La Légende des siècles/Le Cercle des tyrans
I. Liberté !
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De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à des vivants ?
Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
L’aile pour l’accrocher au clou de ta fenêtre ?
Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela ?
Qu’est-ce qu’ils ont donc fait tous ces innocents-là
Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle ?
Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle ?
Qui sait si le verdier qu’on dérobe aux rameaux,
Qui sait si le malheur qu’on fait aux animaux
Et si la servitude inutile des bêtes
Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes ?
Qui sait si le carcan ne sort pas des licous ?
Oh ! de nos actions qui sait les contre-coups,
Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
Tant de choses qu’on fait en riant sur la terre ?
Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
Tous ces buveurs d’azur faits pour s’enivrer d’air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas à l’homme en heurtant ces barreaux ?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde !
Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants ?
À tous ces enfermés donnez la clef des champs !
Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles !
Les âmes expieront tout ce qu’on fait aux ailes.
La balance invisible a deux plateaux obscurs.
Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs !
Du treillage aux fils d’or naissent les noires grilles ;
La volière sinistre est mère des bastilles.
Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux !
Toute la liberté qu’on prend à des oiseaux
Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
Tu veux être libre, homme ? et de quel droit, ayant
Chez toi le détenu, ce témoin effrayant ?
Ce qu’on croit sans défense est défendu par l’ombre.
Toute l’immensité sur le pauvre oiseau sombre
Se penche, et te dévoue à l’expiation.
Je t’admire, oppresseur, criant : oppression !
Le sort te tient pendant que ta démence brave
Ce forçat qui sur toi jette une ombre d’esclave ;
Et la cage qui pend au seuil de ta maison
Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.</
poem>
===II. Les Mangeurs===
<poem>
Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.
Qui sont-ils ? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
Ils nous mangent. Quel est leur droit ? Le droit divin.
Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
Le vent après le vent, le nombre après le nombre
Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.
Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre ? Ils ont la voix
Que vous avez. Sont-ils malades ? Quelquefois.
Sont-ils forts ? Comme vous. Beaux ? Comme vous. Leur âme ?
Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés ? D’une femme.
Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui ? Par vous.
Et quelle est leur grandeur ? À peu près votre taille.
Ils ont une servante affreuse, la bataille ;
Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.
Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,
D’être pour les passants, chefs, souverains et maîtres,
Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
La suprême parole est dite, et chacun d’eux
Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule ;
Il écrit : ma raison, sur le canon qui roule.
Et quels sont leurs cerveaux ? Étroits. Leurs volontés ?
Énormes. Quelles sont leurs œuvres ? Écoutez.
Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protége,
A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige
Assez grand pour y mettre un peuple tout entier ;
Il y met la Pologne ; il faut bien châtier
Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine
Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
Hélas ! commence au trône et finit au gibet.
Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore ;
Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,
Cet homme plein d’un sombre et périlleux pouvoir,
Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir
Son crucifix jeter l’ombre des guillotines,
Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix
Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
Et dit : Je n’en fais pas fusiller davantage,
Étant civilisé ; puis il reprend : Le Tage
Et l’Èbre feront voir que le maître est présent ;
Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang
Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe ! —
Cet autre est un césar de l’espèce rapace ;
Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
Cela suffit ; il vient ; et que fait-il ? il prend.
Il empoche ; quoi ? tout ; les sacs d’or qu’on lui compte,
Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte ;
Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille
Cet autre à son visir a marié sa fille :
Cette fille abusant de son droit à l’enfant,
Met au monde un garçon, ce que la loi défend ;
L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
Puis il se dit : Je suis Bonaparte à peu près ;
Si je songeais au trône et si je m’empourprais ?
Il s’empourpre ; il devient sanglant. C’est un vrai prince.
Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince ;
Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions ;
Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,
De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.
S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire ;
La guerre leur en verse ; il leur faut, s’ils ont faim,
Beaucoup de nations à dévorer.
Enfin,
Revanche ! les mangeurs sont mangés, ô mystère !
— Comme c’est bon les rois ! disent les vers de terre.
III. « Archiloque l’atteste, Athène l’entendit »
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Archiloque l’atteste, Athène l’entendit,
Un jour un magistrat devint terrible et dit :
— Je m’en vais, je cherche un refuge,
L’Aréopage pèse à faux poids. Temps d’effroi !
