Le Cerveau et la Pensée (1867)/Chapitre 2

Germer Baillière (p. 22-43).


CHAPITRE II

LE CERVEAU CHEZ LES ANIMAUX


On sait l’admiration qu’inspirait à Voltaire le troisième chant du poëme de Lucrèce. C’est dans ce chant que le grand poëte expose les rapports de l’âme et du corps, la dépendance où l’une est de l’autre, l’influence de l’âge, des maladies, de toutes les causes extérieures sur les progrès, les changements, les défaillances de la pensée. « Dans l’enfance, dit-il, le corps est faible et délicat ; il est habité par une pensée également faible. L’âge, en fortifiant les membres, mûrit l’intelligence et augmente la vigueur de l’âme. Ensuite, quand l’effort puissant des années a courbé le corps, émoussé les organes, épuisé les forces, le jugement chancelle, et l’esprit s’embarrasse comme la langue. Enfin tout s’éteint, tout disparaît à la fois. N’est-il pas naturel que l’âme se décompose alors, et se dissipe comme une fumée dans les airs, puisque nous la voyons comme le corps naître, s’accroître et succomber à la fatigue des ans ? » Ces beaux vers d’un accent si grand et si triste résument toute la science des rapports du physique et du moral, et Cabanis, dans son célèbre ouvrage, n’a fait autre chose que développer, en multipliant les faits, les arguments de Lucrèce. Il n’entre pas dans notre pensée d’embrasser ce problème dans son inextricable complexité. L’influence de l’âge, des tempéraments, des climats, de la maladie ou de la santé, les affections mentales, le sommeil et ses annexes, telles sont les vastes questions où se rencontrent le médecin et le philosophe, où l’on cherche à surprendre l’influence réciproque du physique sur le moral, du moral sur le physique ; mais comme toutes les actions physiologiques et nerveuses viennent se concentrer dans le cerveau, que le cerveau paraît être l’organe propre et immédiat de l’âme, c’est en définitive en lui que s’opère l’union des deux substances, et si l’on peut surprendre quelque chose de cette mystérieuse union, c’est lui qu’il faut étudier en premier lieu.

Ici quelques explications très-élémentaires sur l’appareil encéphalique sont nécessaires pour introduire le lecteur dans la discussion qui va suivre. On appelle encéphale toute la portion des centres nerveux contenue dans la cavité du crâne. C’est, nous disent les anatomistes, une substance molle, grisâtre, blanchâtre, irrégulièrement aplatie dans une partie de son étendue, dont l’extrémité postérieure est plus grosse que l’extrémité antérieure. On divise généralement l’encéphale en trois parties : la moelle allongée, le cervelet et le cerveau. La moelle allongée est cette partie de l’encéphale qui lie le cerveau et le cervelet à la moelle épinière ; elle est analogue à celle-ci par la couleur, blanche à l’extérieur et grise à l’intérieur, ce qui est le contraire du cerveau. Elle comprend elle-même plusieurs organes distincts, dont la description serait trop compliquée, et dont il suffira de connaître les noms. Ce sont le bulbe, la protubérance annulaire, les pédoncules cérébraux et cérébelleux, les tubercules quadrijumeaux et la valvule de Vieussens. Quelques-uns bornent la moelle allongée au bulbe tout seul, c’est-à-dire au prolongement de la moelle épinière, et rattachent les autres parties au cerveau. Le cervelet est cette portion de l’encéphale située à la partie inférieure et postérieure du crâne, au-dessous du cerveau et en arrière de la moelle allongée. Il a la forme d’un ellipsoïde aplati de haut en bas, arrondi dans les contours, et plus mince sur les bords que dans le milieu. Reste enfin le cerveau, expression dont on se sert souvent assez improprement pour désigner l’encéphale tout entier. Dans le sens propre, il désigne cette portion de l’encéphale qui remplit la plus grande partie de la cavité crânienne, et qui est distincte du cervelet, de la moelle allongée et de ses annexes ; il est le renflement le plus considérable formé par l’axe médullo-encéphalique : sa forme est celle d’un ovoïde irrégulier, plus renflé vers le milieu de sa longueur, et il se compose de deux moitiés désignées sous le nom d’hémisphères, réunies entre elles par un noyau central que l’on appelle le corps calleux. Ces hémisphères sont fictivement divisés dans le sens de la longueur en trois parties que l’on appelle lobes antérieur, moyen et postérieur du cerveau. Il nous reste à dire que la substance du cerveau est de deux couleurs, l’une grise et l’autre blanche. La partie grise en enveloppe la partie blanche, et forme comme l’écorce du cerveau ; de là le nom de substance grise ou substance corticale. La substance blanche est interne, et ne peut être découverte que par la dissection. Nous nous bornerons à ces indications, nous réservant d’ajouter chemin faisant les explications nécessaires. Disons seulement que ces premiers détails ne donnent que l’idée la plus grossière de l’extrême complexité de l’organisation cérébrale : l’encéphale est un des organes les plus compliqués du corps humain, et la dissection en est très-longue et très-difficile[1].

