Le Château Saint-Ange, souvenirs d’un prisonnier politique sous le pontificat de Grégoire XVI

LE
CHATEAU SAINT-ANGE
SOUVENIRS DE JEUNESSE D'UN PRISONNIER POLITIQUE.



« Ceci n’est point un conte, » comme disait Diderot de l’un de ses récits ; ce sont des souvenirs très réels de la vie de jeunesse à Rome sous le pontificat de Grégoire XVI, et pour cela même on nous permettra de ne pas nommer le héros de cette histoire. Si, en nous aidant de ses confidences, nous avons pu rassembler les pages qu’on va lire, si nous sommes ainsi autorisé à nous substituer au véritable auteur de cette confession, c’est à lui cependant qu’il convient de laisser la parole.


I

L’année 184. allait finir, l’hiver venait de commencer. Pendant toute la journée, le temps était resté triste, et le ciel romain, n’avait cessé de verser des torrens de pluie. Je rentrai chez moi, via dell’Orso, vers minuit, et je trouvai mon ami Giulio, déjà couché. Mécontent de moi, mécontent des autres, mécontent de tout ce qui m’entourait, j’étais en proie à un sentiment ou pour mieux dire, à un pressentiment pénible et mélancolique. J’ouvris, selon mon habitude, quelques livres, et je me mis à les feuilleter machinalement : ma pensée était ailleurs, ou plutôt je ne pensais pas. Alourdi par l’ennui, je le fus bientôt par le sommeil ; je me couchai et ne tardai pas à m’endormir. Mon repos ne fut pas de longue durée ; je fus tout à coup réveillé par un bruit sourd qui se faisait à la porte de la maison. Je prêtai l’oreille, et je ne fus pas peu étonné de distinguer le grincement d’une clé qu’on essayait d’introduire dans la serrure. Je crus à une tentative de vol, je réveillai Giulio en criant : Qui est là ? Une voix rauque me répondit : La forza (la force, comme on dit en France la justice) !

Loin de me calmer, cette réponse ne fit qu’augmenter mon inquiétude. Je me levai et courus regarder à travers le guichet de la porte. Je vis d’abord un personnage habillé en bourgeois, petit, trapu, de figure sinistre. Je le reconnus : c’était Nardoni, si célèbre depuis dans les fastes de la police romaine. Il était accompagné de deux carabiniers, dont l’un portait une lanterne sourde, et l’autre un trousseau de clés. Nardoni, d’un ton sec, quoique poli, m’adressa la parole : « Nous avons, dit-il, une mission pénible à remplir auprès de vous. Les précautions les plus minutieuses ont été prises pour que toute résistance de votre part soit inutile. Ouvrez, messieurs, ce n’est pas à votre liberté que nous en voulons, vos personnes seront respectées. » Je compris alors qu’il s’agissait d’une visite domiciliaire.

Giulio avait tout entendu et s’était levé. Après avoir allumé une lampe, il s’était empressé de cacher quelques ouvrages qui faisaient partie de notre modeste bibliothèque. Pour lui en donner le temps, je fis semblant de chercher la clé de la porte, que je prétendis avoir égarée. Les gens de la police commençaient à perdre patience et à faire tapage ; il fallut leur ouvrir. Nardoni se dirigea immédiatement vers mon bureau, et les deux carabiniers, suivis de deux autres sbires, se mirent à fureter dans ma garde-robe, dans mes malles, dans nos tiroirs, dans tout meuble où il était possible de receler quelque objet. On s’empara de tous nos papiers et de toute notre correspondance ; quant aux livres, on se borna à saisir les ouvrages défendus à Rome, tels que Botta, Machiavel, Bentham, Jean-Jacques Rousseau, et jusqu’à l’Histoire de Dix-Ans, de M. Louis Blanc, que je m’étais procurée depuis très peu de jours. Un livre qui aurait pu me compromettre davantage passa heureusement inaperçu : c’étaient les Ruines de Volney ; il était tombé derrière la table de nuit et ne fut point découvert.

Quand ils eurent saisi tous ces objets, ainsi qu’une paire de pistolets sur laquelle ils mirent la main, messieurs les inquisiteurs se disposèrent à se retirer. Je protestai contre cette saisie en exhibant une licence en règle qui me permettait d’acheter, lire et garder par devers moi tous les livres, même défendus, dont les titres ne se trouvaient pas sur mon permis[1]. Nardoni répondit qu’il ne faisait qu’obéir à des ordres supérieurs ; puis il se retira avec ses acolytes chargés de leur butin.

Quelques jours après, je reçus une lettre de l’avocat fiscal qui m’invitait à me rendre au palais del governo novo. Cette invitation ne me surprit point, et je fus exact à m’y rendre. Là, en présence du juge d’instruction, je subis un interrogatoire qui dura quatre heures. Je m’aperçus qu’on avait compulsé et lu attentivement tous mes papiers, toute ma correspondance, et même fouillé mes livres et mes brochures. On me demanda d’interminables explications sur quelques écrits complètement inoffensifs, mais dont la forme étrange devait nécessairement exciter les soupçons d’un inquisiteur politique. Le magistrat paraissait surtout attacher une singulière importance à une satire que j’avais composée contre la célèbre danseuse Cerrito ; peut-être y voyait-il un symbole. On passa ensuite aux livres défendus, et, malgré une nouvelle exhibition de mon permis et mes énergiques réclamations, on les garda tous. Enfin, pour épuiser le sujet, on me questionna sur la manière dont j’avais publiquement parlé de certains miracles qui s’étaient produits récemment dans la ville de Rome. On m’admonesta sévèrement, et la séance fut levée après une nouvelle réprimande dont la conclusion fut que la police et le gouvernement avaient les yeux ouverts sur moi, ce dont je commençais à être persuadé.

Je croyais tout fini, lorsqu’un beau matin je reçus une lettre marquée du timbre de la police. Un gendarme l’avait apportée. Je l’ouvris en tremblant : on m’y intimait l’ordre de me rendre dans un couvent, pour y rester en retraite pendant sept jours… Sachant qu’une pareille punition était très commune à Rome, surtout parmi les jeunes gens du monde, je me soumis sans délai à l’injonction de l’assesseur du gouvernement. Je me retirai à Saint-Eusèbe, où je fis ce qu’on appelle les exercices spirituels selon la règle de saint Ignace. L’on peut juger d’un pareil moyen de conversion par l’effet qu’il produisit sur moi. À ma sortie du couvent, après huit jours d’isolement, de silence, de jeûnes, de prières et de sermons, la société m’apparut comme une institution folle, absurde, inconcevable. J’étais tout étonné de voir les hommes s’occuper encore d’affaires, s’inquiéter de leur famille, chercher à donner satisfaction à leurs sentimens ou à leurs intérêts. Aussi je fus sur le point de rebrousser chemin et de retourner m’ensevelir pour jamais au couvent de Saint-Eusèbe. Je repris cependant mes occupations habituelles ; mais une réaction violente suivit ces quelques jours de réclusion claustrale, et je m’abandonnai plus aveuglément que jamais à une vie de plaisir et de dissipation que partageait d’ailleurs toute la jeunesse romaine.

Quel était donc mon crime ? Quelles étaient les raisons du gouvernement romain pour soumettre la vie d’un jeune étudiant à une surveillance aussi rigoureuse ? Je viens de dire qu’on m’accusait d’avoir publiquement mis en doute certains miracles. Pour comprendre ce que mes propos pouvaient avoir de grave et d’imprudent, il faut se reporter à l’époque où se passe cette histoire. Il y avait alors un singulier contraste, une lutte sourde entre les aspirations libérales d’une partie de la jeunesse romaine et la politique puérilement ombrageuse du gouvernement pontifical. Tout en faisant mes études de droit, je m’étais lié d’une amitié étroite avec quelques jeunes Romagnols au cœur ardent, à l’imagination vive. Nous avions les mêmes goûts en littérature, les mêmes tendances en politique. Pleins de l’orgueil et de la confiance que donnent la santé et la jeunesse, nous faisions notre entrée dans le monde, la tête haute, mécontens du présent, forts de l’avenir. Notre genre de vie était un mélange de pensées généreuses et de dissipation mondaine. On se levait tard, on déjeunait, on faisait une apparition à la Sapienza (université), ensuite on allait passer quelques heures au manège ou à la salle d’armes. Nous lisions les journaux ou des ouvrages de philosophie et d’histoire. Le soir, après dîner, on se rendait au théâtre. Après le spectacle, qui finit, comme on le sait, fort tard en Italie, nous soupions au restaurant, et si la nuit était belle, — à Rome, les nuits sont presque toujours magnifiques, — nous courions la ville, nous allions au Forum, et sur les ruines de l’antique cité nous évoquions d’immortels souvenirs. Quelquefois nous nous dirigions vers le Colysée, et là nous nous donnions le curieux et sublime plaisir de grimper sur ces glorieuses murailles avec des torches dont on voyait la lueur rouge successivement paraître et disparaître à travers les décombres, derrière les colonnes brisées, parmi les arcs recouverts d’une mousse séculaire et de plantes parasites qui décorent aujourd’hui ce que l’antiquité nous a laissé de plus beau, ce que l’univers offre de plus grandiose. D’autres fois nous nous attachions à suivre des troupes d’artistes ambulans qui parcouraient la ville en improvisant des sérénades sous les fenêtres des beautés et des cantatrices en vogue. Nous nous enivrions ainsi d’harmonie, d’amour et de poésie, et nous respirions l’air toujours pur, l’air tiède et embaumé de cette terre, patrie classique des arts, l’éternelle inspiratrice du beau.

Parmi mes amis, il en était un pour lequel j’éprouvais une sympathie particulière. Il se nommait Raphaël. C’était un esprit froid et profond, d’une simplicité spirituelle ; il était doué d’une merveilleuse aptitude pour les études positives. Une certaine communauté de bonnes et de mauvaises qualités nous avait attirés l’un vers l’autre. Un autre ami, Giulio, dont j’ai déjà parlé, était avec Raphaël le compagnon inséparable de tous mes plaisirs, le confident obligé de toutes mes pensées. Giulio différait complètement de Raphaël, il était poète et un peu rêveur ; il était aussi plus aimant, plus expansif, plus sensible qu’aucun de nous. C’est entre ces deux amis que j’ai passé les heures les plus agréables et les mieux remplies de ma jeunesse. Une fois ou deux par semaine, nous nous réunissions pour lire en commun les nouveautés littéraires qu’on ne pouvait faire venir à Rome qu’à grands frais, et en courant de sérieux dangers. C’est ainsi que nous lûmes les œuvres de Gioberti, l’Arnaldo da Brescia de Niccolini, les derniers écrits de Lamennais. Giulio a joué un rôle important sous la dernière république romaine. Raphaël est aujourd’hui l’un des plus célèbres avocats du barreau romain.

