Le Château Bouret
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 443-460).

LE


CHATEAU BOURET.




« Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly ; venez, monsieur, je vous le montrerai. » Ce furent ces simples paroles, mais dites par Louis XIV, qui décidèrent enfin un riche fermier-général à prêter encore une fois quelques millions au grand roi, auquel il en avait déjà tant avancé. Son cœur d’argent, d’abord impitoyable, se fondit à cette invitation, faite avec le ton caressant que savait si bien employer Louis XIV pour humilier les grands en parlant aux petits et pour obtenir des petits l’or ou les services qu’il ne pouvait demander aux grands.

On sait que le fermier-général fut présenté à Marly, et que beaucoup de millions ne purent trop payer cet honneur sans exemple ; mais l’exemple entraîna des inconvéniens. Depuis cette présentation, tous les gros financiers mirent pour condition tacite, lorsqu’on eut recours à eux pour quelque fameux emprunt, qu’on leur ménagerait une entrevue avec le roi. L’exigence était forte ; beaucoup de courtisans la trouvèrent monstrueuse, même sous le règne de Louis XV, où l’on commençait à se relâcher un peu de la rigoureuse étiquette du siècle précédent. Elle était forte sans doute, mais elle attestait l’admirable égalité de la dette sur la terre ; elle était le symbole lointain de Sainte-Pélagie et de Clichy, qui devaient voir un jour tant de marquis, de ducs et de princes illustrer leurs murs et leurs verrous.

Cependant, comme il fallait payer les dettes de la cour, quelque fierté qu’on eût, on finissait par fermer les yeux sur les prétentions de tous ces hommes d’argent ; on se voilait le visage, et le scandale se consommait à la face tantôt de Marly, tantôt de Versailles, tantôt de Saint-Germain. Le roi recevait le financier.

On connaît, par tradition, l’immense fortune du financier Bouret[1]. Où l’avait-il gagnée ? Je pourrais répondre comme répondit le marquis de S…t-S… à un de ses créanciers qui lui demandait quand il serait payé : — Vous êtes bien curieux, monsieur ! Peut-être l’avait-il gagnée dans le sel, peut-être dans les farines, comme les frères Pâris, peut-être avec rien, supposition la plus probable de toutes, car l’argent est comme l’huile : il n’y a qu’à en battre long-temps et avec adresse quelques gouttes pour former des montagnes d’écume. Il est hors de doute toutefois que Bouret dut le commencement de sa grande fortune à la fourniture du blé, puisqu’en 1747 la Provence fit frapper une médaille en l’honneur de ce fermier-général, qui lui avait procuré du grain pendant une disette sans vouloir accepter d’autre indemnité que cette haute marque d’estime de toute une contrée reconnaissante.

Bouret était, on ne sait combien de fois, millionnaire ; un moment son papier fut préféré à l’or même au fond des Indes. À l’époque peu puritaine de sa prospérité, c’était sous le roi Louis XV, on disait qu’il en usait en galant homme et en homme galant. Il faut entendre par là qu’il avait sa petite maison du faubourg, de nombreux amis à sa table, ses grandes entrées dans les plus célèbres boudoirs, des chevaux de race, et qu’il donnait de délicieuses soirées dans des salons où l’or de ses coffres semblait avoir germé en arabesques le long des murs.

Bouret traitait les gens de lettres avec la tendresse gastronomique qu’on n’a plus guère de nos jours, dans le monde où l’on dîne, que pour les écrivains politiques. Jadis on craignait l’épigramme, on ne redoute maintenant que le premier-Paris. La prose a volé la fourchette à la poésie. Grace à ses libéralités, à ses prêts, à sa table, Bouret a été épargné par les écrivains du XVIIIe siècle. Voltaire seul, dans un mouvement d’humeur échappé à sa vieillesse morose, attaqua le luxe de Bouret ; Voltaire, lui qui s’était écrié autrefois : Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ! il ne se souvint pas des bons rapports qu’il avait entretenus, comme on le verra plus loin, avec l’opulent financier. C’est à Bouret qu’il fait directement allusion dans un pamphlet intitulé Requéte aux Magistrats, lorsqu’il dit par la bouche du peuple, qui se plaint du carême : « On nous déclare que pendant le carême ce serait un grand crime de manger un morceau de lard rance avec notre pain bis. Nous savons même qu’autrefois, dans quelques provinces, les juges condamnaient au dernier supplice ceux qui, pressés d’une faim dévorante, avaient mangé en carême un morceau de cheval ou d’autre animal jeté à la voirie, tandis que dans Paris un célèbre financier avait des relais de chevaux qui lui amenaient tous les jours de la marée fraîche de Dieppe. Il faisait régulièrement le carême ; il le sanctifiait en mangeant avec ses parasites pour deux cents écus de poisson. »

Nous ne répéterons pas avec son siècle que Bouret ouvrait une voie heureuse à ses revenus en les faisant couler ainsi ; mais nous regretterons toujours la perte des caractères comme le sien dans notre société sans caractères. Aujourd’hui le financier enrichi cache son or dans ses capitaux et ses capitaux dans le fond bien ténébreux de la province, ou, ce qui est pis, dans les souterrains des banques étrangères. Ce sont des fortunes ternes ; nul ne les voit, pas même ceux qui les possèdent ; ils lèguent aux enfans des inscriptions sur Vienne ou sur Amsterdam, et les enfans n’en jouissent pas plus que les pères. Tout se réduit à quelque chiffre qu’on se passe de main en main, On n’est riche que mathématiquement. Aussi, plus de grandes folies à faire parler toute l’Europe, comme celles des Brunoy et des Lauraguais, et, ce qui vaut mieux, de ces folies à faire travailler les artistes, ici avec le bronze et le marbre, là sur la toile. Que de tapisseries ! que de tableaux ! que de meubles n’exigeaient pas ces palais d’orgueil ou de plaisir construits par la finance ! Nous lui devrons encore pendant cinq cents ans ces milliers de dieux domestiques dont nous parons nos cheminées et nos tablettes, si précieux encore aujourd’hui qu’on s’efforce de les imiter. Les hommes d’argent avaient imaginé et payé cela quelques années avant la révolution, ce terrible déménagement pendant lequel on cassa le nez à tant de petits amours et les doigts à tant de jolies bergères en porcelaine de Saxe et de Sèvres. Et que ne leur doit pas aussi la littérature ! Ils se laissaient copier si complaisamment par les romanciers et si facilement mettre en scène par les poètes, et sans jamais se fâcher ! Ils riaient les premiers de leur embonpoint chinois, de leurs gros galons d’or, de leur figure ronde et de leurs propos si pesamment alambiqués. C’étaient de bons petits dieux qui se laissaient frapper sur le ventre. Quel plaisir aurait-on aujourd’hui à voir reproduit sur la scène un banquier vêtu de noir, causant avec un avocat de son espèce des droits électoraux !

