tout le voiſinage ; mais il ne put ſavoir ce qu’elle étoit devenue. On ne ſauroit exprimer l’embarras où ſe trouva le bon Religieux. Il jugea qu’Iſabelle ayant appris la mort précipitée d’Hippolite, avoit pris l’allarme & s’étoit cachée. Il prévit que ſa fuite alloit mettre le comble à la fureur du Prince. Ce qu’on lui avoit dit de la mort d’Hippolite, encore qu’il n’en crut rien, augmenta ſa conſternation ; & quoique la fuite d’iſabelle marquât aſſez l’averſion qu’elle avoit pour Manfred, Jérôme n’en fut pas moins allarmé pour la vie de ſon fils. Il retourna au Château accompagné de pluſieurs Frères, tant pour conſtater ſon innocence, que pour intercéder pour la vie de Théodore.

Dans ces entrefaites le Prince s’étant rendu dans la cour, fit ouvrir les portes du Château pour recevoir le Chevalier étranger & ſa ſuite. La cavalcade arriva au bout de quelques minutes. On vit d’abord paroître deux Maréchaux des Logis avec une baguette à la main ; après eux venoit un Héraut accompagné de deux Pages & de deux Trompettes. Ils étoient ſuivis de deux cens Gardes, dont la moitié étoit à pied, & l’autre à cheval. Après eux venoient cinquante Valets de pied, vêtus d’une livrée rouge & noire, c’étoit celle du Chevalier. Ils étoient ſuivis de deux chevaux, ſur l’un deſquels étoit monté un Cavalier accompagné de deux Hérauts, lequel portoit une bannière avec les armoiries écartelées de Vicence & d’Otrante ; circonſtance qui offenſa Manfred, mais dont il n’oſa cependant ſe plaindre. Le Confeſſeur venoit enſuite, un chapelet à la main ; il étoit ſuivi de cinquante autres Valets de pied avec les mêmes habits de livrée que les premiers. Après eux venoient deux Chevaliers armés de pied en cap, leſquels avoient la viſière baiſſée ; deux Écuyers portoient leurs armes & leurs deviſes. On vit enſuite paroître l’Écuyer du Chevalier ; il étoit ſuivi de cent Pages, leſquels portoient une épée énorme, ſous le poids de laquelle ils paroiſſoient ſuccomber. Le Chevalier montoit un cheval aleſan ; il étoit armé de pied en cap, la viſière baiſſée, la lance en arrêt, & le caſque ſurmonté d’un panache de plumes rouges & noires. Cinquante Gardes à pied précédés de tambours & de trompettes fermoient la marche. Les gens qui compoſoient ce cortège ſe rangèrent à droite & à gauche, pour laiſſer paſſer le principal Chevalier.

Cette cavalcade s’arrêta à la porte du Château. Le Héraut s’avança, & lut de nouveau le défi à haute & intelligible voix. Manfred étoit tellement occupé de la vue de l’épée giganteſque, qu’il ne daigna preſque pas écouter le cartel : mais ſon attention fut bientôt divertie par une bouffée de vent qui ſe leva derrière lui. Il tourna la tête, & s’apperçut que les plumes du Caſque enchanté s’agitoient d’une manière extraordinaire. Il falloit avoir autant d’intrépidité que Manfred, pour ne pas ſuccomber ſous tant de circonſtances qui ſembloient préſager ſa ruine. Il diſſimula ſa crainte, & s’adreſſant au Chevalier ; Seigneur, lui dit-il, qui que vous ſoyiez, ſoyez le bien venu. Si vous êtes un homme mortel, vous trouverez votre égal : ſi vous êtes un preux Chevalier, comme votre préſence l’annonce, vous ne vous ſervirez point des voies de la Magie pour venir à bout de vos deſſeins. Mais ſoit que ces préſages viennent du Ciel ou de l’Enfer, Manfred ſe confie dans la juſtice de ſa cauſe, & dans le ſecours de Saint Nicolas, qui a de tout temps protégé la maiſon. Mettez pied à terre, Seigneur Chevalier, & venez vous repoſer. Nous nous verrons demain, & le Ciel protégera celui qui a raiſon.