À l’époque où nous reportent ces souvenirs, on parlait partout à Rome des miracles opérés à l’arc des Cenci, et l’on s’exprimait à ce sujet d’un côté avec beaucoup de réserve et d’hypocrisie, de l’autre avec beaucoup de franchise et de liberté. Je commis l’imprudence au café Novo et à la Saptenza de donner mon avis d’une façon tout ironique. Mes propos, recueillis par des espions, provoquèrent sur ma conduite et sur mes opinions une enquête mystérieuse, à la suite de laquelle eut lieu la visite domiciliaire opérée par Nardoni. Ces miracles, source de tant d’émotions, n’avaient cependant qu’une cause fort ordinaire en Italie.

Le jour de la Saint-Pierre, le bruit se répandit dans Rome que l’image d’une madone placée dans une niche, près de la place des Juifs et précisément dans la petite rue de l’arc des Cenci, opérait des miracles et y attirait une grande affluence. Un maçon, qui s’y était transporté sur des béquilles, avait entendu une voix mystérieuse qui lui avait dit : Jette-les ! et tout à coup il s’était redressé, et il avait pu marcher sans difficulté. Un aveugle avait subitement recouvré la vue, et la foule l’avait reconduit processionnellement dans sa maison au bruit des cantiques et à la lueur de mille cierges. Rome entière accourut alors pour adorer la madone. On commença par décorer la niche et le tableau de la Vierge en l’entourant à profusion de fleurs, de vases et de bougies. Vers le quatrième jour, j’y fus moi-même conduit par la curiosité, il me fut d’abord impossible de rien voir, tant la foule était compacte, tant était vif l’empressement avec lequel on se repoussait réciproquement pour approcher de la petite chapelle, tant on était désireux de se mettre en évidence, comme s’il se fût agi de faire la cour à un souverain de la terre. Enfin, ayant réussi à me procurer une chaise sur laquelle je montai, de ce poste élevé je pus dominer cette multitude fanatique et librement observer ce qui se passait. Je vis autour de la chapelle un cercle épais et turbulent de boiteux, d’aveugles et d’épileptiques, enfin de malades de toute espèce et de toute condition sociale. Il y avait aussi des enfans et des jeunes filles qui, en criant et en pleurant, demandaient, à grand renfort de gestes et de contorsions, je ne sais quelle grâce. Au milieu de cette cohue, une femme d’une taille athlétique, parfaitement valide, mais tout échevelée, était perchée sur une espèce d’escabeau qui lui servait de trépied. Ainsi placée au-dessus de la foule et lui servant d’interprète et de prêtresse, elle s’écriait de temps en temps, d’une voix rauque et stridente qui sortait d’une bouche affreusement édentée : Maria santissima, voyliamo la grazia ! si vogliamo la grazia ! Viva Maria ! viva Maria ! Et la multitude en délire lui répondait par le cri mille fois répété de : Vive Marie !

De chaque côté de l’autel improvisé avaient été placées deux tables. Sur l’une étaient déposés les ex-voto offerts à la madone, sur l’autre une grande quantité de béquilles et d’instrumens orthopédiques qui avaient appartenu, disait-on, aux personnes miraculeusement guéries. Près d’une autre table se tenait un pénitent avec un registre ouvert pour recevoir les offrandes en argent et pour consigner les noms et qualités des individus qui prétendaient avoir été l’objet d’un miracle. Pour compléter le nombre de ces honorables et pieux fonctionnaires, une vingtaine de jeunes gens aux figures sinistres, portant une boîte de fer-blanc à la main, se faufilaient partout, quêtant pour la madone, rançonnant les crédules, se moquant des graciés. Des voleurs de profession de toute espèce se livraient de leur côté sans péril à leur petite industrie. Un groupe se forma autour d’une jeune fille assise sur une borne. Je m’approchai. « Voyez, me dit-on : c’est une femme qui vient de recevoir la grâce. » M’adressant alors à la graciée, je lui demandai si en effet elle venait d’être l’objet d’une faveur céleste, « Hélas ! oui, monsieur, me répondit-elle d’un ton moitié burlesque, moitié triste. — Mais de quelle maladie étiez-vous atteinte ? — Je boitais et j’avais le côté gauche paralysé. — Et maintenant ? — Maintenant je suis guérie, quoique j’aie toujours le pied gauche légèrement engourdi. » Je l’attendis à l’épreuve, mais je m’aperçus qu’elle hésitait à se mettre en marche ; elle remarqua même mon obstination à ne pas la perdre de vue. Enfin de guerre lasse elle se leva, fit un effort héroïque et commença à marcher ; incessu patuit… Un vaisseau battu par la tempête, ballotté en tout sens par des vents contraires, n’eut jamais de soubresauts aussi violens, aussi saccadés, que ceux qui balançaient la malheureuse visionnaire, et cependant les spectateurs de cette scène incroyable couraient après elle en criant au miracle et en la montrant du doigt à tous ceux qui accouraient.

Cette pieuse orgie fut troublée tout à coup par une violente agitation. Des cris perçans se firent entendre ; la foule se mit à fuir au milieu d’une confusion inexprimable. Je me réfugiai dans une maison voisine, je montai l’escalier, et de la fenêtre qui donnait sur la rue je découvris la cause de cette panique : l’autel était en feu, un commencement d’incendie s’était déclaré dans la chapelle. C’était probablement le trop grand nombre de bougies allumées qui avaient communiqué le feu aux draperies et aux voiles de gaze dont on avait orné à profusion le tableau de la madone en vogue. Alors une nouvelle scène tout à fait burlesque se déroula sous mes yeux. Deux ou trois cents aveugles (tous les aveugles de Rome et des environs étaient venus demander la grâce), agenouillés en cercle autour de l’autel, psalmodiaient d’une voix nasillarde. Ne sachant que penser du bruit, de la confusion, des cris de désespoir qu’ils entendaient autour d’eux, surexcités déjà par l’étrangeté de leur propre situation, ils se levèrent tout à coup, saisis d’une frayeur instinctive, prirent leurs bâtons à deux mains et commencèrent à faire le moulinet. Comment décrire la lutte qui s’engagea entre ces malheureux ? L’un tombait en poussant de vrais cris d’aveugle, l’autre voulait fuir, et se heurtait contre le mur ou s’embarrassait dans les chaises. Quelques-uns, atteints par les brandons enflammés qui se détachaient de l’autel, se croyaient au milieu de l’enfer et poussaient des hurlemens diaboliques. La vieille pythonisse qui leur servait d’interprète céleste cherchait vainement à sortir de cette cohue. Atteinte par les bâtons de ses protégés, elle remplaçait ses invocations à la Vierge par les plus affreuses imprécations. Au plus fort de cette mêlée grotesque, la foule s’aperçut enfin que l’incendie ne s’était pas communiqué aux poutres, et la rue se remplit de nouveau. On essaya de séparer les combattans en leur criant que ce n’était rien, qu’il n’y avait là ni diable ni enfer. On eut toutes les peines du monde à leur faire déposer leurs bâtons. La grâce avait agi : aveugles déjà, ils étaient devenus sourds. Le tumulte apaisé, on fit venir des cabarets voisins bon nombre de mezzi et de fogliette. La peur fit place à la joie la plus bruyante ; l’ivresse la plus dégoûtante, les propos les plus obscènes, succédèrent aux prières et aux invocations.

Le gouvernement finit par s’inquiéter de ces scènes populaires, qui se renouvelaient trop souvent. On prit une décision qui, de la part d’une administration théocratique, exigeait une certaine énergie. Le tableau de la madone fut enlevé pendant la nuit et transféré sans pompe dans l’église la plus proche, Santa-Maria del Pianto. Le peuple se porta en foule à cette église ; mais tout se passa avec ordre et décence. Plus de cris, plus de gens inspirés, plus de contorsions, plus de miracles. Néanmoins on se disait tout bas que cette translation était un sacrilège, qu’on prétendait faire la loi à la madone, mais qu’elle saurait bien se venger en suspendant ses miracles. Les dévots les plus exaltés continuèrent à fréquenter l’ancienne chapelle. Ils y passaient la nuit. À la place occupée par le tableau de la madone, on avait collé une toute petite image de la Vierge, devant laquelle les croyans persécutés entretenaient une modeste lampe. Je vis moi-même plusieurs individus s’approcher avec respect de l’endroit où avait été suspendu le tableau enlevé, arracher avec des couteaux, avec des clous, avec leurs ongles, quelques fragmens de crépissage, recueillir la poussière qui tombait du mur gratté, et emporter le fruit de ce pieux larcin comme une relique ou plutôt comme une amulette. Il vint un moment où le fanatisme se ralluma tout à coup. Le bruit courait déjà que la petite image faisait aussi des miracles. Le pape fit alors fermer la chapelle de l’arc des Cenci et garder l’entrée par des carabiniers. Ainsi finit la comédie.

Rome a toujours eu une physionomie à part ; il faut avoir séjourné longtemps dans cette ville pour en connaître le véritable esprit. Avant le pontificat de Pie IX, il n’était pas rare d’entendre les Romains s’exprimer avec la plus grande liberté sur les matières les plus délicates de la politique et même de la religion. Dans les lieux publics, dans les cafés, dans les réunions de jeunes gens, on discutait les questions les plus épineuses avec une complète indépendance ; mais cette liberté, fondée sur une tolérance calculée, était en quelque sorte négative et s’arrêtait à l’action. Malheur à celui qui se fût avisé de joindre le fait à la parole, la pratique à la théorie ! Le gouvernement usait alors d’une sévérité excessive, cruelle, impitoyable. Une lettre, un article de journal, un abonnement suspect, la possession d’un livre défendu, l’affiliation à une société secrète, devenaient tout à coup des crimes d’état, et étaient recherchés, poursuivis, punis d’une façon draconienne. Encore cette liberté de la parole était-elle limitée à tels ou tels endroits, à telles ou telles époques. À Bologne par exemple, la police était toujours assez : tolérante ; à Rome, les étrangers, même italiens, étaient moins surveillés ; au carnaval, la licence des mœurs couvrait la hardiesse des idées. Les prolétaires de l’Italie centrale sont au reste profondément démoralisés. Ce n’est pas cependant la morale qui leur manque, mais ils la considèrent comme un objet de luxe, hors de leur portée, réservé presque exclusivement aux classes élevées de la société. En voyant la profonde et infranchissable ligne de démarcation qui les sépare du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie opulente, ils ne se croient pas astreints (presque à titre de compensation) à la sévérité des principes qu’ils entendent prêcher dans les églises. Aussi les couches infimes du peuple, comme les trasteverini, les bagarini, les minenti, les montegiani, sont-elles naïvement et systématiquement corrompues.