Que le cerveau soit l’organe de la pensée et de l’intelligence, c’est ce qui paraît suffisamment attesté par le fait que nous sentons notre pensée dans la tête, que la contention du travail intellectuel nous y cause de la douleur, que toute affection cérébrale empêche ou altère les fonctions intellectuelles. Cette vérité fondamentale a d’ailleurs été mise hors de doute par les expériences si connues de M. Flourens. Que l’on enlève à un animal, une poule ou un pigeon par exemple, les deux hémisphères cérébraux, l’animal ne meurt pas pour cela toutes les fonctions de la vie organique continuent à s’exercer ; mais il perd tous ses sens et tous ses instincts, il ne voit plus, il n’entend plus ; il ne sait plus ni se défendre, ni s’abriter, ni fuir, ni manger, et s’il continue de vivre, c’est à la condition que l’on introduise mécaniquement de la nourriture dans son bec. Enfin il perd toute intelligence, toute perception, toute volition, toute action spontanée.

Si le cerveau est l’organe de la pensée et des fonctions intellectuelles, il semble naturel que l’on puisse mesurer l’intelligence des différentes espèces animales en comparant leur cerveau, et les faits

donnent jusqu’à un certain point raison à cette conjecture. En effet, dans les animaux inférieurs, tels que les zoophytes, qui sont privés de cerveau et qui, selon toute apparence, n’ont pas même de système nerveux, nous ne remarquons, suivant Gall, aucun instinct, aucune aptitude industrielle, à peine quelques penchants analogues à ceux des plantes. Avec les ganglions et le système nerveux ganglionnaire commence la sensibilité, liée aux phénomènes du mouvement : c’est ce qu’on remarque chez les mollusques, réduits à une sorte de vie végétative. À mesure que le système nerveux se perfectionne (c’est toujours Gall qui parle), lorsque paraît un petit cerveau au-dessus de l’œsophage, paraissent aussi quelques instincts, quelques aptitudes innées. Que le cerveau se perfectionne davantage encore, ainsi que les organes des sens, vous rencontrez les merveilleux instincts des abeilles et des fourmis. De degré en degré vous arrivez aux poissons, aux amphibies, dans lesquels le cerveau (c’est-à-dire les deux hémisphères) est déjà visible, et présente à un degré rudimentaire la forme qu’il conservera dans toute la série des vertébrés. Le cerveau augmente de dimensions et se perfectionne quant à la structure à mesure que l’on passe des poissons aux oiseaux, des oiseaux aux mammifères, et que dans cette dernière classe on remonte la série des espèces dans l’ordre de leurs facultés intellectuelles.

Cette gradation corrélative ne peut sans doute pas être niée lorsqu’on se borne à des faits très-généraux ; mais on est très-embarrassé pour déterminer la circonstance précise qui assure la supériorité d’un cerveau sur un autre, de l’intelligence d’une espèce sur l’intelligence d’une autre espèce. On est d’abord conduit à penser que cette circonstance est le volume ou plutôt la masse des cerveaux[2], car c’est une loi assez générale de la physiologie que la force des organes est proportionnelle à leur masse, et ainsi, par exemple, les plus gros muscles sont les plus forts. On a donc pensé à peser les cerveaux aux différents degrés de la série animale, et à comparer cette échelle de poids avec l’échelle d’intelligence des différentes espèces. Or, cette comparaison ne donne pas des résultats très-satisfaisants, car s’il est un grand nombre d’animaux où la loi paraît se vérifier, il est des exceptions capitales et inexplicables. Le chien, par exemple, nous dit Leuret, n’a pas plus de cervelle que le mouton, et il en a moins que le bœuf. Le cerveau de l’éléphant[3] pèse trois fois plus que le cerveau humain. La baleine et plusieurs autres cétacés ont également un cerveau supérieur à celui de l’homme. Gall, très-opposé à la méthode des pesées, considérait ces exceptions comme tout à fait décisives contre l’hypothèse qui mesure la pensée par la masse cérébrale.