À ces mots, le Chevalier mit pied à terre, & Manfred le conduiſit dans la grande ſalle du Château. Comme ils traverſoient la cour, le Chevalier ayant aperçu le Caſque miraculeux, s’arrêta, s’agenouilla devant, & pria pendant quelques minutes. Il ſe releva enſuite, & fit ſigne au Prince de paſſer devant. Dès qu’ils furent dans la ſalle, Manfred le pria de quitter ſes armes, ce qu’il refuſa de faire. Seigneur Chevalier, lui dit Manfred, votre procédé n’eſt pas poli ; je n’ai point deſſein de vous faire du mal, & il ne ſera pas dit que vous ayez lieu de vous plaindre du Prince d’Otrante. Je ne médite aucune trahiſon, je n’en ſoupçonne aucune de votre part. Voilà mon gage, lui dit-il en lui donnant ſon anneau ; vous & votre ſuite jouirez ici des droits de l’hoſpitalité. Repoſez-vous en attendant que l’on ſerve ; je vais donner mes ordres, & ſuis à vous dans le moment. Les trois Chevaliers lui firent là-deſſus une profonde révérence, pour marque qu’ils acceptoient ſa politeſſe. Manfred fit conduire les gens du Chevalier dans un Hôpital voiſin, qu’Hippolite avoit fondé pour les Pèlerins. Comme ils traverſoient la cour pour gagner la porte, l’épée giganteſque s’échappa des mains de ceux qui la portoient, & fut tomber à côté du Caſque, où elle demeura immobile. Manfred fut inſenſible à ce nouveau prodige, de même qu’il l’avoit été à tous les autres, & étant rentré dans la ſalle, il pria ſes Hôtes de ſe mettre à table ; il leur fit pluſieurs queſtions, auxquelles ils ne répondirent que par des ſignes. Ils ne levèrent leurs viſières qu’autant qu’il le falloit pour pouvoir manger. Seigneurs Chevaliers, leur dit le Prince, vous êtes les premiers de tous les Convives que j’ai traités dans ce Château, qui ayiez refuſé de vous entretenir avec moi. Ce n’eſt pas la coutume que les Princes haſardent leurs États & leurs dignités contre des Étrangers qui s’obſtinent à garder le ſilence comme s’ils étoient muets. Vous dites que vous venez au nom de Frédéric de Vicence : j’ai ouï dire qu’il eſt un galant & un preux Chevalier, & j’oſe dire qu’il ne rougiroit pas de converſer avec un Prince qui ne lui cède en rien en fait d’exploits militaires, comme il le fait fort bien lui-même… Vous continuez de vous taire… Soit. Par les loix de l’hoſpitalité & de la Chevalerie, vous êtes les maîtres de ce Château ; agiſſez comme bon vous ſemblera. Allons, garçons, qu’on me verſe à boire : à la ſanté de vos belles maitreſſes, j’eſpère que vous me ferez raiſon. À ces mots, le principal Chevalier ſoupira, fit un ſigne de croix, & ſe leva pour s’en aller. Seigneur, lui dit Manfred, ce que j’en dis n’eſt que pour rire : je n’ai pas deſſein de vous gêner, vous êtes le maître. Puiſque la joie n’eſt point votre fait, livrons-nous à la triſteſſe. Peut-être les affaires vous amuſeront-elles davantage : ſortons, & voyons ſi ce que j’ai à vous dire vous plaira plus que les vains efforts que j’ai faits pour vous régaler.

Manfred conduiſit les trois Chevaliers dans une chambre intérieure, ferma la porte, les invita à s’aſſeoir, & parla en ces termes au principal perſonnage :

Vous venez, Seigneur Chevalier, à ce que j’apprends, au nom du Marquis de Vicence, pour me redemander la Princeſſe Iſabelle ſa fille, laquelle a épouſé en face de notre Mère ſainte Egliſe, & du conſentement de ſes Tuteurs légitimes, mon fils Conrad ; & vous exigez en outre que je réſigne mes États à votre Maître, comme au plus proche parent du Prince Alphonſe, dont Dieu veuille avoir l’ame en paix ! Je vais d’abord répondre au ſecond article de vos demandes. Vous ſavez, & votre Maître doit le ſavoir auſſi, que je tiens la Principauté d’Otrante de mon père Don Manuel, qui la tenoit lui-même de ſon père Don Richard. Alphonſe leur prédéceſſeur étant mort ſans enfans, laiſſa ſes États à mon aïeul Don Richard, en conſidération de ſes bons & loyaux ſervices. À ces mots, le Chevalier ſecoua la tête… Seigneur Chevalier, reprit Manfred avec emportement, Richard étoit un homme brave, vaillant & pieux, témoin la fondation qu’il a faite de l’Egliſe ci-jointe, & de deux Couvens. Saint Nicolas l’a toujours honoré d’une protection particulière… Mon aïeul étoit incapable… Je dis, Seigneur, que Don Richard étoit incapable… Excuſez-moi, vous m’avez fait perdre le fil de mon diſcours… Je reſpecte la mémoire de mon aïeul… Oui, Seigneur, il devoit cet État à ſa valeur & à la protection de Saint Nicolas… Il en a été de même de mon père… & je ſuivrai leur exemple, quoi qu’il en puiſſe arriver… Mais Frédéric votre Maître eſt le plus proche parent… J’ai conſenti à ſoutenir mes titres par un combat… S’enfuit-il pour cela qu’ils ſoient mal fondés ? Puis-je vous demander où eſt Frédéric ? On dit qu’il eſt mort dans l’eſclavage. Vous prétendez qu’il eſt vivant, & votre conduite le prouve… Je le crois. Je pourrois, Seigneur, je pourrois… mais je ne le ſais point. D’autres que moi diroient à Frédéric de leur enlever