Grégoire XVI, qui occupait alors le trône pontifical, avait passé toute sa vie dans une cellule, et connaissait fort peu le monde. Ses ouvrages théologiques l’avaient d’abord porté au cardinalat, puis l’avaient fait décorer de la pourpre de saint Pierre. Il se trouva tout à coup placé dans un milieu étranger à toutes ses habitudes, et dont il n’avait pas la moindre notion. Mauro Cappellari apporta sur le trône pontifical les bonnes comme les mauvaises qualités du cloître ; mais les vertus d’un moine ne sont pas celles d’un pape. La modestie, l’humilité, la parcimonie, l’amour de la retraite et de la solitude, ne conviennent guère aux souverains. Fils d’un marchand de charbon, élevé comme un trappiste, Grégoire XVI resta moine sous la tiare. Le prédécesseur de Pie IX fut donc, comme souverain temporel, un être sui generis, sans énergie, sans expérience, méticuleux, pétri de fausses idées en administration, en politique, en commerce, en beaux-arts, et même en science. Tout changement lui faisait peur, toute idée un peu grande l’effrayait. Le bien-être matériel de ses sujets était pour lui une chose tout au moins secondaire, je dirai plus, une superfluité. Tout projet conçu dans cette pensée était à ses yeux une innovation empruntée au carbonarisme, au diable, à l’enfer. Ce n’est pas que sous d’autres rapports il négligeât d’améliorer matériellement le sort de ses sujets : jamais le peuple romain n’eut tant d’hôpitaux, tant de bureaux de bienfaisance ; mais ce qui lui manquait, c’étaient des institutions commerciales et industrielles, c’étaient la protection et les encouragemens accordés dans d’autres pays de l’Europe aux arts et métiers. En un mot, les lois de l’économie sociale étaient inconnues à Rome en pratique comme en théorie. Tolérant dans les choses indifférentes ou douteuses, un pareil gouvernement était dur, intraitable, cruel même et presque injuste en politique. C’était le sentiment du devoir qui faisait agir ainsi le pape Grégoire XVI ; il se croyait obligé de gouverner les hommes, comme il avait gouverné les moines, sans contrôle, sans garanties, avec une infaillibilité suprême. Aussi la sévérité n’était-elle pas chez lui un effet de l’ambition non plus qu’une question de politique : c’était tout simplement une question de conscience. Il se croyait obligé, dans l’intérêt même de la société, de se conduire ainsi envers tout le monde indistinctement. Les infracteurs vulgaires des lois protectrices de la propriété, de l’honneur et de la vie des citoyens pouvaient encore trouver quelque indulgence auprès de Grégoire XVI ; quant à celui qui s’avisait de conspirer contre son administration, sa faute était irrémissible, comme la punition en devenait éternelle. On pouvait avoir subi sa peine, on pouvait avoir donné des signes non équivoques de repentir : tout était inutile ; le coupable libéré était toujours regardé comme un être dangereux. Un péché originel d’une nouvelle espèce faisait du pauvre condamné un paria politique incapable pour jamais de réhabilitation.

Un ministre, ancien moine aussi, secondait puissamment dans son œuvre le cénobite couronné : c’était le cardinal Lambruschini. Il s’était trouvé à Paris en 1830 en qualité de nonce apostolique, et il avait assisté aux glorieuses journées. Ce spectacle avait produit sur l’âme du diplomate italien une profonde impression, et dès ce moment il voua une haine violente à tout ce qui était libéral, à tout ce qui était français. Il avait pour les affaires une aptitude qui lui valut d’être considéré par l’illustre Rossi comme une des plus fortes têtes politiques de l’époque. Grégoire XVI et son ministre arrivaient à la même conduite par deux sentimens différens. L’un avait la conviction raisonnée que le catholicisme est et doit être l’ennemi systématique de toute liberté ; l’autre puisait dans sa frayeur les raisons justificatives de cette opinion. L’un craignait la vengeance de Dieu, l’autre celle du peuple.

Cependant la jeunesse romaine, plongée dans une léthargie obligatoire, pour ainsi dire, perdait le sentiment des nobles instincts, et se laissait fatalement entraîner par les habitudes d’une vie molle et oisive. La galanterie, la bonne chère, le théâtre, absorbaient l’esprit de toute la population. Quant à ceux qui s’occupaient sérieusement, je ne dirai pas de science politique, mais simplement d’art et de littérature, ils étaient fort rares. Le café Nova, au Corso, était alors le rendez-vous habituel de toute la jeunesse libérale de la capitale. Cette espèce de club était très surveillé ; le moindre propos était rapporté à monsignor le gouverneur, et lorsque le mot incriminé était sorti de la bouche d’une personne connue pour sa résolution, la police prenait immédiatement ses dispositions pour empêcher d’agir le patriote si prompt à parler. La jeunesse romaine savait d’ailleurs quelle surveillance pesait sur elle, et prenait souvent l’ennemi dans ses propres pièges. Je me rappelle à ce sujet une anecdote assez plaisante. Nous étions un jour réunis en un petit cercle autour de la même table, causant politique, histoire et littérature dans l’une des vastes salles du café Novo. Nous remarquâmes dans l’embrasure d’une fenêtre une figure suspecte qui nous observait. L’un de nous, garçon d’esprit, dit à voix basse : « Je vais vous en débarrasser ! » Il se lève, fait semblant de chercher un journal, tourne à droite, à gauche, et finit en dernier lieu par aller s’asseoir à côté de l’indiscret personnage. « Laissez-moi faire, lui dit-il à l’oreille, je les tiens tous, ces jeunes écervelés ; mais l’un de nous est de trop ici, l’on commence à nous remarquer. Laissez-moi seul, je réponds de la situation. » L’honnête policeman convaincu s’exécute bravement et bat en retraite. Un hourra d’applaudissemens accueillit après sa sortie la présence d’esprit de notre camarade.

Au milieu d’une existence aussi irrégulière, c’était avec une fougue désordonnée qu’on se livrait aux intrigues amoureuses. Jusque-là je n’avais point aimé ; quelques liaisons d’étudiant avaient un instant occupé mon attention sans laisser de traces durables. Dans une maison où je me trouvai par hasard, je rencontrai un jour une jeune fille qui fit sur moi une profonde impression. Je ne dirai pas que j’en devins subitement amoureux, mais à sa vue j’éprouvai une émotion inconnue, et mon cœur tressaillit violemment. J’ignorais le nom, la famille et la condition de cette jeune fille. Plusieurs jours se passèrent, pendant lesquels sa pensée occupa de plus en plus mon esprit. J’en vins bientôt à souffrir de ne pas la voir. Un dimanche, à l’église (à Rome, les amours naissent presque toujours à l’église), je crus la reconnaître. Je m’approchai. C’était elle en effet. Accompagnée de sa mère, elle assistait aux offices avec une modestie qui me toucha. Oubliant tout ce qui m’entourait, je m’abandonnais à une muette contemplation, quand tout à coup elle leva la tête. Nos yeux se rencontrèrent, son regard m’enivra ; j’aimais.

Il s’agissait maintenant de la connaître et de me faire connaître d’elle. L’église où je venais de la rencontrer était un couvent de religieuses, Saint-Sylvestre in Capile. Aussi fus-je très contrarié lorsque, me préparant à les suivre, je vis entrer au parloir les deux personnes auxquelles je m’intéressais si vivement. J’attendis en vain jusqu’au soir à la porte de l’église : il me fallut partir sans les avoir revues, et je rentrai chez moi dans un état déplorable de colère et de tristesse. Pendant quelques semaines, je tâchai d’étourdir mon chagrin au milieu des plaisirs et des joies du monde : ce fut en vain. L’image de celle que j’aimais me poursuivait partout. Je me mis à sa recherche. J’errais au hasard dans les rues, dans les promenades de Rome ; j’assistais à toutes les réunions publiques ; j’allais au théâtre, au cirque ; je ne manquais pas surtout de me rendre tous les dimanches à l’église de Saint-Sylvestre in Capite.

Un dimanche de printemps, par une magnifique journée, après avoir exploré en tout sens le mont Pincio, la plus belle promenade de Rome et peut-être du monde entier, je rentrais à la ville fatigué, mécontent, ennuyé. Je passai par la place du Triton, et après avoir tourné à droite, au carrefour des Quatre-Fontaines, je me dirigeai vers le Quirinal. Le luxe des promeneurs et des équipages, les élégantes toilettes des femmes n’attiraient nullement mon attention. Il faisait encore jour ; mais le soleil, tout étincelant, allait bientôt cacher ses rayons d’or derrière les pins et les cyprès du mont Mario. Ne sachant où diriger mes pas, j’entrai, poussé par une voix intérieure, dans l’église des Sacramentale, qui forme le coin de la place du Monte-Cavallo. En face s’élèvent le palais du pape et les deux magnifiques statues monumentales qui représentent, l’une Castor, l’autre Pollux, domptant leurs chevaux. L’église, faiblement éclairée, était entièrement tendue de draperies. Des chants qui avaient quelque chose de céleste et de profondément attendrissant s’élevaient derrière la grille en fer qui se trouve des deux côtés du maître-autel. C’étaient les voix des adoratrices perpétuelles du Saint-Sacrement, religieuses qui ont pour règle de tenir continuellement exposé à la vénération des fidèles le symbole le plus élevé de la religion catholique. Je m’approchai de l’endroit d’où partaient ces chants vraiment angéliques, et là, au milieu de la foule, je m’agenouillai, adressant à Dieu la plus ardente prière que j’aie jamais faite. D’abondantes larmes inondaient mes joues ; quelque chose d’inspiré partait de mon cœur et passait par mes lèvres. Je priai Dieu d’avoir pitié de ma douleur, de me faire connaître sa volonté, de me donner la force de surmonter l’espèce de prostration où je me trouvais. Au même moment, je vis une feuille blanche voltiger dans l’air et effleurer en tombant le prie-Dieu près duquel je me tenais. C’était une petite image qui venait de se détacher du livre de prières d’une dame élégamment mise qui s’était placée à côté de moi, mais de manière à me tourner le dos. Je m’empressai de ramasser l’image et de la rendre à cette dame, qui se retourna pour la réclamer. C’était la jeune fille que je cherchais depuis si longtemps.

