Le Cerveau et la Pensée (1867)/Chapitre 6

Germer Baillière (p. 110-130).


CHAPITRE VI

LES LOCALISATIONS CÉRÉBRALES


Certains savants, persuadés que le cerveau est l’organe de la pensée, mais frappés des démentis bizarres que l’expérience semble donner à cette théorie, ont été par là conduits à supposer que la plupart des erreurs commises venaient de ce que l’on voulait toujours considérer le cerveau en bloc, au lieu d’y voir un assemblage d’organes différents, associés pour un but commun. Tel est le principe de l’organologie de Gall, soutenu encore à l’heure qu’il est par de savants médecins. À l’aide de ce nouveau point de vue, toutes les contradictions apparentes que nous avons signalées dans nos premiers chapitres peuvent s’expliquer facilement. Que signifieraient en effet la masse et le poids d’un organe complexe dont chaque partie aurait une signification déterminée ? S’il y a dans le cerveau des parties nobles et des parties inférieures, comment ces différences se traduiraient-elles dans un total brut, qui enveloppe tout sans rien démêler ? Tel cerveau, moins pesant que tel autre, peut lui être supérieur, si les parties consacrées à l’exercice de la pensée l’emportent, et si l’infériorité de poids ne tient qu’à la faiblesse des parties grossières, consacrées aux appétits des sens et aux besoins de la vie organique. La première chose à faire serait donc de démêler dans le cerveau ses différentes parties et les diverses facultés qui y correspondent. Gall a entrepris cette œuvre, mais il en a compromis le succès par une précipitation excessive ; il a voulu réaliser à lui tout seul une entreprise qui, en supposant qu’elle fût possible, demanderait peut-être plusieurs siècles d’observations et d’expériences rigoureusement suivies. Aussi pas une seule des localisations proposées par lui n’a-t-elle gardé de valeur scientifique, et son hypothèse est frappée au coin d’une témérité frivole qui n’est pas sans quelque mélange de charlatanisme. Il faut reconnaître cependant qu’il a contribué à donner dans la science une place au principe des localisations, et que, sans avoir lui-même rien découvert, il a provoqué les recherches de ce côté ; il a attiré l’attention sur la complexité de l’organe cérébral, et l’exagération même de ses vues sur le rôle des circonvolutions a été pour quelque chose dans les études plus exactes et plus profondes qui ont été faites depuis.

Disons encore que parmi les objections dirigées contre la phrénologie, il en est quelques-unes qui ne nous paraissent pas suffisamment démonstratives, et que l’on pourrait écarter du débat : ce sont certaines objections à priori tirées de la philosophie, et qui n’ont pas suffisamment d’autorité dans un débat essentiellement physiologique et anatomique. La philosophie en effet ne peut pas avoir la prétention de savoir d’avance si le cerveau est un organe simple ou complexe. Interdire tel ou tel système anatomique au nom d’une doctrine philosophique, ce serait raisonner comme les théologiens du moyen âge, qui condamnaient le mouvement de la terre au nom de la révélation. Que reprochait-on au docteur Gall ? Deux choses : 1o détruire l’unité du moi en admettant la multiplicité des organes cérébraux ; 2o détruire le libre arbitre en soutenant l’innéité organique des instincts. En un mot, on reprochait à la doctrine de Gall de conduire au matérialisme et au fatalisme. Il y a réponse à ces deux objections.