Comme son grand aïeul, Louis XV eut recours toute sa vie aux emprunts. Tout déplorable qu’il fût, ce moyen résistait parfois, parce que les remboursemens ne s’étaient pas effectués en toute occasion avec l’exactitude convenable. Beaucoup de financiers avaient fini par reculer devant le téméraire honneur de prêter leurs pistoles au roi. La menace d’une banqueroute inévitable les effrayait.

À cette époque de doute sur la solvabilité de la cour, il fut proposé à Bouret de prêter un certain nombre de millions à Louis XV, dont les coffres avaient été mis à sec par des dépenses imprévues, comme si de telles dépenses ne doivent pas toujours se prévoir les premières. Bouret ne fut pas des plus faciles à se laisser toucher, mais il fut le plus audacieux. Après avoir stipulé les garanties de l’emprunt, il ajouta qu’il ne consentirait à obliger la cour, car le nom du roi n’était jamais prononcé ouvertement dans ces sortes de marchés, qu’à la condition expresse d’être présenté à Louis XV. Il tenait singulièrement à un honneur dont ses descendans auraient le droit de s’enorgueillir un jour. Ne pouvant leur léguer un nom illustré par les armes ou sous la toge, il trouvait un dédommagement à l’obscurité de son origine dans l’immense retentissement que donnerait à sa vie la haute distinction dont il était jaloux. Le mandataire de la cour suspendit sur-le-champ la négociation : il n’osa, avec quelque raison, prendre sur lui de laisser espérer à Bouret une satisfaction si démesurée. Être présenté au roi Louis XV, parler au roi ! mais que de gentilshommes de l’origine la meilleure n’auraient pas obtenu, sans des motifs de la plus profonde gravité, l’honneur sollicité par le simple financier Bouret ! Le conduire à Versailles, le mettre face à face avec le roi ! mais, après une pareille infraction à l’étiquette, il n’y avait plus d’étiquette, par conséquent plus de cour et presque plus de monarchie. L’or devenait par trop insolent !

Cependant l’intermédiaire officieux rapporta au gouverneur du palais, et celui-ci au premier ministre, le désir de l’ambitieux prêteur.

Dans ce trajet, la prétention de Bouret fut couverte de moqueries infailliblement très spirituelles. Il fallait pourtant se décider. Assis sur son coffre, le financier attendait une réponse claire et nette.

Prenant le roi dans un moment de bonne humeur, le premier ministre tenta d’aborder la difficulté. Quoique très large en matière de mœurs, le roi Louis XV, il ne faudrait pas s’y tromper, n’était pas plus maniable sur l’étiquette que Louis XIV. Il refusa tout d’abord. C’était un fâcheux précédent à établir ; les gentilshommes ne s’encanaillaient que trop chaque jour ; l’exemple aggraverait le mal, et le mal était des plus tristes. Chaque chose a sa place à garder : les pins ne descendent pas dans la vallée, les astres restent à leur place. On ignore si le roi se servit absolument de ces deux comparaisons ; mais, après avoir opposé un refus formel à la fantaisie de Bouret, il se montra peu à peu moins difficile ; enfin, dévorant sa rougeur, il consentit à l’entrevue. L’autorisation ne fut pourtant pas donnée sans réserve. Bouret ne serait pas annoncé, il ne serait pas noté d’avance sur le livre des réceptions, on ne le présenterait pas au sortir de la messe ; mais le roi, en se promenant dans les allées de Marly, permettrait à Bouret de l’aborder et de lui offrir ses hommages.

Le lendemain, si ce n’est le jour même, les millions du financier étaient portés sans bruit chez le roi.

Le traitant s’était exécuté le premier ; c’était maintenant au roi à tenir sa promesse.

On voudrait pouvoir dire toutes les émotions de Bouret lorsqu’il fut conduit à Marly et placé au milieu de l’allée par où devait passer le roi, qui, probablement, se préoccupait beaucoup moins de la rencontre. De quel côté allait venir le roi ? Avec qui serait le roi ? Comment le regarderait le roi ? Que dirait-il au roi ?

Lorsqu’il vit venir lentement vers lui Louis XV, appuyé sur son jonc à corne d’or, Bouret perdit et son enthousiasme raisonneur et ses plus ingénieux projets de soutenir la conversation tant souhaitée. Ses jambes ondulèrent comme les arbustes plantés près de lui ; il eût été incapable de faire une addition ; l’effet produit sur son esprit tenait du respect et de la terreur. Il eût volontiers rompu le marché, s’il n’eût pas été trop tard. Le roi n’était plus qu’à vingt pas de lui. Bouret s’en remit au hasard, et, le chapeau à la main, le corps arrondi autant que le dessin de sa surface le permettait, il attendit le passage de Louis XV. Décidé au sacrifice que la nécessité lui imposait, le roi voulut s’acquitter de son engagement avec la meilleure grace possible, et, en matière de courtoisie, on sait qu’il était le digne héritier de Louis XIV. Il respirait les belles manières. S’arrêtant devant Bouret, il ôta son chapeau, et de sa plus douce voix il lui dit : « Monsieur Bouret, je me promets le plaisir d’aller manger une pêche à votre campagne, puisque vous m’avez rendu visite à Marly. »

Le roi était déjà loin, que Bouret, ivre d’orgueil et de bonheur, n’avait pas encore trouvé une réponse à renvoyer à celui auquel il devait la haute et singulière marque d’estime qu’il venait de recevoir. Le roi de France et de Navarre lui avait promis d’aller manger une pêche à sa maison de campagne ! Cela veut dire, pensa-t-il, que le roi daignera venir déjeuner chez moi ! Je ne sais rien d’aussi beau, d’aussi généreux, d’aussi grand, dans l’histoire de France. Quel magnifique prince ! Mais qui me vaut un tel honneur ? Bouret avait oublié ce qui lui valait un tel honneur : il comptait pour rien les millions prêtés à Louis XV. Quelle modestie ! Oh ! c’est le plus grand roi du monde ! répétait-il jusqu’à en perdre la raison. Pauvre Bouret, il ne savait donc pas que Mme de Sévigné en disait autant de Louis XIV après avoir dansé avec lui ?