Voilez-vous, cieux ! on voit le droit hors de la loi
Et la justice hors du juge !
Cicéron était là quand un centurion
Brisa son glaive et dit à César : — Histrion,
Je connais ta pensée intime ;
L’armée après toi marche avec ses généraux ;
Pas moi. Je ne suis pas l’espèce de héros
Qu’il te faut pour commettre un crime.
Ô noir Machiavel, génie et paria,
Tu t’en souviens, un jour un apôtre cria :
— C’est trop ! le pape trompe l’homme.
Horreur ! Satan et lui mettent le même anneau.
Jérusalem, ils font dévorer ton agneau
Par la vieille louve de Rome ! —
La conscience humaine est engloutie au fond
D’un océan de honte où tout rampe et se fond,
Mer sombre et sans route frayée ;
Ce gouffre écume et roule, et l’on voit par moment
Reparaître au milieu des flots confusément
Le cadavre de la noyée.
IV. Un voleur à un roi
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Vous êtes, sous le ciel par moments obscurci,
Un ambitieux, sire, et j’en suis un aussi ;
Roi, nous avons, car l’homme est diversement ivre,
Le même but tous deux, c’est d’avoir de quoi vivre ;
Il nous faut pour cela, suis-je sage ? es-tu fou ?
À toi, prince, un royaume, à moi penseur, un sou.
Tout l’homme est le même homme et fait la même chose.
Roi, la bonté de l’Être inconnu se compose
De la dispersion de tout dans l’infini ;
Nul n’est déshérité, personne n’est banni ;
Et les vents, car telle est l’immensité des souffles,
Jettent aux rois l’empire et l’obole aux maroufles.
Nous voulons tous les deux, à tout prix, n’importe où,
Toi grossir ton royaume et moi gagner mon sou ;
Et dans notre sagesse et dans notre démence,
Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.
Seulement je vaux plus que toi. Daigne écouter.
Nous sommes tous deux fils, toi qu’il faut redouter,
De l’étrangère, et moi de la bohémienne ;
Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,
Cela ne prouve pas qu’en notre désaccord
La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort.
Je suis né, laisse-moi te raconter ce conte,
Pour avoir faim toujours et n’avoir jamais honte,
Car ce n’est pas honteux de manger. Rien n’est vrai
Que la faim ; et l’enfer, dont l’homme fait l’essai,
C’est l’éternel refus du pain fuyant les bouches ;
Et c’est pourquoi je rôde au fond des bois farouches.
Je ne suis pas méchant, moi qui parle ; je veux,
Sans ôter aux mortels un seul de leurs cheveux,
Leur retirer un peu des choses superflues
Et pesantes qui font leurs bourses trop joufflues.
Je dépense à cela beaucoup de talent. Roi,
Je ne verse jamais le sang. Écoute-moi ;
Médite si tu peux, et, si tu veux, digère,
Mais comprends-moi. Je hais le mal qui s’exagère ;
Tuer, c’est de l’orgueil. Casser un bourgeois, fi !
À quoi bon ? L’assassin est un larron bouffi.
Roi, je suis un aimant mystérieux qui passe
Et qui, par sa douceur éparse dans l’espace,
Attire, sans vacarme et sans brutalité,
Et fait venir à lui de bonne volonté
Les farthings endormis dans les poches des hommes.
Je m’annexe les sous sans mépriser les sommes,
Mais les bons sacs bien lourds c’est rare ; il me suffit
D’un denier ; et souvent je n’ai pour tout profit
De mes subtils travaux, dignes de vos estimes,
Messieurs les empereurs et rois, que cinq centimes ;
Je m’en contente, étant aux hommes indulgent.
Je tâche de coûter au peuple peu d’argent,
Mais de manger. Avoir un trou, m’en faire un Louvre ;
Guetter l’homme qui passe ou le volet qui s’ouvre ;
Attendre qu’un marchand sous les brises du soir
Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir,
Vite y fourrer avec une agilité d’ange
Ma patte, et n’être vu dans ce mystère étrange
Que des astres pensifs au fond du ciel profond ;
Épier la minute où les belles défont
Leur jarretière afin de leur chiper leur montre ;
Des sous avec ma griffe opérer la rencontre ;
Ajouter pour rallonge au destin mes dix doigts ;
Dire à Dieu : Tu sais bien, au fond, que tu me dois,
Donc ne te fâche pas ! telle est ma vie, altesse.