leurs États par force, au cas qu’il le puiſſe : ils n’expoſeroient pas leur dignité au ſort d’un combat ſingulier : ils ne s’en rapporteroient point à la déciſion de quelques muets inconnus… Pardonnez mon emportement, & mettez-vous à ma place. Souffririez-vous de ſang froid, étant ce que vous êtes, qu’on vînt vous diſputer les droits & le rang de vos ancêtres ? Venons au fait. Vous me redemandez Iſabelle… Avez-vous ordre de la recevoir ? Le Chevalier fit ſigne qu’oui. Recevez-la, dit Manfred, j’y conſens ; vous êtes autoriſés à le faire… Mais, courtois Chevalier, puis-je vous demander ſi vous avez de pleins pouvoirs ? Le Chevalier lui fit encore ſigue qu’oui. Voilà qui eſt bien, ajouta Manfred. Écoutez maintenant ma propoſition… Vous voyez, Meſſieurs, devant vous le plus malheureux de tous les hommes (il commença à pleurer ;) ayez compaſſion de moi, je n’en ſuis point indigne. Oui, je le ſuis. J’ai perdu mon unique eſpérance, la joie, le ſoutien de ma maiſon. Les Chevaliers donnèrent des marques de ſurpriſe. Oui, Meſſieurs, le ſort a diſpoſé de mon fils. Iſabelle eſt libre… La rendrez-vous ? s’écria le Chevalier en rompant le ſilence. Daignez m’écouter, lui dit Manfred, je ſuis ravi de voir par ce témoignage de bonne volonté que vous me donnez, que cette affaire peut s’accommoder ſans effuſion de ſang. Je n’ai que peu de choſes à vous dire. Vous voyez en moi un homme dégoûté du monde : la mort de mon fils m’a détaché de toutes les choſes terreſtres. La grandeur ni la puiſſance n’ont plus rien qui me flatte. Je déſirois de tranſmettre le ſceptre que j’ai reçu de mes ancêtres avec honneur à mon fils… mais il n’eſt plus. La vie m’eſt ſi indifférente, que j’ai accepté votre défi avec joie. Un brave Chevalier ne ſauroit mourir plus glorieuſement qu’en ſuivant ſa vocation. Quelle que ſoit la volonté du Ciel, je m’y ſoumets de bon cœur ; car, hélas ! je ſuis un homme accablé de triſteſſe. Manfred n’eſt point un objet digne d’envie, & je ne doute point que vous ne ſâchiez mon hiſtoire. Le Chevalier fit ſigne que non, & parut avoir envie de la ſavoir. Se peut-il, Meſſieurs, continua le Prince, que mon hiſtoire vous ſoit inconnue ? N’avez-vous rien oui dire de moi ni de la Princeſſe Hippolite ? Ils lui firent ſigne de la tête que non. Voici donc, Meſſieurs, ce qui en eſt. Vous me regardez comme un ambitieux ; mais hélas ! je ne ſuis point de nature à l’être. Si je l’étois, je ne ſerois point en proie depuis pluſieurs années à des ſcrupules de conſcience qui me déchirent le cœur... Mais j’abuſe peut-être de votre patience. J’abrégerai mon récit. Sachez donc que j’ai depuis longtemps des ſcrupules au ſujet de mon union avec la Princeſſe Hippolite... Ah ! Meſſieurs, ſi vous la connoiſſiez, ſi vous ſaviez que je l’adore comme une Maîtreſſe, & que je la chéris comme un ami… Mais l’homme n’eſt pas né pour être parfaitement heureux... Elle partage mes ſcrupules, & de ſon conſentement je me ſuis adreſſé à l’Égliſe, car nous ſommes alliés à un degré défendu. J’attends à tout moment la ſentence définitive qui doit nous ſéparer pour jamais... Je ſuis perſuadé que vous compatiſſez à ma peine... Je vois que vous me pardonnez ces larmes. Les Chevaliers ſe parlèrent l’un l’autre à l’oreille, ne ſachant à quoi cela aboutiroit. Manfred continua ainſi : La mort de mon fils étant arrivée tandis que j’étois dans ces inquiétudes, j’ai réſolu de réſigner mes États, & de renoncer pour jamais au monde. Mon ſeul embarras a été de choiſir un ſucceſſeur qui aimât mes Sujets, & qui prît ſoin d Iſabelle, que j’aime comme mon propre ſang. J’ai voulu rétablir la branche d’Alphonſe, quelque éloignée qu’elle fût. Et quoique je ſois perſuadé ( pardonnez-moi ce que je vais dire ) que ſon intention étoit que Richard tînt la place de ſes parens... où pouvois-je les trouver ? Je ne connois que Frédéric votre Maître, j’ai appris qu’il étoit mort dans l’eſclavage ; & quand même il auroit été vivant, auroit-il quitté l’État floriſſant de Vicence pour la petite Principauté d’Otrante ? Cela étant, pouvois-je me résoudre à voir mes fidelles Sujets ſoumis à un Vice-Roi ? J’aime mes Sujets, Meſſieurs, &, graces au Ciel, ils me payent de retour. Vous me demandez à quoi ce diſcours aboutit ? Le voici en peu de mots. Le Ciel, par le moyen de votre arrivée, ſemble indiquer un moyen pour lever ces difficultés & finir mes malheurs. La Princeſſe Iſabelle eſt libre... Je le ſerai bientôt... Car il n’y a rien à quoi je ne me ſoumette pour le bien de mon peuple... Ne conviendroit-il point, pour éteindre toute animoſité entre nos familles, que je l’epouſaſſe... Mon diſcours vous ſurprend... Mais quoique j’aime tendrement Hippolite, & que je reſpecte ſes vertus, un Prince doit s’oublier ſoi-même & ne conſulter que le bien de ſes ſujets. Comme il achevoit ces mots, un domeſtique vint dire à Manfred que Jérôme & pluſieurs de ſes Frères Religieux demandoient à lui parler.