Pour ce qui est du matérialisme, Gall lui-même s’expliquait en ces termes : « Quand je dis que l’exercice de nos facultés morales et intellectuelles dépend des conditions matérielles, je n’entends pas que nos facultés soient un produit de l’organisation ; ce serait confondre les conditions avec les causes efficientes. » Cette distinction est précisément celle que font les spiritualistes quand on leur objecte l’influence du physique sur le moral, et elle est très à sa place ici. On dit que la pluralité des organes cérébraux est contraire à l’unité du moi, et M. Flourens insiste particulièrement sur cette objection. Gall répond qu’on ne voit pas pourquoi l’âme ne se servirait pas de plusieurs organes tout aussi bien qu’elle se sert d’un seul. Lors même que le cerveau ne serait pas un organe complexe, un composé d’organes, il n’en est pas moins, puisqu’il est matériel, un tout composé ; or, l’unité de l’âme n’est pas compromise par cette multiplicité de parties : pourquoi le serait-elle par la multiplicité des organes ? L’objection de M. Flourens est d’autant moins fondée de sa part que lui-même admet certaines localisations ; il distingue l’organe de l’intelligence ou le cerveau de l’organe de la sensibilité, qui est Ja moelle épinière, de l’organe coordinateur des mouvements, qui est le cervelet. Que ces localisations soient plus ou moins générales, cela importe peu ; toujours est-il que l’âme manifeste son activité par plusieurs organes différents, car on ne peut nier que la sensibilité et la coordination des mouvements n’appartiennent à l’âme aussi bien que l’intelligence. La pluralité des organes n’est donc pas contraire à l’unité de l’esprit.

L’imputation de fatalisme, qui est la plus répandue contre la doctrine de Gall, ne me paraît pas non plus très-fondée. Que l’on accepte ou non cette doctrine, on est bien obligé de reconnaître que nos inclinations et nos passions sont plus ou moins liées à l’organisme. L’école cartésienne même, suivant en cela les traces de l’école thomiste, définissait les passions « des mouvements de l’âme liés à des mouvements corporels ». La vieille théorie des tempéraments et de leur influence sur les caractères peut avoir été plus ou moins exagérée ; mais l’expérience de tous les jours est là pour nous montrer que la gaieté, la tristesse, l’audace, la timidité, et beaucoup d’autres affections ont une liaison étroite avec l’organisation. Enfin les changements qui ont lieu dans nos sentiments et nos affections sous l’influence des maladies, prouvent bien aussi qu’il y a là quelque chose d’organique. Or, en quoi serait-il plus immoral de lier nos instincts à la prédominance de tel organe cérébral que de les subordonner à l’ascendant de telle humeur, de tel viscère, de tel système, sanguin, lymphatique ou nerveux ?

Mais, dira-t-on, si les instincts sont soumis à la prédominance de certaines parties du cerveau, si l’on naît avec la bosse du vol, de l’homicide, du libertinage, que devient le libre arbitre ? À cette objection, Gall répondait par une distinction très-juste et très-philosophique, par la distinction du désir et de la volonté. Il disait qu’il ne faut pas confondre les instincts avec la faculté de les gouverner, de les discipliner, de les diriger vers une fin donnée, que ce qui est lié à l’organisation ce sont les instincts, que ce qui appartient à l’âme c’est la volonté, que la volonté peut modifier les effets de l’organisme, que c’est là du reste une difficulté qui subsiste dans tous les systèmes, puisque dans tous les systèmes il faut bien accorder qu’il y a des instincts innés, quelquefois même de mauvais instincts. L’influence de l’hérédité sur les penchants est incontestable, et la religion elle-même reconnaît cette hérédité et innéité des mauvais instincts, puisque c’est principalement sur cette donnée qu’elle fonde la doctrine du péché originel. La phrénologie n’était donc nullement coupable en cherchant le siége organique de ces différents instincts, et elle n’était point par là plus contraire au spiritualisme que toute autre doctrine physiologique.

On aurait donc dû se dispenser de ces arguments, qui, outre leur faiblesse intrinsèque, ont un grand inconvénient : c’est que si à un jour donné la science venait à démontrer la doctrine des localisations (ce qui n’a rien d’impossible), le spiritualisme se trouverait battu par ses propres armes. J’approuve donc l’ingénieux psychologue qui, dans son livre récent sur la Phrénologie spiritualiste, soutient que la doctrine de Gall peut se concilier avec le plus pur spiritualisme. Le docteur Castle défend solidement sur ce point la doctrine de son école, souvent compromise, il faut le dire, par les imprudentes exagérations des adeptes. Cependant, si la phrénologie ne paraît pas avoir été atteinte par les objections à priori que l’on a dirigées contre elle, on peut dire qu’elle a tout à fait succombé sur le terrain des faits et de l’expérience. La physiologie et la psychologie se sont trouvées d’accord pour écarter de la science une hypothèse aussi superficielle qu’erronée. M. Adolphe Garnier, dans une polémique impartiale et pénétrante, a fait la part du vrai et du faux avec une justesse et une équité d’appréciation bien rares dans la controverse. Le docteur Castle n’hésite pas à lui donner raison sur les points les plus importants ; il reconnaît qu’une bonne organologie suppose préalablement une psychologie bien faite, et que la psychologie elle-même ne peut se faire sans l’observation de la conscience. C’est sur ces bases qu’il entreprend de régénérer la phrénologie. J’applaudis volontiers à son entreprise, et j’accorde qu’il y a beaucoup de psychologie dans son livre. Seulement j’y cherche, je l’avoue, la phrénologie ; elle n’y est guère que pour mémoire, et cette défense sensée et honnête ressemble plutôt à une retraite honorable qu’à une apologie victorieuse.