Ici cependant une question délicate se présente. Lorsque l’on pèse des cerveaux pour y chercher une indication sur l’intelligence respective des animaux, doit-on se contenter du poids absolu des cerveaux comparés ? Ne faudrait-il pas tenir compte, dans cette comparaison, de la taille et de la grandeur des animaux ? Par exemple, est-il bien étonnant que l’éléphant, qui est un animal bien plus considérable que l’homme, ait un cerveau beaucoup plus gros ? Ce n’est donc pas le poids absolu du cerveau qu’il faut considérer, mais le poids relatif à la masse du corps. D’après cette nouvelle mesure, on dira que l’animal qui a le plus de cerveau comparativement à la masse de son corps aura le plus d’intelligence. Cette méthode, employée je crois, pour la première fois par Haller, a été un moment très à la mode ; Andrieux y fait allusion dans un de ses jolis contes. « Le cerveau d’un âne, dit-il, ne fait que la 250e partie de son corps, tandis que celui de la souris des champs en fait la 31e : aussi une souris a-t-elle une petite mine assez spirituelle. »

Quelque rationnelle que paraisse cette méthode, elle me paraît devoir soulever quelques objections. Je comprends que l’on compare un organe au reste du corps lorsque les fonctions de cet organe ont précisément rapport au corps tout entier par exemple, le système musculaire ayant pour fonction de mouvoir le corps, si l’on veut en mesurer la force, il faut évidemment comparer le poids des muscles au poids du corps, car c’est dans cette relation même que consiste leur fonction. Mais quelle relation y a-t-il entre la taille corporelle et l’intelligence ? Deux animaux ayant, par hypothèse, une même masse de cerveau, pourquoi cette masse serait-elle plus propre aux fonctions intellectuelles parce que l’animal serait plus petit ? En quoi cette différence de taille qui n’a rien à voir avec le cerveau, pourrait-elle augmenter ou diminuer les fonctions de celui-ci ? S’il en était ainsi, un individu dont l’embonpoint varierait (le poids du cerveau restant le même) serait donc plus ou moins intelligent selon qu’il serait plus ou moins gros, et l’on deviendrait plus spirituel à mesure que l’on maigrirait davantage.

À la vérité, on donne de cette théorie du poids relatif une raison qui n’est pas méprisable : c’est que l’encéphale en général, même les hémisphères cérébraux en particulier, ne sont pas seulement des organes d’intelligence, et qu’ils sont aussi en rapport avec les sensations, avec les mouvements. Il suit de là qu’entre deux cerveaux égaux, celui qui habitera le plus grand corps, ayant plus à faire pour le mouvoir, aura moins de loisir en quelque sorte pour les fonctions intellectuelles, ou bien, si l’on admet quelque localisation de fonctions, une plus grande partie de la masse étant employée au gouvernement de la vie matérielle, il en restera moins pour l’intelligence. Je comprends et j’apprécie la valeur de cette considération ; mais on voit aussi combien elle jette d’obscurité et d’incertitude sur tout le débat, car tant qu’on n’aura pas spécifié quelle est la partie du cerveau qui exerce les fonctions motrices et sensitives, on ne peut pas s’assurer que cette partie soit plus ou moins grande dans telle ou telle espèce, la taille n’étant elle-même qu’une indication très-insuffisante : de ce qu’un animal est plus gros, il ne s’ensuit pas que son cerveau contienne plus de force motrice qu’un plus petit, ni plus de finesse sensorielle. Par conséquent, devant deux cerveaux égaux, n’ayant aucune mesure qui nous permette de défalquer la portion affectée aux sensations et aux mouvements, nous n’avons que très-peu de moyens d’apprécier ce qui reste pour l’exercice de l’intelligence.