Le Prince outré de ce contre-temps, & craignant que le Frère ne dit aux Chevaliers qu’Iſabelle s’étoit retirée chez eux, fut ſur le point de lui refuſer la porte. Mais faiſant réflexion qu’il venoit peut-être lui annoncer le retour de la Princeſſe, il demanda excuſe aux Chevaliers s’il les laiſſoit ſeuls pour un moment, & il ſe levoit pour ſortir lorſque les Religieux entrèrent. Manfred les tança rudement de ce qu’ils étoient entrés ſans ſa permiſſion, & voulut les mettre dehors ; mais Jérôme étoit trop irrité pour lui obéir. Il déclara tout haut qu’Iſabelle s’étoit enfuie, & proteſta qu’il n’avoit aucune part à ſon évaſion, Manfred outré de cette nouvelle, & plus fâché encore qu’elle fût parvenue à la connoiſſance de ſes Hôtes, ne fut plus que dire : il accabla le Moine d’injures ; il ſe juſtifia auprès des Chevaliers, qui vouloient abſolument ſavoir ce que la Princeſſe étoit devenue. Encore qu’il craignît qu’ils ne ſuſſent où elle étoit, il voulut la pourſuivre, & il appréhendoit qu’ils ne l’accompagnaſſent… Il offrit d’envoyer des gens pour la chercher… Mais le principal Chevalier rompant le ſilence, lui reprocha dans les termes les plus forts la mauvaiſe foi de ſes procédés, & lui demanda la raiſon qui avoit obligé Iſabelle à s’enfuir de ſon Château. Manfred jetta un coup d’œil à Jérôme, comme pour lui ordonner de garder le ſilence, dit au Chevalier, qu’après la mort de Conrad, il l’avoit placée dans un aſyle juſqu’à ce qu’il ſût comment il devoit en diſpoſer. Jérôme qui trembloit pour la vie de ſon fils, n’oſa le démentir ; mais un de ſes Religieux qui n’avoit pas les memes intérêts que lui à ménager, déclara nettement qu’elle s’étoit retirée dans leur Egliſe la nuit d’auparavant. Le Prince accablé de honte & de confuſion, s’efforça inutilement de faire taire le Frère. Le Chevalier ſurpris de ces contradictions, & preſque perſuadé que Manfred avoit fait cacher la Princeſſe, malgré le chagrin qu’il témoignoit, ſe leva de ſon ſiége en s’écriant : traître que tu es ! tu trouveras Iſabelle, & gagna la porte. Manfred voulut l’empêcher de ſortir, mais ſes camarades l’aidèrent à ſe tirer de ſes mains ; il deſcendit dans la cour, & donna ordre à ſes gens de le ſuivre. Manfred voyant qu’il ne pouvoit le détourner de ſon deſſein, s’offrit de l’accompagner ; il fit appeler ſes domeſtiques, & prenant avec lui Jérôme & quelques-uns de ſes Religieux, ils ſortirent du Château. Il ordonna ſecrétement qu’on s’aſſurât des gens du Chevalier, en même temps qu’il feignoit d’envoyer un meſſage pour leur demander du ſecours.

