Plon (3p. 188-191).


XXXIII


À peine eut-il cheminé quelque temps, il entendit un cri hideux à ouïr, et si épouvantable que nul homme ni femme n’en aurait su pousser de tel. Il éperonna son cheval et parvint bientôt dans un vallon profond : là, sous un chêne dont les branches et les feuilles la couvraient, se trouvait une maison basse et ancienne, et, non loin, une source coulait par un tuyau d’argent dans un bassin, au pied d’une tombe de marbre vermeil que gardaient deux lions couchés ; c’était l’un d’eux qui avait si horriblement crié.

Dès qu’elles virent Lancelot, les bêtes se levèrent, battant leurs flancs de leur queue pour se mettre en colère : car c’est l’usage des lions de n’attaquer ni homme ni femme avant que d’être courroucés. Mais Lancelot sauta vivement de son destrier, craignant qu’il ne fût occis, puis il courut au premier lion et lui trancha la tête. Le second, cependant, lui arrachait son écu : dont le chevalier eut si grande honte qu’il lui fendit le chef jusqu’aux épaules. Après quoi il s’approcha de la tombe.

Elle était dégouttante de sang, et au fond de la fontaine, dont l’eau bouillait comme si tout le feu du monde l’eût échauffée, on apercevait une tête coupée, toute blanche et chenue. Lancelot y plongea la main et, non sans se brûler au point qu’il pensa trouver sa chair et ses os en cendres, il en tira la tête. Puis il leva la tombe et découvrit ainsi un corps sans chef. Et comme il le regardait, tout ébahi, un ermite sortit de la maison et lui dit, après lui avoir demandé son nom :

— Sire, sur la terre de votre aïeul le roi Lancelot, il était un château nommé la Belle Garde, dont le sire avait une femme de qui la beauté ne se pouvait cacher plus que la clarté du cierge sur le chandelier. Le roi Lancelot et elle s’aimèrent, mais d’amour pur, comme ceux qui veulent conquérir le ciel. Toutefois de mauvaises gens racontèrent que le roi aimait la dame de fol amour, et tant que le sire de Belle Garde finit par l’entendre dire : il fit serment de s’en venger.

« C’était le temps du carême. Le jour de l’Adoration de la Croix, le roi entra dans la forêt Périlleuse, nu-pieds et en chemise, suivi de deux écuyers seulement, et se rendit à cet ermitage-ci pour se confesser au prud’homme qui y demeurait. Après avoir entendu le service du jour, il eut soif et vint à cette source ; mais, comme il se baissait pour y boire, le sire de Belle Garde, qui l’avait suivi, s’approcha sans être vu et d’un coup d’épée lui fit voler la tête dans la fontaine. Aussitôt l’eau, qui était froide comme glace, se mit à bouillir à grandes ondes. Par quoi le sire comprit qu’il avait mal agi : il fit ensevelir le corps du roi ; mais la tombe se mit à saigner comme vous voyez. Et au moment qu’il rentrait dans son château, il fut lui-même écrasé par une grosse pierre qui tomba d’un créneau.

« Un jour, un lion tua un cerf devant la fontaine. Mais, durant qu’il dévorait sa proie, un autre lion survint, qui voulut la lui ravir. Les deux bêtes se battirent et blessèrent jusqu’à ce que, n’en pouvant mais, elles dussent se coucher. Or, l’une d’elles, qui gisait près de la tombe, s’était mise à lécher le sang qui en dégouttait : grâce à quoi elle redevint aussi saine et vigoureuse qu’avant le combat. Ce que voyant, l’autre vint lécher le sang à son tour et ne s’en trouva pas moins bien. Alors, les deux lions firent ensemble une paix si bonne que jamais il n’y eut plus aucune noise entre eux, et ils se couchèrent, l’un au pied, l’autre au chef du tombeau, et le gardèrent si bien que nul chevalier n’en a jamais pu approcher avant vous.

« Vous les avez tués et vous avez retiré la tête et le corps du roi, que j’ensevelirai auprès de celui de sa femme dans la chapelle. Mais sachez que vous n’êtes pas le bon chevalier qui achèvera toutes les aventures, puisque, sans doute à cause du feu de luxure qui flambe en votre corps, vous n’avez pu éteindre le bouillonnement de l’eau.

À ces mots, Lancelot rougit de honte. Il se recommanda aux prières du prud’homme et partit sans tarder.