En rentrant à Paris, qui pouvait à peine le contenir, il fit part de son bonheur à tout le monde ; le soir, dans les coulisses de l’Opéra, il n’était question que de la bonne fortune du fermier-général. Les danseuses le voyaient déjà ministre. Bouret n’aurait pas été loin de partager leur opinion. La nuit fut belle sur l’oreiller ; le lever du soleil le vit plus calme ; il réfléchit. « Le roi, murmurait-il sous les lambris dorés de sa chambre à coucher, m’a promis de venir manger une pêche à ma campagne, mais je n’ai pas de campagne. Il m’en faut une, et qui soit digne de recevoir un pareil hôte : une campagne avec château. Un beau, un magnifique château près de Paris, serait mon affaire… où le trouver ? Allons à la recherche d’un château ; allons ! » Il sauta en bas du lit, et il s’élança bientôt sur la route de Versailles, plein d’impatience et d’espoir.

À droite et à gauche du chemin, il apercevait à profusion de superbes étendues de terrain, veloutées de gazon, lançant des fusées d’eau limpides vers le ciel, et portant sur leur socle des châteaux ciselés comme des pièces d’orfèvrerie florentine ; mais on ne voyait pas alors, ainsi que de nos jours, les grandes propriétés traînées à l’encan judiciaire. La terre de famille restait dans la famille, comme celle-ci restait sur le sol. Rien ne changeait de place, rien ne bougeait. Le portrait de l’aïeul ne quittait pas plus le mur que les bijoux de l’aïeule ne quittaient la maison. Belle et touchante immobilité ! car, lorsque la vie et la résidence sont ainsi prises au sérieux, les sentimens s’y conforment. Croire, aimer, promettre, deviennent des choses sérieuses. Bouret sonna vainement à toutes les grilles de châteaux entre Paris et Versailles ; aucun n’était à vendre. À peine rencontra-t-il plus loin, mais trop loin de la route, des propriétés d’une certaine étendue. Il renonçait d’ailleurs bien vite à s’en rendre acquéreur en voyant les médiocres proportions des bâtimens, pauvres habitations de gentillâtres ruinés, établis là pour être plus près de Versailles, le grand rendez-vous des solliciteurs. Il éprouva l’inquiétude de Colomb ayant un monde dans la tête et manquant de vaisseaux pour le découvrir. Ses excursions se tournèrent du côté de Fontainebleau. Rien non plus sur cette longue rue de dix-huit lieues où l’on ne peut faire cent pas, en 1846, sans rencontrer un château à acheter. Les bords de la Seine lui offriraient peut-être la propriété qu’il convoitait avec tant d’ardeur ; on y voyait alors, entre autres résidences charmantes, Choisy-le-Roi, qui fut plus tard à Mme de Pompadour, Soisy-sous-Étiolles, Petit-Bourg au duc d’Antin, Sainte-Assise au duc d’Orléans ; si Bouret pouvait devenir leur voisin ! Le roi mangerait la pêche sans sortir de chez lui… Malheureusement, même absence de maisons de campagne dignes de recevoir un roi dans ce rayon nouveau qu’il parcourait pas à pas, l’ame triste et le front découragé. Bouret en maigrit ; il en perdit le repos, l’appétit, le sommeil. Cette pêche le poursuivait nuit et jour ; il en rêvait ; elle se posait sur sa poitrine comme un cauchemar. Il n’y a pas de petits chagrins, pas de petites douleurs. Ce n’est pas le mal qui entre dans le cœur, c’est le cœur qui s’élargit au point de se déchirer ou se réduit à rien pour entrer dans la forme que prend le mal ; Alexandre écartelait son cœur quand il désirait posséder le monde ; Bouret étouffait le sien dans l’intérieur d’une pêche. Quelle envie a eue le roi ! se disait- il parfois dans la déception de ses courses ; mais, se reprenant aussitôt, il ajoutait : C’est un si grand honneur pour moi !

Un jour que, fatigué de la parfaite inutilité de ses démarches, il avait, tout rêveur, traversé la forêt de Sénart et celle de Rougeaux, l’une et l’autre peuplées de riches domaines dont un seul aurait fait sa joie, le moindre de tous, il arriva à un endroit qui surplombe la Seine et touche à un petit village de chaume nommé Nandy, célèbre d’ailleurs par la famille de l’Hospital, qui fit bâtir le château de Nandy. C’est une espèce de tribune pittoresque d’où le cœur parle au ciel, à l’espace et à l’horizon. Derrière vous la forêt de Rougeaux, à vos pieds la Seine, dont la moire finement glacée se déroule depuis des siècles toute chargée de dessins qui sont des bois, des champs de blé, des oiseaux, des fleurs, des berges mousseuses, des villages qui se peignent renversés dans sa trame liquide et frissonnante.

— Puisque personne ne veut me vendre un château, s’écria-t-il à l’aspect de ce beau paysage, j’en élèverai un ici, dont je rendrai tous les autres jaloux.

Peu de jours après, Bouret achetait le terrain de Croix-Fontaine, où il projetait d’ériger sa construction seigneuriale. Telle est l’origine du château qui porta tantôt son nom, tantôt celui de Croix-Fontaine, et qu’il dépensa tant d’argent à faire bâtir.