La compagnie ne fut pas plutôt ſortie du Château, que Mathilde qui s’intéreſſoit au ſort du jeune Payſan depuis qu’il avoit été condamné à la mort, & qui ne s’occupoit que des moyens de le ſauver, apprit que Manfred avoit envoyé ſes gens dans différens endroits pour chercher Iſabelle. Dans l’agitation où il étoit, il avoit donné cet ordre en termes généraux, ne croyant point qu’il dût s’étendre à ceux qui gardoient Théodore, & il l’oublia pour le moment. Les domeſtiques qui n’oſoient déſobéir à leur Maître, & qui d’ailleurs étoient curieux de voir à quoi ces recherches aboutiroient, abandonnèrent de concert le Château, de manière qu’il n’en reſta pas un ſeul. Mathilde s’étant débarraſſée de ſes ſuivantes, monta dans la tour noire, ouvrit la porte, & entra dans la chambre où étoit Théodore. Jeune homme, lui dit-elle, quoique le devoir filial & la modeſtie condamnent la démarche que je fais, cependant la charité qui remporte ſur tous les autres liens, juſtifiera l’action que je fais. Sauve-toi ; les portes de ta priſon ſont ouvertes : mon père & ſes domeſtiques ſont abſens, mais peut-être ne tarderont-ils pas à revenir. Va-t’en en paix, & que les Anges du Ciel dirigent ta route. Vous êtes ſurement un de ces Anges, lui dit Théodore en l’interrompant. Il n’y a qu’un eſprit bienheureux qui puiſſe vous reſſembler, parler & agir comme vous faites. Ne puis-je pas ſavoir le nom de ma divine protectrice ? Il me ſemble que vous avez nommé votre père. Le ſang de Manfred peut-il être ſenſible à la pitié ? Aimable Dame, vous ne répondez point... Mais comment avez-vous pu venir ici ? Pourquoi négliger votre propre ſureté, & vous intéreſſer pour le malheureux Théodore ? Enfuyons-nous enſemble ; j'employerai la vie que vous me donnez à votre défenſe. Hélas ! vous vous trompez, lui dit Mathilde en ſoupirant : je ſuis la fille de Manfred, & je n’ai rien à craindre. Ciel ! s’écria Théodore : il n’y a qu’une nuit que je me félicitois d’un ſervice que je vous avois rendu, & que vous payez aujourd’hui avec tant de généroſité. Vous êtes dans l’erreur, reprit la Princeſſe, mais il n’eſt pas temps de vous en tirer. Fuyez, jeune homme vertueux, pendant qu’il eſt en mon pouvoir de vous ſauver : ſi mon père revenoit, nous aurions tous deux ſujet de trembler. Quoi ! lui dit Théodore, croyez-vous que je veuille ſauver ma vie au haſard de vous rendre malheureuſe ? J’aimerois mieux la perdre mille fois. Je n’ai à craindre que vos delais, reprit Mathilde. Fuyez, perſonne ne ſaura que je vous aye ſecondé. Jurez-le-moi par tous les Saints, reprit Théodore, ſinon je reſterai ici, quelque choſe qui puiſſe m’arriver. Vous êtes trop généreux, lui dit Mathilde ; mais ſoyez aſſuré que perſonne ne me ſoupçonnera d’avoir favoriſé votre fuite. Donnez-moi votre belle main pour preuve de la vérité de ce que vous dites, reprit Théodore, & permettez que je la baigne des larmes que la reconnoiſſance me fait verſer… A Dieu ne plaiſe, lui dit la Princeſſe, je ne le puis. Hélas ! dit Théodore, je n’ai eu juſqu’ici que du malheur, & il y a toute apparence que je ne ſerai pas plus heureux dans la fuite. Permettez que je me livre aux tranſports de ma reconnoiſſance, & que mon ame les exprime ſur votre belle main. Non, lui dit Mathilde, partez. Que diroit Iſabelle, ſi elle vous voyoit à mes genoux ? Quelle eſt cette Iſabelle ? reprit le jeune homme avec un air de ſurpriſe. Ah ! s’écria la Princeſſe, je crains bien d’obliger un trompeur. Avez-vous oublié la curioſité que vous m’avez témoignée ce matin ? Vos regards, vos actions, votre perſonne me paroiſſent être une émanation de la Divinité, reprit Théodore, mais vos diſcours ſont obſcurs & myſtérieux... Daignez, Madame, vous faire entendre... Vous ne m’entendez que trop, lui dit Mathilde : mais, encore un coup, je vous ordonne de partir. Puiſſe