Vous avez la grandeur, moi j’ai la petitesse ;
Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,
L’infiniment petit vaut l’infiniment grand.
Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l’étoffe
Qui m’habille, moi ver de terre et philosophe ;
Jouer la comédie est le faible de Dieu ;
Il ne s’irrite pas, mais il se moque un peu ;
C’est un poëte ; et l’homme est sa marionnette.
La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,
L’un à l’entrée, et l’autre au départ du pantin,
Je ris avec le vieux machiniste Destin.
Tout est décor. Au fond la réalité manque.
Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque ;
Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,
Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,
Avec de la farine et du blanc de céruse,
On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,
À moi, qui suis un être infinitésimal,
C’est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,
Et de vivre pourtant. Fais ça. Je t’en défie.
Roi, ce n’est pas de trop cette philosophie ;
Je poursuis.
Je prétends que je vaux mieux que toi,
Que tous ; et je le prouve, à toi foule, à vous roi.
J’ai remarqué que l’homme, infirme et pâle ébauche,
N’a rien que la main droite, et tout au plus la gauche,
Ce qui fait que toi, prince, homme, auguste animal,
Tu portes bien la force et la justice mal ;
Alors j’ai médité, voulant dépasser l’homme ;
Et, sûr de mon bon droit, mais d’emphase économe,
Bienveillant, point hâbleur, discret sous le ciel bleu,
Réparateur obscur des lacunes de Dieu,
À force de songer et de vouloir, à force
De sonder toute chose au delà de l’écorce,
Prince, et d’étudier à fond le cœur humain,
J’ai fini par avoir une troisième main.
Celle qu’on ne voit pas. La bonne. Tel est, sire,
Mon art. Le résultat, voleur. Masque de cire,
Fantôme, ombre, poussière et cendre, majesté,
As-tu compris ? Ô rois, vous êtes un côté ;
Je suis l’autre. Je suis l’homme d’esprit, le maître
Du crépuscule obscur, du risque, du peut-être,
Du néant, du passant, du souffle aérien ;
Je possède ce tout que vous appelez rien ;
Je combine le vent avec la destinée ;
Et j’existe. Mon âme est vers l’azur tournée
Et songeant qu’après tout, dans ce monde gueusard,
Je suis un becqueteur paisible du hasard,
Que mes dents ne sont pas des dents inexorables,
Que je ne répands point le sang des misérables
Comme un juge, comme un bourreau, comme un soldat,
Songeant que de zéro je suis le candidat,
Que mon ambition, sans haine et sans durée,
Plane sur les humains d’une aile modérée
Et s’arrête à l’endroit où s’achève ma faim,
Et que je ne fais rien que ce que font enfin
Les gais oiseaux du ciel sous l’orme et sous l’érable,
Pour n’être point méchant je me sens vénérable.
Oui, je suis un mortel doué de facultés
Que n’ont pas bien des rois dans le marbre sculptés ;
Un baïoque, métal inerte, simple cuivre,
S’il me sent là, devient vivant, cherche à me suivre,
Et la monnaie en moi voit son Pygmalion ;
Et les sous des bourgeois qui sans rébellion,
Sans bruit, reconnaissant un chef à mon approche,
Les quittent pour venir tendrement dans ma poche,
Représentent, seigneur, de ma part tant de soins,
Tant d’adresse, un si beau scrupule en mes besoins,
Et tant de glissements d’anguille et de couleuvre,
Qu’ils sont chez eux des sous et chez moi des chefs-d’œuvre.
Ah ! quel art que le mien ! Mon collaborateur,
Dieu, qui met le possible, ô prince, à ma hauteur,
Sait tout ce qu’il me faut de calcul, d’industrie,
D’héroïsme, d’aplomb, de haute rêverie,
De sourires au sort bourru, de doux regards
À la fortune, fille aimable aux yeux hagards,
De patience auguste et d’étude acharnée,
Et de travaux, pour faire, au bout d’une journée
De pas errants, d’essais puissants, d’efforts hardis,
Changer de maître à deux ou trois maravédis !
Mais toi, quelle est ta peine ? aucune ; et ton mérite ?