Quoi qu’il en soit, la méthode du poids relatif, comme celle du poids absolu, donne également des résultats très-équivoques, et même les faits expectionnels et contraires sont encore plus nombreux que pour le poids absolu, car d’après cette mesure l’homme serait inférieur à plusieurs espèces de singes (le saïmiri, le saï, le ouistiti), et surtout à beaucoup d’oiseaux, et en particulier au moineau, à la mésange, au serin[4]. Le chien serait inférieur à la chauve-souris, et le cheval au lapin[5]. Une autre méthode consiste à comparer le poids du cerveau, non plus au corps tout entier, mais au reste de l’encéphale, par exemple au cervelet ou à la moelle allongée ; mêmes incertitudes, mêmes contradictions que pour les cas précédents. L’homme, selon cette méthode, serait à peine supérieur au canard, à la corneille, au sanglier, au cheval et au chien. Il serait à côté du bœuf et au-dessous du sapajou.

Enfin on propose de peser non-seulement le cerveau, mais le système nerveux tout entier, la moelle, les nerfs sensoriels, les nerfs moteurs et les nerfs sensitifs ; mais qui pourrait faire un pareil travail ? Les nerfs n’ayant pas tous la même dignité, il faudrait, dit Gratiolet, « déterminer le poids relatif de chacun d’eux ». Ne voit-on pas dans quel abîme on s’engage, et la méthode des pesées n’est-elle pas convaincue par là même d’impuissance et de grossièreté ? Gratiolet, qui avait bien étudié toutes ces questions, n’hésitait pas à la condamner très-énergiquement. « J’ai regret de dire, s’écriait-il, que Cuvier, qui un des premiers a pesé comparativement l’encéphale des animaux, a donné un mauvais exemple à cet égard. Cet exemple a malheureusement été suivi par Leuret lui-même. Tout ce travail qui n’est point aisé serait à recommencer. Il faudrait, après avoir pris mesure de la quantité totale de l’encéphale, déterminer pour quelle part le cervelet, les tubercules quadrijumeaux, les hémisphères, les lobes olfactifs, seraient dans cette somme. Mais quoi ! tous les cervelets, tous les hémisphères ne sont pas semblables. Il faudrait encore tenir compte dans chaque organe de la proportion de ses parties composantes. Je ne connais point de sujet plus compliqué, de question plus difficile. »

Le poids du cerveau soit absolu, soit relatif, étant un symptôme si difficile à déterminer et d’une signification si douteuse, on a proposé un autre critérium pour mesurer l’intelligence par son appareil organique On a dit qu’il fallait moins considérer le poids que la forme et le type. Gratiolet insistait beaucoup sur cette considération ; mais ce nouveau critérium présente lui-même de nombreuses difficultés. Si la forme est ce qu’il y a de plus essentiel dans le cerveau, il sera permis, à défaut d’autres moyens, de prendre le cerveau humain comme le type le plus parfait, puisque c’est l’homme qui est l’animal le plus intelligent. Gratiolet adoptait ce principe, et pour lui l’unité de mesure en quelque sorte était le cerveau d’un homme adulte de la race caucasique. On est par là conduit à supposer que les animaux seront plus intelligents à mesure que leur cerveau ressemblera plus au cerveau humain ; mais cette règle est loin d’être sans exception.