votre ſang, ce qu’à Dieu ne plaiſe, retomber ſur ma tête, ſi je perds davantage le temps en vains diſcours. Je m’en vais, reprit Théodore, puiſque vous le voulez, & pour ne point cauſer la mort à mon père. Daignez ſeulement m’aſſurer que vous me plaignez... Arrêtez, lui dit Mathilde, je vais vous conduire dans le ſouterrain par lequel Iſabelle s’eſt ſauvée ; il aboutit à l’Égliſe de Saint Nicolas, où vous pourrez trouver un aſyle... Quoi ! s’écria Théodore, c’eſt donc à une autre que vous à qui j’ai montré ce conduit ſouterrain ? Oui, lui répondit Mathilde ; mais ne me queſtionnez pas davantage : je tremble de vous voir ici : retirez-vous dans cet aſyle.... Les aſyles, reprit Théodore, ne ſont faits que pour des filles ſans défenſe, ou pour des criminels. Théodore n’a commis aucun crime ; ſon ame en ignore juſqu’à l’apparence. Donnez-moi une épée, Madame, & votre père apprendra que Théodore n’eſt point fait pour fuir. Téméraire, lui dit Mathilde, oſerois-tu bien lever la main contre le Prince d’Otrante ? Non point contre votre père ; non, je n’oſerois le faire : excuſez-moi, Madame, ſi je m’oublie... Mais puis-je vous voir, & me reſſouvenir que vous êtes la fille du tyran Manfred !... Il eſt votre père, & dès ce moment j’oublie tous les torts qu’il m’a faits. Comme il achevoit ces mots, ils entendirent un bruit qui paroiſſoit venir de deſſus l’endroit où ils étoient. Théodore & la Princeſſe treſſaillirent de peur, Ciel ! s’écria Mathilde, nous ſommes découverts. Ils prêtèrent l’oreille, & ils n’entendirent plus rien, ce qui les raſſſura. La Princeſſe prit les devants, & conduiſit Théodore dans la.garde-robe de ſon père, où elle l’équipa de ſon mieux, & de-là elle le mena à la poterne. N’entrez point dans la Ville, lui dit Mathilde, & n’allez point du côté du couchant, car c’eſt-là que Manfred & les étrangers cherchent Iſabelle. Prenez la route oppoſée. Vous trouverez au bout de la forêt une chaîne de rochers, où ſont pluſieurs cavernes qui aboutiſſent ſur la côte. Vous pourrez y reſter caché juſqu’à ce que vous découvriez un vaiſſeau auquel vous ſerez ſigne de venir vous prendre. Allez, que le Ciel vous conduiſe, & ſouvenez-vous quelquefois de Mathilde dans vos prières. Théodore ſe jetta à ſes pieds, & lui prenant la main, malgré les efforts qu’elle fit pour l’en empêcher, il lui promit de ſe faire créer Chevalier à la première occaſion, & lui demanda la permiſſîon de ſe vouer à ſon ſervice. .. La Princeſſe alloit lui répondre, lorſqu’il ſurvint un coup de tonnerre qui ébranla tout le Château. Théodore ſe ſervit de ce prétexte pour retarder ſon départ ; mais la Princeſſe lui ordonna de partir, d’un air qui témoignoit qu’elle

vouloit être obéie, & rentra dans le Château. Il pouſſa un profond ſoupir & ſe retira, ſans ôter les yeux de deſſus la porte, qu’au moment que Mathilde la ferma & mit fin à une entrevue, pendant laquelle leurs cœurs éprouvèrent une paſſion qu’ils avoient ignorée juſqu’alors.

Théodore s’en fut tout penſif au Couvent, pour informer ſon père de ſa délivrance. On lui dit qu’il étoit abſent ; on l’inſtruiſit de la recherche qu’on faiſoit d’Iſabelle, & de pluſieurs autres particularités qu’il avoit ignorées juſqu’alors. Il eut voulu l’aider, mais les Religieux ne purent lui dire la route qu’il avoit priſe. Il ne fut point tenté de l’aller chercher. Mathilde avoit fait une ſi forte impreſſion ſur ſon cœur, qu’il avoit toutes les peines du monde à s’éloigner du Château. La tendreſſe que Jérôme avoit pour lui, ne contribua pas peu à fortifier ſa répugnance, & il en vint même juſqu’à ſe perſuader que l’affection filiale étoit la principale cauſe de la peine qu’il avoit à s’éloigner. En attendant que Jérôme revînt, il prit le parti de ſe retirer dans la forêt que Mathilde lui avoit indiquée. Il s’enfonça dans l’endroit