Elle me reconnut, ou, pour mieux dire, nous nous reconnûmes. Je fus sur le point de retirer la main et de garder la précieuse petite gravure qui avait été la cause d’une si extraordinaire rencontre ; mais ma jolie voisine sembla étonnée de ma réticence, et je m’exécutai courageusement. La sainteté du lieu, la solennité du moment, m’émurent ; je maîtrisai mon émotion et fis semblant de continuer ma prière. Ce contact, quoique indirect, avec celle que j’aimais me réveilla comme d’un profond sommeil ; je me levai et je me retirai au fond de l’église. Là j’attendis, sans me faire remarquer, que la jeune fille se décidât à rentrer en ville. Je n’attendis pas longtemps. Après le salut, je vis défiler devant moi la foule qui encombrait l’église, et je reconnus la jeune fille, accompagnée de sa mère. J’ignore si elle s’aperçut de nouveau de ma présence, car j’étais caché dans l’ombre d’un pilier ; mais avec l’instinct de la femme elle se retourna sous prétexte de faire sa génuflexion, et je la vis parcourir d’un dernier regard l’intérieur de l’église.

Je pus la suivre cette fois jusqu’à sa demeure. C’était une maison d’assez belle apparence, rue de la Croix, entre la place d’Espagne et la place Saint-Charles, tout près du Corso. Dès lors je ne me donnai pas un instant de repos que je n’eusse découvert le nom et la condition de la famille qui habitait rue de la Croix. Grâce à quelques pièces d’or, infaillible talisman à Rome, je sus bientôt tout ce que je désirais savoir. Séraphine était la fille d’un officier français qui, lors du passage de l’armée républicaine en Italie, était resté en garnison à Rome, et avait été aide-de-camp du général Championnet, puis du général corse Cervoni. Cet officier vit la mère de Séraphine et en devint éperdûment amoureux ; mais sa demande en mariage fut rejetée, car la jeune fille appartenait à une famille riche et d’une noblesse illustre, tandis qu’il n’avait d’autre fortune que son épée, d’autre noblesse que celle du cœur. Cependant l’amour de l’officier français, partagé par la jeune fille italienne, finit par triompher de ces difficultés. Les chances de la guerre obligèrent l’heureux époux à quitter l’Italie centrale pour suivre son drapeau. Tour à tour accompagné par sa femme et abandonné par elle quand les besoins du service l’exigeaient, le commandant C… fut enfin rejoint en Espagne par Victorine-Clélie. Quelques mois après, elle le rendit père d’une fille qui reçut le nom de Séraphine. À la chute de l’empire, l’ancien aide-de-camp, devenu lieutenant-colonel, quitta l’armée et vint habiter Rome avec sa femme ; mais leur bonheur, domestique ne fut pas de longue durée, car il mourut bientôt des suites d’une maladie qu’il avait gagnée au service.

Séraphine, Espagnole de naissance, fille d’un père français et d’une mère romaine, possédait en elle quelque chose de ces trois natures. Douée d’une imagination ardente comme une méridionale, fière et jalouse de son nom et de sa vertu comme la fille d’un noble de Castille, elle avait en même temps, et presque à son insu, un grain imperceptible de coquetterie française. Elle avait habité quelques années la France, et elle en connaissait parfaitement les goûts, les usages, les défauts, la langue surtout, qu’elle parlait comme une Parisienne, tandis qu’elle prononçait l’italien avec la douceur, la facilité et la suave harmonie d’une Siennoise. À force de constance et d’ingénieux stratagèmes, je parvins d’abord à la voir de près et à échanger quelques paroles avec elle. Enfin, grâce à l’intervention de son frère, artiste distingué et l’un des meilleurs élèves du célèbre sculpteur danois Thorwaldsen, je fus admis dans la maison. On comprend qu’ainsi agréé par la famille, j’avais dû faire connaître mes intentions, et que par conséquent mon amour était partagé.

Cependant l’exaltation de mes idées politiques se ressentit de l’exaltation de mon amour. Je commis une foule d’imprudences qui me signalèrent de plus en plus aux yeux de la police. Entraîné par mes amis, je continuai à fréquenter assidûment les théâtres. J’assistai ainsi aux débuts de Mme Ristori, dont la renommée ne devait traverser les Alpes que beaucoup plus tard. Je ne manquais jamais de prendre part à une solennité musicale ou dramatique. Un soir je me rendis, en compagnie de mes inséparables camarades d’étude et de plaisir, au théâtre Valle, où Fabri devait déclamer quelques poésies classiques, entre autres le chant de Dante sur le comte Ugolin. Tout le parterre lui prêtait la plus grande attention, bien que chacun sût par cœur les vers que Fabri récitait. Quand l’artiste arriva au passage où il est question de l’archevêque Roger, que l’immortel gibelin a voué aux peines éternelles de l’enfer, je m’aperçus que la censure avait supprimé le mot arcivescovo (archevêque) dans ce vers :

E questi è l’arcivescovo Ruggeri,


et que l’on disait à la scène :

E questi è l’Ubaldin[2] Ruggeri.


Irrité d’une pareille mutilation et d’une profanation qui me paraissait vraiment sacrilège, je me levai, et de ma stalle je criai à l’acteur de toute la force de mes poumons :

E questi è l’arcivescovo Ruggeri !


J’appuyai à dessein sur le mot arcivescovo. Tout le parterre alors se leva et applaudit avec frénésie à mon audace, en répétant le vers de Dante dans sa véritable leçon. Le scandale fut au comble. Pendant qu’on me faisait une espèce d’ovation et que la représentation était suspendue, la police intervint. Je fus arrêté, mais on me relâcha immédiatement après m’avoir demandé mes nom et prénoms. Je me rendis sans tarder chez Séraphine. Elle avait déjà entendu parler de mon équipée, et m’accueillit toute tremblante. Elle désapprouva hautement ma conduite et me supplia, les larmes aux yeux, d’être à l’avenir plus prudent. Je le lui promis, sans savoir si j’aurais la force de lui tenir parole. Contrairement à mes appréhensions, la justice ne me rechercha point. Une pareille conduite s’accordait parfaitement avec un système alors adopté, qui consistait à allonger la bride autant que possible aux jeunes gens qui se mêlaient de politique, afin que, enhardis par une impunité qui ressemblait à une certaine liberté, ils ne craignissent pas de se compromettre de plus en plus de manière à donner aux inquisiteurs la certitude de les frapper plus sûrement.

Cet incident, qui avait sa cause dans les susceptibilités de la censure romaine, m’engage à dire un mot de la surveillance exercée par le gouvernement clérical sur les productions de l’esprit. La liberté de la presse n’existe pas à Rome, on le sait, et si par malheur on a besoin de recourir à la publicité, il n’est sorte de vexations et de difficultés qu’il faille braver pour obtenir de l’autorité un malheureux imprimatur. Les ouvrages, même les plus inoffensifs, dont on permet d’ailleurs la circulation et l’impression dans les autres villes des États-Romains, sont impitoyablement refusés par la censure, si on demande à les faire paraître avec la date de Rome. Aussi n’est-il pas rare de voir des articles publiés avec approbation à Bologne, à Ferrare, à Ancône, à Ravenne, et qu’on veut ensuite reproduire à Rome, être encore assujettis à une nouvelle castration (c’est le mot employé), de telle sorte qu’on trouve dans le même gouvernement deux poids et deux mesures, une censure de la censure. La surveillance exercée sur le théâtre est encore plus sévère. L’impression même de la partie musicale est soumise à la censure, et pour faire jouer un simple libretto d’opéra, il faut subir trois contrôles, deux ensuite pour le faire imprimer, en tout cinq contrôles successifs. Malgré ces rigueurs, la circulation et le commerce des livres défendus se continuent à Rome sur une assez grande échelle. La police ferme les yeux sur les ouvrages importés du dehors, surtout lorsqu’ils sont écrits dans une langue étrangère. Il n’est pas rare de voir vendre aux enchères publiques, et toujours sous la surveillance du gouvernement, les ouvrages les plus antireligieux et les plus obscènes. Cette apparente contradiction s’explique ; le gouvernement ne pourrait empêcher qu’avec d’immenses difficultés l’introduction des livres étrangers. Quant à la censure, dont il se sert si bien à l’intérieur, elle ne se comprend pas moins : un livre publié dans la capitale du catholicisme, avec l’approbation du souverain ecclésiastique ou de son représentant, est à quelques égards une publication officielle. Or tout ce qui émane d’une institution qui a pour devise : « Hors de moi point de salut, hors de moi point de vérité, » doit être irréprochable.

Après l’incident du théâtre Valle, je fus plus prudent et plus réservé : mais ma sagesse fut de courte durée. Trop faible pour résister aux séductions de mes amis, trop amoureux pour m’occuper d’études sérieuses, je retombai dans mes premières folies. Un jeune étudiant corse nous apprit la Marseillaise (la connaissance de la langue française est générale en Italie parmi la jeunesse des écoles), et presque tous les soirs, après le spectacle, nous commettions l’étourderie d’aller la chanter en chœur sous les fenêtres des cardinaux. Soit qu’on ne nous eût pas entendus, soit qu’on ne nous eût pas compris, notre bravade, quoique répétée, passa d’abord inaperçue.

Mon mariage avec Séraphine devait se célébrer aussitôt que j’aurais terminé mes études et que j’aurais été reçu avocat. Étudiant de quatrième année (à Rome, on n’est admis au barreau qu’après avoir été reçu docteur), je touchais à l’époque fixée pour mes examens. Je me mis résolument au travail, et, grâce à des conférences que nous avions organisées entre jeunes étudians, je fus bientôt en mesure d’affronter la redoutable épreuve. Mon ami Raphaël m’aida puissamment de ses conseils et de ses lumières ; bref, je fus reçu docteur in utroque jure. Mes désirs allaient donc se réaliser, et l’idée d’unir mon sort à celui de Séraphine me rendait fou de bonheur. On commença les préparatifs des fiançailles. Séraphine voulut se recueillir et me défendit d’aller la voir pendant quelques jours ; bien qu’exempte de bigotisme, elle voulait puiser dans la religion la force et les vertus nécessaires à son changement d’état. Cette séparation momentanée, à laquelle je me prêtai un peu à regret, devait malheureusement se prolonger au-delà de toutes nos prévisions.

Pendant que Séraphine s’était retirée au couvent de Saint-Sylvestre in Capite, chez une de ses parentes, un soir, en rentrant chez moi, je fus arrêté dans le corridor de ma maison par deux sbires déguisés qui, à la lueur d’une lanterne sourde, me donnèrent à lire un ordre de l’assesseur du gouvernement. Cet ordre leur enjoignait de s’emparer de ma personne et de me déposer à la prison du palais Madame. Plusieurs autres agens survinrent et m’entourèrent de manière à rendre toute résistance impossible. Une sueur froide vint baigner mon front, une pensée violente et terrible m’étreignit le cœur ; en un moment, je vis passer devant mes yeux toute l’amertume, tous les regrets, toutes les douloureuses péripéties que me réservait un avenir fatalement inévitable. Je tâchai cependant de rester calme. Suivi par mes deux sbires, je me dirigeai vers la place de Saint-Apollinaire, je traversai le cirque agonal, et en deux minutes je me rendis au palais du gouvernement. J’y étais attendu, car je fus reçu par d’autres agens supérieurs qui me conduisirent dans une petite cellule donnant sur la seconde cour du palais et presque en face de l’hôtel de l’ambassade russe. J’y trouvai un lit de camp une table, deux chaises et l’Imitation de Jésus-Christ. On me demanda si j’avais besoin de quelque chose ; sur ma réponse négative, on ferma la porte et on me laissa seul avec moi-même, c’est-à-dire seul avec les tourmens et les tristes fantômes qui tiennent surtout compagnie à un pauvre prisonnier la première nuit de sa détention.