Si faible que fût la psychologie des phrénologues, elle était supérieure encore à leur organologie. Là tout est hypothétique, chimérique, arbitraire. Mauvaise méthode, assertions erronées, preuves ridicules, tout se rencontre pour constituer une mauvaise hypothèse scientifique. Aujourd’hui que la question peut être considérée comme jugée, résumons les diverses objections sous lesquelles la phrénologie a succombé. Elles sont de deux sortes : les unes générales, les autres particulières.

La méthode des phrénologues était mauvaise. Quoi de plus grossier, par exemple, de plus empirique, de moins précis que le procédé de Gall, tel qu’il nous le rapporte lui-même ? Il faisait venir des portefaix, les enivrait, afin que l’abandon du vin lui révélât leur vrai caractère ; puis il tâtait leurs bosses et cherchait des analogies et des rencontres entre le caractère qu’il avait cru découvrir et les protubérances de leurs crânes. Ou bien encore il consultait les bustes anciens, bustes toujours plus ou moins authentiques, mais qui d’ailleurs, comme on peut le présumer, n’avaient guère la prétention de reproduire tous les accidents du crâne. Il allait même jusqu’aux portraits, et on le voit citer sérieusement comme une autorité le portrait de Moïse ! Est-ce avec de pareils procédés que l’on peut fonder une science aussi délicate que celle de la physiologie de la pensée ? Plus tard, les phrénologues ont fait usage de l’anatomie comparée ; mais, si l’on en croit l’un d’entre eux, ce serait avec une grande inexpérience. Voici comment s’explique M. Vimont. « L’ouvrage de Spuzheim, nous dit-il, contient une multitude d’erreurs extrêmement graves. Toutes les figures servant à l’explication sont imaginaires. Il est complétement dépourvu d’anatomie et de physiologie comparée. L’ouvrage de M. Combes me paraît encore au-dessous de celui de Spurzheim pour la représentation des objets. Un anatomiste un peu distingué ne peut réellement jeter les yeux sur ces figures sans éprouver un sentiment pénible, tant elles sont peu conformes à celles que la nature nous offre. » Je laisse à décider aux anatomistes si M. Vimont a su lui-même éviter les erreurs qu’il reproche à ses confrères. Toujours est-il que les fondateurs de la secte avaient des connaissances bien peu positives.

La seconde faute des phrénologues est d’avoir compliqué leur hypothèse physiologique de ce qu’ils appelaient la crânioscopie, qui consistait, comme on sait, à reconnaître et à mesurer les facultés de l’âme par l’inspection extérieure du crâne. Suivant eux, les circonvolutions du cerveau, siége des facultés intellectuelles et morales, se manifesteraient extérieurement par des protubérances, vulgairement appelées bosses, qui peuvent servir à juger de l’intérieur par l’extérieur. Cette méthode n’avait pour but que de séduire la multitude par la prétention d’une soi-disant révélation des caractères. En suivant cette voie, les phrénologues se sont mis à lutter avec les chiromanciens et les diseurs de bonne aventure, et s’ils entraînaient par là la superstition, toujours avide d’extraordinaire et d’inconnu, c’était au détriment de la vraie science. Les anatomistes en effet nous apprennent que le crâne ne se moule pas sur les circonvolutions cérébrales ; il ne les représente, nous dit M. Flourens, que par sa face interne, et non par sa face externe. Souvent même la forme du cerveau n’est pas la même que la forme du crâne. M. Lélut en donne pour exemple le blaireau, le renard et le chien, qui diffèrent beaucoup par la forme de leurs crânes, mais chez lesquels le cerveau est, à peu de chose près, identique.