Nul. On croit être grand, quoi ! parce qu’on hérite !
Ton père t’a laissé le monde en s’en allant.
Être né, quel effort ! avoir faim, quel talent !
Téter sa mère, et puis manger un peuple ! Ô prince !
Ton appétit est gros, mais ton génie est mince,
Un beau jour, sous ta pourpre et sous ton cordon bleu,
Trouvant qu’avoir un peuple à toi seul, c’est trop peu,
Tu jettes un regard de douce convoitise
Sur un empire ainsi qu’un bouc sur un cytise.
Tu dis : Si j’empochais le peuple d’à côté ?
Alors, de force, aidé dans ta férocité
Par le prêtre qui fouille au fond du ciel, dévisse
La foudre, et met le Dieu de l’ombre à ton service,
De ton flamboiement noir toi-même t’aveuglant,
Tu saisis, glorieux, sacré, béni, sanglant,
N’importe quel pays qui soit à ta portée ;
Toute la terre tremble et crie épouvantée ;
Toi, tu viens dévorer, tu fais ce qu’on t’apprit ;
Tu ne te mets en frais d’aucun effort d’esprit ;
Tu fais assassiner tout avec nonchalance,
À coups d’obus, à coups de sabre, à coups de lance.
C’est simple. Eh bien, tu viens prendre une nation,
Voilà tout. N’es-tu pas l’extermination,
Le droit divin, l’élu qu’un fakir, un flamine,
Un bonze, a frotté d’huile et mis dans de l’hermine !
Va, prends. Les hommes sont ta chose. Alors cités,
Fleuves, monts, bois tremblants d’un vent sombre agités,
Les plaines, les hameaux, tant pis s’ils sont en flammes,
Les berceaux, les foyers sacrés, l’honneur des femmes,
Tu mets sur tout cela tes ongles monstrueux ;
Et l’église te brûle un encens tortueux,
Et le doux tedeum éclaire avec des cierges
Le meurtre des enfants et le viol des vierges ;
Et tout ce qui n’est pas gisant est à genoux.
Moi, pendant ce temps-là je rôde, calme et doux.
Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes,
Je conquiers des liards, tu voles des provinces.
V. « Qu’est-ce que ce cercueil »
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Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises ?
C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises
Ont fait ce monument de justice. Et quel est
Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,
Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,
Soulève le couvercle effrayant, et regarde ?
C’est Cromwell. Il fut grand ; tout devant lui trembla.
Soit ; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
C’est grand dans le passé ; c’est mauvais dans notre âge.
Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,
Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas
De curiosité pour les têtes coupées ;
Nous rejetons la hache au tas noir des épées ;
Nous l’abhorrons ; il faut aux hommes maintenant
Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,
Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange
Les peuples de misère et d’opprobre couverts,
La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.
VI. « Je marchais au hasard »
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Je marchais au hasard, devant moi, n’importe où ;
Et je ne sais pourquoi je songeais à Coustou
Dont la blanche bergère, au seuil des Tuileries,
Faite pour tant d’amour, a vu tant de furies.
Que de crimes commis dans ce palais ! hélas !
Les sculpteurs font voler marbre et pierre en éclats
Et font sortir des blocs dieux et déesses nues
Qui peuplent des jardins les longues avenues.
Ô
fantômes sacrés ! ô spectres radieux !
Leur front serein contemple et la terre et les cieux ;
Le temps n’altère pas leurs traits indélébiles ;
Ils ont cet air profond des choses immobiles ;
Ils ont la nudité, le calme et la beauté ;
La nature en secret sent leur divinité ;
Les pleurs mystérieux de l’aube les arrosent.
Et je ne comprends pas comment les hommes osent,
Eux dont l’esprit n’a rien que d’obscures lueurs,
Montrer leur cœur difforme à ces marbres rêveurs.
VII. Aux rois
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I
Est-ce que vous croyez que nous qui sommes là,
Nous que de tout son poids toujours l’ombre accabla,
Nous le noir genre humain farouche, nous la plèbe,
Nous, les forçats du sol, les captifs de la glèbe,
Nous qui, de lassitude expirants, n’avons droit
Qu’à la faim, à la soif, à l’indigence, au froid,
Qui, tués de travail, agonisons pour vivre,
Nous qu’à force d’horreur le destin sombre enivre ;
Est-ce que vous croyez que nous vous aimons, vous !