II

Mes amis, ma famille et Séraphine restèrent une semaine sans entendre parler de moi, à ce point qu’on commençait à pleurer ma mort. Le gouvernement se décida enfin à rompre le silence et à avouer ma détention pour cause politique. Je languis environ vingt jours dans cette espèce de cachot où l’on m’avait jeté d’abord. Il n’est pas de tortures comparables à celles que j’endurai au palais Madame : mal nourri, mal couché, sans feu au cœur de l’hiver, sans lumière la nuit, sans livres, j’étais en outre mis au secret le plus absolu ; mais la douleur physique n’était rien en comparaison de la douleur morale. Je me reprochais amèrement les imprudences qui m’avaient conduit là ; je maudissais le passé, je redoutais l’avenir :

Praeteritique memor flebam, metuensque futuri.


Après plusieurs mois d’attente, mon procès commença. Tout le monde sait qu’à Rome les instructions durent un temps infini ; mais comme dans la prévention qui pesait sur moi (affiliation à une société secrète) j’avouais tout, sauf le nom de mes complices, et que je reconnaissais avoir appartenu à la Jeune-Italie, mon affaire marcha assez vite. Il me fallut subir néanmoins d’interminables interrogatoires. Le juge d’instruction (giudice processante) était un homme de cinquante à soixante ans, d’une stature et d’une corpulence assez développées. Il portait un costume qui tenait le milieu entre celui du prêtre et celui du maître d’école ; cependant je ne pourrais le décrire au complet, n’ayant jamais vu l’individu qui en était affublé qu’assis pro tribunali et caché derrière un énorme pupitre. Sa tête seule était tout à fait en évidence, et avec raison, car c’était le morceau vraiment capital de sa digne personne. Sa physionomie assez replète, mais allongée, se terminait brusquement en un menton très pointu ; les mâchoires étaient taillées à angles vifs, les pommettes saillantes, le nez illustré d’une magnifique verrue ; tout le reste du visage, à la fois rouge et vert, bilieux et sanguin, décelait un caractère très porté à l’irritation. Une perruque rouge dansait sur son crâne dénudé, luisant, raboteux. La surprise redoublait lorsque l’honnête magistrat ouvrait sa grande bouche édentée pour interroger le prévenu. Ses énormes mâchoires, fonctionnant comme si elles eussent appartenu à un squelette ou à un automate, semblaient mues par des ressorts. Sa voix avait de plus l’art de parcourir, en prononçant un seul mot, tous les tons de l’échelle musicale. Il commençait en fausset et finissait en serpent de cathédrale. Tel était l’être à la fois étrange et comique auquel j’avais périodiquement affaire deux fois par semaine, et comme je ne pouvais m’empêcher de sourire aux interpellations absurdes qu’il m’adressait, souvent mon inquisiteur devenait plus terrible et plus acharné dans ses poursuites, et plusieurs fois même il fit constater dans ses informes procès-verbaux mes ricanemens séditieux. Pendant toute la durée de la procédure, je fus rigoureusement tenu au secret, mais il m’était permis de correspondre avec mes amis et avec ma famille ; seulement mes lettres passaient sous les yeux du gouverneur. La pensée de Séraphine me tuait, et j’étais en même temps heureux et désolé d’apprendre qu’elle était inébranlablement résolue à me rester fidèle. Ce sacrifice me plongeait dans une sorte de désespoir mêlé d’admiration qui ne manquait pas de charme.

Ma condamnation, une condamnation terrible, me fut signifiée, et j’en demeurai comme foudroyé. Dix années de réclusion dans une forteresse ! C’était pour moi la mort précédée d’un long martyre. Toute ma famille fut consternée ; Séraphine tomba malade et faillit mourir. Une crainte affreuse me tourmentait, c’était d’être enfermé loin de Rome, dans le château d’Ancône ou de Civita-Castellana. Je suppliai, je pétitionnai, mes amis firent intervenir des personnages puissans ; enfin j’obtins comme une très grande faveur l’autorisation de subir ma peine à Rome même et dans le château Saint-Ange.

Le château Saint-Ange est situé sur la rive gauche du Tibre, devant l’un des plus beaux ponts en marbre de la ville. On sait qu’il fut élevé en l’honneur d’Adrien, et qu’il lui servit de tombeau ; aussi l’appelle-t-on encore le Môle d’Adrien (Moles Adriana). L’édifice avait la forme d’une pyramide ronde ; il était entouré d’un immense pourtour composé de colonnes et de statues qui se succédaient alternativement. Le sommet était surmonté par une énorme pomme de pin en bronze que l’on conserve aujourd’hui au musée du Vatican, et dans laquelle, dit-on, étaient renfermées les cendres d’Adrien. Au moyen âge, les papes changèrent peu à peu la disposition de ce mausolée. On le dépouilla de ses colonnes, on prit le bronze de ses chapiteaux pour en faire des canons. Quant aux statues, les Romains s’en étaient servis, lors du siège d’Alaric, comme de projectiles contre les Barbares. Après l’invention de la poudre, on compléta les fortifications du Môle d’Adrien. Des remparts furent élevés et garnis de leurs pièces, des fossés creusés, des ponts-levis établis ; la plaine adjacente qui s’étend à l’ouest, derrière la forteresse, fut entourée d’une ceinture continue. Le nom de plusieurs papes est attaché aux souvenirs du château Saint-Ange. Jean II y fut enfermé, et il y mourut ; Benoît VI y fut étranglé, Jean XIV y mourut de faim ; Grégoire VII s’y réfugia, poursuivi et assiégé par Henri IV ; Alexandre VI y chercha son salut ; enfin Clément VII s’y cacha lors du sac du connétable de Bourbon, et il s’en échappa à l’aide d’un déguisement que lui fournit Benvenuto Cellini. D’autres personnages ont donné une importance historique à ce sombre château. Crescence, le prédécesseur de Rienzi, y fut pendu ; Arnaud de Brescia y fut emprisonné ; César Borgia y subit une longue détention ; Charles de Bourbon fut tué devant ses murs par un coup de fusil parti du clocher de San-Spirito ; Christine, reine de Suède, y braqua ses canons contre la villa Medici, aujourd’hui l’Académie française des beaux-arts ; Michel-Ange y tira le premier feu d’artifice connu ; enfin il a servi de prison au célèbre Cagliostro. Un corridor secret, œuvre des Borgia, réunit le château Saint-Ange aux appartemens du souverain pontife, qui sont situés au Vatican.

Au commencement du printemps, je fus transféré à ma nouvelle prison, dans cet ancien tombeau qui devait à son tour enterrer dix années de mon existence ; j’avais à peine vingt-cinq ans ! Je demandai en y entrant la permission d’écrire à ma famille, à mes amis, à celle surtout dont j’étais séparé d’une manière si cruelle. Le castellano, le gouverneur du château, m’accorda cette permission à la condition que ma correspondance serait soumise à son contrôle. J’acceptai, et je commençai à écrire d’interminables lettres à tout le monde. Installé d’abord dans une cellule humide et triste, on me donna bientôt une chambre plus convenable. Les amis de ma famille m’avaient déjà fait recommander au gouverneur et aux principaux employés de l’établissement[3]. Ma jeunesse, ma position, la douceur de mes manières, ne manquèrent pas d’ailleurs de m’attirer la sympathie de tous. Je me hâte de le dire, ma détention au château Saint-Ange n’avait rien de commun avec les horreurs du Spielberg, que tout le monde connaît d’après les révélations de Silvio Pellico. J’étais traité avec quelques égards, souvent avec une certaine bienveillance. Au bout de quelques mois, je commençai à m’habituer à mon nouveau genre de vie. J’avais réglé mes occupations : la lecture, l’étude, la promenade, ma correspondance, quelquefois les entretiens avec mes co-détenus, remplissaient les heures de le journée. La promenade surtout avait pour moi des charmes tout particuliers, grâce au magnifique panorama qui se déroule devant le château Saint-Ange. Du sommet, où se trouve une espèce de plateforme, on découvre toute la ville, coupée en deux par le Tibre : à droite, le Vatican ; en face et à gauche, le Colysée, le Panthéon, le Capitole ; enfin, derrière la ville, toute la campagne romaine, Tivoli, Frascati, les Apennins, et ces mille paysages si artistement perchés sur la cime ou si coquettement nichés dans les flancs des collines suburbaines. Les jours de grandes solennités religieuses, j’échangeais volontiers ma chambre contre une des cellules pratiquées tout au sommet de la forteresse, près d’une chapelle appelée du nom significatif de Sanctus-Michael inter nubes. J’étais là comme le démon sous les pieds de l’ange. Je ne me lassais pas de contempler la foule bigarrée qui se pressait sous les murs du château, et j’éprouvais une sorte de joie mélancolique à comparer ce mouvement lointain avec le calme profond de ma retraite aérienne.