Si des crânes nous passons au cerveau, la difficulté est d’y déterminer avec précision des organes vraiment distincts. Sans doute l’encéphale, comme nous l’avons vu, est un organe complexe, et c’est là qu’on pourra, avec le plus de succès, établir certaines localisations ; mais si l’on se borne aux hémisphères cérébraux, ils semblent bien être un seul et même organe, ou du moins un double organe homogène, semblable aux deux poumons, aux deux yeux, etc. Quant à décomposer anatomiquement les hémisphères par le moyen des circonvolutions, rien de plus difficile et de moins précis. Ces circonvolutions, en effet, se continuent les unes les autres comme les plissements d’une étoffe, et ne se séparent point rigoureusement : il n’y a en réalité qu’une surface unie, qui, pour se caser plus aisément dans une boîte fermée, qui est le crâne, se replie sur elle-même et paraît se diviser en se rassemblant[1]. Aussi les anatomistes qui, avec Desmoulins, voyaient dans le développement des circonvolutions les indices du progrès intellectuel voulaient-ils simplement dire que plus il y a de circonvolutions, plus il y a de matière cérébrale dans un espace donné. Il n’y a pas là toutefois cette délimitation précise qui permet de distinguer un organe d’un autre. « Encore, dit M. Leuret, si les phrénologues se fussent attachés à lier exactement telle faculté à telle circonvolution déterminée, il y aurait là quelque chose de positif et de digne d’examen ; mais non, ils font avec un crayon des départements sur des cartes. De limites naturelles sur les crânes ou sur le cerveau lui-même, on ne se donne pas la peine d’en indiquer. » M. Leuret fait cette remarque à propos des planches de M. Vimont qui, on l’a vu, est si sévère lui-même pour celles de Spurzheim et de M. Combes. Enfin le système de Gall supposerait que le siége des facultés serait situé à la surface du cerveau. Or, lui répond M. Flourens, on peut enlever à un animal, soit par devant, soit par derrière, soit par côté, soit par en haut, une portion assez étendue de son cerveau sans qu’il perde aucune de ses facultés.