S’il en était ainsi en effet, l’embranchement des vertébrés, qui conserve jusque dans ses derniers représentants un même type de cerveau, devrait être absolument supérieur en intelligence à tous les autres embranchements où le cerveau, quand il existe, appartient à un type tout différent de celui du cerveau humain. Ce n’est pourtant point ce qui a lieu. « Dans l’ordre intellectuel, dit Leuret, passer des insectes aux poissons, ce n’est pas monter, c’est descendre ; dans l’ordre organique, c’est suivre le perfectionnement du système nerveux. En effet, tout ce que nous savons des mœurs, des habitudes, des instincts propres aux poissons, nous oblige à regarder ces animaux comme généralement inférieurs aux insectes, et à les placer fort au-dessous des fourmis et des abeilles, tandis que leur système nerveux, comme celui de tous les vertébrés, offre de nombreux caractères qui le rapprochent du système nerveux de l’homme. » De cette considération, Leuret conclut, à l’inverse de Gratiolet, « qu’il ne faut pas attribuer à la forme de la substance encéphalique une très-grande importance[6]. » Sans sortir de l’ordre des mammifères, il est très-difficile d’attribuer une valeur absolue à la forme cérébrale, car s’il est vrai que le singe a un type de cerveau tout à fait semblable à celui de l’homme, en revanche, nous dit Lyell, « l’intelligence extraordinaire du chien et de l’éléphant, quoique le type de leur cerveau s’éloigne tant de celui de l’homme, cette intelligence est là pour nous convaincre que nous sommes bien loin de comprendre la nature réelle des relations qui existent entre l’intelligence et la structure du cerveau »[7].

M. Lélut combat également la doctrine qui fait de la forme cérébrale la mesure et le signe de l’intelligence[8]. Il rapporte cette parole du vieil anatomiste Vésale, que ce n’est point le crâne qui suit la forme du cerveau, mais le cerveau qui suit la forme du crâne, et résumant les travaux de MM. Lafargue[9] et Bouvier[10], il établit que le crâne lui-même reçoit la forme qu’exigeait le genre de vie de l’animal, et par suite le genre de ses mouvements.

« Le cerveau et le crâne sont étroits et pointus quand l’animal fouilleur doit se servir de son front et de son museau pour creuser la terre ; larges, au contraire, quand il lui faut pour se nourrir, pour voir et pour entendre, une large bouche, de vastes yeux, de vastes oreilles, entraînant le reste du crâne dans le sens bilatéral, développés en arrière, hérissés de crêtes osseuses, lorsque les exigences de l’équilibre ou celles du mouvement nécessitent elles-mêmes une telle forme. »

Ajoutons, d’ailleurs, qu’il est difficile de comprendre à priori, comme le fait remarquer avec justesse M. Lélut, quelle relation il peut y avoir entre une forme quelconque du cerveau et la puissance intellectuelle. Dans les fonctions mécaniques, la forme a une signification évidente, et on comprend très-bien, par exemple, que les dents, selon leur structure, seront propres à broyer ou à couper ; on comprend l’importance de la forme pour « le tube digestif, les leviers osseux ou musculaires des membres, les parties articulaires du coude ou du genou ». Mais quel rapport imaginer entre la forme ronde, carrée, ovale ou pointue du cerveau, et la mémoire, l’imagination, le jugement, le raisonnement ?

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la forme du cerveau en général. Il y aurait maintenant à examiner quelles sont les conditions particulières de structure indiquées comme caractéristiques du développement intellectuel. Trop de détails sur ce sujet ne conviendraient pas à cette étude, plus philosophique après tout qu’anatomique ; mais nous ne devons pas omettre deux des conditions les plus importantes qui ont été signalées : le développement du cerveau d’avant en arrière, — la présence, l’absence, le plus ou moins de complication des circonvolutions cérébrales. Commençons par ce dernier caractère, qui est le plus important et le plus controversé.

Tout le monde a pu observer sur la cervelle de certains animaux des plis variés et irréguliers, semblables à ceux que fait une étoffe que l’on presse doucement avec la main. Ces plis donnent naissance à des saillies et à des creux que l’on a comparés à des collines et à des vallées. Les collines ou saillies s’appellent circonvolutions ; les vallées ou creux s’appellent anfractuosités. Les phrénologistes ont rendu célèbres les circonvolutions du cerveau, manifestées, selon eux, par les bosses du crâne, en localisant dans chacune d’elles des facultés différentes. En laissant de côté ici la question des localisations, disons seulement que ces circonvolutions paraissent liées au développement de l’intelligence. Un naturaliste distingué, Desmoulins, a essayé d’établir cette loi : que l’étendue et la force de l’intelligence sont en raison du nombre des circonvolutions ; quelques-uns ajoutent et de la profondeur des anfractuosités. M. Flourens paraît donner raison à cette opinion. Les rongeurs, nous dit-il, sont les moins intelligents des mammifères : point de circonvolutions. Les ruminants, plus intelligents que les rongeurs, ont des circonvolutions. Les pachydermes, plus intelligents que les ruminants, en ont davantage, et ainsi de suite de plus en plus chez les carnassiers, les singes, les orangs, enfin chez l’homme, le plus riche de tous les animaux en circonvolutions cérébrales.