Malgré ces momens de distractions, j’étais accablé par l’ennui et le désespoir. Je ne pouvais me consoler d’être séparé de Séraphine ; je ne savais à quel expédient recourir pour la voir. Voici ce qui fut imaginé. J’avais à Rome une tante dont la fille était à peu près de la taille de Séraphine. Mon père, s’autorisant de leur titre de parentés, demanda à venir me voir avec elles, ce qui lui fut accordé non sans beaucoup de difficultés. Néanmoins plusieurs visites semblables se succédèrent, et, grâce à quelques protections, ma tante et ma cousine obtinrent d’avoir une entrevue avec moi tous les quinze jours. On devine le reste : Séraphine remplaça ma cousine, et de la sorte deux fois par mois je pouvais passer quelques instans en compagnie de ma tante et de ma fiancée. Peu à peu les employés du château s’habituèrent à la présence de ces deux femmes. Le gouverneur m’accorda même la permission de me faire accompagner par elles à la chapelle du château, où elles eurent des places réservées. Notre mutuelle passion redoubla d’ardeur ; mais, malgré la violence de mon enivrement, nos entretiens restèrent toujours chastes. Une fois seulement, profitant de l’absence momentanée de ma tante, j’embrassai Séraphine avant qu’elle pût s’y opposer. Le lendemain, je reçus d’elle une lettre où elle me disait : « Charles, tu as voulu être vainqueur ! tu as poussé avec violence tes lèvres contre mes lèvres ; tu as abusé de ta force et de ma faiblesse… Maintenant, si par malheur je ne devais pas être à toi, si le destin nous séparait encore et pour jamais, tu m’aurais tuée toi-même, tu m’aurais livrée vivante à la mort. Ta haine alors aurait mieux valu pour moi que ton amour ! » A partir de ce moment, je ne me permis plus avec Séraphine la moindre familiarité. En attendant, notre jeunesse se passait ; mais si je tombais parfois dans l’abattement, il n’en était pas de même de ma courageuse fiancée. Sa résolution grandissait avec les obstacles. Tout ce qu’elle fit pour obtenir mon élargissement ne saurait se raconter. Forte de sa vertu et de la sainteté de sa cause, malgré l’opposition même de plusieurs de ses parens, elle osa se présenter devant mes juges, devant le gouverneur et les autorités de Rome. Elle se jeta aux pieds du cardinal secrétaire d’état, voulant à tout prix obtenir une grâce pour laquelle j’avais déclaré que je ne ferais jamais la moindre démarche. Partout où elle se présentait, sa jeunesse et sa beauté attiraient l’attention ; son nom, une fois prononcé, lui conciliait le respect et l’estime des personnes auxquelles elle s’adressait. Elle n’obtint pourtant que quelques promesses insignifiantes qui n’eurent aucun effet. Elle voulut alors arriver directement au pape et obtenir une audience de lui ; mais sa demande fut rejetée. Trois années se passèrent ainsi en inutiles efforts que Séraphine me cacha pour ne pas me décourager.

J’avais pour voisin de cellule le faussaire le plus habile qui peut-être ait jamais existé. Homme instruit, intelligent, laborieux et patient, Alberti avait toutes les bonnes qualités de sa mauvaise profession. Depuis longues années qu’il faisait le métier de faussaire, il avait réalisé des sommes considérables au moyen de prétendus manuscrits rares qu’il vendait surtout aux étrangers. Il avait étudié dans les bibliothèques publiques et dans les fac-similé les différens genres d’écriture propres aux grands hommes de la littérature italienne, notamment Dante, Pétrarque, le Tasse, et lorsqu’il était arrivé à posséder parfaitement la physionomie particulière que présentent les autographes de ces grands écrivains, il s’appliquait à les transcrire, et les donnait ensuite comme des copies faites par eux-mêmes, puis retrouvées par lui dans une vente aux enchères ou chez un bouquiniste. Cette première tentative, couronnée de succès, encouragea Alberti. Il alla plus loin ; il voulut imiter le style de quelques auteurs célèbres, surtout de Pétrarque et du Tasse. Dans cette pensée, il se procura les anciennes éditions de quelques classiques latins, et il y ajouta des notes marginales qu’il donna comme écrites de la main même de Pétrarque. Il parvint aussi, à force d’étude et grâce à une incontestable capacité, à contrefaire parfaitement la prose du Tasse. Ce n’était pas seulement la forme qu’il avait réussi à imiter, c’étaient les sentimens, les pensées, les fautes, et jusqu’à certains néologismes qu’il avait admirablement saisis. Il inventa de la sorte toute une correspondance amoureuse entre Éléonore d’Este et son malheureux adorateur. Il composa en outre des sonnets et des poésies, entre autres une ode au fameux bandit Sciarra, qui avait sauvé la vie au Tasse. L’habile faussaire parvint, à l’aide de ces manuscrits apocryphes, à tromper les savans les plus distingués de l’Italie. Il fut enfin compromis par un malheureux Silius Italicus, écrit à la main, qu’il avait donné comme ayant appartenu à Pétrarque, et comme portant des notes marginales du poète. L’idée de ce faux était très ingénieuse. On sait que Pétrarque a traité dans son beau poème latin De Africa des deux premières guerres puniques, et que Silius Italicus a de son côté chanté la deuxième guerre de Carthage. Or, en partant d’un pareil fait, on pouvait aisément présumer que le poète italien avait commenté, sinon copié, celui qui avant lui avait traité le même sujet. Ce calcul n’eût pas manqué de réussir, s’il n’eût renfermé une erreur de quelques années. En effet, le poète espagnol ne fut retrouvé que quelque temps après la mort de Pétrarque, en 1414, par Poggio Bracciolini ; donc il n’avait pu être illustré de notes par son prétendu commentateur. La fraude fut découverte, et le procès d’Alberti aboutit, comme le mien, à dix années de réclusion.

Alberti était un homme d’un commerce très agréable. Sa conversation variée, ses manières distinguées, son imagination très vive, son caractère prévenant, me furent d’un grand secours. L’imitation était chez lui passée à l’état d’idée fixe, et elle se traduisit d’une manière curieuse dans les rapports qui existèrent entre nous. Je lui avais fait part de presque tous mes secrets ; il parvint de la sorte à me tromper plusieurs fois, mais toujours dans des choses bien innocentes, en fabriquant des lettres au nom de mes parens, de mes amis, et même de Séraphine. Il me proposa un jour tout un plan de fausses pièces, au moyen desquelles nous aurions pu nous sauver, car, depuis l’ordre de sortie jusqu’au passe-port, tout lui paraissait facile à contrefaire. Il reproduisait surtout avec une exactitude incroyable les cachets et les sceaux des administrations. Un compas, quelques crayons, de l’encre et une plume lui suffisaient pour exercer son habileté.

Deux autres personnages assez mystérieux étaient aussi détenus au château Saint-Ange. L’un d’eux, que je ne puis nommer, appartenait à une famille princière, et se trouvait emprisonné pour un motif que je n’ai jamais bien connu. L’autre était l’abbé Dominique Abbo, de Gênes, dont le procès fit tant de bruit en Italie.

Cependant ma santé s’altérait gravement ; l’ennui, le chagrin, une sorte de nostalgie, s’étaient emparés de moi. La pensée d’avoir compromis l’avenir de Séraphine me poursuivait avec une persistance qui jetait parfois quelque trouble dans mon esprit. Je pris alors une douloureuse détermination ; je voulus sacrifier mon bonheur à celui de ma fiancée. Je lui écrivis pour la supplier de renoncer à moi et de porter ailleurs son affection. Sa fortune, sa beauté, ses vertus, lui garantissaient un établissement convenable, tandis qu’en s’obstinant à partager mon sort, elle n’épouserait, au bout de quelques années, qu’un malheureux brisé par les souffrances et incapable de lui assurer le bonheur dont elle était digne. Séraphine m’envoya pour toute réponse une courte lettre dans laquelle, après d’amers reproches, elle disait qu’elle ne consentirait jamais à m’abandonner, et que, si je venais à lui manquer, elle se retirerait dans un couvent.

Le geôlier qui était spécialement chargé de notre surveillance se laissait facilement émouvoir par les doux sons de ce métal dont parle le Figaro de Rossini. Sa physionomie et son costume, d’une bouffonne originalité, ne s’effaceront jamais de ma mémoire. Petit, trapu, bossu, il se coiffait d’un béret en velours noir toujours sur le côté. Il portait une blouse à grandes raies verticales rouges et vertes. Son pantalon collant aboutissait aux tiges de ses bottes, dans lesquelles il s’engageait. Ce bizarre accoutrement n’était rien en comparaison de l’expression particulière de son visage, gravé de petite vérole. Sa bouche de requin, son nez à bec de perroquet, ses favoris noir-brigand, tout contribuait à lui donner une expression étrange, et certes, avec ses yeux de poisson cuit, sa physionomie d’éponge molle et son costume de valet de pique, il ressemblait plutôt à une caricature tracée par quelque peintre fantaisiste qu’à un être réel. C’est de cet homme qu’il s’agissait d’obtenir, moyennant finance, quelques heures de liberté par mois ou par semaine. Je savais qu’à ses risques et périls, mais à beaux deniers comptans, il avait accordé à un autre détenu la faveur que je réclamais. Je lui en fis donc la proposition. Repoussé d’abord, je finis peu à peu par me faire entendre. Je hasardai un chiffre, mais le rusé compère faisait la sourde oreille. Enfin, grâce à mes économies, aux sacrifices de ma famille et à la générosité de Séraphine, je pus amasser une somme assez ronde et traiter avec mon geôlier. Deux fois par mois, il me fut permis de sortir le soir du château par une porte dérobée, à la faveur d’un déguisement. Mon absence ne pouvait durer plus de quatre ou cinq heures, et je m’engageais sur parole à ne pas dépasser cette limite. Tout était convenu, lorsqu’au moment de la mise à exécution, Grégoire s’avisa de m’imposer une nouvelle et très onéreuse condition. Il voulut absolument un otage qui lui répondit de ma personne. Mon ami Giulio s’offrit généreusement, et la substitution eut lieu. Le geôlier, gorgé d’or et complètement rassuré, se montra de bonne composition pour tout le reste.