Détruit moins de soixante ans après sa construction, il est difficile aujourd’hui d’en donner une description exacte. On sait seulement qu’il affectait les formes d’un vaste pavillon, ce qui laisserait supposer qu’il n’avait pas d’ailes. Les renseignemens pris auprès d’anciens propriétaires témoignent de la richesse d’un mobilier dont ils ont acheté plus tard les principales pièces, quoiqu’ils se taisent volontiers sur ces acquisitions un peu bande-noire. Outre les salons d’apparat communs à tous les châteaux, le château Bouret renfermait des cabinets d’une incroyable originalité. Celui dit du Japon avait coûté des millions à orner. Il était littéralement en porcelaine. Les tables, les fauteuils, la cheminée, les corniches, venaient de la Chine. C’étaient des morceaux d’une dimension effrayante. Jusqu’aux lampes, jusqu’aux carreaux qui étaient faits de cette pâte si chère alors, si chère encore aujourd’hui. L’escalier qui conduisait à cette pièce était également en porcelaine nuancée d’or et d’azur, et tournait comme une conque marine dont il avait la transparence rosée. Mlle Gaussin, qu’aima toujours Bouret, monta plus d’une fois cet escalier diaphane, il est probable que Zaïre quittait ses mules avant d’en fouler les marches. Quel rêve de Bagdad ! quelle vision de péri ! cet homme d’or, ce palais enchanté, cette divine actrice, cet escalier tournoyant à la lueur adoucie des bougies !

Pour mieux faire sa cour à l’imagination du roi, Bouret avait fait meubler un autre cabinet exactement semblable à celui qu’occupait Louis XV, à Versailles, quelques jours avant de se marier avec la fille du roi de Pologne. L’originalité de cette pièce, pour être comprise, a besoin d’une explication.

Lorsque le mariage du roi avec la jeune princesse polonaise fut arrêté, à l’exclusion des infantes portugaise et espagnole, le vieux cardinal de Fleury se préoccupa beaucoup des moyens qu’il convenait d’employer pour apprendre, sans danger comme sans erreur, à son royal élève les obligations d’un mari. On sait que les femmes inspiraient une telle terreur au jeune prince, qu’il fondit en larmes et trembla de frayeur, quand on lui annonça une première fois sans préparation que le jour de l’arrivée de l’infante il serait forcé de coucher avec elle. Voici le moyen auquel eut recours le spirituel cardinal pour instruire son élève si pudique et si. timoré. Il fit placer autour de sa chambre douze tableaux parfaitement exécutés et destinés à allumer sa tendre imagination d’adolescent. Il comptait sur la curiosité des yeux pour éveiller celle du cœur et sur l’intelligence du peintre pour porter la clarté dans celle de Louis XV. Au nombre de ces douze tableaux étaient l’Amour naissant, Daphnis et Chloé, la Recherche, le Bouton de Rose, la Fleur désirée, la Fleur ravie. Sous le tableau allégorique de la Fleur ravie, on lisait ces vers de Chaulieu :

Cette insensible Iris, cette Iris si farouche,
Dans mille ardens baisers vient de plonger mes feux ;
Pour goûter à longs traits ce nectar amoureux,
Mon ame tout entière a volé sur ma bouche.

Tels sont les vers choisis par un cardinal dans les rouvres d’un abbé pour inspirer à un roi très chrétien les devoirs d’un mari. O dix-huitième siècle !

Les architectes, les maçons, les peintres, ne se retirèrent que lorsque le château, le parc, les parterres et les pavillons furent achevés. Bouret avait semé l’or, et des merveilles étaient sorties de terre. A l’endroit même où Bouret avait failli se noyer de désespoir, il pouvait contempler maintenant du haut de son belvéder l’immense horizon de ses forêts. Les pèches ne furent pas oubliées : réunissant en un seul tous les vergers qu’il avait achetés pour agrandir sa propriété, il ne manqua pas plus de pêchers que de pêches à offrir au roi. Son venu le plus ardent, on l’imagine, ne consista plus alors qu’à rappeler à Louis XV la promesse qu’il lui avait faite il y avait un an. Depuis un an, le roi, toujours de plus en plus endetté, au lieu de rembourser Bouret, s’était engagé envers lui pour d’autres sommes.

On le trouva moins difficile lorsqu’il fut question d’accorder une seconde audience à Bouret, de son côté moins timide à la solliciter. Le premier pas était fait des deux parts. Cette fois le fermier-général ne fut pas reçu en plein vent et comme à la dérobée ; il se montra à Versailles, dans un salon royal, au milieu des Condé, des Matignon et des Villeroi. « Sire, osa dire Bouret, la pêche est mûre ; mon château compte sur l’illustration de votre visite promise, si votre majesté s’en souvient, dans le pare de Marly. » Sans remarquer ce que signifiait le mot pêche venu à travers la phrase de Bouret, Louis XV comprit à peu près que le financier lui rappelait une visite qu’il avait probablement consenti à faire à son château de Croix-Fontaine.

« — Très bien, monsieur Bouret, lui dit-il en passant dans une autre salle ; nous irons bientôt chasser dans votre parc.

— Chasser dans mon parc ! le roi viendra chasser chez moi ! autre honneur plus considérable, se dit Bouret. Ce n’est plus une pêche que Louis XV viendra cueillir dans mon domaine, c’est une chasse qu’il veut y faire ! » Voilà Bouret se voyant à cheval auprès du roi, et galopant déjà au son du cor, aux aboiemens des chiens, au cri des piqueurs, tout comme s’il s’appelait Condé. Il rêvait déjà les hallali de Chantilly. Ce qui ne fut pas un rêve, c’est l’argent qu’il dépensa pour se monter des équipages de chasse, cent mille écus au moins. Et cependant il avait englouti des sommes énormes dans l’achat des terrains sur lesquels son château s’était élevé. Les ruines de ce beau château subsistent encore à l’endroit que nous avons indiqué : un pavillon est resté debout pour attester l’honnête orgueil de ce financier au grand cœur. Toutes construites en marbre et en pierre de taille, les caves de ce magnifique domaine, qu’on pila pendant la révolution, ont résisté à la pioche ; il aurait fallu employer la mine. Ces caves sont immenses ; elles se perdent sous les terres qui les ont envahies et couvertes. Des chênes ont cloué leurs racines dans ces pierres éternelles. Nous dirons, après avoir terminé l’étrange histoire de cette fortune bue par le limon du XVIIIe siècle, la légende qu’ont fait naître ces caves prodigieuses.