le plus ſombre, & arriva inſenſiblement à certaines cavernes qui avoient autrefois ſervi de retraite à des ſolitaires, & qu’on diſoit être actuellement habitées par des Eſprits malins. Il ſe reſſouvint de cette tradition, & comme il étoit naturellement courageux, il ſe fit un plaiſir de viſiter les endroits les plus ſecrets de ce labyrinthe. A peine y fut-il entré, qu’il ouit les pas d’une perſonne qui paroiſſoit s’enfuir devant lui. Théodore, quoique fermement perſuadé de tout ce que notre ſainte Religion nous ordonne de croire, ne put s’imaginer que les gens de bien fuſſent abandonnés ſans ſujet à la malice des Puiſſances infernales. Il crut que ces lieux étoient plutôt infeſtés par des voleurs, que par ces agens infernaux qu’on dit ſe faire un plaiſir d’égarer les voyageurs. Il brûloit depuis long-temps d’impatience d’éprouver ſa valeur. Il tira ſon épée & s’avança vers l’endroit où il avoit entendu le bruit. Son armure ne ſervit qu’à le faire reconnoître, & l’Inconnu doubla le pas. Théodore convaincu qu’il ne ſe trompoit point, ſe hâta davantage, & étoit ſur le point d’atteindre la perſonne qui fuyoit devant lui, lorſque celle-ci faiſant un dernier effort pour l’éviter, les forces lui manquèrent. Il la joignit enfin, & trouva une femme étendue par terre ſans ſentiment. Il ſe hâta de la relever, mais ſa frayeur étoit ſi grande, qu’il craignit qu’elle ne mourût entre ſes bras. Il mit tout en uſage pour diſſiper ſes craintes, & l’aſſura que loin d’avoir intention de lui nuire, il étoit prêt à ſacrifier ſa vie pour la défendre. A ces mots, la Demoiſelle reprit ſes ſens, & enviſageant celui qui lui parloit ; je connois ſûrement votre voix, lui dit-elle. Non pas que je ſache, reprit Théodore, à moins que vous ne ſoyiez la Princeſſe Iſabelle. Cieux ! s’écria-t-elle, n’êtes-vous pas envoyé pour me pourſuivre ? De grâce, ajouta-t-elle en ſe jettant à ſes pieds, ne me livrez point à Manfred. A Manfred ! lui dit Théodore... Non, Madame, je vous ai déjà délivrée une fois de ſa tyrannie, & je ſuis bien éloigné de vouloir vous y ſoumettre de nouveau : je veux vous mener dans un lieu où vous ne puiſſiez plus la craindre. Eſt-il poſſible, reprit la Princeſſe, que vous ſoyiez ce généreux inconnu que je trouvai la nuit dernière dans le ſouterrain du Château ? Vous êtes ſûrement mon Ange gardien : permettez que je me jette à vos genoux pour vous remercier... Je ne ſouffrirai point, lui dit Théodore, que vous vous abaiſſiez juſqu’à ce point. Si le Ciel m’a choiſi pour votre délivrance, il me donnera la force néceſſaire pour l’effectuer... Mais venez, Madame, nous ſommes trop près de l’entrée de la caverne, entrons plus avant ; je ne ſerai tranquille que lorſque je vous ſaurai en ſureté. Hélas ! Monſieur, lui dit-elle, quel eſt votre deſſein ? Quoique vos actions & vos diſcours m’aſſurent de la pureté de vos ſentimens, convient-il que je vous ſuive dans un pareil endroit ? Que diroit-on de moi, ſi l’on nous trouvoit enſemble ? Je reſpecte votre délicateſſe, lui dit Théodore, vos craintes n’ont rien qui m’offenſe. Je ne veux que vous conduire dans l’endroit le plus reculé de ces rochers, & en défendre l’entrée contre quiconque voudroit vous attaquer. Dailleurs, Madame, reprit-il en pouſſant un profond ſoupir, toute belle & toute parfaite que vous êtes, je ſuis bien aiſe de vous dire que mon cœur eſt dévoué à une autre ; & quoiqu’un bruit ſoudain empêchât Théodore d’en dire davantage, ils diſtinguèrent bientôt ces mots Iſabelle ! hola ! Iſabelle ! La Princeſſe retomba dans les premières frayeurs. Théodore eſſaya inutilement de l’encourager, il ne put y réuſſir. Il l’aſſura qu’il mourroit plutôt que de ſouffrir qu’elle retournât ſous le pouvoir de Manfred. Il la pria de ſe tenir cachée, & ſortit pour empêcher que la perſonne qui la cherchoit n’avançât.