La doctrine de Desmoulins n’est pas nouvelle. Déjà, dans l’antiquité, Érasistrate l’avait défendue, et il expliquait la supériorité intellectuelle de l’homme par le nombre de ses circonvolutions. Galien lui répondait : « Je ne partage pas votre avis, car d’après cette règle les ânes, étant des animaux brutes et stupides, devraient avoir un cerveau tout à fait uni, tandis qu’ils ont beaucoup de circonvolutions. » Leuret de son côté, tout en reconnaissant la valeur du critérium proposé par Desmoulins, montre qu’il n’est pas rigoureusement significatif. Il conteste en particulier cette proposition de M. Flourens, que les ruminants ont moins de circonvolutions que les carnassiers. Au contraire, l’avantage est tout entier du côté des premiers ; or on ne conteste pas qu’ils ne soient très-inférieurs aux autres en intelligence. « Pour la forme générale, pour le nombre et l’étendue des sous-divisions, pour l’arrangement des circonvolutions, le mouton approche de l’éléphant beaucoup plus près que le chien. Les éléphants et les singes ont par leur nature des facultés qui les élèvent au-dessus de la plupart des mammifères. Admettons qu’ils tiennent cette supériorité des circonvolutions supplémentaires dont leur cerveau s’est enrichi ; mais les chevaux et les chiens, privés des circonvolutions dont il s’agit, montent par l’éducation au-dessus du singe et de l’éléphant : où faudra-t-il placer leurs facultés nouvelles[11] ? » Un autre fait remarquable, attesté et par Leuret et par Gratiolet, c’est que pour l’étendue et le nombre des circonvolutions l’éléphant est au-dessus de l’homme. Suivant M. Baillarger, la loi de Desmoulins doit être soumise à un nouvel examen. C’est ce qu’il a fait lui-même dans un savant mémoire[12] où il établit, contre l’opinion reçue, que le degré du développement de l’intelligence, loin d’être en raison directe de l’étendue relative de la surface du cerveau, semble bien plutôt en raison inverse[13]. Enfin, un excellent naturaliste, M. Ch. Dareste, dans un mémoire signalé plus haut, démontre la loi suivante : c’est que dans un groupe naturel le nombre des circonvolutions est en raison de la taille des diverses espèces ; les plus grandes en ont plus, les plus petites en ont moins, et même pas du tout. C’est ainsi, par exemple, que dans le groupe des singes, les plus petites espèces, les ouistitis ont le cerveau entièrement lisse, et les saïmris presque entièrement. Or, ces petites espèces ont une intelligence au moins égale à celle des grands singes, si l’on en croit les observations de Humboldt et d’Audouin. Ce fait est décisif contre la théorie de Desmoulins. Dans l’ordre des rongeurs, qui a passé longtemps pour être presque entièrement dépourvu de circonvolutions, le cabiai a le cerveau plissé : or il n’est nullement supérieur en intelligence aux autres rongeurs ; mais il l’emporte sur eux par la taille. Il suit de ces différents faits que le développement des circonvolutions n’a qu’une signification mécanique, en quelque sorte, et nullement psychologique[14].

À la vérité, M. Ch. Dareste serait assez disposé à retourner la proposition de Desmoulins, et, comparant tous les résultats donnés par les pesées du cerveau, il croit que l’on en peut déduire cette tendance générale : c’est que, toutes choses égales, le poids relatif du cerveau par rapport à la masse du corps est plus grand chez les petites espèces que chez les grandes, toujours dans un même groupe naturel. Aussi n’est-il pas éloigné d’affirmer que les petites espèces ont, en général, plus d’intelligence que les grandes, comme si la nature, en les privant de la force physique, avait voulu leur accorder une sorte de compensation dans l’adresse et dans la ruse. M. Dareste cite, à l’appui de cette assertion, l’autorité de M. Geoffroy Saint-Hilaire. Mais l’opinion de celui-ci n’était pas, à ce qu’il paraît, aussi affirmative ; et cette corrélation entre l’intelligence et la petitesse de l’animal paraît mériter confirmation.