De distance en distance, dans les bois que Bouret acquit autour de son domaine, on aperçoit encore au-dessus des hautes herbes des bornes milliaires, placées là afin d’indiquer les mesures parcourues par ses équipages particuliers. Cette ligne de bornes s’étendait depuis Paris jusqu’à son château de Croix-Fontaine. La route qu’il fit ouvrir au milieu du bois, et que devait prendre Louis XV, se voit encore aux endroits où les herbes sont plus rares et quand le vent les couche. On dirait une voie romaine : la révolution a déjà fait des antiquités parmi nous. En voyant ces jeunes ruines, ce vieux passé de soixante ans à peine, on est saisi de cette affreuse mélancolie qu’on éprouve à l’aspect des monumens indiens inachevés et par terre, pourris et neufs, à demi enfouis dans les jungles et étincelans de couleur. Le néant, dans sa faim, les a dévorés avant d’être mûrs.

— Puisque je ne puis plus douter maintenant de la visite du roi, se dit Bouret, puisqu’il est sûr qu’il daignera passer une journée entière chez moi, dans mon palais de Croix-Fontaine, il y va de mon honneur de lui prouver sous toutes les formes, de toutes les manières, le respect, l’amour, l’enthousiasme dont je suis pénétré pour sa royale personne. L’histoire parlera de cette visite. Les siècles à venir citeront un instant mon nom à côté de celui de Louis XV. Travaillons donc en vue de cette considération ; grandissons-nous, par un effort personnel, jusqu’à la hauteur de l’histoire.

Après avoir tout prévu, tout arrangé pour que chaque minute du jour consacré à la suprême visite offrit à Louis XV une surprise, un enchantement, un plaisir, Bouret songea sérieusement à éterniser le souvenir du passage du roi dans sa propriété. Il fut saisi de la frénésie des Fouquet et des Lafeuillade. Louis XV effaça Dieu dans son ame enivrée de courtisan. Comment perpétuer ce souvenir ? Les médailles n’ébranlent pas l’imagination avec assez d’énergie ; elles ne s’adressent qu’aux fibres molles des savans. Les tableaux exécutés pendant la fête qu’ils reproduisent sont un hommage que Fouquet a déjà employé à sa fameuse fête de Vaux. Un financier copier un autre financier ! Non. Pour un bonheur sans exemple dans sa vie, il imagina une reconnaissance sans exemple. Bouret voulut élever une statue colossale à Louis XV au milieu de la cour d’honneur du château. Le premier objet qui frapperait la vue du roi en entrant, ce serait sa glorieuse image, reproduite avec art par le ciseau d’un habile statuaire.

La statue fut exécutée. Nous regrettons de ne pouvoir dire ici le mérite et le prix de ce morceau ; les recherches ont été stériles : Bouret toutefois le considérait comme d’une grande valeur, puisqu’il osa demander une inscription à Voltaire, alors entouré des immenses rayons de son éblouissant déclin.

Soit que Voltaire, exilé à Ferney, n’éprouvât pas un désir très vif de rimer les vertus du roi sur le socle de sa statue, soit qu’il ne tînt pas à obliger le financier Bouret, il lui répondit d’une manière aussi spirituelle qu’embarrassée. Il s’étrangle avec son esprit. Ah ! s’il pouvait se moquer du roi et du financier ;… mais la vieillesse l’a rendu prudent. On voit seulement dans sa réponse qu’il aimerait autant que ce fût à lui qu’on élevât une statue. Il répond à Bouret que M. Marmontel lui dira, — ce qui permet de supposer en passant que Marmontel avait ses grandes familiarités auprès de Bouret, — combien notre langue répugne au style lapidaire, à cause des verbes auxiliaires et des articles. Il ajoute aussitôt, endossant sa peau de démon, qu’il est bien triste d’emprunter deux vers d’un ancien auteur latin pour honorer Louis XV. « Répéter ce que les autres ont dit, c’est ne savoir que dire ; de plus, le roi viendra chez vous ; il verra votre statue, et n’entendra pas l’inscription. Si quelque savant duc et pair lui dit que cela signifie qu’on souhaite qu’il vive long-temps, on avouera que la pensée n’en est ni neuve ni fine.

« Il y a bien pis ; si j’ai la hardiesse de vous faire une inscription en vers pour la statue du roi, il faut rencontrer votre goût, il faut rencontrer celui de vos amis, et vous savez que la première idée qui vient à tout convive, soit à table, soit en digérant, c’est de trouver détestable tout ce qu’on nous présente, à moins que ce ne soit d’excellent vin de Tokai. »

Enfonçant petit à petit le poignard dans le cœur de Bouret, Voltaire ajoute dans la même lettre, car elle est longue, quoique très spirituelle (Correspondance, lettre ALII. 1768), qu’il ne lui envoie point de vers pour le roi, le temps des vers étant passé chez la nation, et surtout chez lui ; mais s’il était encore officier de la chambre du roi, poursuit-il, s’il avait posé sa statue de marbre sur un beau piédestal, le roi verrait ces quatre petits vers, qui ne valent rien, mais qui exprimeraient que c’est un de ses domestiques qui a érigé cette statue ; et, après s’être considéré comme domestique dans sa phrase scélérate, afin d’arriver à donner en plein visage cette jolie qualification à Touret, Voltaire cite les vers assez insignifans qu’il mettrait au pied de la statue du roi.

Qu’il est doux de servir ce maître !
Et qu’il est juste de l’aimer !
Mais gardons-nous de le nommer,
Lui seul pourrait s’y méconnaître.