Il trouva à l’entrée de la caverne un Chevalier armé, lequel s’entretenoit avec un Paysan ; celui-ci l’aſſuroit qu’il avoit vu entrer Iſabelle dans ces rochers. Le Chevalier ſe diſpoſoit à la chercher, lorsque Théodore ſe préſenta à lui l’épée à la main, & lui défendit d’avancer, ſous peine de la vie. Qui es-tu, lui dit le Chevalier d'un ton courroucé, pour oſer ainſi me barrer le chemin ? Un homme qui n’oſe que ce qu’il peut faire, lui répondit Théodore. Je cherche Iſabelle, reprit le Chevalier ; on m’a dit qu’elle s’étoit retirée dans ces rochers : ne m’arrête point, ou tu t’en repentiras. Ton propos eſt auſſi odieux que ta colère eſt mépriſable, lui dit Théodore. Retourne-t-en, ou nous verrons qui de nous deux eſt le plus à craindre. L’Inconnu qui parla à Théodore, étoit le principal Chevalier qui étoit venu de la part du Marquis de Vicence. Il avoit profité du temps que Manfred étoit occupé à donner ſes ordres pour empêcher qu’Iſabelle ne tombât entre leurs mains, pour s’évader. Il ſoupconna Manfred d’avoir fait cacher la Princeſſe, & ne douta point que Théodore ne fût apoſté pour !a garder. Il fut ſi outré de la réponſe, qu’il déchargea ſur lui un coup de ſabre qu’il para heureuſement avec ſon bouclier. Sa valeur ſe réveilla tout-à-coup, & il fondit comme un éclair ſur le Chevalier. Le combat fut violent, mais il ne dura pas long-temps. Théodore lui fit trois bleſſures, & profita de la foibleſſe dans laquelle il tomba pour le déſarmer. Le Payſan s’enfuit dès le commencement de leur querelle, & ſut en donner avis à quelques domeſtiques de Manfred qui s’étoient diſperſés dans le bois pour chercher Iſabelle. Ils accoururent à ſon ſecours, & ne tardèrent pas à le reconnoître. Théodore, nonobſtant ſa haine pour Manfred, ne put voir ſans émotion la victoire qu’il venoit de remporter. Sa pitié augmenta lorſqu’il apprit que celui qu’il venoit de bleſſer, loin d’être partiſan du Prince, étoit ſon ennemi déclaré. Il aida les domeſtiques à déſarmer le Chevalier, & ne négligea rien pour étancher le ſang qui ſortoit de ſes bleſſures. Après qu’il eut repris la parole : ennemi généreux, lui dit-il d’une voix tremblante & à demi éteinte, nous avons été tous deux dans la même erreur. Je t’ai pris pour l’inſtrument du Tyran, & je m’apperçois que tu as porté le même jugement de moi... Les excuſes ne ſont plus de ſaiſon... je me meurs... Si Iſabelle eſt ici, fais-la appeler... j’ai des ſecrets important à... Il se meurt, s’écria un des aſſiſtans ; perſonne n’a-t-il un Crucifix ? André, priez Dieu pour lui... Faites-lui avaler quelques gouttes d’eau, leur dit Théodore, pendant que je vais appeler La Princeſſe... En achevant ces mots, il ſe rendit auprès d’Iſabelle, & lui apprit en peu de mots le malheur qu’il avoit eu de bleſſer un Gentilhomme de la Cour de ſon père, lequel avant que de mourir, avoit des ſecrets importans à lui communiquer. La Princeſſe, qui avoit été tranſportée de joie lorſqu’elle ouit la voix de Théodore, parut ſurpriſe de ce diſcours. Théodore la conduiſit dans l’endroit où étoit le Chevalier ; ils le trouvèrent couché par terre & hors d’état de proférer une ſeule parole. Elle pâlit lorſqu’elle apperçut les domeſtiques de Manfred, & voulut retourner ſur ſes pas : mais Théodore la raſſura, en lui faiſant obſerver qu’ils n’avoient point d’armes, & les menaça de mort s’ils étoient aſſez oſés pour vouloir arrêter la Princeſſe. L’Étranger ayant ouvert les yeux, & appercevant une femme ; eſt-ce vous, lui dit-il, parlez-moi ſincèrement : êtes-vous Iſabelle de Vicence ? Oui, je le ſuis, répondit-elle : veuille le ciel vous conserver la vie. C’eſt donc toi... c’eſt donc toi, reprit le Chevalier, en faiſant un dernier effort pour parler… tu vois... ton père... Donne-moi... O ſurpriſe ! ô horreur ! Que vois-je ! qu’entends-je ! s’écria Iſabelle. Mon père ! vous mon père ! qui vous a amené ici ? daignez me l’apprendre... Au ſecours ! il ſe meurt ! La choſe n’eſt que trop vraie, reprit le Cheva

lier ; je ſuis Frédéric ton père… Oui... je venois pour te délivrer… Embraſſe-moi pour la dernière fois, & prends Seigneur, lui dit Théodore, épuiſez pas à parler, & permettez que nous vous tranſportions au Château... Au Château ! s’écria Iſabelle ; faut-il aller ſi loin ? Voulez-vous expoſer mon père à la fureur du Tyran ? Si vous l’y tranſportez, je n’oſerai l’accompagner... Et cependant me convient-il de l’abandonner ? Ma fille, lui dit Frédéric, peu m’importe dans quel endroit on me tranſporte : je ſerai dans quelques minutes à l’abri de tout danger... Mais pendant que j’ai les yeux ouverts, ne m’abandonne point, chère Iſabelle. Ce brave Chevalier... j’ignore qui il eſt, aura ſoin de protéger ton innocence... Je vous prie, Monſieur, n’abandonnez point ma fille ; me le promettez-vous ? Théodore verſant un torrent de larmes ſur la victime qu’il venoit d’immoler, après avoir promis à Frédéric de protéger ſa fille aux dépens de ſa vie, obtint de lui qu’on le tranſporteroit au Château. On banda ſes bleſſures du mieux que l’on put, & on le mit ſur le cheval d’un des domeſtiques. Théodore marchoit à ſes côtés, & Iſabelle le ſuivoit.