La question la plus importante soulevée par la doctrine phrénologique, et qui même aujourd’hui n’est pas encore entièrement jugée, est de savoir si les parties antérieures du cerveau, et que l’on appelle les lobes frontaux, ne seraient pas le siége spécial des facultés de l’entendement. Ce qui paraît avoir conduit à cette théorie, c’est ce fait de sens intime qui nous fait localiser la pensée dans cette partie de la tête ; c’est là en effet, et ce n’est pas par derrière, que nous nous sentons penser. Il s’agit là d’un phénomène très-complexe, qui n’a peut-être pas toute la valeur que l’on pourrait croire. En général, les localisations subjectives sont pleines d’incertitude. On sait que les amputés souffrent dans les organes qu’ils ont perdus ; on sait que les lésions des centres nerveux se font sentir surtout aux extrémités. Ce qui est plus décisif encore et se rapporte de plus près au fait en question, c’est que, d’après les phrénologues (et en cela les physiologistes leur donnent raison), les affections, les émotions, les passions, ont leur siége dans le cerveau or il ne nous arrive jamais de les localiser là ; nous n’avons pas conscience d’aimer par la tête, mais par le cœur. Ce n’est cependant pas dans le cœur qu’est le siége de l’affection. Si donc nous nous trompons en localisant dans le cœur les affections qui n’y sont pas, nous pouvons nous tromper en localisant la pensée dans la partie antérieure du cerveau[2]. D’ailleurs la localisation de l’intelligence dans les lobes antérieurs soulève de graves objections. M. Leuret, par exemple, fait observer qu’à mesure que l’on descend de l’homme aux animaux inférieurs, ce ne sont pas les parties antérieures du cerveau qui viennent à manquer, ce sont les postérieures, celles-là précisément où Gall localise les facultés animales. Pour répondre à cette difficulté, les phrénologues déplacent les facultés et les font marcher avec le cerveau ; mais, dit M. Leuret avec raison, si les organes peuvent ainsi se déplacer et aller d’arrière en avant, ils peuvent tout aussi bien aller d’avant en arrière, et alors pourquoi les organes frontaux n’iraient-ils pas se ranger sous le pariétal ? Les organes n’ayant plus de place fixe, il est impossible de les déterminer. S’ils sont liés au contraire d’une manière rigoureuse à telle faculté, cette faculté doit disparaître avec eux ; par conséquent les instincts purement animaux doivent disparaître ou être plus faibles chez les mammifères inférieurs et l’intelligence rester au moins égale, puisque c’est la partie postérieure du cerveau qui disparaît, et non l’antérieure. C’est certainement là un des arguments les plus forts contre la doctrine phrénologique. D’autres faits non moins graves déposent contre la localisation des facultés intellectuelles dans les parties antérieures du cerveau : c’est d’abord le fait signalé par M. Lélut, à savoir, que cette partie du cerveau est égale chez les idiots à ce qu’elle est chez les autres hommes ; ce sont enfin de nombreux cas pathologiques d’où il résulte que les mêmes troubles intellectuels peuvent se produire, dans quelque partie du cerveau qu’ait eu lieu la lésion soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés. Les phrénologues expliquent ces faits en disant que lorsque la blessure ou le mal se produit par derrière, les parties antérieures sont sympathiquement malades ; mais on pourrait faire le raisonnement inverse avec la même autorité, et par là toutes les indications de l’anatomie pathologique sont entachées d’incertitude et d’obscurité[3]. Enfin l’on cite de nombreux cas de lucidité intellectuelle coïncidant avec les lésions de la partie antérieure du cerveau.

Une dernière objection très-grave contre la phrénologie, et même contre le principe des localisations cérébrales en général, se tire des vivisections, qui n’ont jamais permis de surprendre une faculté isolée des autres. Nous avons vu que, suivant M. Flourens, on peut enlever dans un animal une partie considérable du cerveau sans qu’aucune faculté soit perdue ; mais, au delà d’une certaine limite, si l’une disparaît, toutes disparaissent. La contre-épreuve de cette expérience est très-curieuse. On peut conduire l’opération de telle sorte que la lésion guérisse et que les fonctions renaissent. Eh bien ! dès qu’une faculté renaît, toutes renaissent. Tout se perd, tout renaît à la fois. C’est là du moins ce que nous affirme M. Flourens, et il y trouve la preuve physiologique de l’unité de l’intelligence.

On a fait observer, à l’appui de la phrénologie, que dans la folie les facultés peuvent être surprises dans un certain état d’isolement. On voit en effet telle faculté persister, telle autre disparaître. La mémoire subsiste souvent seule dans la ruine de toutes les facultés ; le raisonnement continue souvent à s’appliquer à des idées fausses avec une singulière subtilité. Réciproquement, tel ordre de pensées, tel ordre d’affections peut disparaître seul, le reste demeurant intact. On a toutefois répondu à cette objection que ces faits sont absolument analogues à ceux qui se produisent dans l’ordre de nos sensations, sans que l’on soit pour cela obligé de conclure à la diversité des siéges organiques. Ainsi tous les nerfs sensitifs de la peau ont assurément les mêmes propriétés[4], et cependant un malade peut perdre la sensation de température et conserver la sensation de douleur, de tact et réciproquement. Il en est de même des autres sens, on peut avoir la perception de telle couleur et non de telle autre, ressentir encore le goût du sucre, perdre le goût du sel, etc. ; ces perturbations étranges et isolées nous conduiront-elles à localiser chacune de ces sensations ? Non sans doute. Ainsi un même organe peut perdre tel de ses modes d’action sans qu’on ait le droit de mettre en doute son unité.