Nous vassaux, vous les rois ! nous moutons, vous les loups ?
Ah ! vraiment, ce serait curieux que des hommes
Hideux, désespérés, hagards comme nous sommes,
Nus sous leurs toits infects et leurs haillons crasseux,
Se prissent de tendresse et d’extase pour ceux
Qui les mangent, pour ceux dont leur chair est la proie,
Qui construisent avec leur douleur de la joie,
Et qui, repus, gorgés, triomphants, gais, charmants,
Bâtissent des palais avec leurs ossements !
Vous fourmillez sur nous ! vous pullulez horribles !
Ce serait un miracle à mettre dans les bibles
Que nous vous bénissions pour être dévorants
À nos dépens ; qu’un peuple eût le goût des tyrans,
Qu’une nation fût de sa honte complice,
Que la suppliciée admirât le supplice
Comme une femme adore et baise son époux,
Et qu’un lion devînt amoureux de ses poux !
Vos vices, ô tyrans, ont pour lustre vos crimes ;
Quand les rois, débauchés, ivrognes, bas, infimes,
Se sentent dégradés et vils à tous les yeux,
Vite en guerre ! et voilà des hommes glorieux !
C’est avec notre sang que leur fange se lave.
Par vous l’homme est reptile et le peuple est esclave ;
Car par vous, j’en atteste ici le bleu matin,
J’en atteste l’affreux mystère du destin
Qui pèse sur nous tous et qui nous environne,
Par vous, les porte-sceptre et les porte-couronne,
Par vous, les tout-puissants et les forts, c’est par vous
Que nous avons l’infâme écorchure aux genoux,
Que nous sommes abjects, sinistres, incurables,
Et que notre misère est faite, ô misérables !
Aussi, je vous le dis, rois, nous vous détestons !
Nous rampons dans la cave éternelle à tâtons,
Notre prunelle luit, nous sommes dans nos antres,
Maigres, pensifs, avec nos petits sous nos ventres,
Et nous songeons à vous, les rois et les barons,
Et nous vous exécrons et nous vous abhorrons !
Mais nous sommes pourtant façonnés de la sorte
Que demain, s’il advient, rois, que l’un de vous sorte
Tout à coup de la nuit avec un astre au front,
S’il est pour secourir son pays brave et prompt,
Ou s’il chante, toujours jeune et beau, malgré l’âge,
S’il est le roi David, s’il est le roi Pélage,
Nous sommes éblouis ! les oublis, les pardons,
Nous remplissent le cœur, et nous ne demandons
Rien à celui-là, rien ! Malgré notre souffrance,
S’il est grand par l’idée ou par la délivrance,
Nous l’aimons ! nous aimons sa lyre ! nous aimons
Son glaive flamboyant dans l’ombre sur les monts !
Nous pourrions lui garder rancune de vous autres ;
Mais non, nous devenons ses soldats, ses apôtres,
Ses légions, son camp, sa tribu, ses amis.
Nous lui sommes acquis, nous lui sommes soumis,
Il peut faire de nous ce qu’il veut. Dans notre âme
Nous voyons nos cités et nos hameaux en flamme
Sauvés par ce vengeur qui chasse l’étranger ;
Ou nous sentons au fond de nos haines plonger
L’hymne de paix sorti d’une bouche divine,
Notre cœur s’ouvre au chant sublime où l’on devine
Tout cet immense amour par qui le monde vit ;
Et nous suivons Pélage et nous suivons David !
Oui, pour que l’un de vous, bien qu’en nous tout réclame ;
Fasse fondre l’hiver que nous avons dans l’âme,
Pour qu’un de nos tyrans devienne un de nos dieux,
Pour que nous, qui souffrons sous le ciel radieux,
Nous fils du désespoir et fils de la patrie,
Nous servions l’un de vous avec idolâtrie,
Une chose suffit, c’est qu’on lui voie au poing
Le fer que l’étranger insolent n’attend point,
Ou que sa grande voix verse au cœur l’harmonie ;
C’est qu’il soit un héros ou qu’il soit un génie !
Rois, nous ne sommes pas plus méchants que cela.