L’idée que j’allais jouir d’un peu de liberté me rendit le calme et presque la santé. Le mois de mai venait de commencer. Le soleil souriait à plein ciel. L’aubépine, la violette et le chèvrefeuille embaumaient les prairies qui entouraient le château. Il y avait dans l’air ce je ne sais quoi d’animé, cette espèce de parfum tiède et capiteux qui enivre la tête et le cœur. Le moment désiré arriva enfin ; les portes me furent ouvertes. Je me tâtais à deux mains, je me mettais à courir, j’aspirais l’air, puis je m’arrêtais, je respirais, je courais encore, au hasard, sans direction, pour me convaincre que l’état où je me trouvais n’était pas un rêve. Le souvenir de Séraphine me revint tout à coup. Je tressaillis à la pensée que j’allais la revoir et causer avec elle de notre amour. Quand j’arrivai, nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et dans cette étreinte fiévreuse, dans ce trouble de deux cœurs inassouvis, nous ne pûmes contenir nos larmes. Je rentrai néanmoins à l’heure convenue. Bientôt, grâce à mon extrême exactitude, Grégoire consentit à m’accorder quelques sorties extraordinaires, et de la sorte je passais la nuit dehors deux fois par semaine. Enfin le concierge se décida à me confier la clé de la petite porte dérobée par laquelle je sortais. J’avais soin cependant de rentrer exactement avant le lever du jour. Une nuit, lorsqu’après avoir évité les trois ou quatre sentinelles qui se trouvaient sur mon chemin, je me disposais à regagner ma cellule, je vins à passer auprès d’une porte que je savais s’ouvrir dans le corridor qui réunit le château Saint-Ange au Vatican. Cette porte n’était pas fermée ; je la poussai légèrement, elle céda. La curiosité me fit aller plus loin ; je m’avançai, décidé à m’assurer si, comme on le disait, le corridor, au moyen d’une porte masquée, aboutissait à la chambre à coucher du pape. À peine avais-je fait une centaine de pas que j’entendis derrière moi un léger bruit, puis un grincement de gonds et de verroux. Je me retournai et vis une lumière se rapprocher de moi. Ne sachant que penser de cette apparition, je hâtai le pas, et je continuai à marcher rapidement dans l’ombre. À l’aide d’un faible rayon de lune qui pénétrait entre le toit et le mur, je remarquai au milieu du corridor une vaste guérite faisant saillie sur l’enceinte extérieure. Je m’y cachai. Une minute après, je vis passer un homme portant une lanterne, puis un autre enveloppé dans un vaste manteau. Un rayon de lune les éclaira. Je les reconnus : c’était le pape, précédé de son valet de confiance Gaetanino ! Mon juge, mon persécuteur était en ma présence et presque en mon pouvoir. Je dus faire un effort surhumain pour rester maître de moi ; mais cet effort et la violence de mon émotion amenèrent bientôt une douloureuse réaction. Je tombai évanoui par terre, et ce fut la fraîcheur du matin qui me fit reprendre connaissance. Il était temps de regagner ma cellule ; heureusement l’entrée du corridor n’était fermée que de mon côté, au moyen de deux verroux et d’une barre le fer, de sorte que je pus facilement ouvrir la porte. Giulio était inquiet de mon retard, mais le gardien ne s’en était pas aperçu. Je serrai la main de mon ami, qui se hâta de me quitter. La rencontre que j’avais faite du souverain pontife à une telle heure et dans un tel lieu était due au procès de l’abbé Dominique Abbo, procès qui s’instruisait au château Saint-Ange. L’interrogatoire du prévenu avait lieu la nuit, et c’est pour y assister secrètement que Grégoire XVI se rendait quelquefois du Vatican au château en passant par le corridor où je le rencontrai. Déclaré, coupable d’assassinat, Dominique Abbo fut condamné peu de jours après à la peine capitale et exécuté dans le château même.

Un dimanche, ma tante et Séraphine s’étaient rendues dans la chapelle de la forteresse. La plupart des employés et des détenus s’y trouvaient réunis. Au moment où, vers la fin de la messe, le célébrant se tournait vers les assistans pour les bénir, je quittai ma place, et, donnant la main à Séraphine, j’allai avec elle m’agenouiller devant le maître-autel. Là, à haute voix, je prononçai les paroles suivantes : « Monsieur le curé, celle-ci est ma femme. » Séraphine dit à son tour : « Monsieur le curé, celui-ci est mon mari. » Je me levai alors, et, me tournant vers le public, je repris : « Messieurs, soyez témoins de notre union légitimement et publiquement contractée. » Tout le monde a lu dans les Fiancés de Manzoni un projet de mariage semblable tenté par Renzo et Lucia, mais qui manqua par suite des frayeurs de don Abbondio. On croit peut-être que cette manière d’entendre le septième sacrement est une invention du romancier, et qu’en réalité ces unions par surprise ne sont guère tolérées en Italie. Qu’on se détrompe. À Rome surtout, où le contrat civil n’existe pas, où l’on soutient la doctrine probable (pour me servir de l’expression des casuistes) que dans le mariage ce sont les contractans eux-mêmes qui sont les seuls ministres, et que le curé ne doit intervenir que pour donner la bénédiction nuptiale ; à Rome, dis-je, les mariages clandestins sont assez communs : seulement les époux encourent l’excommunication latœ sententiœ, mais leur union n’en est pas moins légitime.

Une confusion inexprimable succéda à l’étonnement causé d’abord par notre conduite. L’officier de service furieux envoya sur-le-champ auprès de moi un gardien pour me surveiller et pour s’emparer de ma personne. Invitée à se rendre auprès du gouverneur, Séraphine tint courageusement tête à ses menaces et à ses reproches. L’attitude de la jeune femme qui donnait un si noble exemple de constance et de dévouement produisit une heureuse impression sur l’esprit de quelques hauts fonctionnaires du gouvernement. Le pape même s’en émut. Notre aventure du château Saint-Ange et les démarches de Séraphine commencèrent à se répandre dans le public. Toute la ville se passionna pour la jeune héroïne de ce roman, qui avait commencé dans la chapelle d’une prison et qui se continuait dans le palais des membres du sacré collège. La jeunesse romaine surtout se préoccupa vivement de cette affaire. On ne parlait plus dans les salons de Rome que de notre mariage. On fit des sonnets en l’honneur de Séraphine, et partout où elle se présentait, elle était accueillie avec des marques d’admiration et de respect. Cependant la police finit par s’alarmer de tout ce bruit. On fit croire au gouverneur de la citadelle que les étudians voulaient m’enlever à main armée, et je fus mis plus rigoureusement encore au secret. On doubla les postes, on consigna la garnison, on fit des arrestations, tandis que moi, enfermé dans ma cellule, j’ignorais complètement ce qui se passait. Ma santé se ressentit de ce redoublement de sévérité. Je commençai à cracher le sang, et, après force supplications, j’obtins d’être transféré à l’infirmerie.

Le clergé et les ordres religieux de leur côté prirent part au débat, mais seulement au point de vue canonique. Les avis étaient partagés ; tous convenaient cependant que c’était un nouveau cas présentant des caractères particuliers. On s’accordait d’ailleurs sur la validité du mariage ; on en discutait seulement les conséquences probables. Un dernier et suprême effort restait à tenter : c’était d’aborder le pape lui-même et d’obtenir du souverain ce que ses représentans refusaient avec tant d’obstination. Grégoire XVI d’ailleurs connaissait parfaitement notre situation. Séraphine, qui avant notre mariage avait déjà essuyé un refus formel, ne se découragea point : elle demanda une nouvelle audience au saint-père. Je dis audience, quoique le mot soit impropre : le pape n’accorde jamais d’audience aux femmes ; seulement, lorsqu’il consent à écouter leurs plaintes, ce qui est extrêmement rare, il se laisse aborder, à l’heure de la promenade, dans les jardins du Vatican ou du Quirinal. C’est donc une rencontre en quelque sorte fortuite plutôt qu’une réception convenue. On s’adressa à des protecteurs haut placés pour tâcher d’obtenir cette espèce d’entrevue en plein air. Le prince-cardinal Massimo, qui connaissait la famille de Séraphine, fut prié de prendre en main notre cause et de ménager à la jeune femme une occasion favorable. Il promit beaucoup, mais il nous fit perdre un temps précieux par d’interminables délais. Peut-être voulait-il montrer par ces éternelles lenteurs qu’il était bien le véritable descendant de Fabius Maximus, le temporisateur, dont il se prétendait issu en ligne directe. Les ancêtres de cet honorable prélat, pour mieux prouver leur origine séculaire, ont imaginé de se donner des armes parlantes : ce sont des empreintes de pas sur un champ azuré, simulant les nombreuses marches et contre-marches du général romain qui, par ce moyen, avait lassé Annibal et sauvé sa patrie. Quoi qu’il en soit, son éminence se crut dispensée d’agir avec cette vigueur et cette célérité qui nous étaient indispensables, et nous dûmes renoncer à sa protection.

Sur ces entrefaites, Grégoire XVI partit pour Castel-Gandolfo, sa résidence habituelle pendant l’automne. Un éclair d’espérance traversa l’esprit de mon infatigable solliciteuse. Sans perdre de temps, elle se rendit avec sa mère à Albano, petite ville située auprès de la résidence papale. Une fois installée près du château pontifical, Séraphine n’eut d’autre soin que d’étudier les habitudes du pape, et quand elle fut complètement fixée sur le plan à suivre, elle se mit en devoir de l’exécuter.

C’était par une belle soirée d’automne. Le pape avait parcouru dans la journée toutes les petites villes qui entourent sa résidence, et partout il avait reçu un accueil enthousiaste. À Albano, toutes les rues par lesquelles il devait passer avaient été jonchées de fleurs disposées avec l’art qui préside à une infiorata, comme on dit en Italie. On se procure d’immenses quantités de fleurs de toute espèce, et on les effeuille dans de grands paniers, dont chacun reçoit sa couleur. À l’aide de quelques bandes de carton et de quelques cercles de bois, on forme dans les rues, sur la surface du pavé, une mosaïque de fleurs et de verdure à laquelle on donne plusieurs centimètres d’épaisseur. On compose ainsi des arabesques de toute sorte, des emblèmes au milieu desquels sont tracées les lettres initiales des noms du prince ou du souverain à qui l’on veut rendre hommage. Lorsque l’infiorata est faite, la circulation est momentanément interdite, et le pape et son cortège ont seuls le droit d’en déranger l’élégante symétrie. C’est ainsi qu’on venait de célébrer à Albano l’arrivée du pontife, accompagné de l’ex-roi de Portugal, dom Miguel de Bragance.

Le soir, le pape se promenait à pied dans la villa Barberini, située aux portes de Castel-Gandolfo ; son cortège le suivait à une assez grande distance, comme il en avait donné l’ordre. Il marchait lentement dans une allée assez étroite, bordée de chaque côté par une charmille épaisse que coupaient à intervalles réguliers des niches de verdure où se trouvaient des bancs et des statues. L’allée se terminait à un rond-point en forme de terrasse, décoré de vases et de fontaines, d’où l’on jouissait d’un magnifique panorama. Le pape venait d’arriver sur cette espèce de plate-forme, quand une femme habillée de noir, la tête couverte d’un long voile, se leva d’un banc de pierre où elle était assise, et courut se jeter à ses pieds. Le vieillard interdit s’arrêta. Très timide lui-même, il parut vouloir retourner sur ses pas. Séraphine, voyant que de cette rencontre dépendaient tout mon avenir et tout notre bonheur, rompit la première le silence, et le plus brièvement possible, mais avec une visible émotion, elle fit connaître l’objet de sa démarche et prononça mon nom. À cette révélation, le pontife devint blême de colère, et, tout en murmurant dans son dialecte vénitien quelques mots inintelligibles, par un brusque mouvement en arrière il tenta de se débarrasser de l’importune solliciteuse. Celle-ci écarta son voile, et, tout en pleurant, elle saisit vivement le bout de l’étole du pontife. La situation était critique. La pauvre jeune femme, vaincue par tant d’émotions, s’évanouit. Grégoire XVI effrayé la soutint et la fit asseoir sur un banc. Tout à coup le cortège du pape se montra. La plate-forme de la villa Barberini offrit alors un curieux tableau. Le successeur de saint Pierre tenait entre ses bras une épouse-vierge au pied d’une statue de Jupiter, dont l’église qui le reconnaissait pour chef avait abattu les autels, et sur les ruines d’une villa de Domitien dont il occupait le trône ! En ce moment, le soleil couchant envoyait à travers les massifs un dernier rayon sur ce groupe étrange, et illuminait en même temps la vieillesse et la beauté, la personnification du célibat et l’héroïne de la fidélité conjugale ! Le silence solennel que gardaient les spectateurs de cette scène n’était interrompu que par les sanglots de la jeune femme, qui suppliait le souverain pontife, au nom de la religion dont il était le représentant, de lui rendre l’époux que cette religion lui ordonnait de suivre, d’aimer et de réclamer.