Telles sont les raisons générales qui ont été invoquées contre la doctrine phrénologique, et il est impossible d’en méconnaître la valeur ; mais, indépendamment de ces objections, qui atteignent la théorie générale, on peut dire que de toutes les localisations proposées par les phrénologues aucune n’a été confirmée par l’expérience. Par exemple, le cervelet avait été proposé par Gall comme l’organe de l’instinct de propagation. Il est inutile d’insister sur les faits qui ont renversé cette doctrine ; mais il n’y en a pas de mieux réfutée[5]. L’organe de l’amour des enfants ou philogéniture, placé par Gall à l’extrémité postérieure des hémisphères cérébraux, formait, suivant lui une saillie très-frappante chez les femmes et chez les femelles des animaux. M. Lélut a trouvé cette saillie sur un grand nombre de crânes de voleurs, et, parmi les animaux, indifféremment chez le mâle et la femelle. On sait que l’on a trouvé l’organe du meurtre chez le mouton. Broussais a essayé de justifier la doctrine de Gall sur ce point, et soutenu que la destruction des végétaux peut très-bien être assimilée à celle des animaux : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’organe de la destruction se rencontre chez le mouton aussi bien que chez le chien ; mais Gall avait établi précisément cet organe sur la comparaison des carnivores et des frugivores. « Il existe, disait-il, chez les carnassiers des parties cérébrales dont les frugivores sont privés. » D’ailleurs aucune localisation n’a été mieux réfutée que celle de l’organe du meurtre. M. Lélut, qui a eu entre les mains un très-grand nombre de crânes d’assassins, n’y a jamais rien trouvé d’exceptionnel. Le célèbre Fieschi n’avait pas non plus l’organe de la destruction. L’organe de la vénération encore est très-remarquable chez le mouton. Broussais explique ce singulier fait par la docilité du mouton à se soumettre au chien ; mais il se trouve que le même organe se rencontre chez le loup, le tigre et le lion. L’organe de la musique est beaucoup plus développé chez l’âne, le loup et le mouton que chez l’alouette, le pinson et le rossignol. Enfin l’organe de la propriété, très-saillant, suivant Gall, chez les voleurs opiniâtres et chez les idiots enclins à voler, ne se trouve, selon M. Lélut, ni chez les uns, ni chez les autres.

Ces faits, qu’il est inutile de multiplier, suffisent pour établir que l’hypothèse phrénologique n’avait aucun fondement sérieux dans l’expérience, et qu’elle n’était qu’une œuvre d’imagination, ou tout au moins une conjecture prématurée. Cependant il serait imprudent de dire que le principe des localisations cérébrales est entièrement et définitivement réfuté. Les expériences mêmes de M. Flourens ne peuvent pas aller jusque-là, car il est bien difficile de savoir au juste ce qui se passe dans une tête de poule ou de pigeon, et affirmer que les facultés disparaissent ou reparaissent toutes à la fois dépasse peut-être ce que notre science sait de la psychologie des poules. De plus, sans méconnaître l’abus que l’on peut faire des raisons à priori, il est difficile cependant de ne pas être frappé des paroles suivantes de M. Broca : « Je ne puis admettre, dit-il, que la complication des hémisphères cérébraux soit un simple jeu de la nature, que la scissure de Sylvius ait été faite uniquement pour donner passage à une artère, que la fixité du sillon de Rolando soit un pur effet du hasard, et que les lobes occipitaux aient été séparés des lobes temporaux et pariétaires à cette seule fin d’embarrasser les anatomistes. On trouve par l’embryogénie que les cinq lobes de chaque hémisphère (le frontal, le pariétal, le temporal, l’occipital, l’insula), sont des organes distincts et indépendants. Or je ne puis me défendre de croire que des organes distincts ont des fonctions distinctes[6]. »