« Mais ce que je ferais dans mon petit salon de vingt-quatre pieds, vous ne le ferez pas dans votre salon de cent pieds ;

Mes vers trop familiers seront vus de travers,
Et pour les grands salons il faut de plus grands vers.

« Si j’étais à votre place, voici comment je m’y prendrais : je collerais du papier sur mon piédestal, et j’y mettrais, le jour de l’arrivée du roi :

Juste, simple, modeste, au-dessus des grandeurs,
Au-dessus de l’éloge, il ne veut que nos cœurs.
Qui fit ces vers dictés par la reconnaissance ?
Est-ce Bouret ? Non, c’est la France.

« Le résultat de tout ceci, monsieur, est que vous n’aurez point de vers de moi pour votre statue. »

Le résultat de toutes ces sinuosités épistolaires du philosophe de Ferney est celui-ci : J’aime peu Louis XV, que je crains beaucoup ; je n’ai pas le temps de faire des vers pour vous. Cependant, si vous employez ceux-ci, vous me serez agréable, puisque je ne les ai pas écrits pour rien ; mais, dans le cas où ils seraient trouvés mauvais, tant pis pour vous, à vous la faute, je vous ai dit d’avance de ne pas les mettre sous votre statue.

Nous ignorons complètement le parti auquel s’arrêta Bouret ; il est probable qu’il fit graver sous la statue les vers de Voltaire, et qu’il attendit ensuite l’effet que l’œuvre du statuaire et celle du poète devaient produire sur Louis XV.

Louis XV était déjà bien vieux quand il s’engageait si témérairement à savourer une pêche dans les jardins de son financier, et il était de cinq ans plus vieux encore lorsque Bouret, qu’on lui présentait pour la troisième fois, mais cette fois aux Tuileries, lui rappelait avec une assurance respectueuse la flatteuse espérance qu’il lui avait donnée d’aller chasser dans son parc.

Cette fois Louis XV se souvint parfaitement de sa promesse. Avec un esprit infini, car Louis XV a été le Voltaire des rois, et ce ton d’exquise courtoisie qu’il avait puisé sur les genoux de Mme de Prie, et épuré plus tard auprès des plus spirituelles femmes du monde, il fit remarquer à Bouret qu’il était bien vieux pour chasser sur les terres des autres. Il l’assura cependant que, s’il persistait, il était prêt à ratifier ses paroles, malgré l’âge et le besoin du repos. Confus de tant de bontés, Bouret se jeta à genoux, et protesta que, si quelque chose pouvait le consoler de n’avoir pas eu l’honneur de voir le roi poursuivre le cerf dans son domaine, c’étaient à coup sûr les paroles qu’il venait d’entendre. « Relevez-vous, monsieur Bouret, lui dit ensuite le roi, et assurez Mme Bouret que, dès que mes graves atteintes de goutte m’auront quitté, j’irai faire la médianoche à votre château, puisque la chasse m’est interdite. » Bouret se releva et accompagna le roi, qui entrait dans ses petits appartemens.

— Je n’ai plus rien à désirer sur la terre, pensa Bouret en quittant les Tuileries pour regagner son hôtel. Sa majesté s’est excusée de n’être pas venue chasser chez moi, et elle s’invite d’elle-même à une médianoche à mon château. La pêche à cueillir dans mon jardin, ce n’était qu’un déjeuner, la chasse un dîner ; mais la médianoche, c’est le souper et le bal. Sa majesté couchera chez moi, comme Louis XIV coucha chez le prince de Condé à Chantilly, et chez le duc de Montmorency à Écouen.

Nous avons dit les sommes ruineuses dépensées par l’excellent Bouret à la construction de son château ; nous y ajouterons, outre celles qu’il continuait à prêter au roi, les sommes qu’il prodigua si inutilement pour remplir son parc de cerfs et de sangliers. Sa fortune se trouva largement compromise ; mais l’ambition l’avait poussé de vague en vague jusqu’au milieu de la haute mer : il était moins naïf maintenant dans son désir de recevoir chez lui le roi. Pourquoi sa majesté n’anoblirait-elle pas ce qu’elle avait touché ? Pourquoi le château Bouret ne deviendrait-il pas, le lendemain de la visite du roi, une petite seigneurie, et le maître du château quelque chose aussi ? Il existait des exemples de moins juste élévation. Comme cette idée souriait à Bouretl… Lui gentilhomme ! ayant des armes sur son argenterie et au panneau de ses voitures ! Oh ! mon Dieu ! il serait modeste : un champ de sinople et une pêche d’or en abîme, surmontée d’une couronne de vicomte.

Une réflexion vint foudroyer Bouret. Le roi lui avait dit : « Monsieur Bouret, assurez Mme Bouret que j’irai faire la médianoche à votre château. » Madame Bouret ! Le roi me croit donc marié ? Comment, pourquoi le détromper ?… A mon âge, un fermier-général doit être marié… le roi a raison… Et d’ailleurs, comment donner une médianoche sans femme ?… Quelle femme viendrait à ma soirée, si je n’ai pas une femme, et une femme qui soit madame Bouret ? Puis-je introduire sa majesté au milieu des danseuses de l’Opéra ? Je serais un homme perdu de mœurs, je serais déshonoré. Les fermiers-généraux ne jouissent pas déjà d’une réputation virginale. Après tout, se dit Bouret, il est temps de fermer ma carrière trop dissipée de jeune homme : j’ai eu un célibat assez agité. L’erreur du roi ne serait-elle pas un avertissement de la Providence, qui m’appelle à contracter un mariage pur, honnête, et à goûter les joies sacrées de la famille ?

Au bout de tous ses raisonnemens et de toutes ses réflexions, Bouret trouva le mariage. Il se maria enfin avec une cousine de Mme de Pompadour. La parole du roi avait été un ordre pour lui. Ce fut un grand scandale dans les coulisses de l’Opéra, l’endroit où l’on s’épouse le plus, et où l’on se marie le moins. On se moqua de la fin ridicule du financier ; il rougit un peu, il se résigna ensuite ; enfin il osa se montrer en public avec sa moitié légitime.