Deux jours après cet événement, je fus mandé devant le gouverneur du château Saint-Ange. Il m’annonça d’abord que ma mise au secret était levée ; puis, après un long préambule sur la clémence inépuisable de sa sainteté et l’énormité de mes fautes, il me fit savoir que je ne devais pas espérer une remise pleine et entière de ma peine, mais que, si je le désirais, les cinq années de réclusion qui me restaient à subir seraient changées en exil. Je demandai quarante-huit heures pour réfléchir. Le geôlier Grégoire, quand je quittai le gouverneur, me remit une lettre de Séraphine, qui me racontait ce qui venait d’arriver et me conseillait d’accepter toute commutation de peine, quelle qu’elle fût. Néanmoins j’hésitais. L’exil perpétuel à la place de cinq années de détention, c’était plutôt une aggravation de peine qu’une grâce ; toutefois je réfléchis que, même après l’expiration de ces cinq années, il était possible qu’on m’éloignât arbitrairement, et par mesure de sûreté, de Rome et des états pontificaux. J’acceptai donc. Le lendemain, les portes du château Saint-Ange s’ouvrirent pour me rendre à la liberté. Je me séparai de mes compagnons d’infortune les larmes aux yeux. Ma nouvelle famille m’attendait ; je courus la retrouver. Séraphine, belle comme une vierge de Raphaël, s’était parée avec une certaine coquetterie que ma captivité lui avait fait oublier. Une rose placée dans ses beaux cheveux noirs faisait merveilleusement ressortir sa figure pâle et expressive. Je me jetai dans ses bras, et dans cette solennelle étreinte j’oubliai les angoisses du prisonnier comme les appréhensions du proscrit…


Trois jours m’étaient accordés pour faire mes préparatifs de départ et pour m’éloigner. J’employai ce court espace de temps à parcourir Rome et ses environs, à revoir les lieux auxquels était attachée une partie de moi-même. J’éprouvais le besoin d’emporter, gravé dans mes yeux comme dans mon cœur, le cher souvenir de cette campagne romaine où s’était écoulée ma première jeunesse. Je me rendis ensuite avec Séraphine à la villa Barberini ; elle me montra la place où elle avait attendu le passage du pontife. Ces promenades m’étaient salutaires autant qu’elles me charmaient. Je respirais l’air à pleins poumons, je savourais avec une ineffable volupté l’inappréciable avantage d’être libre, d’être aimé. La fièvre me quitta bientôt ; je repris quelque vigueur, je sentis la sève de ma jeunesse refluer dans mes veines engourdies ; j’étais presque heureux…

Avant de quitter les collines albanaises, nous voulûmes aussi visiter le mont Cavi, l’une des cimes les plus élevées des Apennins. Situé à six ou huit lieues à l’est de Rome, le mont Cavi porte encore les ruines d’un ancien temple dédié à Jupiter Férétrien. C’est dans ce sanctuaire célèbre que les généraux romains allaient déposer les dépouilles des vaincus. La route, très pittoresque et très accidentée, est bordée de pierres milliaires qui portent les initiales V. N. [via numinis). Avant le lever du soleil, nous nous étions rendus sur le point culminant de la montagne. Je n’essaierai pas de décrire ce panorama sans égal, cette immense courbe qui nous entourait de tous côtés sans que nos yeux pussent arriver à ses dernières limites Épurée par l’élévation du lieu, rafraîchie par la brise du matin et par une pluie d’orage tombée deux jours auparavant, l’atmosphère était limpide et transparente. Une colonne posée devant nous portait cette inscription en italien : Qui que tu sois, si tu penses que l’homme puisse quelque part et pour quelques instans être heureux, arrête-toi et contemple. Quel tableau en effet ! A droite et à gauche, les deux mers, l’Adriatique et la Méditerranée, bordaient l’horizon. On voyait au loin quelques voiles qui naviguaient dans différentes directions. Devant nous s’étendaient la province de Terracine, — plus loin le royaume de Naples et les Abruzzes, les Marches et la chaîne des Apennins, qui détachait sur le ciel sa silhouette dentelée. Rome se montrait à l’ouest, et parmi ses édifices je distinguais parfaitement l’ange en bronze qui domine le château Saint-Ange, naguère ma triste résidence. Nos yeux s’arrêtèrent longtemps sur la campagne romaine, sillonnée par le Tibre, bordée à l’ouest par les plages de Nettuno, au levant par les collines suburbaines. Le cap Circeïum bornait notre vue du côté opposé à la ville éternelle. Toute cette immense étendue de terrain était parsemée de bourgs, de maisons de campagne, de villas, de tombeaux, de ruines, d’une foule de petites rivières et de cascades. Nos regards arrivaient jusqu’à Velletri et jusqu’aux plaines où Marcellus arrêta la marche d’Annibal, près de Roccu di Papa. Cinq ou six lacs, d’une transparence cristalline, reflétaient les paysages qui les entouraient, et donnaient à cette seconde vue un charme infini. Nous restions en extase devant ce spectacle féerique ; nous embrassions d’un coup d’œil tous les restes de l’ancienne grandeur latine et les œuvres d’art les plus remarquables de la Rome moderne. Le soleil, qui venait de se lever, donna un aspect nouveau à la campagne. Il fit mieux ressortir les différentes nuances de la végétation ; il fouilla les moindres sinuosités des vallées, des collines, des grottes et des rochers qui nous entouraient, en mettant en évidence les plus petits châteaux, les modestes villages, les tours isolées que le brouillard nous avait dérobés jusqu’alors. Peu à peu avec le jour s’éleva le bourdonnement des populations ; le tintement des clochettes, la cornemuse des bergers, le bêlement des chèvres, le mugissement des taureaux, animèrent la beauté muette de la scène que nous contemplions. En pensant que pour la dernière fois peut-être j’assistais à ce sublime spectacle, les larmes me vinrent aux yeux, et je me sentis le cœur plein de tristesse et de regret. Adieu, beau pays de mon enfance ! adieu, chère Italie fatalement vouée au servage ! C’est pour t’avoir trop aimée que maintenant je dois me séparer de toi ! Que nos malheurs soient du moins une expiation ! que l’avenir te tienne compte un jour de tant de larmes répandues, de tant de sang versé par tes enfans pour ta délivrance et pour ta régénération !

Je descendis en m’appuyant sur le bras de ma fidèle compagne. Sa présence me rendit quelque sérénité. Je pensai qu’au milieu des malheurs que me réservait l’exil, une partie essentielle de mon bonheur restait avec moi.

Nous quittâmes les États-Romains vers la fin de l’automne, et nous nous dirigeâmes vers la Toscane. Je partais presque content ; je me rappelais les jouissances et les distractions de mes précédens voyages, et je comptais de nouveau sur des impressions douces et agréables. Hélas ! je ne savais pas encore combien est triste ce pèlerinage qui consiste à courir le monde sans pouvoir rencontrer nulle part une patrie, sans espoir de trouver plus tard, pour le jour du repos,

Il dolce nido del paterno tetto.

Je ne savais pas non plus quelle douleur suprême me réservait cette vie errante. Ce fut dans la Corse, où nous allâmes après avoir quitté la Toscane, que Séraphine ressentit pour la première fois les symptômes d’une cruelle maladie qui devait faire eu elle de rapides ravages. Que dirais-je de la France, des îles Baléares, qui reçurent successivement la pauvre mourante ? Ni le climat, ni mes soins, ni le désir de vivre ne purent triompher d’une maladie fatale. Je la vis mourir dans mes bras. Ce fut pour moi un second et plus douloureux exil. Les efforts et les fatigues qu’elle s’était volontairement imposés pour me rendre la liberté avaient été pour elle la cause d’une trop grande dépense de vie et l’avaient épuisée. Cette idée fera toujours mon supplice…

Après avoir promené quelque temps dans les diverses contrées de l’Europe ma tristesse et mon découragement, je profitai de l’amnistie prononcée par le successeur de Grégoire XVI, et je revins à Rome. J’avais hâte de revoir l’Italie ; les consolations que j’allais trouver dans ma famille, le mouvement qui se produisait alors en faveur de l’indépendance italienne, tout semblait me promettre une heureuse distraction à ma douleur. Je ne veux pas entrer dans les détails d’une lutte qui finit si tristement. Après les événemens de 1849, je fus obligé de m’expatrier de nouveau, et c’est au moment de m’embarquer pour l’Amérique, de commencer une vie nouvelle, que je jette ce dernier regard sur ma vie passée et sur des rivages que je ne reverrai sans doute jamais !…

Ici se termine, avec la mort de Séraphine, le côté romanesque d’une histoire qui appartient à la réalité, et qui emprunte aux sacrifices de cette jeune femme son principal élément d’intérêt. Pourtant il est permis de voir dans ce récit, à cause même de sa simplicité et du peu d’événemens qu’il met en lumière, plus d’un enseignement sur l’état et les occupations de la jeunesse romaine à une époque très rapprochée de nous. Ce manque d’énergie, ces incertitudes et ces vanités, ces imprudences inutiles, cette existence tout entière brisée pour une peccadille d’étudiant, ce n’est pas seulement la vie et le caractère d’un individu ; n’est-ce pas aussi le caractère et l’histoire d’un peuple ?…


F. BULOZ.

  1. Je reproduis à titre de document le libellé de cette licence : « Auctoritate SSmi D. N. Gregorii P. P. XVI nobis commissâ, liceat N… (si vera sunt exposita), attentis litteris testimonialibus, et quoad vixerit, légère ac retinere, sub custodiâ tamen ne ad aliorum manus perveniant, libros prohibitos de jure civili, canonico, naturali, gentium et mercatorio. Item grammaticos, rhetoricos, poeticos, philosophicos, mathematicos, astronomicos et historicos profanos, exceptis operibus Dupuis, Volney, Reghellibi, Pigault-Lebrun, Potter, Bentnam, J.-A. Dulauré, Fêtes et Courtisanes de la Grèce, Novelle del Casti, et aliis operibus de obscœnis et contrà religionem ex professa tractantibus. In quorum fidem, etc. »
  2. Ubaldini était le nom de famille de l’archevêque.
  3. La population du château Saint-Ange peut s’élever à deux mille personnes ; outre les condamnés de toute catégorie, le gouverneur, plusieurs employés civils et une assez nombreuse garnison résident dans cette forteresse.