Indépendamment de ces raisons à priori, il est déjà certain aujourd’hui que l’encéphale au moins, sinon le cerveau, est un organe complexe dont les diverses parties ont chacune son rôle, quoique rien ne soit plus difficile à déterminer par l’expérience. C’est ainsi que la moelle allongée paraît être le principe des mouvements de la respiration. Le cervelet, suivant M. Flourens, serait l’organe de l’équilibre, de l’harmonie, de la coordination des mouvements, et cette doctrine, quoique contestée, paraît de plus en plus autorisée dans la science. Les tubercules quadrijumeaux ont une grande importance dans la vision, et l’ablation de ces tubercules entraîne la cécité. Les lobes olfactifs, qui manquent chez l’homme, mais qui existent chez les animaux, sont liés au sens de l’odorat. Enfin les hémisphères cérébraux eux-mêmes sont considérés encore, nous l’avons vu, par certains médecins comme des organes complexes ; on y distingue la substance grise de la substance blanche, et c’est dans la première, qui forme l’écorce du cerveau, que MM. Parchappe, Foville, Broca, placent le siége de la pensée. Enfin Gratiolet lui-même, tout opposé qu’il est à la théorie des localisations, admet cependant que les parties antérieures du cerveau ont plus de dignité que les parties postérieures, ce qui indique évidemment quelque différence dans le rôle de ces parties. De plus, il admet dans le cerveau des départements distincts, non pour l’intelligence, mais pour les sensations, les nerfs olfactifs, gustatifs, optiques aboutissant à des parties différentes du cerveau. Or, de la prédominance de tel ou tel système sensitif peuvent résulter évidemment de grandes différences dans les instincts et les habitudes de l’animal. Même chez l’homme, certains talents très-circonscrits et très-déterminés pourraient encore s’expliquer dans cette hypothèse, et l’on reviendrait ainsi par un chemin détourné à une doctrine qui ne serait pas très-éloignée de celle de Gall. Enfin, une doctrine très-répandue assigne à la faculté du langage articulé un siége spécial dans le cerveau ; mais cette dernière question mérite par son importance une étude particulière.

  1. Il faut remarquer toutefois que les plissements ne se font pas d’une manière arbitraire, et que les circonvolutions ont des places fixes et déterminées, ce qui a permis de les désigner par des chiffres ; mais cela ne détruit pas ce que nous venons de dire de la continuité et de l’homogénéité de l’organe cérébral.
  2. Je sais que M. Claude Bernard a essayé de réhabiliter le cœur. Il a montré qu’il n’y a pas une seule des émotions ou affections qui ne retentisse dans le cœur, et que les plus fugitives, les plus délicates impressions du cerveau se traduisent en altérations des battements du cœur. Ces faits sans doute sont extrêmement curieux toujours est-il que le cœur ne fait que recevoir le contre-coup de ce qui se passe dans le cerveau : c’est dans le cerveau qu’a lieu le phénomène initial, et de celui-là nous n’avons nulle conscience. (Voyez la conférence de M. Cl. Bernard sur la physiologie du cœur dans ses Leçons sur les propriétés des tissus vivants. Paris, 1865.)
  3. Voyez Longet, Anatomie comparée du système nerveux, t. I, p. 279.
  4. C’est ce qu’affirme M. Vulpian (Leçons sur la physiologie générale et comparée du système nerveux faites au Muséum, Paris, 1866) ; mais est-il bien démontré que les nerfs tactiles jouissent tous des mêmes propriétés et sont tous homogènes ? Gratiolet paraissait incliner à l’opinion opposée. « Les sens, disait-il (Anatomie comparée du système nerveux, p. 403), sont moins simples qu’on ne l’avait supposé, et il est probable que les nerfs d’un même sens contiennent plusieurs variétés de filaments élémentaires. Gall admettait dans le nerf optique l’existence d’autant d’éléments doués de propriétés spéciales que nous pouvons distinguer de couleurs. Certaines expériences de M. Claude Bernard confirment ces vues quant aux sens du goût, et la pluralité des sens du toucher n’est plus un doute pour personne. » Ce qui paraît du reste certain, c’est qu’il est impossible d’admettre autant d’espèces de nerfs qu’il y a d’espèces de sensations, car il en faudrait un nombre infini.
  5. Sur ces faits et tous ceux que je cite plus loin, on peut consulter Rejet de l’organologie, par le docteur Léiut, De la phrénologie, par M. Flourens, le premier volume de M. Leuret, Anatomie comparée, etc.
  6. Bulletin de la Société d’anthropologie, t. II, p. 195.