L’autre condition, à laquelle on attache avec raison une grande importance, c’est le développement du cerveau d’avant en arrière. Plus le cerveau cache les autres parties de l’encéphale, plus l’animal est intelligent. — Chez les rongeurs, dit M. Flourens, les hémisphères ne recouvrent même pas les tubercules quadrijumeaux ; dans les ruminants, ils les recouvrent ; dans les pachydermes, ils atteignent le cervelet ; dans les orangs, ils recouvrent le cervelet ; dans l’homme, ils le dépassent. Or nous savons par Frédéric Cuvier que l’ordre d’intelligence chez les mammifères est précisément celui que nous venons d’indiquer à savoir les rongeurs, les ruminants, les pachydermes, les carnassiers, les singes et l’homme. M. Leuret reconnaît aussi qu’il y a là un fait qui mérite d’être pris en grande considération, et il est très-vrai que tous les animaux dont le cervelet est recouvert par le cerveau sont des animaux intelligents, et que beaucoup d’autres, où il est découvert, sont plus ou moins stupides. Cependant il ne faudrait pas voir là, suivant lui, l’expression d’une loi, car, d’après ce nouveau critérium, le renard et le chien seraient placés au même rang que le mouton, et fort en arrière du phoque et de la loutre ; le singe d’ailleurs serait aussi bien partagé que l’homme et même quelquefois l’emporterait sur lui. Ce n’est donc encore là un fait auquel on puisse attribuer une valeur décisive et absolue.

  1. Notre ami et médecin M. le docteur Millard, dont la science est aussi sûre que la main, a bien voulu faire devant nous une dissection, et, comme on dit, une démonstration du cerveau : c’est une opération des plus délicates, et j’ajoute un spectacle des plus intéressants. Pour la description anatomique du cerveau, consulter, outre le livre de Gratiolet, la Névrologie de Hirschfeld avec les planches de Léveillé.
  2. Les physiologistes emploient indifféremment les expressions de volume ou de masse, quoiqu’elles ne soient pas synonymes, l’une étant relative aux dimensions et l’autre à la quantité de matière ; mais en général les organes de même espèce contiennent d’autant plus de matière qu’ils sont plus gros le volume étant ainsi proportionnel à la masse, on peut prendre l’un pour l’autre sans inconvénient.
  3. Il s’agit des hémisphères cérébraux, ce qui est très-important à signaler.
  4. Cuvier, Anatomie comparée, t. II, p. 149.
  5. Leuret, p. 576.
  6. Leuret, Anatomie comparée, t. I, ch. 1, p. 136 et p. 221.
  7. Lyell, Ancienneté de l’homme, chapitre dernier.
  8. Lélut, Physiologie de la pensée, t. I, ch. x, et t. II, Mémoire sur les rapports de la pensée et du cerveau.
  9. Appréciation de la doctrine phrénologique (Archives de médecine, 1838).
  10. Mémoire sur la forme du crâne dans son rapport avec le développement de l’intelligence (Bulletin de l’Académie de médecine, 9 avril 1839).
  11. Leuret, p. 577.
  12. De l’étendue et de la surface du cerveau dans son rapport avec le développement de l’intelligence. — Bulletin de l’Académie de médecine, 1845. — Annales médico-psychologiques, t. VI.
  13. Il y a, dit M. Baillarger, à tenir compte de cette loi, « que les volumes des corps semblables sont entre eux comme les cubes de leurs diamètres, tandis que leurs surfaces sont entre elles comme les carrés de ces diamètres ». En d’autres termes, dans le grossissement des corps, la surface croît dans un moindre rapport que le volume. Si les dimensions d’un corps passent de 2 mètres à 3 mètres, la surface passe de 4 mètres carrés à 9 mètres carrés, le volume de 8 mètres cubes à 27 mètres cubes. Il suit de là, évidemment, que le cerveau de l’homme a une surface proportionnelle beaucoup moins grande que celle des mammifères inférieurs.
  14. Voyez le mémoire de M. Ch. Dareste, Bulletin de la Société anthropologique, t. III, p. 21.