C’est pourtant vrai ! toujours, quand un prince brilla,
Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,
L’immense peuple altier, puissant, auguste, et bête,
S’est fait son serviteur, son chien, son courtisan.
Mais celui-ci, qu’est-il ? qu’a-t-il fait ? parlons-en.
Il est né. Bien ? Non, mal. C’est mal naître qu’entendre
Tout petit vous parler avec une voix tendre
Ceux que l’homme connaît par leur rugissement ;
C’est mal naître, c’est naître épouvantablement
Qu’être dans son berceau léché d’une tigresse ;
Par sa croissance, hélas ! donner de l’allégresse
À l’hyène, et donner de la crainte à l’agneau,
C’est mal croître, être fait de bronze, être un anneau
De la chaîne de rois que l’humanité traîne,
C’est triste ; et ce n’est point, certe, une aube sereine
Que celle qui voit naître un tyran ! Celui-ci.
Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci
De voler des liards, il vola des provinces.
Il a fait ce que font à peu près tous les princes,
Il a mangé, dormi, bu, tué devant lui ;
Il a régné féroce au hasard de l’ennui ;
Il fut l’homme qui frappe, opprime, égorge, exile ;
Ce fut un scélérat, ce fut un imbécile.
J’en parle simplement comme on en doit parler.
La mort savait son nom et vient de l’appeler ;
Il est là. Le tombeau, c’est l’endroit difficile ;
Ce n’est point un cachot, ce n’est point un asile ;
C’est le lieu sombre où nul n’est plus en sûreté ;
Le rendez-vous du fourbe avec la vérité,
Le rendez-vous de l’homme avec la conscience.
C’est là que l’inconnu perd enfin patience.
Vous autres vous vivez ; mais l’âme, sans le corps,
Est nue et tremble ; il faut qu’elle écoute. En dehors
Des bonnes actions qu’ils peuvent avoir faites,
S’ils ne sont ni docteurs, ni mages, ni prophètes,
Je n’ai pas de raison pour respecter les morts.
Honte aux vils trépassés que hante le remords,
Mêlé dans leur sépulcre au miasme insalubre !
Le fantôme est là seul sous le plafond lugubre,
Je m’ajoute aux vautours, je m’ajoute aux corbeaux.
Je sais que ce n’est point un de ces grands tombeaux
Où Rachel songe, où Jean médite, où pleure Électre,
Je me dresse, et je crache à la face du spectre.
II
N’opposez à ce qui se passe
Ni vos néants, ni vos grandeurs.
Laissez en paix les profondeurs.
L’ombre travaille dans l’espace.
Que fait-elle ? Vous le saurez.
Derrière l’horizon, la nue
Monte, et l’on entend la venue
D’événements démesurés.
L’humanité marche et s’éclaire ;
Le progrès est l’immense aimant ;
À ce qui vient tranquillement
N’ajoutez pas de la colère.
N’irritez pas le peuple obscur.
Aveugles rois, tourbe inquiète,
Ne soyez pas l’enfant qui jette
Des pierres par-dessus le mur.
Dieu, sous les faits, qui sont ses voiles,
Continue un dessein béni.
Montrer le poing à l’infini,
Cela ne fait rien aux étoiles.
Dieu ne s’interrompt pas pour vous.
Ce qu’il fait, il faut qu’il le fasse.
Son travail, rude à la surface,
Dur pour vous, pour le peuple est doux.
Rois, respect au progrès sublime ;
Rois, craignez ces reflux grondants ;
Ne faites pas, rois imprudents,
Perdre patience à l’abîme.
Sait-on ses courroux, ses sanglots,
Ses chocs, son but, ses lois, ses formes ?
Connaît-on les ordres énormes
Que le tonnerre donne aux flots ?
Ne vous mêlez pas de ces choses.
Votre vain souffle aérien
Agite l’eau, mais ne peut rien
Sur l’immobilité des causes.
Hélas ! tâchez de bien finir.
Redoutez l’onde soulevée,
Et ne troublez pas l’arrivée
Formidable de l’avenir.
Ah ! prenez garde ! les marées
Qu’on nomme révolutions
Et qu’il faut que nous apaisions,
Par vous, princes, sont effarées,
Et les gouffres sont plus amers,
Et la vague est plus écumante,
Quand l’orage insensé tourmente
La sombre liberté des mers.