— Vienne le roi maintenant ! s’écria Bouret, j’ai une femme pour lui faire les honneurs de la médianoche où il s’est invité.

Louis XV eut des rhumatismes après la goutte, de mauvaises digestions entre la goutte et les rhumatismes ; sa santé ruinée ne se relevait pas. Chaque fois que Bouret voulait parler de la médianoche au ministre, le ministre répondait : « Sa majesté ne quitte plus Versailles ; dès qu’elle ira mieux, on songera à lui remettre en mémoire votre fête. »

En attendant, la fortune du financier déclinait comme la santé du roi. Les deux règnes finissaient. Enfin Bouret apprit un jour avec toute la France que le roi était mort de la petite vérole. Bouret faillit aussi en mourir. Il était écrit, dit-il en pleurant, que le roi ne mettrait pas le pied à mon château. Ni déjeuner, ni chasse, ni médianoche ! Et je me suis marié !… ajoutait plus bas Bouret.

Devinez-vous comment finit cette superbe existence ? Par un coup de pistolet. Bouret se brûla la cervelle. Qui peut dire que l’origine de sort désespoir ne date pas de son ambition d’être présenté au roi, et du jour funeste où il apprit que le roi lui rendrait sa visite ? Sa mort violente eut lieu en l’année 1778, quatre ans après celle de Louis XV, son débiteur et son idole. Il avait fini par être si pauvre et si oublié de ses amis, qu’il ne trouva pas, lui le prêteur des rois, cinquante louis à emprunter.

Où étaient donc ces gens de lettres, ces artistes qu’il avait tant fêtés autrefois ? où étaient aussi ces danseuses de l’Opéra, ces chanteuses de la Comédie Italienne, ces comédiennes de la Comédie Française, pour lesquelles il avait fait faire des cabinets de porcelaine et des boudoirs d’hermine ? ces divinités qui ornaient son olympe, cet olympe dont il était le Jupiter sous la plus persuasive de ses métamorphoses, éblouissante pluie d’or ? Oh ! ne les accusez pas encore ! Ceux-ci aussi bien que celles-là mouraient à l’hôpital quand Bouret mourait de misère. C’est leur plus bel éloge. L’homme de lettres, spirituel jusqu’au bout, se mettait alors au-dessus de l’ingratitude par l’impossibilité d’être reconnaissant.

On manque de blâme, quand on songe que cette belle fortune de Bouret s’est perdue dans une pensée de largesse et de dévouement. Bouret se ruinant pour une pêche et se brûlant la cervelle pour avoir trop aimé son roi est un héros à sa manière, un grand homme d’une façon particulière à un siècle, à une époque qui ne ressemble à aucune autre. Sans doute, s’il eût été économe, s’il avait eu des vertus prudentes, son petit-fils serait aujourd’hui président millionnaire d’une société de chemin de fer. Le bel avantage pour nous !

Bouret a eu son heure ; son nom éveille l’attention : je l’ai évoqué. Il vous aura peut-être fait sourire et penser un instant. N’est-ce rien ? Que de millions ne rapportent pas autant, sans parler du budget !

Je n’ai jamais traversé la forêt de Rougeaux sans me détourner de mon chemin pour aller, à travers bois, revoir ces ruines où un homme a tant dépensé d’or, d’espérance et de dévouement. Le XVIIIe siècle, si hardi, si frivole, si spirituel et si athée, vous y parle de sa plus charmante et de sa plus triste voix ; c’est un désenchantement adorable.

Il est à observer que toutes ces fortunes disproportionnées, qu’elles soient bien ou mal acquises, frappent presque toujours d’une maladie triste ou bouffonne ceux qui les possèdent. Dieu les permet, mais il ne les aime pas ; il ne les souffre qu’à titre d’exemple offert aux déshérités de ce monde. Elles découragent l’envie et raffermissent le sage dans la voie de médiocrité où il marche. Nous avons connu dans ces dernières années un financier aussi riche que Bouret, aussi généreux avec plus d’ordre, et d’une loyauté que nous ne refusons pas à Bouret, mais dont le passé ne nous dit rien. Honoré un jour d’une invitation chez M. Laffitte, à son château de Maisons, nous avons pu, avec la discrétion commandée par un grand nom et une courtoisie charmante, examiner les ombres jetées sur une existence glorieuse et pure. La mélancolie répandue sur ce front en apparence si calme contristait l’ame. Il n’y a qu’un roi qui ait le droit d’être aussi triste. Nous avons été témoin des agitations de cet esprit supérieur jouant au fondateur dans un espace de deux kilomètres, après avoir été le Masaniello de la France pendant trois jours. Les vingt ou trente chaumières de Maisons-Laffitte et ses rares habitans le rendaient aussi inquiet, pensif et sombre, que Lycurgue ayant à donner des lois à tout un peuple. Tantôt c’était la rapine d’un citoyen de la nouvelle ville qui avait empiété sur le champ de betteraves du voisin, tantôt c’était le reproche d’un habitant dont on avait détourné le filet d’eau où se désaltérait son pommier ; et puis c’était l’incommensurable regret de notre fondateur de voir sa ville manquer de population. Il l’avait faite si fraîche, si coquette, si pittoresque, si honnête, si tranquille, et l’on n’y venait pas ! Il en séchait de douleur. — Monsieur, daigna-t-il me dire, vous avez vu Maisons ; vous avez vu tous les efforts que j’ai faits pour créer aux Parisiens une ville enchantée, une ville de fleurs, de silence et d’oiseaux à votre avis, qu’y manque-t-il ?

— Des vices, lui répondis-je.

— Comment ! des vices ?

— Oui, monsieur, des vices. Romulus fonda Rome avec des brigands ; les plus belles colonies ont eu pour originaires des pirates. Les villes sont comme les théâtres ; elles n’existent que par les vices. Il y a trop d’oiseaux et d’acacias à Maisons et pas assez de cafés, de restaurans, de pâtissiers, de marchands de vins. — Vous avez peut-être raison, me dit-il en soupirant, mais je ne tenterai pas votre moyen. Et il continua à descendre de plus en plus dans cette méditation au fond de laquelle j’apercevais les mécomptes et les amertumes du fondateur déçu. Il avait aussi sa pèche sur la poitrine. Bouret attendait un roi, M. Laffitte attendait un peuple.

Si ceux qu’égarera une partie de chasse aux limites de la forêt de Rougeaux voient blanchir entre les rameaux de la clairière le toit aigu d’un petit pavillon, ils auront sous les yeux tout ce qui reste de la colossale construction de Bouret, la maison du gardien !

Il reste aussi les fameuses caves de marbre et de pierre de taille dont nous avons parlé, et auxquelles les habitans des localités voisines rattachent une légende fort répandue. Son caractère tout-à-fait allemand, empreint de la couleur brune des mines du Hartz, la fait sortir de la vulgarité de ces sortes de traditions orales. Le trompette perdu (tel est le nom de cette légende) nous a paru mériter une place dans l’histoire du riche financier.

Frappés des prodigalités intarissables de Bouret, les paysans lui attribuèrent des richesses fabuleuses. Non-seulement il était plus riche que le roi, ce qui était vrai, puisqu’il prêtait au roi, mais il était riche comme un sorcier. S’il ne fabriquait pas de l’or, il en possédait tant et tant, que les caves de son château en étaient pleines. Le tiers de la forêt de Rougeaux, sous laquelle ces splendides caves se prolongeaient en tous sens, était pavé de pièces et de lingots. Les diamans n’y manquaient pas non plus assurément.

À la révolution, le château fut démoli, mais les caves triomphèrent de la destruction, secrètement protégées par la puissance du génie qui gardait l’or du fermier-général. Vainement les plus braves, les plus hardis tentèrent-ils de s’aventurer dans le souterrain, d’où ils ne devaient sortir que riches à millions ; le génie les repoussa sans cesse par le souffle de la terreur, après quelques pas risqués dans l’obscurité la plus épaisse. Chaque année voyait plusieurs tentatives semblables et de nouvelles défaites, mais qui toutes, au lieu de décourager la cupidité, ne servaient qu’à l’irriter davantage. La légende en était là, lorsqu’un enfant du pays, de retour de l’armée, un trompette, se la lit minutieusement raconter à la veillée de minuit. Chacun cherchait sur son visage bruni par tous les soleils quelques marques d’étonnement ou d’effroi ; mais le trompette avait vu le Caire et Moscou : il s’étonnait peu, il ne s’effrayait jamais. Il était entré dans Rome en conquérant ; son cheval avait mangé le gazon sacré des jardins du Vatican. Notre trompette n’avait pas plus de préjugés que son cheval. Quand il eut ouï la légende, il secoua sa pipe, se caressa la moustache, et s’écria en riant : « N’est-ce que cela ? La nuit est belle ; de ce pas, si vous le permettez, je vais descendre dans ces caves, et, par la barbe de muphti que j’ai prise au Caire ! je n’en sortirai qu’après les avoir fouillées comme les poches d’un Prussien ; à moi un bâton et une lanterne ! »

La surprise fut générale. On voulut détourner le trompette de ce projet, dont l’inutilité était aussi bien démontrée que le danger était certain depuis plusieurs éboulemens constatés dans les caves : on lui parla du génie, du démon, des gnomes ; il fut inébranlable. Tout ce qu’on obtint de lui au nom de sa mère et de sa fiancée, ce fut que pendant son trajet souterrain il ne cesserait de sonner de sa trompette, afin de rassurer ceux qui le suivraient pas à pas au-dessus de sa tête. Soit ! dit-il, et l’expédition commença. On accompagna en foule le trompette jusqu’à l’entrée des caves, dans les sombres cavités desquelles il ne tarda pas à s’enfoncer. Pendant un quart d’heure, on entendit la fanfare, tantôt en éclats bruyans, tantôt en sons étouffés, courir et serpenter sous la voûte de la forêt. Que de trésors il voit ! que de trésors il touche ! se disait-on, jaloux déjà des richesses du trompette. Tout à coup la fanfare cesse : on écoute, on s’interroge, on écoute encore, on penche la tête, on appelle le vent, on colle l’oreille contre terre ; rien ! l’effroi gagne la compagnie. Que lui est-il arrivé ?… que fait-il ?… il remplit peut-être ses poches de doublons… La fanfare se fait de nouveau entendre au bout d’une demi-heure ; mais le trompette ne reparaît pas… Un moment la fanfare jaillit d’un point, on y court ; une autre fois elle s’élance d’un point diamétralement opposé, on s’y précipite ; la fanfare a encore changé de place… On eût dit un feu follet sous la forme d’un son. Jusqu’au jour, cette musique décevante, vagabonde, menteuse, transpira à travers la terre. Aux premières lueurs de l’aube, elle s’éteignit, et le trompette ne sortit pas des entrailles de la forêt. Le lendemain, pareil silence ; les jours suivans, pareil désespoir. Le trompette avait infailliblement péri victime de sa témérité.

Cependant, un an après, un vieux bûcheron prétendit avoir entendu, au milieu de la nuit, sonner de la trompette sous la terre, à quelque cent pas des ruines du château Bouret ; un garde-chasse du château de la Grange affirma que la même nuit il avait entendu le même bruit. En fallait-il davantage pour croire que le trompette perdu errait encore dans les caves mystérieuses de Bouret ? L’année suivante, des braconniers, eux qui ont l’oreille si fine, répétèrent aussi qu’ils avaient été surpris pendant la nuit par les sons plaintifs d’un cor souterrain. Depuis lors, les paysans assurent que trois fois par an, par une belle nuit d’hiver, le trompette perdu se révèle aux gens qui traversent la forêt. Le malheureux, dit la légende, ne peut plus retrouver l’entrée des caves, ou bien, ce qui n’est pas moins probable, il ne veut pas se décider à quitter une partie de l’or dont il est surchargé.

Telle est la jolie légende du trompette perdu et la fin de l’histoire du château Bouret.


LEON GOZLAN.

  1. Quelques-uns l’appellent Bourci, d’autres Bourette. Voltaire, qui connaissait beaucoup le célèbre financier, écrit Bouret.